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Résumé :

Licenciement(motif disciplinaire) - Suspension pour une période indéfinie - Agent decorrection - Fourniture d'articles interdits et de contrebande à des détenus -Acceptation de cadeaux de détenus - Crédibilité - Admissibilité du ouï-dire -Loi du silence - Redressement - le fonctionnaire s'estimant lésé, quitravaillait dans un établissement à sécurité maximale, avait été suspendu sanstraitement pour une période indéfinie le 3 avril 2001, en attendantl'issue d'une enquête sur des allégations qu'il aurait notamment introduit dela contrebande à l'établissement et eu une relation inacceptable avec un détenu- le 29 mai 2001, l'employeur avait licencié le fonctionnaires'estimant lésé pour avoir fourni des articles interdits et de la contrebande àdes détenus et pour avoir accepté des cadeaux de détenus - parce quel'employeur n'avait pas prouvé le bien-fondé des motifs qu'il avait invoquéspour justifier la suspension du fonctionnaire s'estimant lésé pour une périodeindéfinie, l'arbitre a accueilli son grief à cet égard - le fonctionnaires'estimant lésé a admis avoir remis une carte bancaire à un détenu à la demandede l'agent de correction P - il s'agissait d'un détenu notoire quijouissait de nombreux privilèges spéciaux - les allégations quant aux autresmotifs soulevés par l'employeur pour justifier sa décision de licencier lefonctionnaire s'estimant lésé émanaient de l'agent de correction T - elleavait fait sa déclaration à ce sujet sous serment, et l'employeur l'avaitenregistrée sur vidéo - quand elle a été convoquée pour témoigner à l'audience,l'agent de correction T a déclaré qu'elle ne se rappelait pasl'interrogatoire en question - l'arbitre a admis en preuve une transcription del'interrogatoire de T, étant donné que c'était nécessaire puisqu'elle refusaitde témoigner ainsi qu'en raison de la fiabilité de sa déclaration sous serment- ce faisant, l'arbitre a déclaré qu'il était vraisemblable que la loi dusilence ait fait perdre la mémoire à T - néanmoins, d'autres éléments de preuvepouvaient expliquer ce que T avait vu faire par le fonctionnaire s'estimantlésé sans qu'il s'agisse d'inconduite - par conséquent, une seule des allégationsd'inconduite de l'employeur contre le fonctionnaire s'estimant lésé étaitprouvée - l'arbitre a jugé que le congédiement était une sanction trop duredans les circonstances - il a donc ordonné à l'employeur de réintégrer lefonctionnaire s'estimant lésé dans les deux jours de la date de sa décision -la période écoulée entre le 29 mai 2001 et la date de laréintégration du fonctionnaire s'estimant lésé dans ses fonctions constituait une suspension disciplinaire sans traitement ni avantages. Grief contestant la suspension pour une période indéfinie accueilli. Grief contre le licenciement accueilli en partie. Décisions citées : Tipple c.Canada (Conseil du Trésor) (26 septembre 1985), A-66-85 (C.A.F.);R. c. K.G.B. (1993), 79 C.C.C. (3d) 257.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2002-04-11
  • Dossiers:  166-02-30887 et 30888
  • Référence:  2002 CRTFP 40

Devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique



ENTRE

AUGUSTIN ERNEST CHÉNIER

fonctionnaire s'estimant lésé

et

LE CONSEIL DU TRÉSOR
(Solliciteur général du Canada - Service correctionnel)

employeur

Devant :  Joseph W. Potter, vice-président

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé :  Jacques Bazinet, avocat, UCCO-SACC-CSN

Pour l'employeur :  Richard E. Fader, avocat


Affaire entendue à Kingston (Ontario),
du 11 au 15 et le 25 février 2002.

[1]   La présente affaire porte sur deux griefs déposés par Augustin Chénier, un agent de correction 1 à l'établissement de Bath. Le premier grief est daté du 3 avril 2001; il conteste la suspension sans traitement de M. Chénier pour une période indéfinie. Le second grief, daté du 29 mai 2001, conteste son congédiement.

[2]   L'extrait suivant de la lettre de congédiement datée du 29 mai 2001 et signée par la directeur de l'établissement de Bath, Jim Marshall, se lit comme il suit (pièce E–22) :

[Traduction]

Cette lettre fait suite à l'enquête disciplinaire commandée pour étudier les allégations d'infractions aux Normes de conduite professionnelle et au Code de discipline du Service correctionnel du Canada. L'enquête est maintenant terminée; on vous a remis le rapport final le 27 avril 2001. Vous avez eu la possibilité de prendre connaissance de ce rapport avant l'entrevue disciplinaire du 10 mai 2001. Quand nous nous sommes rencontrés ce jour–là, vous m'avez donné d'autres renseignements, sur lesquels nous avons enquêté; par la suite, je les ai analysés et j'en ai tenu compte avant de prendre ma décision finale. Vous avez aussi reçu les renseignements pertinents afin de pouvoir en prendre connaissance avant notre rencontre du 29 mai 2001.

La preuve que nous avons recueillie révèle que vous avez commis de grosses fautes de conduite. Il a été prouvé que vous avez fourni à des détenus des articles interdits et de la contrebande. Vous avez accepté des cadeaux de détenus. J'ai méticuleusement analysé tous les faits et toutes les circonstances et, sur la foi de toute l'information disponible, j'ai conclu que vous aviez violé le Code de discipline et les Normes de conduite professionnelle du Service correctionnel du Canada. Vous ne vous êtes pas acquitté de vos responsabilités dans l'exercice de vos fonctions et vous avez eu des rapports inacceptables avec des détenus. Vous n'avez pas communiqué des renseignements alors que vous étiez tenu de le faire et vous avez agi d'une façon susceptible de discréditer le Service.

[…]

[3]   Dans ses observations préliminaires, l'avocat de l'employeur a déclaré qu'il se fondait sur trois incidents pour justifier le congédiement. Premièrement, le fonctionnaire s'estimant lésé a remis une carte bancaire à un détenu notoire; il n'a pas nié l'avoir fait. Deuxièmement et troisièmement, une collègue, l'agent de correction Sonya Thompson, a déclaré sous serment avoir vu le fonctionnaire s'estimant lésé remettre un billet de 50 $ à un détenu, qui lui a rendu de la monnaie; elle a déclaré aussi sous serment avoir vu M. Chénier recevoir de l'argent de détenus, commander de la pizza pour eux et sembler avoir obtenu de la pizza gratuitement.

[4]   On a demandé l'exclusion des témoins, et je l'ai accordée. J'ai entendu 15 témoins; l'avocat de l'employeur a déposé 22 pièces; celui du fonctionnaire s'estimant lésé en a déposé quatre.

[5]   D'emblée, l'avocat de l'employeur a déclaré qu'une suspension pour une période indéfinie était à toutes fins utiles subsumée dans le congédiement, puisque celui–ci était rétroactif de façon à coïncider avec le début de la suspension pour une période indéfinie, le 3 avril 2001.

[6]   Le congédiement de M. Chénier résulte d'activités que l'employeur déclare s'être déroulées pendant que l'intéressé était agent de correction au pénitencier de Kingston, un établissement à sécurité maximum. L'affaire a fait beaucoup de bruit à Kingston, avec de nombreux reportages sur l'audience d'arbitrage elle-même. La décision de congédier M. Chénier a été prise à la suite d'une opération secrète de deux ans menée conjointement par la Police provinciale de l'Ontario (P.P.O.) et par la Gendarmerie royale du Canada (G.R.C.).

[7]   À la fin de cette opération secrète, plusieurs agents de correction ont écopé de diverses sanctions disciplinaires allant jusqu'au congédiement. De plus, deux autres agents de correction se sont suicidés.

[8]   L'avocat du fonctionnaire s'estimant lésé a demandé que les parties visitent certaines parties du pénitencier de Kingston. La visite en question a eu lieu à l'occasion d'un ajournement opportun de l'audience; j'y reviendrai dans les motifs de la décision.

Contexte de l'incident de la carte bancaire

[9]   En décembre 1997, Monty Bourke est devenu directeur du pénitencier de Kingston. À ce titre, il est responsable de la garde, de l'hébergement et du contrôle des détenus du pénitencier, en plus d'assumer la responsabilité de sa sécurité globale.

[10]   Peu après être entré en fonctions comme directeur, M. Bourke avait entendu parler de plusieurs irrégularités mettant en cause des agents de correction à l'intérieur du pénitencier, y compris des allégations qu'on y faisait entrer de l'alcool et de la drogue et que des détenus s'étaient fait agresser. M. Bourke a témoigné en disant qu'il avait tenté d'enquêter sur ces irrégularités, mais qu'il s'était souvent retrouvé dans une impasse parce que les détenus qui avaient fait les allégations initiales racontaient une autre histoire lorsqu'on enquêtait. Pour M. Bourke, il était évident que les versions changeaient après que les détenus eurent été approchés par des agents de correction; son enquête ne lui a pas permis de trouver dans son personnel des témoins capables de confirmer les allégations d'inconduite d'autres agents de correction.

[11]   M. Bourke a déclaré que les agents de correction ont un « code du silence » tacite qui leur interdit de dénoncer un collègue et les oblige à prendre invariablement le parti d'un autre agent de correction plutôt que celui d'un détenu. Ce code du silence a aussi d'autres noms, par exemple celui de « justice sommaire ».

[12]   Comme l'enquête interne n'avait absolument pas réussi à prouver que les allégations étaient fondées ou non, M. Bourke a demandé au sous-commissaire du Service correctionnel du Canada de faire enquêter par la G.R.C. En septembre 1998, il a été officiellement informé qu'une enquête conjointe aurait lieu sous la direction de la G.R.C.

[13]   M. Bourke a déclaré avoir dû obtenir de l'aide de l'extérieur pour son enquête parce qu'il était convaincu que la corruption était si répandue chez les agents de correction du pénitencier de Kingston qu'il n'avait pas la capacité nécessaire pour enquêter lui-même. Il n'avait abouti à rien avec les moyens du bord et, comme la G.R.C. était équipée pour enquêter sur les infractions commises par des membres du personnel, il était convaincu qu'elle était la mieux placée pour mener l'enquête nécessaire.

[14]   Il va de soi qu'aussi peu de gens que possible devaient être mis au courant de l'enquête. À part M. Bourke, seulement trois autres fonctionnaires du pénitencier de Kingston savaient qu'elle avait commencé. C'étaient le directeur adjoint (Alex Lubimiv), le coordonnateur des Opérations correctionnelles (Bruce Somers) et l'agent de la sécurité préventive à l'établissement, communément appelé l'ASPE (Rick Rogers). Il a été décidé que M. Rogers serait le contact de l'équipe d'enquête conjointe.

[15]   L'enquête elle-même, le « Project O Correct », a commencé en mars 1999; même si M. Bourke pensait qu'elle serait rapide, elle ne s'est terminée qu'en mars 2001.

[16]   Le principal enquêteur du Project O Correct était un sergent de la P.P.O., Jeff McCann. Comme il s'agissait d'allégations d'irrégularités à l'intérieur du pénitencier de Kingston, l'équipe d'enquête a décidé qu'il lui fallait quelqu'un dans le pénitencier pour lui fournir des renseignements supplémentaires. Il s'agissait en somme de trouver un détenu pouvant faire office d'agent enquêteur, et l'équipe a chargé l'ASPE Rick Rogers de trouver quelqu'un pour jouer ce rôle.

[17]   Pendant les huit premiers mois de l'enquête, on n'a trouvé personne qui soit susceptible de servir d'informateur pour la police, de sorte que l'équipe du projet a concentré ses efforts sur la surveillance de la communauté carcérale. À la longue, deux détenus ont été identifiés comme informateurs potentiels; pour les fins de cette audience, un détenu appelé « agent no 2 » a donné à l'équipe d'enquête des renseignements sur plusieurs agents de correction, dont M. Chénier.

[18]   L'agent no 2, un détenu vraiment notoire, était censé témoigner pour la Couronne dans une affaire imminente. Afin d'assurer sa sécurité, le pénitencier de Kingston a pris ce que je dois qualifier de mesures extraordinaires. Au départ, le détenu a été placé dans l'unité d'isolement et enfermé 23 heures sur 24. La seule heure par jour qu'il passait à l'extérieur de sa cellule était consacrée à faire de l'exercice physique, quand aucun autre détenu n'était présent. M. Chénier était au courant des mesures de sécurité spéciales qui avaient été prises pour l'agent no 2, puisque, avant l'arrivée de ce détenu, il avait été informé par l'ASPE qu'un détenu notoire allait arriver et qu'on prendrait des mesures de sécurité spéciales pour lui. Quand l'agent no 2 est arrivé, on l'a mis en lieu sûr dans l'unité d'isolement; M. Chénier travaillait dans cette partie du pénitencier. J'ai visité l'unité d'isolement actuelle et j'ai pu voir où l'ancienne unité d'isolement était avant que des rénovations n'obligent les autorités du pénitencier à la fermer. Quand l'ancienne unité d'isolement a été fermée, l'agent no 2 s'est retrouvé à l'infirmerie; il occupait une cellule double, au bout de l'aile. J'ai aussi visité cet endroit.

[19]   Pendant qu'il était à l'infirmerie, l'agent no 2 était autorisé à se faire la cuisine puisqu'on craignait que sa nourriture ne soit empoisonnée. Il avait le droit d'avoir des couteaux dans sa cellule pour préparer ses repas; enfin, toujours par souci de sécurité, un coiffeur de l'extérieur venait lui couper les cheveux.

[20]   Un registre spécial était conservé à l'infirmerie; les agents de correction et les autres membres du personnel du pénitencier devaient le signer s'ils entraient en contact avec l'agent no 2 (pièce E–13). (Ce registre s'ajoutait aux autres registres conservés un peu partout dans le pénitencier de Kingston et que les agents signent régulièrement chaque fois qu'il se passe quelque chose de particulier à l'endroit où ils sont conservés.) Le registre de l'infirmerie a été présenté en preuve (pièce E–14).

[21]   Le sergent McCann estimait que l'agent no 2 devait avoir un téléphone cellulaire pour pouvoir rester en liaison avec l'équipe d'enquête. Normalement, on ne permet pas à un détenu d'avoir un téléphone cellulaire; d'habitude, lorsqu'on en trouve un dans la cellule d'un détenu en la fouillant, on le confisque comme article de contrebande. Pour les fins de la présente audience, il suffit de préciser qu'un téléphone cellulaire a été remis à l'agent no 2 par l'intermédiaire de l'agent de correction Perkins, qui devait plus tard se suicider.

[22]   D'après le témoignage du sergent McCann, au début de l'enquête, de nombreuses allégations de détenus laissaient entendre que M. Chénier leur vendait de la drogue et d'autres produits de contrebande. M. Chénier était donc ciblé dès le début par l'équipe d'enquête, qui a consacré un certain temps à le surveiller pour tenter de déterminer à quelles activités il se livrait et si les allégations étaient fondées.

[23]   Le sergent McCann a témoigné que d'autres fonctionnaires du pénitencier de Kingston étaient aussi censés être surveillés, en ajoutant que c'était lui qui décidait qui serait surveillé à tel ou tel jour.

[24]   La plupart des allégations de corruption chez les gardiens provenaient de détenus; le sergent McCann estimait qu'elles devaient être mieux corroborées. Pour couvrir les situations dans lesquelles de l'argent changeait de mains, l'équipe d'enquête a consacré bien du temps à marquer des billets de banque et à en prendre note, puis à les récupérer et à vérifier si les numéros de série correspondaient. Pour se simplifier la tâche, elle a décidé de fournir une carte bancaire à l'agent no 2.

[25]   Le sergent McCann a ouvert un compte dans une banque locale, y a déposé de l'argent et s'est procuré une carte bancaire ne portant aucun nom, afin que les personnes visées par l'enquête ne puissent pas savoir d'où l'argent venait, ni obtenir de relevé d'un guichet automatique. La pièce E–16 est une photocopie du recto et du verso de la carte bancaire en question, qui semble être une carte bancaire typique, portant au haut le nom de l'institution financière, les mots « Access Card » et « Temporary » un peu plus bas, ainsi qu'un numéro de 16 chiffres au milieu. Normalement, il y a au verso d'une telle carte une bande pour la signature de son détenteur, mais, dans ce cas–là, la carte était vierge quand elle a été remise à l'agent no 2. L'autorisation d'introduire la carte bancaire au pénitencier de Kingston a été signée par le directeur, Monty Bourke (pièce E–17).

[26]   C'est l'ASPE, Rick Rogers, qui a remis la carte à l'agent no 2; outre le détenteur de la carte, il était le seul à en connaître l'existence, avec le directeur Bourke et le sergent McCann.

[27]   Le sergent McCann a expliqué que la carte bancaire était à toutes fins utiles de l'argent comptant. Le plan était que l'agent no 2 essaierait d'acheter de la contrebande à des agents de correction en se servant de la carte. Il la remettrait à un agent de correction, en lui donnant le numéro d'identification personnel (NIP) nécessaire pour retirer de l'argent. L'agent de correction irait alors à la banque afin de retirer de l'argent, achèterait la contrebande pour l'agent no 2 et lui rendrait sa carte bancaire et lui remettrait la contrebande.

[28]   Le sergent McCann a témoigné que son équipe de surveillance avait enregistré sur vidéo l'agent de correction Perkins (décédé depuis) faisant deux retraits à un guichet automatique, l'un le 4 août 2000 et l'autre le lendemain.

[29]   Au début d'août 2000, M. Perkins devait prendre congé de son poste à l'infirmerie. Le sergent McCann avait appris de l'agent no 2 que Perkins devait remettre la carte bancaire à M. Chénier pour que celui–ci la lui rende.

[30]   L'agent no 2 avait déclaré que M. Chénier devait se faire remettre la carte bancaire le 6 août. Le sergent McCann et quatre autres policiers ont tenu M. Chénier sous surveillance toute la journée du 6 août, sauf pendant l'heure où ils sont allés déjeuner. Ils n'ont pas vu MM. Perkins et Chénier se rencontrer ce jour–là.

[31]   M. Chénier a témoigné que M. Perkins lui avait téléphoné le 6 août pour lui dire qu'il voulait le rencontrer; il a accepté, en demandant à M. Perkins de passer chez lui. Les deux hommes se sont rencontrés vers 13 h à l'extérieur de la maison de M. Chénier.

[32]   M. Chénier a déclaré qu'ils se sont serré la main; il a remarqué que M. Perkins était très agité et qu'il était en sueur quand il lui a demandé une faveur, puisqu'il allait être parti pour les trois ou quatre mois suivants. M. Perkins lui a mis la carte bancaire dans la main en lui demandant de la rendre à l'agent no 2. M. Chénier a dit avoir jeté un coup d'oeil sur la carte, puis l'avoir empochée.

[33]   M. Chénier n'a jamais demandé ni obtenu le NIP; on n'a jamais prétendu qu'il s'était servi de la carte bancaire. Il l'a reçue des mains de M. Perkins; rentré chez lui, il l'a mise dans une pochette de plastique transparent à l'intérieur de la couverture de son agenda de travail.

[34]   En contre-interrogatoire, M. Chénier s'est fait demander s'il n'avait pas trouvé étrange qu'un collègue qui lui semblait nerveux et en sueur lui demande de remettre une carte bancaire à un détenu notoire dont la cellule était située dans une partie du pénitencier où il ne travaillait pas. Le fait que M. Chénier n'était pas censé travailler à l'infirmerie, puisqu'il était plutôt affecté ailleurs, n'a pas été contesté. M. Chénier a répondu que M. Perkins était un collègue et qu'il lui faisait confiance.

[35]   Toujours en contre-interrogatoire, M. Chénier a déclaré qu'il ne savait pas que la carte qu'il avait reçue de M. Perkins était une carte bancaire, bien qu'il ait dit avoir supposé que c'en était une. Il a aussi précisé qu'il n'avait pas vu le nom de la banque à la partie supérieure de la carte.

[36]   Vers 13 h le 6 août, M. Chénier était donc en possession de la carte bancaire qu'il avait reçue de M. Perkins. Toutefois, l'équipe de surveillance qui le guettait ce jour–là, sauf pendant sa pause pour le déjeuner, n'a rien vu jusqu'à 18 h 30. Le sergent McCann a alors appelé l'agent no 2 sur son téléphone cellulaire en lui demandant de téléphoner à M. Perkins pour savoir ce qui se passait au sujet de la carte bancaire. L'agent no 2 a accepté de le faire.

[37]   Un peu plus tard, l'agent no 2 a rappelé le sergent McCann pour lui dire que la carte bancaire avait été remise à M. Chénier vers 13 h. C'est à ce moment–là que le sergent McCann s'est rendu compte que la carte avait changé de mains pendant que l'équipe avait interrompu sa surveillance pour déjeuner.

[38]   Après avoir reçu la carte bancaire de M. Perkins le 6 août, et l'avoir placée dans l'agenda qu'il apportait tous les jours à son travail, M. Chénier a témoigné qu'il comptait rendre la carte bancaire à l'agent no 2 « s'il le rencontrait ». Comme l'agent no 2 était dans une partie protégée de l'infirmerie du pénitencier et qu'il travaillait ailleurs, M. Chénier a déclaré qu'il pensait rencontrer l'agent no 2 quand on l'emmènerait au gymnase pour faire de l'exercice. Toutefois, il n'a pas eu l'occasion de lui rendre sa carte avant le 24 août.

[39]   Quand son avocat lui a demandé pourquoi il lui avait fallu du 6 au 24 août - quelque 18 jours - pour rendre la carte bancaire à l'intéressé, M. Chénier a répondu : [traduction] « parce que je ne cours pas après les détenus; je n'allais pas me déplacer expressément pour la lui donner. »

[40]   Le 24 août 2000, M. Chénier était affecté au quart de 11 h à 23 h (voir la pièce E–15). Vers la fin de son quart - à 22 h 30 environ -, il a quitté son poste de travail pour se rendre à l'infirmerie. Cela lui a pris quelques minutes, si j'en juge d'après ma visite au pénitencier; il a dû déverrouiller quatre portes grillagées avant d'arriver à l'étage de l'infirmerie.

[41]   M. Chénier a dit s'être rendu à l'infirmerie le 24 août parce qu'il voulait demander aux agents qui s'y trouvaient s'ils se joindraient à lui et à quelques collègues pour aller prendre une bière à la fin de leur quart. Deux agents travaillaient à l'infirmerie ce soir–là; ils ont dû refuser l'invitation, parce qu'ils étaient tous deux affectés au quart de minuit.

[42]   Les agents en service sont assis à l'entrée de l'infirmerie, à un bureau où l'on conservait à la fois le registre ordinaire et le registre de sécurité spécial conservé pour l'agent no 2. M. Chénier n'a signé ni l'un ni l'autre de ces registres parce que, selon lui, seul le superviseur devait signer le registre ordinaire et qu'il n'était pas au courant du registre spécial pour l'agent no 2.

[43]   Tout en parlant aux deux agents au bureau, M. Chénier leur a demandé s'il pouvait aller voir l'agent no 2. On lui a dit d'y aller. Il a descendu le couloir jusqu'à la cellule de l'infirmerie où l'agent no 2 était détenu.

[44]   Quand il est arrivé à la cellule de l'agent no 2, M. Chénier lui a demandé : [traduction] « Cette carte vous appartient-elle? » L'agent no 2 a répondu que oui; M. Chénier a mis la carte sur la grille de façon que l'agent no 2 puisse la prendre en disant : [traduction] « L'agent Perkins m'a dit de vous la rendre. » L'agent no 2 a pris la carte et dit à M. Chénier qu'il y avait beaucoup d'argent dans le compte, en ajoutant que, si l'agent acceptait de lui apporter quelque chose, il pourrait lui revaloir ça. M. Chénier a répondu : [traduction] « Je ne fais pas ça. Ça ne m'intéresse pas. » Et il est parti; la rencontre n'a guère duré que deux minutes environ, d'après lui.

[45]   En contre-interrogatoire, M. Chénier s'est fait demander ce qu'il pensait quand il a remis la carte à l'agent no 2 et que celui–ci lui a dit qu'il y avait beaucoup d'argent dans le compte. Il a répondu qu'il pensait que l'agent no 2 voulait qu'il lui fasse des faveurs, comme lui apporter de la contrebande.

[46]   M. Chénier s'est aussi fait demander pourquoi il n'avait pas saisi la carte, puisqu'il savait qu'elle serait utilisée pour acheter de la contrebande. Il a témoigné qu'il pensait que c'était la carte du détenu, en disant que c'était un détenu très spécial, qui avait tout ce qu'il voulait.

[47]   L'ASPE, Rick Rogers, a témoigné en déclarant qu'il avait été chargé de concevoir le programme de sécurité à l'intention de l'agent no 2 et qu'il avait eu un certain nombre de contacts avec ce dernier. Il assurait la liaison entre l'agent no 2 et le Project O Correct.

[48]   M. Rogers a déclaré avoir de la difficulté à croire que M. Chénier ait pu remettre une carte bancaire à un détenu sans se rendre compte des implications d'une telle action. Dans un établissement comme le pénitencier de Kingston, l'argent est indispensable pour obtenir de la drogue, de l'alcool ou des faveurs sexuelles. Afin de limiter le nombre d'incidents liés à la drogue, il faut limiter l'introduction d'argent dans le pénitencier.

[49]   Après qu'il eut remis la carte bancaire à l'agent no 2, rien d'important ne s'est passé dans cette affaire jusqu'à ce que M. Chénier apprenne le suicide de M. Perkins, en décembre 2000. À ce moment–là, il a été très perturbé et il a pris peur. Il savait que quelque chose n'allait pas puisqu'il avait reçu la carte bancaire de M. Perkins, qu'il l'avait remise à un détenu et que Perkins s'était suicidé. Le fonctionnaire s'estimant lésé a déclaré avoir avoué ce qu'il avait fait à sa femme, à son curé et à son avocat.

[50]   En mars 2001, l'action secrète du Project O Correct est devenue ouverte. Plusieurs agents de correction, dont M. Chénier, ont été interrogés par la police. Son interrogatoire a eu lieu le 19 mars 2001, avec enregistrement sonore et sur bande vidéo. La transcription de l'interrogatoire a été déposée en preuve (pièce E–19), et toutes les parties ont reconnu qu'elle reflétait bien ce qui s'était passé.

[51]   M. Chénier a témoigné qu'il n'était pas accompagné d'un avocat quand il a parlé aux deux policiers qui l'ont interrogé le 19 mars 2001, mais il a dit que cela ne lui posait pas de problème parce qu'il n'avait rien à cacher.

[52]   Pendant l'interrogatoire, M. Chénier s'est fait demander ce qui était arrivé quand il avait rencontré M. Perkins le 6 août 2000. Je cite ici l'extrait pertinent de la transcription de l'interrogatoire (pièce E–19, page 32) :

[Traduction]

[…]

JAMIESON Bon, je travaillais ce jour–là et je faisais de la surveillance...
CHÉNIER Mmm...
JAMIESON Et, euh, je surveillais Dave...
CHÉNIER Hum hum...
JAMIESON Qu'est-ce qu'il vous a remis ce jour–là?
CHÉNIER Il m'a remis une carte...
JAMIESON Et qu'avez-vous fait de cette carte?
CHÉNIER Je l'ai remise à celui à qui elle appartenait...
JAMIESON Très bien, c'était quelle sorte de carte?
CHÉNIER C'était une carte bancaire...
JAMIESON Vous rappelez-vous de quelle banque?
CHÉNIER Non, je ne m'en suis jamais servi; je l'ai mise dans mon livre et à peu près un mois plus tard je l'ai donnée à la personne à qui elle appartenait...

[…]

[53]   Plus tard dans l'interrogatoire, M. Chénier s'est fait demander ce qu'il aurait dû faire de la carte bancaire quand elle lui a été donnée pour qu'il l'apporte à l'agent no 2. Il a répondu qu'il aurait dû la remettre à l'ASPE (voir la page 35 de la pièce E–19).

[54]   À la date de l'interrogatoire, M. Chénier ne travaillait plus au pénitencier de Kingston; il avait été muté à l'établissement de Bath (un établissement à sécurité moyenne de la même région).

Allégations de l'agent de correction Sonya Thompson

[55]   Au cours de la phase des interrogatoires du Project O Correct, la G.R.C. a interrogé l'agent de correction Sonya Thompson. Mme Thompson a été agent de correction au pénitencier de Kingston de 1994 à 1998, après quoi elle est allée travailler à plusieurs autres endroits; elle est actuellement affectée à l'établissement de Collins Bay, mais elle est en congé de maternité.

[56]   Keith Latchford est un agent de la G.R.C.; il a enregistré sur bande vidéo la déclaration sous serment de Mme Thompson (pièce E–20) le 13 mars 2001. Il a témoigné que ces déclarations sous serment sont qualifiées de déclarations « KGB », terme inspiré de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. B.(K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, qui sont prises dans l'éventualité où un témoin reviendrait ultérieurement sur sa déclaration. Dans ces cas–là, la déclaration sous serment sur vidéo peut être utilisée pour présenter la preuve que le témoin a produite sous serment.

[57]   L'agent Latchford a témoigné qu'un commissaire à l'assermentation était entré dans la pièce où l'interrogatoire avait lieu pour assermenter Mme Thompson. En ce qui concerne M. Chénier, la transcription révèle que Mme Thompson avait déclaré que, pendant qu'elle travaillait au pénitencier de Kingston, elle avait vu M. Chénier remettre à un détenu un billet de 50 $ et que le détenu était revenu lui rendre la monnaie. Une autre fois, elle avait vu M. Chénier recevoir de l'argent de détenus afin de pouvoir commander de la pizza pour eux, en ajoutant qu'elle avait eu l'impression que M. Chénier obtenait gratuitement de la pizza (voir les pages 47 et 48 de la pièce E–20.).

[58]   Quand elle a été appelée à témoigner à l'audience, Mme Thompson a dit qu'elle ne se rappelait pas du tout l'interrogatoire de l'agent Latchford. Elle ne se rappelait pas avoir fait ces déclarations au sujet du fonctionnaire s'estimant lésé et n'avait aucun souvenir personnel des événements. Elle ne se rappelait pas avoir parlé à l'avocat de l'employeur la semaine précédente, ni avoir dit qu'elle craignait de témoigner parce qu'on l'avait menacée. Enfin, elle a déclaré ne pas savoir s'il existait un « code du silence » au pénitencier de Kingston.

[59]   M. Chénier a témoigné qu'il n'a jamais reçu d'un détenu la monnaie d'un billet de 50 $. En outre, il a déclaré que les seules fois qu'il a donné de la pizza à un détenu, c'est quand il lui en restait de son propre déjeuner; plutôt que de la jeter, il lui arrivait de la donner à un détenu qui lui avait fait une faveur. D'autres agents de correction ont témoigné qu'il leur arrivait aussi de donner à des détenus de la pizza et d'autres aliments dont ils ne voulaient pas, en ajoutant qu'ils obtenaient habituellement des renseignements utiles en retour.

[60]   Le directeur de l'établissement de Bath est Jim Marshall. Sa participation à la présente affaire a commencé quand il a reçu un appel téléphonique du directeur Bourke l'informant qu'on enquêtait sur M. Chénier. C'est par suite de cet appel que M. Chénier a été suspendu sans traitement pour une période indéfinie en attendant le résultat de l'enquête, le 3 avril 2000.

[61]   La lettre de suspension remise à M. Chénier par Dave MacDonald, le directeur adjoint de l'établissement de Bath (pièce G–1) contient l'extrait suivant :

[Traduction]

[…]

Votre suspension s'impose en raison des enquêtes qui se déroulent actuellement sur des allégations d'inconduite pendant que vous travailliez au pénitencier de Kingston. Ces allégations comprennent notamment, mais pas exclusivement, l'introduction de contrebande (alcool, marijuana) au pénitencier de Kingston et une relation inacceptable avec un criminel. On a aussi allégué que vous aviez fourni un article interdit (un téléviseur) à un détenu. La direction est d'avis que ces allégations d'inconduite sont très graves et entièrement incompatibles avec la mission et les valeurs du Service correctionnel du Canada.

[…]

[62]   M. Marshall a rencontré M. Chénier et son représentant le 10 mai 2001, pour discuter de toutes les allégations à l'endroit du fonctionnaire s'estimant lésé. En ce qui concerne la carte bancaire, il a témoigné que M. Chénier avait déclaré n'avoir pas considéré que c'était important parce qu'il n'y a pas de guichet automatique au pénitencier de Kingston.

[63]   M. Marshall a déclaré avoir tenu compte de tous les renseignements dont il disposait à l'égard de toutes les allégations contre M. Chénier. Il avait l'admission du fonctionnaire s'estimant lésé au sujet de la carte bancaire et la déclaration sous serment de Mme Thompson; en outre, il avait été informé des déclarations des détenus au sujet des allégations mentionnées dans la lettre de suspension (pièce G–1). Il a tenu compte de tous ces facteurs ainsi que des longs états de service de M. Chénier, de sa fiche de rendement, du fait que son dossier disciplinaire était vierge et des lettres élogieuses sur sa conduite qui figuraient dans son dossier avant de décider de le congédier. Même en tenant compte de tous ces facteurs atténuants, il estimait que le fonctionnaire s'estimant lésé avait violé la confiance qu'on lui accordait au point que son congédiement était justifié.

[64]   La lettre de congédiement a été remise au fonctionnaire s'estimant lésé le 29 mai 2001, mais elle était antidatée afin de prendre effet à la date à laquelle la suspension pour une période indéfinie avait commencé, le 3 avril 2001.

[65]   En contre-interrogatoire, M. Marshall a répondu à des questions sur les allégations contenues dans la lettre de suspension (pièce G–1). Quand il s'est fait demander si le fonctionnaire s'estimant lésé avait commis des actes répréhensibles concernant de l'alcool et de la marijuana, M. Marshall a répondu : [traduction] « Pris isolément, non. » Quand il s'est fait demander des précisions sur la relation inacceptable du fonctionnaire s'estimant lésé avec un criminel, il a répondu : [traduction] « Nous n'en avons pas parlé. »

[66]   M. Marshall a déclaré avoir tenu compte de tous les renseignements relatifs à toutes les allégations contre M. Chénier avant de décider que son congédiement était justifié, mais que le principal incident qui l'avait incité à prendre cette décision était celui de la carte bancaire.

[67]   Les agents de correction Fritz Sorenson et Craig Campbell ont témoigné pour le fonctionnaire s'estimant lésé au sujet des conditions particulières qui s'appliquaient à l'agent no 2, en revenant essentiellement sur ce que j'ai déjà décrit ici. En contre-interrogatoire, M. Sorenson a déclaré que, s'il avait vu l'agent no 2 avec la carte bancaire, il l'aurait signalé parce que cette carte, c'était de l'argent comptant. Les deux agents de correction ont témoigné que, s'ils s'étaient fait demander de remettre une carte bancaire à un détenu, ils ne l'auraient pas fait parce qu'une telle carte est considérée comme de la contrebande.

[68]   Trevor Lee est agent de correction au pénitencier de Kingston; c'est aussi un représentant syndical. Il a expliqué qu'on organise une fois par mois ce qu'on appelle une « collecte pour manger » au pénitencier de Kingston. À cette occasion, certains groupes de détenus se rencontrent et peuvent commander de la nourriture, par exemple de la pizza, du poulet, des mets chinois, etc. L'argent recueilli des membres des groupes de détenus est remis à un gardien pour qu'il commande la nourriture demandée.

[69]   Carlsen Jalbert est surveillant correctionnel au pénitencier de Kingston; il a travaillé avec M. Chénier dans le passé. Il a témoigné n'avoir eu aucun problème avec le fonctionnaire s'estimant lésé, en disant que ce dernier était supérieur à la moyenne. Il savait que M. Chénier avait admis l'affaire de la carte bancaire, mais il a déclaré qu'il n'aurait pourtant aucune difficulté à continuer de travailler avec lui.

[70]   Quand il s'est fait demander, en contre-interrogatoire, ce qu'il ferait si quelqu'un lui demandait de remettre une carte bancaire à un détenu, M. Jalbert a répondu qu'il ne le ferait pas parce que c'est contraire aux procédures.

Plaidoiries

Pour l'employeur

[71]   En commençant à présenter ses arguments, l'avocat de l'employeur a présenté un recueil de la jurisprudence sur laquelle il allait se fonder.

[72]   Dans cette affaire, il faut répondre aux deux questions suivantes.

  1. Le fonctionnaire s'estimant lésé a-t-il commis les trois actions alléguées par l'employeur?
  2. Si oui, ces trois actions suffisent-elles à justifier son congédiement?

[73]   Dans le cas de la carte bancaire, les huit points suivants ne sont pas contestés.

  1. M. Chénier a reçu la carte de M. Perkins le 6 août 2000. Quand ils se sont rencontrés, M. Perkins semblait agité; il était en sueur.
  2. M. Chénier a remis la carte bancaire à l'agent no 2 le 24 août 2000.
  3. M. Chénier ne travaillait pas à l'infirmerie au moment où il a remis la carte à l'agent no 2. Il a dû s'y rendre expressément.
  4. M. Chénier n'a signé aucun des deux registres à l'infirmerie.
  5. Quand il s'est fait remettre la carte bancaire, l'agent no 2 a dit à M. Chénier qu'il y avait beaucoup d'argent dans le compte; il a offert de lui en donner s'il lui apportait des produits. M. Chénier ne l'a pas signalé.
  6. M. Perkins s'est suicidé à la fin de décembre 2000.
  7. Même quand il a entendu parler du suicide de M. Perkins, M. Chénier n'a toujours pas signalé l'incident de la carte bancaire.
  8. Ce n'est pas avant d'être pris la main dans le sac, le 14 mars 2001, que M. Chénier a admis l'incident de la carte bancaire.

[74]   Les autres allégations de l'employeur sont contestées, à savoir que M. Chénier a obtenu d'un détenu la monnaie d'un billet de 50 $ et qu'il a reçu de l'argent de détenus pour de la pizza.

[75]   En ce qui concerne les deux allégations contestées, Mme Thompson a juré qu'elles étaient vraies. Elle n'avait aucune raison de les inventer, et l'on n'en a avancé aucune non plus. La perte de mémoire qu'elle a subie à l'audience est due au fait qu'elle s'est conformée au code du silence. Ne pas tenir compte de sa déclaration sous serment reviendrait à récompenser la subornation d'un témoin.

[76]   Dans quelle mesure un juge des faits peut-il se fonder sur une déclaration antérieure sous serment? Avant l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. B. (K.G.) (supra), la règle applicable figurait à la page 920 de Law of Evidence in Canada (Sopinka, Lederman et Bryant) :

[Traduction]

[…]

16.67 une déclaration antérieure incompatible ne pouvait pas être considérée comme une preuve de la véracité de son contenu à moins que le témoin n'en ait admis la véracité.

[…]

[77]   Cette règle a désormais changé, comme on peut le constater à la page 922 de ce même ouvrage (Law of Evidence in Canada) :

[Traduction]

[…]

16.69 Dans certaines situations, une déclaration antérieure incompatible peut être admise comme preuve du contenu de la déclaration.

[…]

[78]   La nouvelle règle de l'admissibilité d'une déclaration antérieure est précisée à partir de la page 784 de l'arrêt R. c. B. (K.G.) (supra). Le premier critère est un minimum : une déclaration antérieure incompatible n'est admissible en preuve que si elle est la seule déposition du témoin. En l'espèce, si Mme Thompson avait témoigné avoir vu M. Chénier remettre un billet de 50 $ à un détenu et accepter de l'argent de détenus afin d'acheter de la pizza pour eux, son témoignage aurait été admissible. Le premier critère est donc respecté.

[79]   Le deuxième critère d'application de la nouvelle règle d'admissibilité est celui de la fiabilité. Dans ce contexte, trois éléments entrent en ligne de compte. Premièrement, la déclaration doit être faite sous serment ou être une affirmation solennelle, et la personne qui l'a faite doit être avertie des conséquences d'une fausse déclaration. Deuxièmement, elle doit être enregistrée sur bande vidéo afin que le juge des faits puisse voir l'interaction entre le témoin et la personne qui l'interroge, en observant les réactions du témoin. Troisièmement, il faut qu'il soit possible de contre-interroger le témoin. Ces trois éléments sont réunis en l'espèce.

[80]   Le troisième critère dont il faut tenir compte pour l'application de la nouvelle règle d'admissibilité est celui de la nécessité. En l'occurrence, la nécessité découle du fait qu'une témoin a dit ne pas se rappeler avoir fait une déclaration sous serment à la G.R.C.

[81]   Je devrais me fonder sur la déclaration de Mme Thompson. Elle ne l'a pas niée et elle avait manifestement peur de témoigner; elle l'a fait avec beaucoup de réticence et n'a pas été contre-interrogée de façon très détaillée au sujet de sa déclaration sous serment. Ne pas tenir compte de cette déclaration reviendrait à récompenser la peur de témoigner.

[82]   En ce qui concerne la sanction disciplinaire imposée, les actions de M. Chénier étaient incompatibles avec son poste d'agent de correction; il le savait ou aurait dû le savoir. Il a violé le Code de discipline, un document qui lui avait été remis, puisqu'il est agent de correction (voir la pièce E–2, pages 5, 9 et 10).

[83]   M. Chénier n'a pas été aussi honnête qu'il le prétend. Il n'a pas admis ses actions avant d'être interrogé par la police le 19 mars 2001. Il aurait dû en informer son employeur aussitôt que M. Perkins lui a demandé d'introduire une carte bancaire au pénitencier de Kingston. Même si l'on devait croire qu'il ne savait pas qu'il s'agissait d'une carte bancaire quand on lui a demandé de la remettre à quelqu'un, il savait certainement à quoi elle servait quand l'agent no 2 lui a dit qu'il y avait beaucoup d'argent dans le compte. Il aurait au moins dû signaler l'incident à son employeur à ce moment–là.

[84]   Toutes les personnes qui ont témoigné, y compris celles qui l'ont fait pour M. Chénier, ont déclaré qu'elles auraient saisi la carte parce que c'était de la contrebande et qu'elle pouvait être considérée comme de l'argent comptant.

[85]   L'introduction de contrebande au pénitencier de Kingston est un acte dont on ne saurait exagérer la gravité, dans un établissement à sécurité maximum. La preuve a démontré que l'introduction d'argent au pénitencier alimente la violence et que cela peut menacer sa sécurité.

[86]   En dépit de ses 13½ années de service avec un dossier disciplinaire vierge, la conduite de M. Chénier est si absolument incompatible avec les exigences de son poste qu'il n'y a aucune raison de le réintégrer dans ses fonctions.

[87]   Une affaire comme celle–là est difficile et peut évoquer une certaine sympathie. Néanmoins, la jurisprudence justifie le congédiement quand l'inconduite est si grave qu'il ne serait pas judicieux de réintégrer l'intéressé.

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé

[88]   La première question qu'il faut se poser, c'est si la procédure disciplinaire était équitable. M. Chénier avait-il été informé des accusations portées contre lui? A–t–il eu la possibilité d'y répondre? Si la réponse à ces questions est non, cela suffit–il pour annuler l'ensemble du processus?

[89]   Il est facile de répondre à la première question, sur l'équité de la procédure, en lisant les lettres de suspension et de congédiement. M. Chénier a été congédié pour d'autres raisons que celles qui sont précisées dans la lettre de suspension. En fait, ce n'est pas avant le début de l'audience que l'employeur a précisé les véritables raisons du congédiement. La procédure est si loin d'avoir respecté l'obligation de l'employeur d'agir équitablement qu'elle devrait être annulée intégralement.

[90]   Subsidiairement, dans cette affaire, la charge de la preuve qui incombe à l'employeur est plus lourde que la simple prépondérance des probabilités. Même si elle est moins lourde que dans une procédure au pénal, compte tenu des conséquences de la décision de l'employeur, la barre doit être quand même assez haute.

[91]   L'employeur a–t–il prouvé la véracité des allégations? M. Chénier s'est volontairement prêté à l'interrogatoire policier. Au début de l'interrogatoire, il a déclaré penser qu'il devrait être accompagné d'un avocat si l'on enquêtait sur lui (voir la page 3 de la pièce E–19). Il a quand même décidé de rester dans la pièce et il a répondu à toute les questions qu'on lui a posées. Quand on l'a interrogé au sujet de la carte bancaire, il n'a pas hésité, en répondant ouvertement et honnêtement qu'il l'avait effectivement remise à l'agent no 2.

[92]   Une carte bancaire n'est pas de l'argent. Pour qu'on puisse la considérer comme de l'argent, il faudrait qu'on ait à la fois la carte, le NIP et l'accès à un guichet automatique. Il est évident qu'il n'y a pas de guichet automatique au pénitencier de Kingston.

[93]   La carte bancaire était-elle vraiment de la contrebande? Comme la pièce E–17 le précise, l'introduction de la carte bancaire avait été autorisée par le directeur du pénitencier. Par conséquent, à proprement parler, ce n'était pas de la contrebande.

[94]   En ce qui concerne l'allégation qu'il aurait procuré de la pizza à des détenus, M. Chénier a déclaré que les seules fois qu'il l'avait fait, c'est quand il lui restait de la pizza de son déjeuner ou de son dîner. Il n'était pas rare qu'un gardien agisse de cette façon, comme nous avons entendu d'autres le dire. Mme Thompson a juré sous serment, à l'audience, qu'elle ne se rappelait pas avoir vu M. Chénier donner de la pizza à des détenus. Sa déclaration sous serment dans ce contexte devrait être tout aussi fiable que tout ce qu'elle a pu avoir dit d'autre.

[95]   Mme Thompson aurait-elle une raison de mentir? Quand on analyse le texte intégral de sa déclaration sous serment, on se rend compte que, dans bien des cas, elle avait dit qu'elle ne se rappelait tout simplement pas. Qu'elle ait dit ne pas se rappeler au cours de l'audience n'a donc rien d'extraordinaire; on ne peut que faire des suppositions sur les raisons pour lesquelles elle l'a dit.

[96]   Par conséquent, deux des allégations de l'employeur sont fondées exclusivement sur la déclaration de Mme Thompson. Or, ni l'une ni l'autre n'ont le moindre sens. Tenter de commander de la pizza pour des détenus déclencherait une émeute (et suppose que bien des détenus ont de l'argent); or, aucune preuve expresse n'a démontré que M. Chénier l'a fait. En outre, il est absolument illogique pour un agent de correction de demander à un détenu la monnaie d'un billet de 50 $. S'il voulait de la monnaie, il s'adresserait à un autre agent.

[97]   Dans ce contexte, il faut aussi tenir compte de la provocation du fonctionnaire s'estimant lésé. L'employeur a introduit la carte bancaire dans le dessein de prendre M. Chénier au piège. M. Chénier n'était nullement prédisposé à introduire une carte bancaire au pénitencier de Kingston, et, n'eût été du fait que l'employeur a introduit cette carte, il n'aurait rien fait de mal.

[98]   M. Chénier n'a tiré aucun avantage personnel de l'introduction de la carte bancaire au pénitencier de Kingston. S'il était corrompu, il aurait accepté de s'en servir pour le compte de l'agent no 2, en achetant de la contrebande avec.

[99]   La liste des facteurs atténuants qui justifieraient une réduction de la sanction disciplinaire imposée à M. Chénier est longue. Il compte plus de 13 années de service et son dossier est exceptionnel. Il est très bien formé et ses collègues se sont déclarés disposés à continuer de travailler avec lui. Il n'a tiré aucun avantage personnel de ses actions et il a du remords. C'est le seul emploi qu'il ait jamais eu; il en a besoin pour subvenir aux besoins de sa famille, qui compte deux jeunes enfants. Les circonstances extraordinaires qui présidaient aux arrangements pris pour l'agent no 2 font que lui avoir remis la carte bancaire est moins grave que s'il l'avait remise à un membre ordinaire de la population carcérale.

[100]   Il n'y a pas eu de discipline progressive dans cette affaire, et rien ne prouve vraiment que la relation de confiance ait été rompue.

[101]   M. Chénier a bel et bien eu sa leçon. Même s'il admet avoir introduit la carte bancaire au pénitencier de Kingston, cette action ne devrait pas justifier son congédiement; il faudrait y substituer une suspension relativement longue.

Réplique

[102]   Si la procédure péchait par manque d'équité, le fait que l'affaire a été entendue de novo à l'audience y a remédié, comme la Cour d'appel fédérale l'a déclaré dans Tipple c. Canada (Conseil du Trésor), [1985] A.C.F. no 818 (C.A.F.).

[103]   Au sujet de la prétendue provocation, c'est M. Perkins et non l'employeur qui a choisi de confier la carte au fonctionnaire s'estimant lésé. L'employeur ne savait pas quel agent de correction allait être choisi à cette fin. De toute façon, ce n'est pas un facteur atténuant en droit du travail.

[104]   La lettre de congédiement précise que M. Chénier a été congédié pour avoir introduit de la contrebande et non de l'argent au pénitencier de Kingston. En outre, il est absurde de prétendre que la carte bancaire était autorisée et ne constituait donc pas de la contrebande. Le fait est que M. Chénier ne savait pas qu'elle était autorisée.

Motifs de la décision

[105]   Dans cette affaire, il y a deux renvois à l'arbitrage à trancher. Le premier concerne la suspension pour une période indéfinie (dossier de la Commission 166–2–30887) et le second, le congédiement (dossier de la Commission 166–2–30888). L'avocat de l'employeur a déclaré d'emblée que le renvoi contestant la suspension était subsumé dans celui du congédiement, et ce serait normalement vrai. Néanmoins, dans cette affaire, les raisons de la suspension et celles du congédiement diffèrent.

[106]   La lettre de suspension, datée du 3 avril 2001, ne mentionne absolument pas la question de la carte bancaire, en dépit du fait que l'employeur a commencé la lettre en déclarant : [traduction] « En raison des renseignements obtenus par une enquête policière[...] » Or, la police avait interrogé M. Chénier le 19 mars 2001. Je ne sais pas pourquoi l'employeur n'a pas mentionné l'incident de la carte bancaire dans la lettre de suspension, mais on ne m'a jamais prouvé pour quelles raisons précises M. Chénier a été suspendu. En fait, il n'y a pas le moindre soupçon de preuve qu'il ait procuré de l'alcool ou la marijuana à des détenus ou eu des relations inacceptables avec des détenus, ou encore trouvé un téléviseur pour un détenu.

[107]   Il s'ensuit que j'accueille le grief contestant la suspension pour une période indéfinie; le fonctionnaire s'estimant lésé doit être dédommagé pour la période du 3 avril 2001 à la date de la lettre de congédiement, le 29 mai 2001.

[108]   Le grief contestant le congédiement est de toute évidence le plus critique des deux et celui qui soulève le plus de points à trancher.

[109]   Premièrement, au sujet de l'équité de la procédure, je souscris à l'argument de l'avocat de l'employeur, à savoir que tout manquement à l'équité de la part de l'employeur à cet égard a été corrigé grâce à l'audience devant moi. Dans l'arrêt Tipple (supra), la Cour d'appel fédérale en a d'ailleurs dit autant. Qui plus est, au cours de l'entrevue disciplinaire que M. Chénier a eue avec le directeur du pénitencier, M. Bourke, aucune des parties n'a jamais contesté que la question de la carte bancaire posait un problème de taille. Après avoir entendu toute la preuve, je n'ai aucun doute que M. Chénier savait fort bien qu'une raison majeure de son congédiement découlait de son admission d'avoir remis une carte bancaire à l'agent no 2.

[110]   Quant à l'argument que la carte bancaire n'était pas vraiment de la contrebande parce qu'elle était autorisée par le directeur du pénitencier, je ne l'accepte tout simplement pas. Fondamentalement, comme M. Chénier ne savait pas que la carte était autorisée, il aurait dû soit la saisir lui-même, soit la signaler à une personne compétente d'un niveau plus élevé dans la hiérarchie. C'est seulement alors qu'on aurait pu déterminer si la carte pouvait être rendue au détenu parce qu'elle était déjà autorisée, mais à moins d'avoir su qu'elle l'était, M. Chénier aurait dû la saisir; il ne l'a pas fait.

[111]   Me Bazinet a déclaré que, dans les affaires de ce genre, quand l'employeur a congédié quelqu'un, le fardeau de la preuve qu'il doit assumer est plus lourd que la simple prépondérance des probabilités. Je suis d'accord avec lui. En l'espèce, j'estime que l'employeur devait produire des preuves claires, cohérentes et probantes pour démontrer que les faits sur lesquels il s'est fondé pour justifier le congédiement du fonctionnaire s'estimant lésé se sont bien produits.

[112]   Maintenant que j'ai décidé de quel fardeau de la preuve l'employeur doit s'acquitter, il me faut déterminer s'il a prouvé à ma satisfaction que le fonctionnaire s'estimant lésé a fait ce qu'il allègue.

[113]   Dès le début de l'audience, l'avocat de l'employeur a déclaré que celui–ci se fondait sur trois incidents pour justifier sa décision de congédier M. Chénier. Ce sont (1) le fait qu'il a remis une carte bancaire à un détenu; (2) sa demande à un détenu de lui donner la monnaie d'un billet de 50 $; (3) l'argent reçu de détenus pour leur commander de la pizza. Bien que ce soit sur ces trois incidents que l'avocat a déclaré qu'il se fonderait pour justifier la position de l'employeur, le fait est que les raisons invoquées pour justifier le congédiement étaient précisées au départ dans la lettre de congédiement. Je dois donc fonder ma décision sur la mesure dans laquelle l'employeur s'est acquitté ou pas du fardeau de la preuve dans cette lettre, où l'on peut lire notamment ce qui suit : [traduction] « [...] vous avez fourni à des détenus des articles interdits et de la contrebande. Vous avez accepté des cadeaux de détenus. »

[114]   Le fait que M. Chénier a remis la carte bancaire à l'agent no 2 n'est pas contesté. Son avocat peut invoquer des facteurs atténuants pour tenter de minimiser l'importance de cette action, par exemple en décrivant les dispositions extraordinaires qui avaient été prises pour assurer la sécurité de l'agent no 2 ainsi que les privilèges spéciaux qu'on lui accordait, mais le fait incontesté demeure : M. Chénier a remis la carte bancaire à l'agent no 2. Son avocat a admis qu'une telle action justifiait l'imposition de mesures disciplinaires par l'employeur, en déclarant toutefois que le congédiement est une sanction trop lourde dans les circonstances.

[115]   À mon avis, il ne fait absolument aucun doute que remettre une carte bancaire à un détenu risque de causer de grandes difficultés à un établissement correctionnel. Les témoins Sorenson, Campbell et Jalbert ont comparu pour le fonctionnaire s'estimant lésé; pourtant, ils ont tous reconnu que, si quelqu'un leur avait demandé de le faire, ils n'auraient pas remis une carte bancaire à un détenu. Ils ont tous admis qu'ils auraient mal agi s'ils l'avaient fait. M. Sorenson a déclaré qu'une carte bancaire était de l'argent comptant, et l'ASPE Rick Rogers aussi bien que le directeur Bourke ont décrit les dangers de l'introduction d'argent dans un établissement à sécurité maximum. Selon eux, l'argent sert à acheter de la drogue ou de l'alcool, ou encore à obtenir des faveurs sexuelles.

[116]   M. Chénier a déclaré ignorer qu'il s'agissait d'une carte bancaire. Il m'est tout simplement impossible de le croire. Il a reçu la carte de M. Perkins et, quand j'examine la pièce E–16, une photocopie du recto et du verso de la carte, il m'est difficile d'imaginer que quelqu'un ne saurait pas ce que c'est. Toutefois, M. Chénier a déclaré qu'il n'avait pas vraiment regardé la carte quand M. Perkins la lui a donnée; il l'avait simplement empochée, puis l'avait mise dans une pochette de plastique transparent, à l'intérieur de son agenda. Même si je devais tenir pour vrai qu'il ne l'a pas regardée quand M. Perkins la lui a donnée, M. Chénier a bien dû la regarder pour la glisser dans la pochette de plastique de son agenda. Le recto ou le verso de la carte aurait été clairement visible, et je pense qu'il aurait su ce que c'était.

[117]   Pour remettre la carte à l'agent no 2, M. Chénier a dû se rendre dans une autre partie du pénitencier de Kingston que celle où il travaillait puisqu'il n'était pas affecté à l'infirmerie, où l'agent no 2 était détenu pour sa propre protection. Il a donc dû se déplacer expressément pour lui remettre la carte. Il s'est rendu à l'infirmerie et l'a remise à l'agent no 2. Quand celui–ci lui a offert de l'argent s'il lui apportait quelque chose, sans préciser quoi, M. Chénier a dit qu'il ne ferait rien de tel, et c'est tout à son crédit. Cela dit, au départ, il n'aurait jamais du remettre la carte à l'agent no 2.

[118]   Au cours de son interrogatoire par la police, le 19 mars 2001, M. Chénier a admis avoir remis la carte bancaire à l'agent no 2 (voir la pièce E–19); il l'a de nouveau admis dans son témoignage à l'audience. Je n'ai aucune hésitation à conclure que, sur la foi de preuves claires, cohérentes et probantes, M. Chénier a bel et bien remis une carte bancaire à l'agent no 2.

[119]   À mon avis, les deux autres allégations de l'employeur ne sont pas aussi claires. Il allègue que M. Chénier s'est fait rendre la monnaie d'un billet de 50 $ par un détenu et qu'il a recueilli de l'argent d'un ou plusieurs détenus, commandé de la pizza pour eux et obtenu d'eux de la pizza gratuite. Ces précisions ne figurent pas expressément dans la lettre de congédiement, mais les propositions « avez fourni à des détenus des articles interdits » et « accepté des cadeaux de détenus » pourraient y correspondre.

[120]   Pour l'employeur, la preuve de ces incidents est la déclaration sous serment d'un autre agent de correction, Sonya Thompson. Or, quand Mme Thompson a été appelée à témoigner devant moi, elle souffrait de ce que je décrirais comme une amnésie extrême. À l'audience, elle a témoigné sous serment qu'elle n'avait aucun souvenir personnel d'avoir fait cette déclaration à la police, ni de souvenir personnel des événements décrits dans sa déclaration sous serment.

[121]   Un arbitre peut-il se fonder sur la déclaration sous serment d'un témoin qui nie par la suite avoir fait une telle déclaration? L'avocat de l'employeur a souligné que les règles de la preuve ont changé sur ce point et que le changement est attribuable à l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. B.(K.G.) (supra). Avant que je puisse accepter ce ouï–dire, la preuve de l'employeur doit satisfaire aux critères de fiabilité et de nécessité.

[122]   Dans The Law of Evidence (1999, Irwin, 2e édition), David Paciocco et Lee Stuesser ont déclaré ce qui suit, à la page 83 :

[Traduction]

[…]

la Cour suprême a confirmé que le critère de la nécessité est respecté chaque fois qu'un témoin nie une déclaration antérieure.

[…]

[123]   En l'espèce, la témoin a déclaré n'avoir aucun souvenir personnel des événements. Elle n'a pas dit qu'ils ne s'étaient pas produits, mais plutôt qu'elle n'en avait aucun souvenir.

[124]   Sur la question de la fiabilité, j'estime que la déclaration sous serment enregistrée sur bande vidéo que Mme Thompson a faite lors de son interrogatoire par la police est fiable en raison de l'existence du « code du silence » et aussi parce qu'on ne m'a avancé aucune raison qui aurait pu l'inciter à mentir. L'existence même d'un « code du silence » laisse entendre que, si un agent de correction déclare aux autorités qu'un autre agent de correction a fait quelque chose de répréhensible, les conséquences pour le premier sont si graves qu'il est peu vraisemblable que l'accusation soit faite à moins qu'elle ne contienne un grain de vérité. Il ne m'est donc pas difficile de conclure que Mme Thompson s'est probablement fait enjoindre par quelqu'un de ne pas en dire davantage à l'audience sur le contenu de sa déclaration sous serment. C'est peut-être la chose la plus répugnante pour un arbitre. Il me semble très probable que le « code du silence » ait été invoqué ici pour museler une témoin. À mon avis, Mme Thompson aurait su qu'il existe un tel code au pénitencier de Kingston, et sa déclaration sous serment a d'autant plus de poids.

[125]   Le fait qu'on ne m'a signalé aucune raison qui aurait pu inciter Mme Thompson à mentir est une autre indication que sa déclaration sous serment est fiable. Elle n'avait rien à gagner personnellement ni financièrement, que je sache, à dire ce qu'elle a dit aux agents enquêteurs. À mon sens, ce fait accroît la crédibilité de sa déclaration sous serment (pièce E–20).

[126]   Par contre, en ce qui concerne les deux incidents dont Mme Thompson a dit avoir été témoin, quand M. Chénier se serait fait rendre la monnaie d'un billet de 50 $ par un détenu et que des détenus auraient recueilli de l'argent pour le lui remettre afin qu'il puisse leur commander de la pizza, j'ai entendu M. Lee témoigner au sujet de ce qu'il appelait une « collecte pour manger ». Il a déclaré que cela se passait une fois par mois quand divers groupes de détenus se réunissaient et étaient autorisés à commander de la pizza, du poulet ou d'autres aliments du genre. C'est peut-être d'une activité comme celle–là que Mme Thompson a été témoin. Peut-être y avait-il un rapport entre l'échange d'argent initial et la commande de pizza; je ne le sais tout simplement pas, et l'on ne m'a pas présenté suffisamment d'éléments de preuve pour que je puisse conclure à l'inconduite du fonctionnaire s'estimant lésé dans ce contexte. J'accepte le fait que Mme Thompson a été témoin de ces deux incidents, comme elle l'a affirmé dans sa déclaration sous serment à la G.R.C., mais l'avocat du fonctionnaire s'estimant lésé en a donné une explication plausible.

[127]   Après avoir examiné les incidents sur lesquels l'employeur a dit avoir fondé sa décision, je vais me pencher sur le témoignage de Jim Marshall, le directeur de l'établissement de Bath qui est l'auteur de la lettre de congédiement.

[128]   M. Marshall a témoigné en disant avoir tenu compte de toute les allégations dont M. Chénier était accusé avant de décider de le congédier. Selon lui, il s'agissait notamment des allégations mentionnées dans la lettre de suspension. Comme je l'ai dit plus tôt, l'employeur n'a pas produit un soupçon de preuve des allégations figurant dans cette lettre. La remise de la carte bancaire a été prouvée. Les deux autres allégations, soit que le fonctionnaire s'estimant lésé aurait reçu la monnaie d'un billet de 50 $ et qu'il aurait reçu de l'argent de détenus pour leur commander de la pizza, ont été expliquées de façon plausible.

[129]   De toute évidence, certaines des allégations que M. Marshall s'est fait présenter et dont il a tenu compte n'ont pas été prouvées; l'une d'entre elles l'a été. Cette allégation prouvée est-elle si grave qu'elle justifie le congédiement? M. Marshall déclare que la conduite du fonctionnaire s'estimant lésé dans ce cas–là est incompatible avec le Code de discipline (pièce E–2) ainsi qu'avec les Normes de conduite professionnelle (pièce E–3) et que son congédiement est justifié.

[130]   M. Chénier compte 13½ ans de ce qu'on peut honnêtement qualifier de service exemplaire. Il y a dans son dossier des lettres d'éloges à l'égard de divers incidents dont il s'est occupé. Les évaluations récentes de son rendement concluent toutes qu'il atteint ou dépasse les objectifs qu'on lui a fixés. Son dossier disciplinaire est vierge. Ces facteurs doivent compter.

[131]   Qui plus est, M. Chénier n'a tiré aucun avantage personnel, que je sache, du fait d'avoir remis la carte bancaire à l'agent no 2. Celui–ci lui a offert la possibilité d'en profiter personnellement en lui fournissant de la contrebande, mais il a refusé de le faire.

[132]   Après avoir entendu toute la preuve et observé moi-même les témoins, je n'ai aucun mal à conclure qu'un incident très grave est arrivé quand M. Chénier a remis la carte bancaire à l'agent no 2. C'était une violation du Code de discipline (voir la pièce E–2, page 5) et des Normes de conduite professionnelle (voir la pièce E–3, page 12). Toutefois, c'est le seul incident grave qui n'est pas contesté, alors que le congédiement était fondé sur une compilation de toutes les allégations, dont deux qui n'ont pas été prouvées.

[133]   Par conséquent, j'estime que le congédiement était une sanction trop lourde dans cette situation–ci. Une sanction disciplinaire s'imposait, mais je conclus que l'employeur ne m'a pas prouvé que la relation de confiance est irréparable dans cette affaire. Je suis convaincu que M. Chénier est capable de prouver de nouveau à son employeur qu'il peut être un agent de correction digne de confiance. Ce sera à lui de le faire.

[134]   J'ordonne donc la réintégration de M. Chénier dans son poste d'agent de correction à l'établissement de Bath dans les deux semaines de la date de publication de cette décision. La période du 29 mai 2001 à cette date constituera une suspension sans traitement ni autres avantages pour motif disciplinaire. Je ne puis qu'espérer que cette longue suspension fera comprendre à M. Chénier la gravité de son action et qu'il pourra tourner la page et passer à un nouveau chapitre.

[135]   Bref, le grief contestant la suspension pour une période indéfinie est accueilli. Le grief contestant le congédiement est accueilli en partie, comme je viens de le préciser.

[136]   Je demeure saisi de l'affaire en ce qui concerne l'application de ma décision d'ici au 1er juillet 2002, au cas où les parties auraient une difficulté quelconque au sujet de la mise en ouvre du redressement ordonné.

Joseph W. Potter,
vice-président

OTTAWA, le 11 avril 2002.

Traduction de la C.R.T.F.P.

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