Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé était analyste des prestations de retraite au sein de l’unité chargée du traitement des cas exceptionnels au titre du Régime de pensions du Canada (RPC) - il a perdu son conjoint en 1994 - à cette époque, il a présenté une demande de prestations de décès et de prestations de survivant aux termes du RPC - il a touché des prestations de décès, mais sa demande de prestations de survivant a été rejetée au motif que lui et son conjoint étaient de même sexe - en 1999, des prestations de survivant ont commencé à être versées aux demandeurs vivant en union avec un partenaire de même sexe - en 2000, le RPC a été modifié pour permettre aux conjoints de même sexe de toucher des prestations de survivant - le 22 février 2001, le fonctionnaire s’estimant lésé s’est autorisé le versement rétroactif de prestation de survivant - le 21 octobre 2001, le fonctionnaire s’estimant lésé a été licencié - dans sa lettre de licenciement, l’employeur faisait valoir que le fonctionnaire s’estimant lésé avait touché des prestations du RPC auxquelles il n’avait pas droit - l’arbitre de grief a conclu que l’employeur n’avait pas réussi à établir que le fonctionnaire s’estimant lésé avait touché des prestations du RPC auxquelles il n’avait pas droit - l’arbitre de grief a précisé que la preuve par ouï-dire n’était pas suffisante pour justifier un licenciement - l’arbitre de grief a ordonné la réintégration du fonctionnaire s’estimant lésé - cependant, compte tenu de la gravité de l’inconduite du fonctionnaire s’estimant lésé et de l’historique de l’affaire, la réintégration ne doit prendre effet qu’à la date de la décision. Grief accueilli en partie.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique,
L.R.C. (1985), ch. P-35

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2006-02-27
  • Dossier:  166-02-31376
  • Référence:  2006 CRTFP 19

Devant un arbitre de grief



ENTRE

FRANÇOIS CHARLEBOIS

fonctionnaire s’estimant lésé

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences)

employeur

Répertorié
Charlebois c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences)

Affaire concernant un grief renvoyé à l'arbitrage en vertu de l'article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35

MOTIFS DE DÉCISION

Devant :  Georges Nadeau, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé :  James Cameron et Kim Patenaude-Lepage, avocats

Pour l'employeur : Neil McGraw, avocat


Affaire entendue à Ottawa (Ontario),
du 18 au 21 octobre 2005.
(Traduction de la C.R.T.F.P.)


Grief renvoyé à l'arbitrage

[1]   Le fonctionnaire s’estimant lésé, François Charlebois, travaillait comme analyste de groupe et niveau CR-05 aux Services nationaux de renseignements et de prestations (SNRP) des Programmes de la sécurité du revenu, au ministère maintenant appelé Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC).

[2]   Le 12 octobre 2001, le fonctionnaire s’estimant lésé a été informé par la sous-ministre adjointe des Programmes de la sécurité du revenu qu’il serait licencié à compter de la fermeture des bureaux ce jour-là. Les raisons de son licenciement étaient les suivantes (pièce G-2) :

[Traduction]

[…]

[...] L’enquête a constaté que vous vous étiez versé rétroactivement des prestations du RPC totalisant 22 649,71 $ auxquelles vous n’aviez pas droit et que vous vous versiez aussi tous les mois une prestation de 325,22 $ à laquelle vous n’aviez pas droit non plus. En outre, elle a révélé que ces sommes avaient été déposées dans votre compte par dépôt direct.

J’ai soigneusement analysé les preuves qui m’ont été présentées quant aux actes que vous avez commis pour vous verser ces prestations. Ces actes sont incompatibles avec l’honnêteté et l’intégrité dont vous devez faire preuve dans votre poste d’analyste des Programmes de la sécurité du revenu ainsi qu’avec la confiance qu’on doit pouvoir vous témoigner à ce titre. J’ai conclu, en outre, que vous aviez irréparablement rompu le lien de confiance essentiel à la poursuite de votre emploi dans la fonction publique du Canada. Je n’ai trouvé aucune circonstance atténuante qui m’inciterait à conclure que votre licenciement n’est pas motivé.

[…]

[3]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a déposé un grief pour contester son licenciement le 1er novembre 2001, en demandant d’être réintégré dans son poste à compter du 12 octobre 2001 et dédommagé de toutes les pertes subies au titre du traitement et des avantages par suite de son licenciement. Son grief a été renvoyé à l’arbitrage le 15 juillet 2002.

[4]   Une date d’audience a été fixée six fois dans cette affaire, et les parties en ont demandé le report cinq fois. À l’une des occasions, le fonctionnaire s’estimant lésé a demandé que le renvoi de son grief à l’arbitrage soit mis en attente jusqu’au règlement des accusations criminelles portées contre lui, sans préjudice pour l’employeur, qui a consenti à cette requête.

[5]   Le 1er avril 2005, la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, édictée par l’article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, a été proclamée en vigueur.   En vertu de l’article 61 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, ce renvoi à l’arbitrage de grief doit être décidé conformément à l’ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (l’« ancienne Loi »).

[6]   Bien que le grief et le renvoi à l’arbitrage aient été déposés en français, le fonctionnaire s’estimant lésé a demandé le 20 mai 2005 que l’audience soit tenue en anglais.

Résumé de la preuve

[7]   Le premier témoin à comparaître pour l’employeur était Brodie Harrington, qui a débuté dans la fonction publique en Colombie-Britannique en 1983. Il est devenu directeur des SNRP aux Opérations centrales en 1997, et il occupait encore ce poste quand il a témoigné.

[8]   Les SNRP sont chargés des cas d’exception dans l’administration du Régime de pensions du Canada (RPC), autrement dit de ceux qui ne peuvent pas être traités par le système informatique normal (le « système hérité ») qui verse les prestations du RPC. Ces cas se produisent essentiellement lorsque le versement d’une pension est approuvé par suite de décisions d’appel ou pour d’autres raisons administratives, mais n’est pas conforme aux exigences du système. Le système hérité n’est pas régi par des règles inhérentes, et on peut s’en servir pour délivrer des chèques à n’importe qui.

[9]   Selon M. Harrington, les principales protections existant à l’époque étaient le sens rigoureux de l’éthique chez le personnel, le petit nombre de gens autorisés à se servir du système hérité et le fait que tous les employés autorisés travaillaient à Ottawa. En outre, les fonctionnaires chargés de traiter les demandes n’étaient pas les mêmes que ceux qui délivraient les chèques. Enfin, tous les comptes allaient finir par être rouverts et convertis au système hérité.

[10]   Après quelques années comme directeur, M. Harrington est devenu de plus en plus conscient des risques associés au système hérité. Pour les réduire, il a doté son service de spécialistes du domaine chargés de former les recrues et mis sur pied une petite équipe munie d’instruments d’information de gestion pouvant servir à détecter les anomalies dans le traitement des dossiers.

[11]   M. Harrington a déclaré que les SNRP comptaient 25 fonctionnaires lorsqu’il s’y est joint. L’équipe travaillait ensemble depuis plusieurs années, et ses membres étaient considérés comme des experts de l’administration du RPC. Ils étaient très appréciés, parce qu’il était de notoriété que 5 % des clients ne pouvaient être servis que par eux.

[12]   Les fonctionnaires du groupe connaissaient un niveau de stress élevé parce qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour effectuer le travail. Ils tentaient de venir à bout d’importants arriérés depuis des années. Un agent ou un analyste à l’administration centrale nationale amorce la préparation d’un chèque. Après examen, le chèque est remis à un agent des dossiers, qui vérifie les calculs, les adresses et les numéros d’assurance sociale (NAS). Une fois la vérification terminée, le chèque est envoyé à un groupe distinct, relevant d’un autre directeur, qui autorise le paiement et délivre le chèque.

[13]   M. Harrington a décrit les changements qui se sont opérés au fil des ans concernant les demandes de personnes dans des relations entre personnes de même sexe. Il a expliqué que, quelque temps après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, des personnes dans des relations entre personnes de même sexe avaient soutenu que le refus à la prestation de survivant du RPC était discriminatoire. Elles ont fait valoir leur point de vue en se prévalant du mécanisme d’appel prévu par la loi, ainsi qu’en exerçant des pressions dans les milieux universitaire et politique; leur position a fait l’objet de discussions parmi les spécialistes des politiques de l’administration fédérale. En 1997, de 30 à 40 cas du genre faisaient l’objet d’appels.

[14]   Par la même occasion, le débat public sur le mariage entre conjoints de même sexe battait son plein, aussi bien aux SNRP que dans toute l’administration fédérale. En 1998, le témoin a appris que RHDCC estimait que le gouvernement fédéral allait modifier la loi. On a donc pris une décision stratégique : tous ceux qui avaient présenté un appel en ce sens devant une instance quasi judiciaire se feraient offrir un règlement. Quand la Loi sur la modernisation de certains régimes d’avantages et d’obligations (LMRAO) a été adoptée, le système hérité a été modifié pour qu’il soit possible de verser des prestations du RPC aux personnes dans des relations entre personnes de même sexe.

[15]   Au cours de la période préalable à la mise en œuvre de la LMRAO, RHDCC a organisé des séances d’information à l’intention de tous ses agents. Les SNRB se sont vu confier la responsabilité particulière de verser des prestations aux 40 appelants. À compter de juin 2000, ils avaient droit légalement à la prestation de survivant.

[16]   M. Harrington a aussi déclaré qu’un recours collectif avait été intenté au nom de 1 500 personnes dont les conjoints étaient décédés avant juin 2000. Cette démarche a entraîné bon nombre de demandes de prestations de survivant de la part de personnes dont les conjoints étaient décédés eux aussi avant juin 2000. À l’heure actuelle, les SNRP traitent plus de 300 de ces demandes.

[17]   En juillet 2000, l’administration des Programmes de la sécurité du revenu a adopté une nouvelle directive (pièce E-1) ayant pour objet d’aider les gens à comprendre et à appliquer la nouvelle loi.

[18]   À l’époque, RHDCC était chargé essentiellement de deux groupes, le premier composé des 40 personnes qui avaient interjeté appel du refus de leur verser des prestations de survivant et le second, de toutes les personnes qui avaient demandé des prestations de survivant après janvier 1998.

[19]   M. Harrington a témoigné que les SNRP avaient été chargés de veiller à ce que les membres du premier groupe reçoivent les prestations auxquelles ils avaient droit par suite du règlement intervenu. À cette fin, il avait rencontré Sharen Dickson, gestionnaire, SNRP, pour lui expliquer l’importance de vérifier trois fois ces comptes et de les confier à quelqu’un qui ferait très bien ce travail et serait sensible au contexte. Mme   Dickson a choisi le fonctionnaire s’estimant lésé. Les règles de la LMRAO n’étaient pas arrêtées, mais les SNRP se sont fait demander d’appliquer les règlements.

[20]   M. Harrington a témoigné avoir pris conscience des paiements versés au fonctionnaire s’estimant lésé après avoir reçu une liste de dossiers de comptes qu’il avait obtenue afin de vérifier l’exactitude du calcul des paiements.

[21]   Le Groupe des enquêtes sur les programmes était responsable de l’élaboration des projets conçus pour vérifier l’exactitude et la qualité des prestations versées dans le contexte du RPC. Chaque année, le Groupe conçoit des projets en fonction de différents paramètres, ce qui exige que tous les bureaux du pays extraient les dossiers des comptes clients, puis les examinent conformément aux procédures d’utilisation normalisées et fassent rapport de leurs constatations. Ensuite, les dossiers sont « nettoyés », les erreurs sont corrigées et les omissions rectifiées. Chaque bureau reçoit une introduction au projet, des formulaires de rapport et une liste de comptes à examiner. Les dossiers sont choisis au hasard, de façon à constituer un échantillon statistiquement valide.

[22]   Le projet grâce auquel le témoin a constaté les versements au fonctionnaire s’estimant lésé était conçu pour cibler les clients de moins de 45 ans touchant des prestations de survivant. L’échantillon avait été constitué de la sorte parce que les moins de 45 ans reçoivent une prestation de survivant partielle en vertu de la loi. On estime que les risques d’erreur sont particulièrement élevés dans ces dossiers de comptes.

[23]   Après avoir remarqué le nom du fonctionnaire s’estimant lésé, le témoin a gardé une copie de la liste et envoyé les documents au Groupe de l’intégrité des programmes, qui confie normalement la tâche de pousser l’enquête plus loin à un agent de l’intégrité des programmes. Celui-ci se fait remettre les dossiers et analyse les procédures, fait les corrections nécessaires et produit un rapport sur sa démarche.

[24]   Ensuite, M. Harrington a communiqué avec Rod Kline, directeur, Intégrité des programmes et qualité des services des Programmes de la sécurité du revenu, pour lui demander de le rencontrer en confidence. Après avoir pris connaissance des renseignements qu’il avait obtenus et les avoir comparés à l’information dont il disposait dans les documents qu’il avait dans son bureau, le témoin en a parlé avec M. Kline et a décidé de commander une enquête externe sur les versements au fonctionnaire s’estimant lésé.

[25]   Il a fait mener l’enquête par le Groupe des enquêtes de sécurité et des mesures d’urgence (ESMU), et il a demandé au groupe responsable du système de produire un imprimé de toutes les interventions effectuées par le fonctionnaire s’estimant lésé dans le système hérité en vue de se verser les prestations en question. Il a commandé une perquisition à la fois exhaustive et discrète de la salle des dossiers pour trouver le dossier du compte visé. Tout le personnel qui a participé à la démarche s’est fait demander de garder le secret afin de protéger la vie privée du fonctionnaire s’estimant lésé. Le dossier est resté introuvable.

[26]   M. Harrington a demandé à l’enquêteur des ESMU d’ouvrir le casier privé du fonctionnaire s’estimant lésé, mais le dossier n’y était pas. Ensuite, il a demandé une contre-vérification des systèmes pour retracer les mouvements du dossier. On a aussi ordonné qu’on cesse les versements, puisqu’il semblait bien, à ce moment, qu’ils n’étaient pas conformes à la loi.

[27]   Le témoin a ensuite rencontré Claude Jacques, enquêteur principal à l’Unité des enquêtes spéciales des SNRP, pour l’informer de ce qui s’était passé jusque-là. M. Jacques lui aurait déclaré qu’il allait devoir rencontrer le fonctionnaire s’estimant lésé pour lui demander des explications. À la date qu’ils ont fixée, M. Harrington a invité le fonctionnaire s’estimant lésé à l’accompagner à une réunion. Dans la salle de réunions, il lui a appris qu’une enquête était en cours et que M. Jacques voulait lui parler. Le fonctionnaire s’estimant lésé a été informé qu’il avait le droit d’être accompagné d’un représentant de l’agent négociateur, mais il a décliné l’offre. Le témoin l’a alors laissé avec M. Jacques. Il a appris par la suite que M. Jacques allait accompagner le fonctionnaire s’estimant lésé chez lui.

[28]   M. Harrington a demandé au fonctionnaire s’estimant lésé de rester chez lui, avec traitement, et de ne parler à personne des questions faisant l’objet de l’enquête. Il lui a aussi déclaré qu’il n’aurait lui-même rien à voir avec l’enquête.

[29]   Le témoin a rencontré le directeur des Relations de travail pour passer la situation en revue et préparer ses questions en vue de la rencontre qu’il aurait avec le fonctionnaire s’estimant lésé après le dépôt du rapport de l’enquête.

[30]   M. Jacques a terminé son rapport le 3 octobre 2001, et il l’a remis à M. Harrington. Le rapport concluait que le fonctionnaire s’estimant lésé s’était versé une prestation à laquelle il n’avait pas droit et qu’il avait commencé à travailler sur le dossier pour donner l’impression que les procédures normales avaient été suivies.

[31]   M. Harrington a envoyé une lettre par porteur au fonctionnaire s’estimant lésé pour lui demander de se présenter à une réunion le 9 octobre 2001. Le fonctionnaire s’estimant lésé s’y est présenté en compagnie d’un représentant de son agent négociateur, Manuel Corriea. Il a déclaré à M. Harrington s’être fait dire par Jules Bastien qu’il avait droit à la prestation de survivant, et il a aussi informé M. Harrington du harcèlement qu’il avait subi avant l’arrivée de ce dernier. M. Corriea a soutenu que le fonctionnaire s’estimant lésé s’était versé les prestations de bonne foi. Il a ajouté qu’il n’y avait pas d’outils de formation évidents et que, si le fonctionnaire s’estimant lésé avait fait une erreur, elle devait être considérée comme telle. Le fonctionnaire s’estimant lésé a aussi dit croire que quelqu’un d’autre avait travaillé sur le dossier du compte, ou l’avait modifié, dans le dessein de lui nuire.

[32]   Après la réunion, M. Harrington a analysé la situation et conclu que la version du fonctionnaire s’estimant lésé ne tenait pas debout. Il avait été incapable de trouver des circonstances atténuantes, étant donné que le fonctionnaire s’estimant lésé était un de ceux qui connaissaient le mieux la question des prestations de survivant. Il a souligné que le fonctionnaire s’estimant lésé avait demandé à quelqu’un d’autre de se charger du paiement de la prestation de décès lorsque son conjoint est décédé, en 1994, mais que, dans le cas de la prestation de survivant, personne d’autre que lui n’avait travaillé sur le compte. M. Harrington avait vu le contenu du dossier du fonctionnaire s’estimant lésé,  que celui-ci gardait chez lui, et il avait constaté que le dossier était nettement différent des autres qu’il avait vus. Il contenait des documents qui n’avaient rien à voir avec le compte et un certain nombre de lettres servant au règlement des demandes. Selon M. Harrington, il n’y avait que deux explications possibles dans les circonstances : quelqu’un préparait un cours de formation ou tentait de falsifier le dossier.

[33]   Le témoin a alors donné son opinion sur le harcèlement à l’endroit du fonctionnaire s’estimant lésé, en disant qu’il n’était au courant de la situation que par ouï-dire et en ajoutant que d’autres membres du personnel du bureau en avaient parlé.

[34]   Il a dit que la situation l’inquiétait à plus d’un égard. À sa connaissance, le fonctionnaire s’estimant lésé avait écopé d’assez nombreuses mesures disciplinaires dans le passé à cause de son manque d’ardeur au travail et de son attitude. M. Harrington savait aussi que les circonstances de la vie privée de l’intéressé avaient peut-être joué au bureau. Les fonctionnaires du service travaillaient ensemble depuis longtemps et se rencontraient à l’extérieur du bureau, mais M. Harrington avait décidé, à son arrivée, qu’il ne tiendrait pas compte du passé et qu’il baserait ses jugements sur sa propre expérience. Après avoir analysé la situation avec le directeur des Relations de travail, le témoin est arrivé à la conclusion qu’il allait recommander le licenciement du fonctionnaire s’estimant lésé pour abus de confiance. Il croyait que le fonctionnaire s’estimant lésé avait profité de la situation pour voler de l’argent et estimait donc qu’il ne pourrait plus lui faire confiance, de crainte qu’il ne récidive.

[35]   En contre-interrogatoire, M. Harrington a reconnu l’existence d’un très grand nombre de postes de CR-05 à RHDCC et dans la région de la capitale nationale. Il a été interrogé sur les mesures disciplinaires dont le fonctionnaire s’estimant lésé avait écopé et qu’il avait mentionnées dans son interrogatoire principal. Quand il s’est fait demander si le fonctionnaire s’estimant lésé avait été suspendu avant 2001, il a répondu ne pas savoir s’il l’avait jamais été. À ce moment, l’employeur a reconnu que le fonctionnaire s’estimant lésé n’avait jamais subi de sanction disciplinaire au cours de sa carrière. Quant au rendement, le témoin a déclaré que le superviseur du fonctionnaire s’estimant lésé avait commencé par faire état d’un problème mineur de rendement, mais qu’une amélioration avait été constatée dès 1998.

[36]   Le témoin a mis en place cinq procédures de contrôle différentes pour réduire au minimum les risques inhérents au fonctionnement des SNRP : tout d’abord, des systèmes de comptabilité différents empêchent un analyste d’établir ses propres chèques; un analyste distinct se charge de la conversion au système hérité en se servant d’un logiciel Cognos pour détecter les anomalies; des vérifications aléatoires sont effectuées et un système intégré de repérage était en place.

[37]   Lorsqu’il s’est fait demander si le fonctionnaire s’estimant lésé devait savoir que son cas allait être étudié, M. Harrington a répondu que, selon un spécialiste technique qu’il a consulté, le problème ne serait constaté qu’au moment de la conversion s’il ne l’avait pas été au cours des essais aléatoires. Compte tenu de l’arriéré, le fonctionnaire s’estimant lésé aurait vraisemblablement pris sa retraite avant ce moment. Il était donc peu probable qu’on réussisse à établir un rapport entre le code du fonctionnaire s’estimant lésé et le bénéficiaire de la prestation de survivant. M. Harrington a reconnu que le fonctionnaire s’estimant lésé n’avait pas tenté de cacher son identité et qu’il s’était servi de son propre code pour se verser la prestation.

[38]   M. Harrington a confirmé que le fonctionnaire s’estimant lésé avait immédiatement avoué avoir autorisé le versement de sa prestation de survivant, en se disant convaincu d’y avoir droit. Il a confirmé qu’aucun faux document n’avait été découvert dans le dossier que le fonctionnaire s’estimant lésé avait en sa possession. De plus, il a dit qu’il pensait lui avoir donné une copie du rapport de l’enquête avant leur rencontre.

[39]   M. Harrington n’a pas tenté de trouver un autre poste au fonctionnaire s’estimant lésé parce qu’il considérait l’abus de confiance comme trop grave.

[40]   En réinterrogatoire, M. Harrington a déclaré avoir agi sur les conseils du directeur des Relations de travail, qui comptait 25 ans d’expérience, lorsqu’il a décidé de ne pas chercher un autre emploi au fonctionnaire s’estimant lésé. Il a terminé son témoignage en disant avoir été secoué par le cours des événements.

[41]   Le second témoin de l’employeur, Claude Jacques, est entré au ministère le 2 avril 2001 à titre d’enquêteur principal à l’Unité des enquêtes spéciales des SNRP. Avant de travailler à RHDCC, il avait accumulé 25 ans de service à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), les six dernières années comme membre de la Section des crimes commerciaux, basée à Ottawa. À RHDCC, son rôle consistait à enquêter sur les agissements répréhensibles des fonctionnaires et sur les pratiques douteuses des entreprises qui faisaient des affaires avec le ministère.

[42]   Le 13 septembre 2001, M. Jacques a assisté à une réunion en compagnie de M. Harrington, Phil Publicover, conseiller des Relations de travail, Paul Séguin, directeur associé des SNRP, Jeannette Séguin, gestionnaire des Enquêtes et de la prévention à l’Intégrité des programmes et qualité des services, ainsi que Rod Kline, directeur de l’Intégrité des programmes et qualité des services des Programmes de la sécurité du revenu. La réunion avait été convoquée pour discuter de l’enquête sur le fonctionnaire s’estimant lésé. D’après les indications préliminaires, celui-ci aurait reçu un versement forfaitaire de 22 000 $ plus tôt cette année-là, et il touchait tous les mois une prestation de 325 $ à laquelle il n’avait pas droit.

[43]   M. Jacques était d’avis qu’il était important d’examiner le dossier du compte. Il a donc demandé à parler une deuxième fois avec M. Harrington, qui a dirigé la recherche du dossier. Le 17 septembre 2001, M. Harrington a déclaré que le dossier restait introuvable même après deux perquisitions poussées.

[44]   Le 19 septembre 2001, M. Jacques s’est réuni avec Mme   Séguin et M. Harrington, qui lui ont remis des imprimés des écrans d’ordinateur du système de repérage des dossiers. Un des écrans a attiré son attention. Le dossier avait été retiré par M. Bastien. M. Jacques l’a interrogé, mais sans en tirer d’autres renseignements, parce que M. Bastien ne pouvait se rappeler pourquoi il aurait retiré le dossier ni où il pouvait se trouver.

[45]   M. Jacques a interrogé le fonctionnaire s’estimant lésé le 26 septembre 2001. Celui-ci a décliné l’offre qu’un représentant de l’agent négociateur soit présent. Au cours de la rencontre, il n’a pas nié qu’il touchait la prestation de survivant et a avoué avoir reçu le paiement forfaitaire. Selon lui, il avait droit à cet argent. Il a déclaré avoir saisi les renseignements nécessaires dans le système hérité. S’il avait fait tous les ajustements et tous les calculs, c’est parce qu’il ne voulait pas que quelqu’un d’autre du bureau sache que son conjoint de même sexe était décédé ni que ses collègues connaissent son orientation sexuelle. Il a dit sans hésiter que le dossier était chez lui.

[46]   M. Jacques lui a demandé s’il savait qu’il n’avait pas droit à la prestation de survivant, étant donné que son conjoint de même sexe était décédé en 1994. Le fonctionnaire s’estimant lésé lui a répondu que, depuis l’entrée en vigueur de la LMRAO, la prestation pouvait être versée à des conjoints de même sexe, et que son nom figurait sur une liste de cas particuliers l’autorisant à la toucher rétroactivement à 1994.

[47]   Quand M. Jacques a dit au fonctionnaire s’estimant lésé qu’il avait la liste des cas particuliers en sa possession, celui-ci est devenu agité; il a répété qu’il avait droit à la prestation de survivant. Il a déclaré avoir soulevé la question avec certains de ses collègues,  c’est-à-dire avec M. Bastien, en disant qu’ils étaient du même avis que lui, soit qu’il avait bel et bien droit à la prestation de survivant.

[48]   Après avoir interrogé le fonctionnaire s’estimant lésé, M. Jacques s’est rendu avec lui en voiture à son domicile pour récupérer le dossier. Le fonctionnaire s’estimant lésé a commencé par lui donner un paquet, puis est allé chercher un deuxième ensemble de documents. Les deux ont été déposés en preuve.

[49]   M. Jacques a aussi interrogé M. Bastien, qui a reconnu avoir parlé plusieurs fois avec le fonctionnaire s’estimant lésé de la prestation de survivant, mais qui a toutefois ajouté lui avoir déclaré qu’il n’y était pas admissible et qu’il n’avait pas droit à l’argent.

[50]   Enfin, M. Jacques a interrogé Sharen Dickson, la gestionnaire des SNRP, qui était responsable de la liste des cas particuliers de conjoints de même sexe. Il lui a demandé si le nom du fonctionnaire s’estimant lésé y figurait. Elle l’a nié catégoriquement. En outre, le témoin a dit que Mme Dickson avait pris connaissance des documents qu’il avait récupérés au domicile du fonctionnaire s’estimant lésé et qu’elle était d’avis qu’ils ne ressemblaient pas à ceux que contient normalement un dossier de cas particulier.

[51]   Après cette dernière rencontre, M. Jacques a rédigé son rapport et l’a envoyé à la haute direction. Il a aussi préparé un ensemble de documents, qu’il a envoyé à la GRC en vue d’une enquête criminelle. Selon lui, une infraction criminelle avait été commise.

[52]   En contre-interrogatoire, M. Jacques a répété avoir demandé au fonctionnaire s’estimant lésé, quand ils se sont rencontrés, si celui-ci voulait qu’un représentant de l’agent négociateur soit présent. Selon lui, le fonctionnaire s’estimant lésé lui aurait demandé s’il avait le mandat de recommander son congédiement, ce à quoi il a dit avoir répliqué que les lignes directrices stipulant que les enquêteurs ne doivent pas formuler de recommandations n’étaient pas encore en place au moment où il a écrit son rapport.

[53]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné avoir débuté dans la fonction publique le 6 octobre 1975, à titre de commis au contrôle dans un poste de CR-02 à Santé et Assistance sociale Canada. Ce ministère est devenu RHDCC. En 1981, il a été promu CR-04, à un poste d’analyste des prestations de pensions. En 1987, son poste d’analyste a été reclassifié CR-05, et il a été nommé à ce niveau par concours. De juillet 1998 à juillet 2000, il a été agent de formation PM-02, chargé de former les nouveaux analystes qui se joignaient à sa section aux SNRP des Programmes de la sécurité du revenu. En juillet 2000, il est retourné à son poste d’attache d’analyste des prestations de pensions. En octobre 2000, il a reçu une plaque en reconnaissance de ses 25 années de service au gouvernement du Canada.

[54]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a vécu une relation avec un conjoint de même sexe à compter de 1977. En 1992, un diagnostic a révélé que son conjoint était atteint du syndrome d’immuno-déficience acquise (sida), et il est tombé malade. En 1993, le conjoint a présenté une demande de prestations d’invalidité. En 1994, à la mort du père du fonctionnaire s’estimant lésé, son conjoint recevait déjà des soins palliatifs. Le fonctionnaire s’estimant lésé s’est occupé de lui jusqu’à son décès, à leur domicile, en novembre 1994. Ce n’est qu’après la mort de son conjoint que le fonctionnaire s’estimant lésé a subi un test de dépistage du sida, dont les résultats ont confirmé qu’il était en bonne santé.

[55]   Après la mort de son conjoint, le fonctionnaire s’estimant lésé a demandé la prestation de décès et la prestation de survivant. La demande de prestation de décès a été acceptée, mais non celle de la prestation de survivant. La raison invoquée du refus, qui lui a été communiquée le 21 novembre 1994 (pièces E-5, E-29 et E-30), était que son conjoint et lui-même étaient de même sexe. Le fonctionnaire s’estimant lésé a dit en avoir appelé de la décision par une lettre restée sans réponse. Il n’a pas fait de suivi.

[56]   Durant ces années, l’état de son conjoint exigeait énormément d’attention du fonctionnaire s’estimant lésé, et son travail en a souffert. Il était souvent absent du bureau, souffrait de dépression et devait composer avec des collègues de travail qui lui demandaient s’il était lui aussi sidéen. Il avait remarqué que quelqu’un avait examiné le dossier de prestations d’invalidité de son conjoint. Parce qu’il était souvent absent, il était obligé de signer le registre des présences tous les matins, et son rendement était étroitement surveillé.

[57]   En 1997, M. Harrington a été nommé directeur des SNRP aux Opérations centrales. Après son arrivée, le climat de travail s’est amélioré. Le fonctionnaire s’estimant lésé a été surveillé de moins près, et son rendement s’est amélioré.

[58]   Le fonctionnaire s’estimant lésé estimait que la situation avait évolué en 1999 quant au versement de la prestation de survivant aux conjoints de même sexe. Les SNRP commençaient à recevoir des dossiers d’appelants qui avaient eu gain de cause devant la Commission d’appel des pensions, avec instruction de commencer à verser la prestation. En outre, la LMRAO, qui modifiait la définition de conjoint dans différents textes législatifs fédéraux, est entrée en vigueur en juillet 2000. Depuis, toutes les demandes de prestation de survivant ont été acceptées. Celles qui étaient en instance ont été dites sous le régime de la « règle 5 ». Le fonctionnaire s’estimant lésé a pris sur lui de repérer le dossier de son conjoint, et il l’a trouvé au terme de quelques recherches. Il a demandé à M. Bastien ainsi qu’à un autre collègue s’il avait droit à la prestation de survivant, et disait se rappeler que M. Bastien lui a déclaré qu’il avait certainement droit à la prestation rétroactivement, conformément à la règle 5. Son dossier était en instance, tout comme d’autres. Il s’est souvenu du cas d’un collègue dont le conjoint était décédé en 1992. Le collègue, qui avait rédigé une lettre d’appel, avait attendu lui aussi de toucher la prestation de survivant et a fini par la recevoir en 2001.

[59]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a alors ajouté avoir pris les calculs qui avaient été faits en 1999, en avoir fait quelques autres, puis avoir rempli les formules pour traiter sa demande. Il a reconnu avoir fait la saisie des données et recevoir depuis lors la prestation de survivant.

[60]   Il a déclaré avoir agi de cette façon en raison du harcèlement qu’il avait subi au travail. Il ne voulait pas donner à ses collègues de nouvelles occasions de s’en prendre à lui. Il a dit avoir commencé à être victime de harcèlement en 1993 et décidé de commencer à monter un dossier sur l’affaire en 1997. En 1998, il a reçu des menaces, et il s’en est plaint à M. Harrington. Après cette plainte, il a su que la nomination pour une période déterminée de l’auteur des menaces n’avait pas été renouvelée. Toutefois, cela n’avait pas réellement aidé la situation, puisqu’il avait l’impression qu’une [traduction] « bande s’était liguée contre [lui] ».

[61]   Le fonctionnaire s’estimant lésé reconnaît maintenant avoir fait une erreur et avoue qu’il aurait dû soumettre sa demande de prestation de survivant à la direction plutôt que la traiter lui-même. Il a déclaré avoir travaillé très fort pour accumuler ses années de service.

[62]   Il a témoigné qu’il était à son bureau le 26 septembre 2001 lorsque M. Harrington lui a demandé de le suivre à une réunion, pour le conduire à une salle de conférences où M. Jacques et un assistant l’attendaient. Il y avait un magnétophone sur la table. Le fonctionnaire s’estimant lésé a déclaré avoir été interrogé mais ne pouvait pas se rappeler exactement quelles questions lui avaient été posées. Il se rappelle qu’on lui a posé des questions sur sa prestation de survivant, qu’on lui a montré une liste et qu’on lui a demandé pourquoi son nom n’y figurait pas. Il a dit qu’il ne savait pas quoi répondre. Il a soutenu mordicus qu’on ne lui a jamais offert la possibilité d’être accompagné d’un représentant de l’agent négociateur à la réunion. Quand on lui a demandé où était le dossier, il a répondu qu’il était chez lui. Il s’est rendu à son domicile en compagnie de M. Jacques et lui a remis le dossier. À ce moment-là, il s’est rappelé qu’il avait un autre dossier en sa possession; il est allé rapidement le chercher pour le remettre à M. Jacques, qui n’avait pas encore quitté les lieux.

[63]   Quand il a été interrogé au sujet des deux dossiers déposés en preuve (pièces E-5 et E-6), le fonctionnaire s’estimant lésé a dit qu’il travaillait parfois à la maison le soir et la fin de semaine depuis l’arrivée de M. Harrington. Il a déclaré avoir apporté le dossier de son conjoint à la maison parce qu’il y avait une erreur dans le calcul de la prestation de survivant. Invité à préciser l’erreur, il a dit avoir apporté le dossier chez lui en septembre 2001 sans avoir eu la possibilité d’apporter la correction nécessaire en raison de la grève de l’Alliance de la Fonction publique du Canada. La prestation de survivant aurait dû être réduite en fonction de l’âge. Il a témoigné que les calculs relatifs au dossier étaient compliqués et qu’il avait dû déployer de grands efforts pour s’assurer que toutes les cotisations étaient prises en compte. Au sujet du contenu du second dossier remis à l’enquêteur, il a déclaré qu’il avait conservé des documents en sa qualité d’agent de formation. On lui avait demandé de conserver une liste des NAS des requérants ayant un conjoint de même sexe. Le fonctionnaire s’estimant lésé a aussi été interrogé au sujet d’une copie d’un rapport d’opération (pièce E-6, page 5). Il a répondu que c’était l’opération datée du 22 février 2001, qui avait occasionné le versement de sa prestation de survivant. Elle avait été saisie au moyen de son code d’identification.

[64]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné avoir reçu, le 4 octobre 2001, un appel à son domicile l’informant qu’il allait y recevoir un document. La lettre qu’il a reçue était signée par M. Harrington, qui le convoquait à une réunion disciplinaire le 9 octobre 2001. Deux représentants de l’agent négociateur ont accompagné le fonctionnaire s’estimant lésé à la réunion. M. Harrington était accompagné de M. Publicover. Le fonctionnaire s’estimant lésé se rappelle que M. Harrington lui a posé des questions, sans toutefois se souvenir exactement des questions mêmes. Il se rappelle avoir expliqué à M. Harrington ce qui s’était passé. Il s’est fait dire de rentrer chez lui et d’attendre les résultats. Il a déclaré qu’il parlait au téléphone avec M. Harrington quand la lettre de congédiement (pièce G-2) a été livrée chez lui.

[65]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné avoir vu pour la première fois le rapport de l’enquête quand l’avocat qui le représentait dans les poursuites au pénal contre lui en a reçu copie, parce qu’il avait été versé aux dossiers de la GRC en 2002. Quand il a été interrogé sur ces poursuites, il a déclaré que les accusations avaient été portées en décembre 2002 et qu’il devait comparaître en cour en janvier 2003. En bout de ligne, toutes les accusations ont été rejetées à la demande de l’État, en 2004 (pièce G-3).

[66]   M. Charlebois a poursuivi son témoignage en traitant des effets du congédiement sur sa vie. L’employeur s’est opposé à l’introduction de cette preuve, en contestant sa pertinence. Les parties ont toutefois convenu que j’entendrais cette partie du témoignage et que je me prononcerais sur son admissibilité dans ma décision.

[67]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné que sa vie est devenue un cauchemar après qu’il eut reçu la lettre de congédiement, le 12 octobre 2001. Il a perdu son traitement, son régime enregistré d’épargne-retraite et l’argent dont il avait besoin pour vivre. À l’époque, il ignorait si des accusations criminelles allaient être portées contre lui. Il a fait une grosse dépression nerveuse. Il a perdu ses amis au travail, l’amitié des membres de sa famille et aussi son appartement. Il a dû demander des prestations d’aide sociale. Il a eu des problèmes d’alcool et de drogue, et il a tenté de se suicider à plusieurs reprises. Il essayait d’expliquer aux gens ce qu’il avait perdu après toutes ses années de travail acharné. En 2002, il a dû chercher un avocat disposé à le représenter au pénal. Il a trouvé un emploi à temps partiel dans un hôtel pour la moitié de ce qu’il gagnait avant d’être congédié. En janvier 2004, il a perdu son emploi et a dû se rabattre sur des prestations d’assurance-emploi. Il a déménagé du domicile de son frère pour aller vivre chez M. Bastien. Il vit actuellement de l’aide sociale.

[68]   Le fonctionnaire s’estimant lésé touche la prestation de survivant depuis août 2005. La préposée à son dossier, D. Osborne, lui a téléphoné pour l’informer qu’il avait droit à 10 000 $ selon ses calculs. Le lendemain, elle l’a rappelé pour lui dire qu’il allait devoir remplir une nouvelle demande datée du 20 décembre 2003. Il s’est fait dire qu’il devait le faire s’il voulait toucher la prestation de survivant de 2003 à 2005. Il a refusé d’antidater sa signature, sur quoi Mme   Osborne lui a dit que la période de rétroactivité serait alors limitée à un an. Il touche actuellement une prestation de survivant de 71 $ par mois.

[69]   Il a reconnu avoir commis une erreur. Il aurait dû faire confiance à l’employeur et lui présenter son cas, mais il tentait de protéger sa vie privée à cause du harcèlement qu’il avait vécu dans les années 1990. Maintenant, il regrette ses actions et s’en excuse. Il ne pensait pas que la situation justifiait son congédiement; il aurait accepté une mutation. Il faisait beaucoup d’heures supplémentaires et il avait accepté de former les nouveaux employés.

[70]   En contre-interrogatoire, le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné que c’était Mme   Dickson qui l’avait choisi pour être agent de formation, pas M. Harrington; il avait une bonne relation avec elle. Quand il s’est fait demander s’il savait que la loi prévoyait un délai de présentation des demandes de prestation de survivant, il a répondu que le personnel avait reçu des instructions de verser la prestation à ceux qui l’avaient demandée avant juillet 2000. À une question plus précise sur la date limite du 1er janvier 1998, il a répliqué que la prestation était versée aux survivants qui avaient présenté une demande avant cette date. Au début, il n’y avait que 40 dossiers de demandes, mais leur nombre s’élevait à 57 quand il a été congédié.

[71]   Au sujet du dossier qu’il avait apporté chez lui, le fonctionnaire s’estimant lésé a reconnu qu’il conservait des documents sur les dossiers de conjoints de même sexe, et il a ajouté que c’est en septembre 2001 qu’il avait apporté le dossier de son conjoint à son domicile. Depuis 1994, il avait toujours voulu toucher la prestation de survivant, et toujours cru que le refus de la lui verser était discriminatoire.

Résumé de l’argumentation

Pour l’employeur

[72]   L’employeur a déclaré que l’affaire est importante, car il s’agit d’un abus de confiance par un fonctionnaire et d’un vol de plus de 20 000 $. Même un bon employé peut commettre un acte justifiant son licenciement.

[73]   Il est clair que l’employeur a agi correctement. Il a voulu protéger la vie privée du fonctionnaire s’estimant lésé; il a agi de bonne foi, en lui manifestant tout le respect possible. L’employeur reconnaît que le licenciement est la peine capitale en relations de travail. Il reconnaît que le fonctionnaire s’estimant lésé était un bon employé, avec un dossier disciplinaire vierge et 26 années de service. Néanmoins, il estime que ses actes ne pouvaient qu’aboutir à son licenciement en dépit de ses longs états de bon service. Même s’il pouvait éprouver beaucoup de sympathie pour le fonctionnaire s’estimant lésé sachant les répercussion que le licenciement aurait sur lui, il n’en reste pas moins que la mesure était justifiée par la gravité de ses actes.

[74]   Le fonctionnaire s’estimant lésé avait accepté un poste de confiance aux SNRP, qui avaient été mis sur pied pour traiter des cas exceptionnels. Il fallait que son personnel fasse preuve d’un grand sens de l’éthique et soit d’une probité irréprochable. Pourtant, le fonctionnaire s’estimant lésé s’est rendu coupable de fraude et de vol. On a souvent dit que qui vole l’État ne peut travailler pour lui. Selon l’employeur, il ne s’agit pas d’un acte ponctuel, puisque le vol s’est répété tous les mois. Le fonctionnaire s’estimant lésé avait autorisé le versement de paiements à lui-même jusqu’à ce qu’il se fasse prendre.

[75]   L’employeur a déclaré que le fonctionnaire s’estimant lésé avait insisté sur plusieurs points pour expliquer ses actes dans son témoignage : il avait allégué qu’il ne pouvait pas s’adresser à qui que ce soit dans son bureau parce qu’il voulait préserver son intimité, mais ce n’est pas crédible, à son avis. Le fonctionnaire s’estimant lésé avait plusieurs amis au bureau, il n’y avait aucune preuve de l’existence de relations négatives quelconques et aucune raison non plus pour qu’il ne s’adresse pas à M. Harrington. Selon l’employeur, si le fonctionnaire s’estimant lésé avait des craintes pour sa vie privée, la solution n’était sûrement pas de s’introduire lui-même dans le système hérité pour se verser la prestation de survivant.

[76]   En ce qui concerne le harcèlement, l’employeur reconnaît que la preuve a effectivement révélé le comportement ignoble d’un autre employé, mais le fonctionnaire s’estimant lésé ne peut pas l’invoquer pour se défendre étant donné qu’il n’a jamais signalé les courriels ni les agissements répréhensibles à l’employeur. Il n’était pas dans un milieu de travail empoisonné l’empêchant d’en parler à l’employeur ni à ses collègues.

[77]   L’employeur a soutenu qu’il faut se rappeler que le bon sens existe et qu’il n’est pas indispensable que toutes les règles soient écrites. Il a ajouté que le bon sens dicte à un employé travaillant dans un bureau comme celui des SNRP, où il y a une machine à chèques dont l’utilisation n’est régie par aucune règle particulière, que personne ne peut de son propre chef se verser des prestations à lui-même, et de surcroît des prestations auxquelles il n’a pas droit.

[78]   L’employeur a aussi fait valoir qu’il existe un autre problème de taille : le fonctionnaire s’estimant lésé était un spécialiste du domaine, un membre expérimenté des SNRP. Il savait donc ou aurait dû savoir qu’il n’avait pas droit à la prestation. En vertu de la LMRAO, il était on ne peut plus clair que quelqu’un dont le conjoint de même sexe est décédé avant le 1er janvier 1998 n’a pas droit à la prestation de survivant. Il est important de faire une distinction entre la loi en vigueur au moment où le fonctionnaire s’estimant lésé a commis les actes qui lui sont reprochés et la loi en vigueur plus tard.

[79]   L’employeur a déclaré qu’un recours collectif avait été intenté pour contester la rétroactivité de la loi. Il ne fait aucun doute que bien des gens étaient d’avis que la loi était mauvaise et inconstitutionnelle. Néanmoins, l’employeur a soutenu que ce n’est pas pertinent en l’espèce. Les fonctionnaires ne peuvent ignorer les lois auxquelles ils ne souscrivent pas, surtout lorsqu’ils le font dans leur intérêt personnel. Selon l’employeur, même si la Cour suprême du Canada conclut que la loi est inconstitutionnelle, le fonctionnaire s’estimant lésé n’avait pas le droit de l’ignorer.

[80]   L’employeur est parti du principe que le fonctionnaire s’estimant lésé savait ou aurait dû savoir qu’il n’avait pas droit à la prestation de survivant et qu’il a préféré ignorer la loi parce qu’il la pensait injuste.

[81]   L’employeur a aussi traité de la question de savoir s’il avait envisagé d’autres mesures que le licenciement. En se reportant à une déclaration de M. Harrington, il a dit que l’abus de confiance était si grave qu’on ne pouvait plus faire confiance au fonctionnaire s’estimant lésé dans aucun poste. Il a ajouté que rien dans la loi ne l’oblige à envisager un autre emploi pour l’intéressé dans les cas de congédiement pour raisons disciplinaires et a dit que la réintégration d’un fonctionnaire ayant commis ce genre de fraude choquerait le public.

[82]   L’employeur a invoqué Moore c. Conseil du Trésor (Emploi et Immigration Canada), dossier de la CRTFP no 166-02-23658 (1993) (QL), en affirmant qu’il s’agit d’une affaire analogue dans laquelle une fonctionnaire très expérimentée, extrêmement compétente et fort bien notée avait abusé du système de l’assurance-emploi en croyant qu’elle ne se ferait pas prendre. L’arbitre avait jugé que la sanction imposée n’était pas excessive. L’employeur a aussi invoqué Zakoor c. Conseil du Trésor (Revenu Canada – Douanes et Accise), dossier de la CRTFP no  166-02-25882 (1994) (QL), en déclarant qu’il s’agissait aussi d’une affaire analogue, puisque le fonctionnaire s’estimant lésé était conscient de la raison de son congédiement et qu’il avait eu la possibilité de faire valoir son point de vue à l’employeur, qui avait tenu compte des mêmes arguments. En outre, l’employeur m’a signalé deux décisions qu’il estime étroitement liées à la présente affaire : Renouf c. Conseil du Trésor (Revenu Canada, Impôt), dossiers de la CRTFP nos 166-02-27766 et 27865 (1998) (QL), et King c. Conseil du Trésor (Citoyenneté et Immigration Canada), dossier de la CRTFP no 166-02-25956 (1995) (QL). Il a aussi cité Gannon c. Conseil du Trésor (Défense nationale), 2002 CRTFP 32, et Gannon c. Canada (Conseil du Trésor), 2004 C.A.F. 417, une affaire dans laquelle la Cour a jugé que l’employeur n’était pas tenu d’inculquer à ses employés les principes fondamentaux de la bonne conduite ni du bon sens. Bref, l’employeur a soutenu qu’une personne raisonnable dans la même situation que le fonctionnaire s’estimant lésé, avec son expérience d’agent de formation et de spécialiste du domaine, ne se conduirait pas comme il l’a fait. Rien ne justifie de tels actes.

[83]   Sur la question de l’admissibilité de la preuve après le licenciement, l’employeur s’est fondé sur Cie minière Québec Cartier c. Québec (arbitre des griefs), [1995] 2 R.C.S. 1095. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a statué que les événements survenus après le congédiement sont admissibles seulement s’ils contribuent à faire la lumière sur le caractère raisonnable et l’acceptabilité du renvoi à l’étude au moment où il a été décidé. Une fois qu’un arbitre de grief conclut que la décision de le renvoyer est justifiée, l’employé ne peut la faire annuler au seul motif que des événements survenus ultérieurement rendraient l’annulation juste et équitable. L’employeur a fait valoir que la gravité de l’effet de son licenciement sur le fonctionnaire s’estimant lésé n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de décider si l’employeur avait une raison valable de le licencier lorsqu’il a pris cette décision. Il m’a enfin signalé Casey c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2005 CRTFP 46, et Funnell c. Conseil du Trésor (Ministère de la Justice), dossier de la CRTFP no 166-02-25762 (1995) (QL).

[84]   Dans l’éventualité où je conclurais que le congédiement n’était pas justifié, l’employeur a déclaré que je devrais tenir compte du fait que l’agent négociateur s’est engagé au nom du fonctionnaire s’estimant lésé à ce que le long délai de traitement de l’affaire ne porte pas préjudice à l’employeur lorsque viendrait le moment de déterminer les dommages-intérêts à adjuger.

Pour le fonctionnaire s’estimant lésé

[85]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a déclaré que plusieurs circonstances atténuantes étayent sa position que le licenciement était une sanction trop sévère en l’espèce. Il comptait plus de 26 années de service. Il a commencé à travailler peu avant d’avoir 18 ans, en 1975, et il est resté au service, somme toute, du même ministère durant toutes ces 26 années. L’employeur a reconnu qu’il était un bon employé et que son dossier disciplinaire était vierge. Dans les années 1990, le fonctionnaire s’estimant lésé a vécu une situation personnelle extrêmement difficile. Pendant deux ans, il a soigné son conjoint, qui a succombé à la maladie en 1994. Il a ensuite vécu 15 mois d’incertitude jusqu’à ce qu’on finisse par conclure qu’il n’avait pas été physiquement affecté par la maladie de son conjoint.

[86]   En février 2001, après l’adoption de la LMRAO et le règlement d’un certain nombre d’affaires de demande de prestation de survivant par suite de décès de conjoints de même sexe avant le 1er janvier 1998, le fonctionnaire s’estimant lésé était convaincu d’avoir droit à une pension de survivant. Il a calculé la somme qu’on lui devait et rempli les documents nécessaires pour se verser la prestation de survivant, avec un versement rétroactif et des versements mensuels.

[87]   Il a déclaré avoir reconnu dans son témoignage qu’il s’était trompé, qu’il avait fait une erreur de jugement. Il a avoué qu’il aurait dû parler de sa situation à ses collègues ou à son superviseur. Il a expliqué pourquoi il ne l’avait pas fait, soit pour protéger sa vie privée. Il a souligné la production d’une preuve sur le harcèlement constant dont il avait fait l’objet au travail. Même si l’employeur a allégué qu’il ne s’agissait pas en l’occurrence d’un milieu de travail empoisonné, le fonctionnaire s’estimant lésé a dit que c’était loin d’être un bon milieu de travail. Il a témoigné avoir été victime de harcèlement avant et après l’arrivée de M. Harrington et déclaré que ce n’était pas le fait d’un seul employé, mais bien d’un groupe d’employés qui le harcelaient. Même si ses explications ne justifient peut-être pas ses actes, le fonctionnaire s’estimant lésé a fait valoir qu’elles donnent une idée de ce qu’il vivait à l’époque.

[88]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a rappelé qu’il n’a pas tenté de cacher ses actions quand on l’a confronté en les lui reprochant. Il a été franc et honnête. La preuve a révélé aussi qu’il n’a jamais tenté de cacher son identité quand il s’est versé des prestations. Lorsqu’on lui a demandé où était le dossier, il a répondu sur-le-champ à l’enquêteur qu’il était chez lui, et il le lui a remis immédiatement.

[89]   Compte tenu de toutes ces circonstances atténuantes, le fonctionnaire s’estimant lésé a soutenu que son licenciement n’était pas justifié.

[90]   Il a affirmé que l’employeur aurait dû tenir compte non seulement de l’effet de sa décision en optant pour une telle sanction disciplinaire, mais aussi de celui que la sanction elle-même aurait sur lui. En plus de perdre son traitement, M. Charlebois a perdu ses prestations de pension et la possibilité de prendre sa retraite pour raisons médicales. Il avait travaillé fort pour la fonction publique et fait beaucoup d’heures supplémentaires. Par conséquent, selon lui, l’employeur aurait dû et devrait encore trouver d’autres solutions que son licenciement.

[91]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a souligné que M. Harrington s’était simplement fondé sur l’avis de M. Publicover pour conclure que chercher d’autres options n’en valait pas la peine en raison de son abus de confiance. Pourtant, M. Harrington a témoigné qu’il existe des centaines de postes de CR-05 dans la région de la capitale nationale. Le fonctionnaire s’estimant lésé a ajouté qu’il aurait pu être muté à un poste moins « délicat » ou qu’un mécanisme aurait pu être instauré pour éviter que se répète une situation comme la sienne. En fait, M. Harrington a témoigné qu’un nouveau système informatique en voie d’installation allait exiger la signature de deux personnes pour autoriser l’admissibilité dans les cas exceptionnels. Le fonctionnaire s’estimant lésé a ajouté qu’il était malheureux que ces possibilités n’aient pas été envisagées.

[92]   Le fonctionnaire s’estimant lésé m’a demandé de tenir compte de deux facteurs en ce qui concerne la procédure disciplinaire dans son cas. Premièrement, il n’a pas eu la possibilité d’être accompagné d’un représentant de l’agent négociateur à la première réunion. Même s’il y a une preuve contradictoire quant à la question de savoir s’il avait ou non eu la possibilité d’être accompagné d’un tel représentant, il n’en demeure pas moins qu’il n’avait pas été informé au préalable de l’objet de la réunion. Pourtant, il a répondu franchement aux questions qui lui ont été posées.

[93]   Il a aussi ajouté que, même s’il était accompagné d’un représentant de l’agent négociateur à la seconde réunion, il n’avait pas de copie du rapport de l’enquête, de sorte que sa capacité de répondre aux allégations était limitée. De plus, M. Jacques avait recommandé son licenciement dans le rapport, même s’il n’avait pas le mandat de le faire et s’il ne connaissait probablement pas très bien le droit du travail.

[94]   La première décision invoquée par le fonctionnaire s’estimant lésé était Hislop c. Canada (Procureur général), 246 D.L.R. (4th ) 644 (Ont. C.A.), avec son pendant Hislop c. Canada (Procureur général), [2005] S.C.C.A. No. 26 (QL). Il a déclaré qu’il n’y avait aucun doute que les droits relatifs aux prestations pour les conjoints de même sexe sont en pleine évolution dans le contexte des pressions politiques exercées pour les faire reconnaître. La Cour suprême du Canada pourrait fort bien décider qu’il avait droit rétroactivement et indéfiniment à la prestation de survivant de son conjoint, mais il ne pouvait pas trancher la question lui-même.

[95]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a souligné un certain nombre de cas de réintégration d’un fonctionnaire dans ses fonctions même après un abus de confiance. Dans Douglas c. Conseil du Trésor (Développement des ressources humaines Canada), 2004 CRTFP 60, une employée justifiant de 20 années de service et souffrant de troubles bipolaires exacerbés par son travail avait falsifié des documents afin d’obtenir des prestations d’assurance-emploi pour une tierce partie; elle a été réintégrée dans ses fonctions. Dans Moore (supra) et dans Zakoor (supra ) les intéressés n’avaient pas de longs états de service.

[96]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a fait valoir que, même s’il touchait une prestation tous les mois, sa faute n’était pas répétitive. Il s’agissait d’un incident isolé à effets répétés.

[97]   Il a fait valoir que son licenciement n’était pas justifié compte tenu des circonstances atténuantes et des autres possibilités dont l’employeur pouvait se prévaloir.

[98]   Sur la question de la réaction éventuelle du public, le fonctionnaire s’estimant lésé a fait valoir que ce n’était pas légalement pertinent puisque c’est l’arbitre de grief et non le grand public qui rend la décision. Il a souligné que, même si l’employeur prétend que je devrais me rappeler les procédures devant la Commission Gomery dans ma décision sur la situation en l’espèce, l’employeur a aussi fait valoir que les événements survenus après son licenciement ne peuvent être invoqués que pour contester le caractère raisonnable et la justification de son licenciement. Selon lui, ces événements peuvent aussi être invoqués pour déterminer quelle serait la sanction appropriée si l’arbitre de grief que je suis devait décider que son licenciement n’est pas justifié. À l’appui de sa thèse, il a invoqué Re Natrel Inc. v. Milk and Bread Drivers, Dairy Employees, Caterers and Allied Employees, Local 674 , 134 L.A.C. (4th) 142.

[99]   Le fonctionnaire s’estimant lésé a résumé ses arguments en déclarant reconnaître qu’une sanction est justifiée, et que c’est à l’arbitre de grief de la déterminer. Il a déclaré avoir été suffisamment puni, puisque les conséquences de son licenciement ont été dévastatrices pour lui : il a perdu ses économies, ses biens, ses amis et le soutien de sa famille. Sa santé en a souffert, il vit désormais de l’aide sociale et a tenté de s’enlever la vie. La leçon a porté. C’était une faute ponctuelle. Son licenciement était injustifié. Il a demandé que je le réintègre dans son propre poste en substituant une sanction moins sévère à son licenciement.

Réplique

[100]   En réplique, l’employeur a déclaré que Natrel (supra) était clairement contredite par Cie minière Québec Cartier (supra) en me pressant de me conformer à la jurisprudence établie par les arbitres de grief sous le régime de l’ancienne Loi selon l’approche de Cie minière Québec Cartier (supra). Il a aussi souligné que le fait que le conjoint du fonctionnaire s’estimant lésé est mort du sida et l’incertitude quant à la santé du fonctionnaire s’estimant lésé lui-même étaient des faits survenus dans la première moitié des années 1990, soit bien loin de ce qui s’est passé en 2001.

[101]   L’employeur a ajouté que, même s’il y a peut-être eu des règlements dans des cas dont les circonstances étaient les mêmes qu’ici, on ne saurait en conclure que le fonctionnaire s’estimant lésé avait droit à la prestation de survivant. Ce qu’il pensait de la situation n’est pas pertinent; ce n’est pas parce qu’on a conclu des règlements que quelqu’un aurait le droit de s’accorder lui-même la prestation.

[102]   Sur la question de la présence d’un représentant de l’agent négociateur à la première réunion dans le contexte de l’enquête, l’employeur a soutenu que la preuve était contradictoire et qu’aucun grief n’a été présenté pour contester ce point. En outre, quant à l’intérêt d’avoir envisagé de trouver un autre emploi au fonctionnaire s’estimant lésé, l’employeur a déclaré que l’exiger lui imposerait une trop lourde charge. On ne doit pas attendre de lui qu’il mette des serrures sur toutes les portes.

Motifs de décision

[103]   Comme dans tous les cas de licenciement pour motifs disciplinaires, il s’agit d’abord de se demander si, selon la prépondérance des probabilités, le fonctionnaire s’estimant lésé a commis les actes que l’employeur lui reproche. Dans cette affaire, comme on a pu le lire dans la lettre de licenciement, l’employeur affirme que le fonctionnaire s’estimant lésé s’est versé un paiement rétroactif de 22 649,71 $ ainsi que des prestations mensuelles du RPC de 325,22 $ auxquels il n’avait pas droit. Il a soutenu devant moi qu’il s’agit essentiellement d’un vol dont le seul résultat devait être le licenciement.

[104]   Le fonctionnaire s’estimant lésé reconnaît qu’il s’est versé ces sommes lui-même et qu’il n’aurait pas dû le faire, mais il maintient qu’il avait droit à la prestation de survivant. Il reconnaît avoir fait une erreur en calculant sa prestation, tout en soutenant qu’il allait la corriger quand l’employeur a constaté ce qu’il avait fait et l’a licencié.

[105]   La preuve dont je suis saisi, toute concluante qu’elle soit quant au fait que le fonctionnaire s’estimant lésé s’est bel et bien versé lui-même la prestation, est moins convaincante s’il s’agit de savoir si ce versement était frauduleux. La preuve de l’employeur sur la fraude se résume de la façon suivante : M. Harrington a témoigné avoir demandé la tenue d’une enquête après avoir constaté dans un rapport que le fonctionnaire s’estimant lésé recevait des prestations du RPC. Après avoir pris connaissance des conclusions du rapport de l’enquêteur et entendu l’explication du fonctionnaire s’estimant lésé, il a recommandé son congédiement.

[106]   Lorsque l’enquêteur a été appelé à témoigner, il a déclaré qu’après s’être fait dire par le fonctionnaire s’estimant lésé que celui-ci avait droit à la prestation de survivant, il a vérifié la situation auprès de Mme   Dickson, gestionnaire, SNRP, qui était responsable des cas particuliers. Il a rapporté les propos de Mme   Dickson, selon qui le nom du fonctionnaire s’estimant lésé ne figurait pas sur la liste des cas particuliers et le dossier qu’il lui présentait ne ressemblait aucunement aux dossiers de cas particuliers qu’elle avait vus. L’enquêteur s’était aussi fait déclarer par le fonctionnaire s’estimant lésé qu’un collègue, M. Bastien, lui aurait dit qu’il avait droit à la prestation de survivant. Il a témoigné en outre avoir interrogé M. Bastien, lequel avait à toutes fins utiles nié partager l’avis du fonctionnaire s’estimant lésé quant à son droit à la prestation de survivant. Cela dit, l’employeur n’a fait témoigner à l’audience aucune des personnes interrogées par l’enquêteur. Je me retrouve avec des ouï-dire sur le point crucial de savoir si le fonctionnaire s’estimant lésé avait droit ou pas à la prestation et donc s’il y a eu fraude.

[107]   Dans son argumentation initiale, l’employeur a fait valoir que le versement de la prestation était contraire à la loi en vigueur à l’époque. Bien que je reconnaisse que rien dans la loi n’autorisait le versement de la prestation à des personnes dont le conjoint de même sexe était décédé avant janvier 1998, il ne fait aucun doute que bon nombre de personnes qui avaient demandé cette prestation avant janvier 1998 la recevaient bel et bien. Qui plus est, le fonctionnaire s’estimant lésé avait présenté en 1994 une demande en vue d’obtenir cette même prestation. Sa demande avait été rejetée pour la même raison que toutes les autres, dont les auteurs avaient tous fini néanmoins par obtenir une prestation de survivant. En 1994, les personnes dans des relations entre personnes de même sexe n’avaient pas droit à la prestation de survivant. Ce n’est qu’après 1999, la preuve l’a révélé, qu’on a approuvé de telles demandes dans des cas particuliers, à l’égard des personnes qui avaient déposé leurs demandes avant 1998.

[108]   Dans son témoignage, le fonctionnaire s’estimant lésé a maintenu avoir droit à la prestation de survivant. Il a aussi déclaré qu’il y avait 57 cas de demandes de prestation de survivant acceptées au moment où il a été congédié, alors qu’il n’en existait que 40 au départ. Le fonctionnaire s’estimant lésé a reconnu avoir fait une erreur de calcul de la prestation qui devait lui être versée. Quelques questions restent donc sans réponse : si les critères avaient été assouplis, dans quelle mesure sa situation personnelle se serait-elle comparée à celle des autres cas, et son erreur de calcul était-elle préméditée? Je ne peux qu’avancer des hypothèses à ces égards.

[109]   L’employeur a soutenu pour sa part que le contenu du dossier et les documents remis par le fonctionnaire s’estimant lésé à l’enquêteur laissaient entendre que l’intéressé tentait de cacher ses agissements. Après avoir pris connaissance de la preuve documentaire qui m’a été présentée, compte tenu de l’explication offerte par le fonctionnaire s’estimant lésé de la nature des documents trouvés dans le dossier, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il tentait de cacher ce qu’il faisait. Les documents étaient très variés, et l’explication offerte par le fonctionnaire s’estimant lésé, à savoir qu’il les avait recueillis aux fins de formation, est acceptable.

[110]   Le fonctionnaire s’estimant lésé reconnaît qu’il n’aurait pas dû se verser la prestation lui-même, et il a répondu très franchement à l’employeur lorsqu’il a été interrogé. Toutefois, son explication de la raison pour laquelle il n’était pas passé par la filière normale n’est pas très convaincante. Le fonctionnaire s’estimant lésé affirme qu’il a traité sa demande de prestation lui-même en réaction au harcèlement dont il avait été victime au cours des dernières années. Il voulait protéger son intimité de crainte de continuer d’être victime de harcèlement. Pourtant, de son propre aveu, il n’avait pas hésité à discuter de sa situation avec deux collègues.

[111]   Le licenciement est la sanction pour inconduite la plus grave qu’on puisse imposer à un employé. Je m’attends à ce qu’un employeur prouve, selon la prépondérance des probabilités, que le fonctionnaire s’estimant lésé s’est livré aux actions qui l’ont incité à le congédier. En l’espèce, l’employeur m’a demandé de conclure que le fonctionnaire s’estimant lésé est coupable de fraude. Malheureusement pour lui, un morceau du casse-tête fait défaut. Hormis la preuve de ouï-dire présentée par l’enquêteur, rien ne contredit le témoignage du fonctionnaire s’estimant lésé qu’il avait droit à la prestation de survivant qu’il s’était payée lui-même. On me demande de souscrire à l’idée qu’il suffit que l’employeur présente une preuve de ouï-dire pour justifier un congédiement. Il m’est tout simplement impossible de l’accepter, d’autant que l’employeur ne donne aucune raison ni aucune explication pour justifier le fait qu’une personne qui aurait pu témoigner ne l’a pas fait (en l’occurrence Mme   Dickson).

[112]   Par conséquent, je me retrouve avec un fonctionnaire qui a traité une demande à son profit. On ne m’a présenté aucun élément de preuve pour démontrer qu’une directive avait précisé en termes non équivoques qu’il est interdit à un fonctionnaire de traiter sa propre demande de prestation. Même si je puis accepter la thèse de l’employeur selon laquelle il ne devrait pas être nécessaire de diffuser une directive aussi criante de bon sens, mon interprétation de la situation et de la gravité de la conduite du fonctionnaire s’estimant lésé change. Compte tenu des facteurs susmentionnés, je suis d’avis que le congédiement était une sanction trop sévère dans les circonstances dont je suis saisi et j’ordonne donc la réintégration du fonctionnaire s’estimant lésé. Cela dit, je ne doute nullement que sa conduite ait été inacceptable; elle justifiait de lourdes sanctions disciplinaires. C’est pour cette raison, et compte tenu de l’historique de la procédure en l’espèce, que j’ordonne la réintégration de l’intéressé à compter de la date de la présente décision sans rémunération rétroactive.

[113]   Le fonctionnaire s’estimant lésé m’a demandé de tenir compte des répercussions de la gravité de la sanction pour lui. L’employeur s’est opposé à l’introduction de cette preuve en la disant non pertinente. Bien qu’il puisse être justifié dans certains cas d’admettre une telle preuve, après avoir analysé la situation en l’espèce, je souscris à l’objection de l’employeur et je ne suis donc pas disposé à tenir compte dans la présente affaire de l’effet de son licenciement sur le fonctionnaire s’estimant lésé. Si l’employeur avait prouvé que le fonctionnaire s’estimant lésé s’était rendu coupable de fraude selon la prépondérance des probabilités, je n’aurais pas hésité à conclure que son licenciement était la mesure disciplinaire appropriée quel qu’en ait été l’effet sur la situation du fonctionnaire s’estimant lésé. Qui plus est, même si j’avais jugé que la preuve fondée sur les événements ultérieurs était pertinente, je serais quand même arrivé à la même conclusion sur la mesure disciplinaire appropriée en l’espèce.

[114]   Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

Ordonnance

[115]   J’ordonne que le fonctionnaire s’estimant lésé soit réintégré à compter de la date de la présente décision, sans rémunération rétroactive.

Le 27 février 2006.

Traduction de la C.R.T.F.P.

Georges Nadeau,
arbitre de grief

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