Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé, un inspecteur des douanes, a été licencié pour avoir agressé un voyageur en détention - croyant que le voyageur avait avalé un objet interdit, le fonctionnaire s’estimant lésé a tenté de lui administrer de force du sirop d’ipéca - le fonctionnaire s’estimant lésé a informé deux surintendants de ce qu’il allait faire - ni l’un ni l’autre n’a tenté de l’arrêter - l’un des surintendants a reçu une lettre d’avertissement et l’autre a reçu une suspension de trois quarts de travail - le fonctionnaire s’estimant lésé s’est excusé des actes qu’il a commis au cours de l’enquête de l’employeur et à l’audience - il a déclaré qu’à ce moment il croyait agir dans le meilleur intérêt du voyageur, mais se rendait compte maintenant qu’il avait eu tort - l’arbitre a conclu que les actes commis par le fonctionnaire s’estimant lésé étaient de toute évidence inappropriés et constituaient une atteinte grave à l’intégrité physique d’une personne - il n’existait aucune justification légitime pour l’acte commis - par conséquent, une mesure disciplinaire s’imposait - la vulnérabilité des personnes détenues entraîne une importante obligation d’être digne de confiance de la part des agents de la paix - l’agression n’a pas été commise dans un moment d’aberration mais a été planifiée et délibérée - que le fonctionnaire s’estimant lésé ait cru qu’il agissait dans le meilleur intérêt de la personne concernée est un facteur atténuant - l’absence de provocation est un facteur aggravant - le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas reconnu la gravité de la situation au départ, mais a éprouvé du remords avant son licenciement et à l’audience - les superviseurs n’ont pas demandé ou ordonné au fonctionnaire s’estimant lésé d’administrer le sirop, mais ne lui ont pas ordonné de ne pas l’administrer - les superviseurs ont eu l’occasion de prendre la situation en main et ne l’ont pas fait - le rôle des superviseurs est un facteur atténuant important - la mesure disciplinaire du licenciement n’était pas proportionnée à la sanction imposée aux superviseurs - la conduite ne devrait pas se répéter - le fonctionnaire s’estimant lésé était un bon employé comptant dix ans de service et n’ayant aucun dossier disciplinaire - le licenciement était une peine trop sévère - remplacée par une suspension d’un an. Grief accueilli en partie.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique,
L.R.C. (1985), ch.–P 35

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2006-05-18
  • Dossiers:  166-2-35897
    166-2-35899
    166-2-35900
  • Référence:  2006 CRTFP 58

Devant un arbitre de grief



ENTRE

KENNETH TURNER

fonctionnaire s'estimant lésé

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(Agence des services frontaliers du Canada)

employeur

Répertorié
Turner c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada)

Affaire concernant des griefs renvoyés à l'arbitrage en vertu de l'article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P–35

MOTIFS DE DÉCISION

Devant :  Ian R. Mackenzie, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé :  Daniel Fisher, Alliance de la Fonction publique du Canada

Pour l'employeur :  Stéphane Hould, avocat


Affaire entendue à Windsor (Ontario),
du 4 au 7 octobre 2005 et du 20 au 24 février 2006.
(Observations écrites déposées le 13 mars 2006.)
(Traduction de la C.R.T.F.P.)

Grief renvoyé à l'arbitrage

[1]    Le 6 octobre 2004, Kenneth Turner a été licencié de son poste d'inspecteur des douanes (maître-chien détecteur (MCD)) à l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) pour l'agression alléguée d'un individu détenu au pont Ambassador, à Windsor. Il faisait partie de l'unité de négociation du groupe Exécution des programmes et services administratifs (PM-02), représenté par l'Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC); il était donc assujetti à la convention collective conclue entre celle-ci et le Conseil du Trésor (date d'expiration : le 31 octobre 2003, pièce G-1)).

[2]    M. Turner a déposé quatre griefs, deux contestant son licenciement, un protestant contre la décision de l'employeur de mettre fin à son congé de maladie autorisé contrairement aux dispositions de l'article 35 de sa convention collective et le dernier dénonçant le harcèlement qu'il aurait subi par suite de son licenciement. À l'audience, au nom du fonctionnaire s'estimant lésé, l'agent négociateur a retiré le renvoi à l'arbitrage de grief dénonçant ce harcèlement (dossier de la CRTFP 166-2-35898); le greffe de la Commission a fermé ce dossier. Les deux griefs contestant le licenciement de M. Turner étaient virtuellement identiques. Dans le dossier de la CRTFP 166-2-35899, M. Turner a déclaré : [traduction] « Je conteste la lettre de renvoi qui m'a été remise le 6 octobre 2004. » Dans le dossier de la CRTFP 166-2-35900, il a déclaré : [traduction] « Je conteste la lourde sanction disciplinaire qui m'a été imposée. C'est une sanction punitive incompatible avec la politique disciplinaire de l'ASFC. » Le redressement réclamé dans les deux griefs était le retrait de la lettre de licenciement et la réintégration de M. Turner comme MCD. On n'a avancé aucune raison afin d'expliquer pourquoi deux griefs avaient été renvoyés à l'arbitrage de grief pour contester la même mesure disciplinaire. Le représentant de M. Turner, Daniel Fisher, a déclaré que tous les griefs étaient [traduction] « le même ». Il n'y a aucune différence entre les deux griefs contestant le licenciement, à mon avis, et je les ai examinés ensemble, comme s'ils n'étaient qu'un seul grief.

[3]    Le 1er avril 2005, la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, édictée par l'article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, a été proclamée en vigueur. En vertu de l'article 61 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, ce renvoi à l'arbitrage de grief doit être décidé conformément à l'ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (l'« ancienne Loi »).

[4]    Les deux parties ont fait de brefs exposés introductifs. L'avocat de l'employeur a fait comparaître six témoins; le représentant du fonctionnaire s'estimant lésé en a convoqué cinq. En outre, le fonctionnaire s'estimant lésé lui-même a témoigné, et j'ai rendu l'ordonnance d'exclusion des témoins qu'on m'avait demandée.

[5]    L'avocat de l'employeur a demandé que l'identité de la victime de l'agression alléguée et celle de sa compagne de voyage ne soient pas divulguées. Le représentant du fonctionnaire s'estimant lésé ne s'est pas opposé à cette requête, et c'est pourquoi les deux personnes en question seront appelées ci-après M. « A » et Mme « B ».

[6]    Au cours de l'audience, le représentant du fonctionnaire s'estimant lésé a demandé que j'aille voir la détention et le bureau où les événements pertinents se sont déroulés. Il a déclaré qu'il serait avantageux que je voie l'aménagement et les dimensions de l'endroit où la prétendue agression aurait eu lieu, de même que des parties du bâtiment que la caméra de surveillance n'avait pas saisis. L'avocat de l'employeur a déclaré que ce n'était pas nécessaire.

[7]    Les arbitres de griefs ont pour position qu'il vaut la peine qu'ils aillent visiter les lieux, en dépit du coût de cette démarche, si cela peut les aider à rendre une décision éclairée sur les faits contestés (voir Re Zehrs Markets Inc. v. United Food and Commercial Workers Union, Local 175/663 (2000), 91 L.A.C. (4th) 444). Sur la foi de la preuve qui m'avait été présentée jusque-là à l'audience, y compris un plan d'étage détaillé (pièce E-2), ainsi que du consensus entre les parties quant aux dimensions des lieux, j'ai conclu qu'il n'était pas nécessaire que j'aille les visiter. Le 19 avril 2006, dans un courriel adressé à la Commission, les parties ont confirmé qu'elles s'entendaient sur les dimensions du plan en question.

Résumé de la preuve

[8]    Kenneth Turner était inspecteur des douanes à Windsor, en Ontario, depuis près de dix ans. Il avait été choisi par concours pour recevoir une formation comme MCD; il était titulaire d'un poste de MCD au moment de son licenciement. Le chien qu'on lui avait confié s'appelait « Rosco ». M. Turner était affecté au tunnel de Windsor, mais ses fonctions l'appelaient à se déplacer de sorte qu'il pouvait aussi travailler à d'autres points de passage transfrontalier, notamment au pont Ambassador de Windsor. Il avait de bonnes évaluations de rendement (pièce G-6) ainsi que de nombreuses lettres d'éloges pour son travail dans la communauté et pour des services de police locaux dans son dossier (pièce G-18), avec des articles de journaux sur les démonstrations qu'il faisait avec son chien dans les écoles locales (pièce G-16), de même que plusieurs distinctions qui lui avait été décernées par son employeur (pièce G-17).

[9]    Dans la soirée du 23 juillet 2004, M. Turner travaillait au pont Ambassador, où il pouvait être appelé à faire inspecter des véhicules par son chien. Ce soir-là, il y avait deux surintendants en service. Leurs fonctions étaient réparties « à l'intérieur » et « à l'extérieur ». Sandra Rae était chargée de « l'intérieur » et Mike Bechard, de « l'extérieur ». Mme Rae était surintendante par intérim depuis environ six mois. Elle travaillait comme inspectrice des douanes depuis quelque 16 ans. M. Bechard était surintendant par intérim depuis deux ans et demi; au cours de cette période, il avait été affecté à différents points d'entrée. Il travaillait comme inspecteur des douanes depuis à peu près 16 ans, lui aussi.

[10]    Vers 23 h 30, un véhicule transportant deux passagers sur le pont Ambassador en direction du Canada a été envoyé à l'inspection secondaire. Yvonne Harrison est l'inspectrice des douanes qui s'est approchée du véhicule pour cette inspection. Elle a examiné les papiers d'identité des deux passagers, M. « A » et Mme « B »; ensuite, elle a fouillé le véhicule. Elle y a trouvé une plaque d'immatriculation de concessionnaire automobile. Comme elle n'a pas été convaincue par l'explication que Mme « B » lui a donnée pour justifier la présence de cette plaque, elle a décidé de faire une recherche par ordinateur pour déterminer si le véhicule avait été volé. Elle a aussi vérifié si Mme « B » et M. « A » avaient un casier judiciaire : M. « A » avait été condamné aux États-Unis pour une affaire de drogue et pour possession d'une arme à feu. Elle a demandé à un autre inspecteur des douanes, Kenneth Scherer, de faire une fouille par palpation de M. « A ». Elle a déclaré qu'on avait trouvé un briquet au butane sur M. « A ». M. Scherer, pour sa part, ne se souvenait pas si l'on avait trouvé quelque chose sur cet individu. Mme Harrison a ensuite demandé à M. Turner de faire inspecter le véhicule par son chien. M. Turner a pris les clés du véhicule et effectué l'inspection demandée. À son retour après l'inspection, il a déclaré qu'il serait peut-être utile de fouiller M. « A » à nu, en raison de certaines de ses observations.

[11]    Mme Harrison est la fiancée de M. Turner; au moment de l'incident, elle était déjà liée à lui dans une relation. Elle le connaissait depuis 1998. Dans son témoignage, elle a déclaré ne vouloir rien faire, en témoignant, qui puisse nuire à M. Turner.

[12]    M. « A » et Mme « B » ont été escortés à la détention du bâtiment des douanes par Mme Harrison. M. Scherer était aussi présent. Il y a une caméra de surveillance à la détention; les événements qui ont suivi ont été largement enregistrés sur bande magnétoscopique (pièce E-1). Comme la vidéo a été réalisée en arrêts sur l'image, les mouvements « sautent ». Je l'ai visionnée à l'audience, et les témoins présents durant une partie ou la totalité de l'incident ont décrit leur rôle au cours de leur témoignage.

[13]    Quand elle a informé M. « A » et Mme « B » de leurs droits, Mme Harrison a dit avoir eu l'impression de voir M. « A » se mettre une petite enveloppe dans la bouche. Ce mouvement de M. « A » n'est pas visible sur la bande vidéo. Elle s'est alors ruée vers lui en criant : [traduction] « Crachez ça, crachez ça ». Elle a témoigné que M. « A » tentait de cacher quelque chose en se couvrant la bouche. M. Scherer s'est aussi approché de M. « A », et Mme Harrison et lui-même ont tenté de l'empêcher d'avaler. Douglas Bedard, un autre inspecteur des douanes, leur a prêté main-forte.

[14]    M. Turner revenait alors à la détention parce qu'il avait oublié de remettre les clés du véhicule à Mme Harrison. Il a entendu crier, et il a commencé à aider les autres à empêcher M. « A » d'avaler. Il a témoigné qu'il ne voulait pas que M. « A » avale de la contrebande, aussi bien pour sa propre sécurité que pour préserver la preuve. Tous les inspecteurs des douanes ont témoigné que M. « A » serrait les mâchoires et les lèvres pour essayer de les empêcher de lui ouvrir la bouche. Après avoir résisté quelques instants, il a fini par ouvrir la bouche. Les inspecteurs des douanes étaient convaincus que cela voulait dire qu'il avait bel et bien réussi à avaler ce qu'il avait dans la bouche. À ce moment-là, on a mis les menottes à M. « A » ainsi qu'à Mme « B ».

[15]    M. Turner a demandé à M. « A » ce qu'il venait d'avaler; celui-ci a répondu qu'il n'avait rien avalé du tout. M. Turner lui a dit qu'il risquait de mourir s'il avait avalé de la cocaïne ou de l'héroïne. Sur ce, il s'est rendu au bureau du surintendant pour en parler avec M. Bechard. Ce dernier a témoigné que M. Turner n'était pas entré dans le bureau. Rosa Quaggiotto, une inspectrice des douanes, l'avait informé du problème dans la partie arrière du bâtiment, et il a été intercepté par M. Turner dans le couloir comme il se rendait à la détention. M. Turner lui a dit qu'un individu avait avalé quelque chose et que cela risquait de le tuer si c'était de l'héroïne ou de la cocaïne.

[16]    M. Bechard s'est donc dirigé vers la détention en compagnie de M. Turner, pour parler à M. « A ». Il lui a demandé plusieurs fois s'il avait avalé quelque chose; M. « A » a toujours répondu que non.

[17]    MM. Bechard et Turner sont ensuite allés dans le bureau. M. Bedard a témoigné que M. Turner lui avait dit qu'il avait dans son camion quelque chose qu'il allait chercher pour le donner à M. « A » parce qu'il ne voulait pas le laisser mourir. M. Bedard ne se rappelle pas avoir entendu de réponse à cette déclaration. M. Turner a témoigné avoir dit à M. Bechard qu'il avait dans son camion une substance pouvant faire vomir. M. Bechard a témoigné avoir répondu : [traduction] « Non, nous ne sommes pas médecins », en ajoutant qu'ils devraient faire venir les gens compétents pour les aider. Shane McLaughlin, un stagiaire d'été travaillant comme inspecteur des douanes, a témoigné avoir entendu M. Bechard dire qu'il n'était pas médecin et qu'il allait appeler les Services médicaux d'urgence (SMU). Dans son rapport, M. McLaughlin a écrit que M. Bechard [traduction] « avait clamé qu'il n'était pas médecin » et qu'il allait appeler les SMU. Il était à quelque 38 pieds de M. Bechard quand il l'a entendu déclarer cela. Aucun des autres inspecteurs des douanes présents n'a entendu M. Bechard prononcer ces paroles.

[18]    M. McLaughlin a témoigné qu'il se considérait comme un ami de M. Bechard et qu'ils avaient socialisé. Il a déclaré qu'il ne voulait pas le voir en difficulté. Il a parlé avec lui après avoir rédigé son rapport, le 6 août 2004 (pièce E-11). M. Bechard lui a dit qu'il croyait avoir déclaré à M. Turner qu'il allait appeler les SMU. M. McLaughlin lui a dit qu'il l'avait fait, en confirmant l'avoir entendu le dire. Il a admis que parler de l'incident en entrant dans les détails avec M. Bechard ou avec d'autres inspecteurs des douanes était contraire aux instructions de la direction.

[19]    Le témoignage de M. Turner sur sa discussion avec M. Bechard diffère de celui de ce dernier. Selon M. Turner, ils ont parlé de la substance pouvant faire vomir dans le couloir, mais la discussion s'est terminée dans le bureau du surintendant. M. Turner a dit que c'était du sirop d'ipéca. M. Bechard lui a demandé à quoi ça servait : M. Turner lui a expliqué que ça pouvait faire vomir. Il a ensuite témoigné avoir demandé à M. Bechard s'il pourrait administrer le sirop, ce à quoi M. Bechard lui a répondu [traduction] « Allez-y ». En contre-interrogatoire, M. Turner a admis n'avoir mentionné cela à personne avant l'audience, en reconnaissant qu'il était possible que M. Bechard ne le lui ait pas dit.

[20]    M. Bechard a témoigné qu'il était retourné dans le bureau du surintendant pour téléphoner aux SMU. Il a dit au répartiteur qu'il craignait que quelqu'un ait avalé de la drogue. Le répartiteur lui a demandé comment M. « A » était, en lui donnant des instructions sur ce qu'il faudrait faire si ce dernier tombait dans le coma, notamment l'empêcher de vomir. M. Bechard a dit être resté au téléphone trois à cinq minutes.

[21]    Entre-temps, M. Turner était allé dans son camion prendre la boîte à outils rouge contenant sa bouteille de sirop d'ipéca. Mme Rae était à la caisse (pour faire la caisse de la soirée). Mme Quaggiotto est allée lui dire qu'il y avait du grabuge à l'arrière et qu'elle devrait aller voir. À ce moment-là, M. Turner est passé à côté d'elle avec sa boîte à outils rouge. Mme Rae lui a demandé ce qui se passait; pendant qu'elle lui emboîtait le pas, il lui a dit que M. « A » avait avalé quelque chose et qu'il allait lui administrer de quoi le faire vomir. M. Turner a témoigné qu'elle lui a répondu : [traduction] « Vous en sauriez plus que moi là-dessus. » Mme Rae a nié que M. Turner lui avait dit ce qu'il allait faire et nié aussi avoir tenu ces propos. Dans son rapport supplémentaire sur l'incident, rédigé le 29 juillet 2004 (pièce E-4), elle a écrit qu'elle avait appris qu'il s'agissait de sirop d'ipéca quand M. Turner était passé à côté d'elle à la caisse. Elle l'a suivi jusqu'à la détention.

[22]    Mme Rae a témoigné que, à son arrivée à la détention, elle a commencé par tenter de savoir quels inspecteurs des douanes auraient dû être là. Ensuite, elle a dit à quelques-uns de retourner à leur poste. On peut la voir sur la bande vidéo observant la lutte avec M. « A ».

[23]    M. Turner a mis le sirop d'ipéca dans une seringue pour l'administrer par la bouche. Avant de tenter de l'administrer, M. Turner apparaît sur la vidéo brandissant la seringue pour que toutes les personnes présentes, y compris Mme Rae, puissent la voir. Il a ensuite expliqué à tout le monde ce qu'il allait faire. M. Bedard a témoigné que M. Turner avait dit : [traduction] « Je vais lui donner ceci; je ne le regarderai pas mourir. » M. Turner a témoigné avoir regardé Mme Rae dans les yeux en brandissant la seringue et en disant : [traduction] « Je vais lui donner ça maintenant. » Il a déclaré vouloir se faire confirmer par Mme Rae qu'elle [traduction] « acceptait » qu'il administre le sirop. Mme Harrison a aussi témoigné que M. Turner parlait directement à Mme Rae à ce moment-là. Pour sa part, Mme Rae a témoigné que M. Turner ne s'adressait à personne en particulier quand il a brandi la seringue. Elle n'a rien répondu sur le coup. Sur la bande vidéo, M. Turner regarde à côté d'un inspecteur des douanes, comme s'il voulait avoir un contact visuel avec Mme Rae.

[24]    Mme Rae a témoigné qu'elle acceptait ce que M. Turner allait faire, mais que [traduction] « la détermination ou la décision sur quoi faire avait été prise » avant qu'elle n'arrive à la détention. Elle ne pense pas avoir autorisé M. Turner a administrer le sirop. M. Turner a témoigné avoir la conviction qu'elle acceptait ce qu'il faisait parce qu'elle [traduction] « était tout simplement restée là ». C'est pour cette raison, et parce qu'il lui avait dit ce qu'il allait faire en se rendant à la détention, qu'il a déclaré avoir été convaincu que Mme Rae [traduction] « acceptait » qu'il administre le sirop, en ajoutant que, si elle lui avait dit de ne pas le faire, il aurait cessé de tenter de l'administrer.

[25]    Mme Harrison, M. Scherer et M. Bedard ont aidé M. Turner dans ses efforts pour mettre la substance dans la bouche de M. « A », en le maintenant. Ils n'ont pas réussi : la plus grande partie du sirop a fini sur les murs et sur eux. Pendant qu'ils s'efforçaient de maintenir M. « A », M. Turner aurait répété plusieurs fois : [traduction] « Je ne vais pas vous laisser mourir. »

[26]    Pendant que la lutte se poursuivait, Mme Rae a demandé si l'on avait appelé une ambulance. M. Turner a répondu d'un ton que Mme Harrison et lui-même ont qualifié [traduction] « d'incrédule » : « Vous voulez dire qu'on ne l'a pas encore appelée? » M. Turner a déclaré que la raison pour laquelle il avait réagi si vivement est qu'il était probable, à sa connaissance, qu'un narcotique avalé tue très vite. Mme Rae est alors allée au bureau du surintendant pour confirmer qu'on avait appelé les SMU. M. Bechard était encore au téléphone quand elle est arrivée là. Il lui a dit qu'il parlait aux SMU. Sur ce, Mme Rae est retournée à la détention.

[27]    Quand il n'est plus resté de sirop dans la seringue, M. « A » a cessé de se débattre. M. Turner lui a demandé s'il allait accepter d'avaler le sirop; M. « A » a dit que oui. M. Scherer a alors remis à M. Turner ce qu'il restait de sirop dans une petite bouteille. M. Turner l'a administré à M. « A », mais celui-ci l'a recraché.

[28]    Mme Rae a témoigné qu'elle pensait, au moment de l'incident, que M. Turner savait ce qu'il faisait, qu'il était de bonne foi et qu'il craignait vraiment pour la santé de M. « A ». Elle a déclaré qu'elle ne l'aurait pas autorisé à continuer si elle n'en avait pas été convaincue. Elle a dit qu'il ne semblait pas que M. « A » se sentait mal, mais elle ne l'avait pas observé de près. Elle a dit qu'on avait l'impression qu'il fallait agir d'urgence et que M. Turner semblait savoir exactement quoi faire; elle a présumé qu'il avait reçu une formation sur ce qu'il fallait faire dans de telles situations. M. Scherer a témoigné qu'il pensait que M. Turner faisait tout ce qu'il pouvait pour aider M. « A ».

[29]    M. Turner est alors parti se laver. M. « A » a été laissé couché sur son dos sur le banc. Un inspecteur des douanes est toujours resté présent. Mme Rae s'est occupée de M. Bedard, qui s'était blessé au genou pendant l'incident. Elle est allée ensuite parler à M. Turner, dans une pièce adjacente, au sujet de la substance qu'il avait administrée. M. Turner lui a dit qu'il s'était procuré ce sirop d'ipéca pour l'administrer à son chien détecteur, en précisant que c'était une substance qu'on donnait communément à quiconque avait avalé du poison; on pouvait se la procurer sans ordonnance. Il a aussi déclaré que, si M. « A » avait avalé un sachet de cocaïne ou d'héroïne, celui-ci pouvait être percé ou dissous par l'acide dans son estomac, ce qui aurait entraîné sa mort. M. Turner a témoigné s'être fait dire dans son cours de formation comme MCD qu'on pouvait administrer du sirop d'ipéca aux enfants qui auraient avalé du poison.

[30]    M. Bechard est retourné à la détention, où il a aidé à donner les premiers soins à M. Bedard. Celui-ci lui a dit que M. Turner avait administré une substance à M. « A ».

[31]    Quand M. Turner est revenu à la détention, il n'a pas regardé M. « A », qui restait allongé sur le dos, en s'employant plutôt à regarder derrière les bancs et sur le plancher. Il a témoigné que la procédure voulait qu'on vérifie s'il y avait des produits de contrebande sur les lieux après une empoignade avec une personne sous garde. M. « A » s'est plaint que ses menottes étaient trop serrées; M. Scherer l'a redressé. Mme Rae a témoigné qu'elle avait aussi demandé qu'on redresse M. « A », parce qu'elle craignait qu'il ne soit pas dans la bonne position au cas où il vomirait. On a apporté une corbeille à papier. M. Scherer a témoigné que M. « A » avait dit avoir mal aux yeux et craindre qu'il allait vomir. Il l'a aidé à se relever pour ajuster ses menottes.

[32]    M. Bechard a attendu à l'extérieur du bâtiment pour guider les secouristes paramédicaux vers la détention. À leur arrivée, M. Turner leur a dit ce qu'il avait tenté d'administrer à M. « A ». Mme Rae a témoigné que les nouveaux arrivants ne semblaient pas s'en inquiéter. Ils ont tous deux observé M. « A »; on peut les voir sur la bande vidéo parler avec lui et regarder brièvement dans sa bouche en l'éclairant avec une lampe de poche. M. Bechard a témoigné qu'ils posaient à M. « A » des questions sur ce qu'il avait avalé, en essayant de le convaincre d'aller à l'hôpital. Il avait commencé par refuser, pour ensuite accepter. M. Turner craignait qu'on ne perde du temps; il pensait que M. « A » aurait dû être envoyé à l'hôpital le plus vite possible. Mme Rae a demandé à Mme Harrison et à M. Scherer d'accompagner M. « A » à l'hôpital, dans l'ambulance.

[33]    Mme Harrison a témoigné que, pendant qu'ils se rendaient à l'hôpital, M. « A » lui aurait avoué avoir avalé quelque chose qui aurait pu le tuer. Elle a aussi déclaré que l'ambulancier paramédical qui était assis à l'arrière de l'ambulance avec elle avait entendu cet aveu. M. Scherer n'a aucun souvenir du trajet en ambulance, et l'ambulancier en question n'a pas été appelé à témoigner.

[34]    À l'hôpital, M. « A » est devenu léthargique; il avait des oublis. Un médecin l'a examiné. Il a informé Mme Harrison que l'intéressé avait nié avoir avalé quoi que ce soit et refusait d'être traité. Il lui a aussi confié qu'on pourrait ordonner un examen aux rayons X. Mme Harrison a téléphoné à Mme Rae et obtenu l'autorisation voulue à cette fin. Les rayons X n'ont révélé la présence d'aucun objet étranger dans l'estomac de M. « A », qui a été ramené au pont Ambassador, puis renvoyé aux États-Unis.

[35]    L'inspectrice des douanes Jessica Farrell a témoigné que, pendant la fouille à nu de Mme « B », elle lui avait demandé si celle-ci avait vu M. « A » se mettre quelque chose dans la bouche. Mme « B » a répondu : [traduction] « Oui, je pense. »

[36]    Joe McMahon était directeur par intérim du poste du pont Ambassador au moment de l'incident. Le directeur, David McRae, était en congé. M. McMahon est actuellement directeur général par intérim des Ressources humaines de la région. M. Turner l'a fait comparaître. M. McMahon avait demandé que tous les inspecteurs des douanes présents lors de l'incident produisent des rapports.

[37]    Le 26 juillet 2004, Mme Rae préparait son rapport au bureau; elle est allée parler à M. Turner, qui était aussi en service ce jour-là. Elle lui a dit qu'elle avait une [traduction] « mauvaise impression » de l'incident, et que [traduction] « ça paraissait mal ». Elle a pris connaissance du rapport que M. Turner avait rédigé, en soulignant quelques erreurs ou divergences. Dans son rapport, il avait commencé par dire qu'il était allé voir les deux surintendants dans le bureau du surintendant. Mme Rae a témoigné qu'il soutenait mordicus avoir informé les deux surintendants de ce qu'il allait faire, dans le bureau. La discussion s'est poursuivie; M. Turner n'était pas content; il a dit à Mme Rae qu'il pensait qu'elle essayait de [traduction] « se couvrir ». Il a témoigné qu'il pensait que M. Bechard et Mme Rae tentaient de se soustraire à leurs responsabilités en le dépeignant comme [traduction] « le méchant ». Mme Rae lui a dit que, si elle avait su que le sirop était normalement destiné à son chien, elle aurait pu lui demander de ne pas l'administrer. Elle a déclaré qu'il lui a dit qu'il l'aurait fait de toute façon. M. Turner nie avoir dit cela à Mme Rae. En contre-interrogatoire, celle-ci a témoigné qu'elle ne pouvait pas jurer que c'est exactement ce qu'il avait dit. M. Turner a témoigné pour sa part avoir déclaré qu'il aurait probablement fait la même chose s'il avait eu les mêmes connaissances et s'était trouvé dans la même situation. À l'époque, il n'était pas conscient de toutes les erreurs qu'il avait faites et pensait avoir agi correctement. Il a dit ne pas avoir déclaré qu'il aurait administré le sirop même si Mme Rae lui avait ordonné de ne pas le faire. Il a soutenu qu'il ne l'aurait pas administré s'il s'était fait dire de ne pas le faire.

[38]    M. McMahon a produit un rapport chronologique des événements liés à l'incident (pièce G-10). Le 26 juillet 2004, il a parlé à Mme Rae, qui lui a dit ne pas avoir autorisé M. Turner à administrer le sirop, ni lui avoir enjoint de ne pas l'administrer. Ce même jour, le 26 juillet 2004, M. McMahon a aussi parlé à M. Bechard, qui lui a déclaré qu'il n'avait pas autorisé M. Turner à administrer la substance en question, ni tenté de l'empêcher de le faire. M. Bechard a témoigné que cette version était celle de M. McMahon et que ce n'est pas ce qu'il lui avait dit.

[39]    M. McMahon a rencontré Mme Rae une autre fois, le 28 juillet 2004, pour lui dire qu'il y aurait des [traduction] « retombées » sur elle et qu'elle pourrait écoper d'une sanction disciplinaire. Il a aussi rencontré M. Bechard une deuxième fois à ce sujet, le 29 juillet 2004, en lui disant que ses actions lors de l'incident avaient révélé un manque de leadership et de sens des responsabilités. M. Bechard lui a dit qu'il croyait que son rôle se limitait à appeler les SMU. M. McMahon lui a déclaré que son manque d'intervention était décevant. Lors d'une réunion des représentants de la direction, le 30 juillet 2004, il a été décidé que les nominations intérimaires de Mme Rae et de M. Bechard seraient suspendues à compter du 3 août 2004, en attendant les résultats de l'enquête (pièce G-10). La participation de M. McMahon au dossier s'est terminée quand le directeur est revenu de son congé.

[40]    Dans son rapport initial sur l'incident (pièce E-8), M. Bechard avait déclaré que M. Turner lui avait dit avoir dans la trousse dont il s'était muni pour son chien une substance pouvant faire vomir et qu'il jugeait nécessaire de l'administrer à M. « A » pour lui faire régurgiter ce qu'il avait avalé. M. Bechard avait alors écrit qu'il [traduction] « acceptait ce fait », et qu'il s'était rendu à son bureau appeler les SMU. Dans sa discussion avec M. McMahon, il a précisé son intention, à savoir accuser réception de la déclaration de M. Turner, pas y souscrire. Il a témoigné que M. McMahon lui a demandé de réviser son rapport pour qu'il reflète exactement ce qui s'était produit. M. McMahon a nié avoir demandé à M. Bechard de modifier son rapport. Le rapport révisé (pièce E-9) précise que M. Bechard avait [traduction] « reçu » l'information que M. Turner allait administrer la substance.

[41]    Après l'incident, M. Turner a été affecté à des tâches moins délicates et relevé de ses fonctions de MCD à compter du 27 juillet 2004. Après l'enquête préliminaire qui a précédé celle d'un enquêteur des Affaires internes, sa désignation d'agent des douanes en vertu du paragraphe 163.4 (1) de la Loi sur les douanes a été suspendue.

[42]    Darrin Boismier, le coordonnateur régional des pouvoirs des agents de l'ASFC, s'est fait demander par M. McMahon de produire un rapport sur l'incident. Après avoir regardé la bande vidéo et pris connaissance des rapports sur l'usage de la force rédigés par les inspecteurs des douanes, il a exposé ses conclusions sur cet usage dans un rapport daté du 30 juillet 2004 (pièce E-15) :

[Traduction]

[...]

À mon avis, la force dont on a usé pour maîtriser [M. « A »] au premier contact était justifiée en réaction à la situation. Lors du second contact, toutefois, j'estime qu'il n'y avait pas de raison valable d'user de nouveau de la force après avoir passé les menottes à [M. « A »] et l'avoir mis en état d'arrestation. [M. « A »] était assis sur le banc et ne résistait pas activement aux agents, de toute façon. En ma qualité de coordonnateur régional et d'ancien formateur sur l'usage de la force, j'estime que le deuxième contact avec [M. « A »] n'était pas nécessaire et qu'il n'aurait pas dû avoir lieu. Les inspecteurs en cause (particulièrement Ken Turner) ont usé d'une force excessive pour maintenir [M. « A »], en le tenant par le cou pour lui administrer le sirop d'ipéca.

[...]

[43]    En contre-interrogatoire, M. Boismier a témoigné que la plus grande partie de son rapport était exclusivement basée sur la bande vidéo qu'il avait regardée.

[44]    M. Boismier a identifié la Politique et procédures sur l'usage de la force (pièce E-14) et passé en revue le modèle de gestion et d'intervention en cas d'incident retenu par l'ASFC. Les lignes directrices de la Politique stipulent qu'il doit y avoir une séance de rapport des intéressés une fois qu'un rapport concernant l'usage de la force a été déposé. M. Boismier a déclaré avoir été informé qu'il n'était pas censé y avoir de telle séance en l'espèce. Les lignes directrices précisent toutefois que cette séance n'est obligatoire que dans certaines circonstances, notamment lorsqu'un agent des douanes ou une autre personne subit des blessures ou qu'une plainte est déposée.

[45]    M. Boismier a témoigné qu'on ne donne pas aux agents des douanes de formation précise sur ce qu'ils doivent faire quand quelqu'un avale un narcotique. Cela dit, il avait pris connaissance du dossier de formation de M. Turner (pièce E-16), ce qui lui a permis de déclarer que ce dernier avait reçu une formation sur l'exercice des pouvoirs d'un agent de la paix ainsi qu'une formation en protection personnelle, y compris un cours de perfectionnement offert en 2003.

[46]    M. Boismier était le superviseur direct de M. Turner en 1999 (pièce G-6). En contre-interrogatoire, il a déclaré que, dans le cadre du programme de maîtrise des chiens détecteurs, il jugeait que M. Turner était excellent et qu'il n'avait pas eu le moindre problème avec lui. Après que M. Turner s'y est joint, ce programme a inspiré confiance plus que jamais. Selon sa propre expérience, M. Boismier a dit qu'il était étonnant que les événements se soient déroulés comme dans la bande vidéo.

[47]    Pete DiPonio, le directeur général régional de l'ASFC, a demandé à la Direction générale des affaires internes de l'Agence d'enquêter sur l'incident. Dans son témoignage, il a déclaré qu'une enquête des Affaires internes s'imposait lorsqu'il y avait des possibilités d'inconduite grave ou d'acte criminel et que les deux possibilités étaient réunies dans ce cas-ci.

[48]    L'enquête des Affaires internes a été menée par Jim Wardhaugh, qui est enquêteur depuis 1989. Avant d'interroger les personnes présentes lors de l'incident, M. Wardhaugh a visionné la bande vidéo (pièce E-1). Il a commencé à rencontrer les intéressés pour les interroger le 16 août 2004; c'est le 18 août 2004 qu'il a interrogé M. Turner. M. Wardhaugh n'a pas parlé à M. « A ». En contre-interrogatoire, il a déclaré qu'il préférait [traduction] « ne pas réveiller le chat qui dort », ni [traduction] « susciter » des poursuites contre son employeur. Il a reconnu que la pratique habituelle veut qu'on interroge la victime ou le plaignant. M. DiPonio a témoigné que l'Agence n'était pas tenue de communiquer avec M. « A » et que l'avoir fait aurait exposé bien des gens à des poursuites au civil, en disant que cela l'inquiétait.

[49]    Mme Rae a témoigné qu'elle avait relu les manuels de l'ASFC après l'incident pour savoir comment il aurait fallu le gérer. Elle a joint des extraits de la Politique sur le traitement et le contrôle des personnes détenues à sa déclaration à M. Wardhaugh (pièce E-6). La politique précise notamment que :

[Traduction]

[...]

95.     Si une personne arrêtée ou détenue devient malade ou est blessée pendant sa détention :

[...]

98.     Donnez-lui les premiers soins au besoin, si vous avez la compétence nécessaire.

99.     Demandez immédiatement des soins médicaux et faites venir une ambulance.

[...]

Remarque : Sauf dans des circonstances extrêmement urgentes, le personnel de l'ASFC n'administre pas directement des médicaments (en se servant d'une seringue/aiguille), quelle que soit sa formation médicale (comme auxiliaire paramédical). L'ASFC n'a pas l'équipement médical nécessaire pour réagir si quelqu'un devait avoir une réaction négative au médicament administré.

[...]

[50]    Quand M. McLaughlin a été interrogé par M. Wardhaugh (pièces E-7 et E-12), il lui a dit avoir eu l'impression que la réponse de M. Bechard à la déclaration de M. Turner qu'il avait du sirop d'ipéca dans son camion était un [traduction] « non catégorique », parce qu'il avait dit qu'il n'était pas médecin. M. McLaughlin a aussi dit à M. Wardhaugh que M. Scherer n'avait peut-être pas entendu cela. M. Scherer, lui, a témoigné qu'il ne se rappelait pas l'avoir entendu.

[51]    M. Wardhaugh n'a pas donné à M. Turner l'occasion de commenter ses conclusions ni les observations des autres inspecteurs des douanes, pas plus que celles des superviseurs. Il n'a pas non plus fourni de copie de la bande vidéo à M. Turner, sans même lui donner la possibilité de la visionner parce qu'il n'était pas sûr des droits de l'intéressé de lire son rapport ou de voir la bande vidéo. Il a préféré laisser M. Turner obtenir ces documents en les demandant en vertu de la Loi sur l'accès à l'information et la protection des renseignements personnels.

[52]    En contre-interrogatoire, M. Wardhaugh a déclaré être d'avis qu'en administrant le sirop d'ipéca, M. Turner tentait d'obtenir des preuves pour faire arrêter un trafiquant de drogue, et qu'il n'agissait donc pas de bonne foi. Cette opinion ne figure pas dans le rapport de l'enquête lui-même.

[53]    Le rapport de l'enquête de M. Wardhaugh a été remis à M. DiPonio le 7 septembre 2004 (pièce E-7). Il se termine comme il suit :

[Traduction]

[...]

CONCLUSION

Les renseignements recueillis au cours de cette enquête m'ont mené à la conclusion que l'inspecteur des douanes et maître-chien détecteur Ken Turner, affecté au bureau de l'ASFC du tunnel entre Détroit et le Canada, a agressé [M. « A »], du Michigan, aux États-Unis, pendant que ce dernier était sous la garde de l'ASFC au pont Ambassador.

Les renseignements recueillis démontrent que les inspecteurs des douanes Douglas Bedard et Yvonne Harrison, du bureau du pont Ambassador de l'ASFC, ont aussi participé à l'agression susmentionnée de [M. « A »], bien que leur participation soit moins grave étant donné qu'ils ont agi de bonne foi parce que convaincus que Turner avait une formation spécialisée (qu'il n'avait pas).

[...]

[Les caractères gras sont dans l'original.]

[54]    Le 23 septembre 2004, M. DiPonio a communiqué avec M. Turner par téléphone. Il a témoigné l'avoir appelé après avoir reçu le rapport de l'enquête pour savoir s'il avait quelque chose à ajouter. M. DiPonio a pris des notes sur cette conversation à l'époque (pièce E-17). Il a écrit que M. Turner avait dit que s'il avait mal agi, il en était désolé. Il a aussi dit à M. DiPonio qu'il [traduction] « regrettait évidemment ses actes en raison des conséquences ». Il a ajouté qu'il avait eu l'autorisation d'administrer le sirop d'ipéca. En outre, il a déclaré à M. DiPonio qu'il tentait de sauver la vie de M. « A » et que la situation était analogue à ce qu'on fait quand on saisit quelqu'un et qu'on le jette à terre pour l'empêcher de sauter du toit d'un immeuble.

[55]    M. DiPonio a conclu que M. Turner s'était basé sur son jugement pendant l'incident, et que les circonstances qui avaient mené à l'agression étaient [traduction] « largement de sa faute ». Il a aussi conclu que M. Turner n'avait guère changé sa position par rapport à celle qui figurait dans sa déclaration à M. Wardhaugh. D'après M. DiPonio, M. Turner pensait que ce qu'il avait fait était correct, même s'il avait eu le temps de réfléchir et de tenir compte de l'opinion d'autrui.

[56]    M. Turner a témoigné qu'il n'avait pas été autorisé à voir la bande vidéo, ni à prendre connaissance du rapport de l'enquête, et ce après l'avoir demandé à l'ASFC dans une lettre datée du 5 août 2004 (pièce G-19). En contre-interrogatoire, M. DiPonio a reconnu n'avoir pas fourni de copie du rapport de l'enquête à M. Turner. Il a déclaré qu'il ne lui avait pas non plus fourni la copie de la bande vidéo que M. Turner et son agent négociateur lui réclamaient, sur l'avis de son conseiller en relations de travail.

[57]    Le 4 octobre 2004, M. DiPonio a rencontré M. Turner à la demande de la représentante de son agent négociateur, Marie-Claire Coupal. Mme Coupal était présente à cette réunion, avec un conseiller en ressources humaines de l'ASFC qui en a produit un compte rendu (pièce E-17); M. DiPonio a témoigné que ce compte rendu reflétait le contenu de la réunion. M. Turner a dit alors qu'il éprouvait beaucoup de regrets. Il a déclaré qu'il était désolé, qu'il savait avoir mal agi et qu'il ne le referait plus jamais. Il a aussi dit qu'il voulait régler le problème et changer son comportement, en déclarant qu'il savait qu'il ne pourrait plus être MCD.

[58]    M. DiPonio a témoigné qu'il doutait énormément que M. Turner change de comportement après la réunion. Il se comportait sans respect pour l'autorité. Il a dit que les explications avancées par M. Turner pour justifier son comportement n'étaient pas compatibles avec un bon jugement. Selon lui, le remords exprimé par M. Turner était attribuable au fait qu'il s'était fait dire que sa conduite était inacceptable, mais M. Turner restait convaincu d'avoir agi de bonne foi.

[59]    M. DiPonio a pris la décision de licencier M. Turner pour raison valable. Dans la lettre qu'il lui a adressée le 6 octobre 2000, il déclarait notamment ce qui suit (pièce E-18) :

[Traduction]

[...]

La Division des affaires internes a fait enquête sur l'incident et conclu que vous avez agressé [M. « A »] pendant qu'il était sous la garde de l'Agence des services frontaliers du Canada au pont Ambassador. Qui plus est, vous lui avez administré de force du « sirop d'ipéca », sans son consentement et sans avoir été autorisé à le faire.

Vous avez prouvé que vous n'êtes pas digne de confiance et que vous n'avez pas le jugement, le sens des responsabilités et le potentiel de réhabilitation nécessaires pour fonctionner en tant qu'employé de l'Agence des services frontaliers du Canada.

[...]

[60]    M. DiPonio a témoigné que M. Turner avait le devoir de se servir de façon raisonnable des outils qui lui étaient fournis et qu'il s'était servi du sirop d'ipéca d'une façon [traduction] « carrément et absolument inacceptable ». Il a aussi déclaré que M. Turner n'acceptait tout au plus que très peu de responsabilité pour ses actions. Selon lui, le jugement de M. Turner était [traduction] « tout simplement inacceptable », puisqu'il n'y avait pas eu d'urgence médicale. M. Turner ne connaissait pas les antécédents médicaux de M. « A » et n'avait pas la compétence nécessaire pour déterminer le résultat de ses actions à l'endroit de ce dernier. S'il y a eu une crise, c'est M. Turner qui l'a créée. En contre-interrogatoire, M. DiPonio s'est fait demander s'il croyait que M. Turner avait agi de mauvaise foi. Il a répondu que M. Turner avait agi de façon inacceptable et déraisonnable. Il a aussi déclaré qu'il ne savait pas comment M. Turner était arrivé à la conclusion qu'il agissait dans l'intérêt de M. « A », mais dit ne pas croire que l'intéressé agissait de mauvaise foi. Plus tard dans son contre-interrogatoire, il a déclaré que l'insouciance manifeste de M. Turner quant aux résultats de ses actes était une forme de volonté de nuire.

[61]    Toujours en contre-interrogatoire, M. DiPonio a dit avoir demandé à Gerry Dundas (l'adjoint du directeur de district) de communiquer avec la police, peu après l'incident, pour déterminer si l'Agence était tenue de lui fournir les preuves de toute présumée agression. Il s'est fait dire que l'Agence n'avait aucune obligation de poursuivre la question avec la police. À son avis, il y avait eu une agression [traduction], « probablement une agression criminelle ».

[62]    Enfin, M. DiPonio a déclaré dans son contre-interrogatoire que M. Turner n'avait pas de pouvoir l'autorisant clairement à administrer le sirop d'ipéca et qu'il avait demandé la coopération des autres agents en leur donnant le moins d'information possible. Si M. DiPonio avait pensé que les surintendants avaient autorisé l'administration du sirop, cela aurait vraisemblablement influé sur sa décision. Toutefois, les superviseurs auraient alors assumé une beaucoup plus grande partie de la responsabilité de ce qui s'est passé. M. DiPonio a affirmé qu'ils auraient dû intervenir et poser de nombreuses questions, que ce n'est pas ce qui s'est passé et que c'est [traduction] « très regrettable ». Il a aussi dit que toutes les personnes présentes à la détention avaient toutes les raisons de faire confiance à M. Turner quand il leur a montré la seringue.

[63]    Mme Rae a écopé d'une suspension de trois postes par suite des événements du 23 juillet 2004. Il est précisé ce qui suit dans le Rapport sur les mesures disciplinaires (pièce G-2) qui la concerne :

[Traduction]

[...]

Vous n'avez pas tenté de prendre le contrôle de la situation alors que vous auriez dû savoir que les actes des employés en cause n'étaient pas compatibles avec les procédures normales de traitement et de fonctionnement. En n'intervenant pas dans les actions de l'employésous votre supervision, vous avez laissé ces actions compromettre inutilement la santé de [M. « A »].

J'ai dûment tenu compte de votre dossier de service, du fait que vous avez coopéré sans vous faire prier à l'enquête et de votre reconnaissance d'avoir mal agi.

[...]

En tant que représentante responsable de la direction, vous devez donner l'exemple, en vous conformant aux normes de conduite attendues de vous. Votre négligence dans l'exercice de vos fonctions ne saurait être tolérée ni encouragée. Je vous impose par conséquent une sanction disciplinaire, c'est-à-dire une suspension de trois quarts....

[...]

[64]    M. DiPonio a aussi témoigné avoir conclu que M. Bechard n'avait pas autorisé l'administration du sirop, sans toutefois dire à M. Turner de ne pas l'administrer. M. Bechard a reçu une lettre-conseil (pièce G-3) :

[Traduction]

[...]

Bien que vous ayez tenté de contrôler la situation, ce que vous avez dit à M. Turner n'était pas assez énergique pour qu'il cesse d'agir comme il le faisait. Vous auriez dû prendre plus directement le contrôle de la situation, puisqu'il était évident que vous saviez que les actions des employés en cause n'étaient pas compatibles avec les procédures normales de traitement et de fonctionnement, dans les circonstances. En tant que représentant responsable de la direction, vous devez donner l'exemple en vous conformant aux normes de conduite attendues de vous.

J'ai confiance que vous comprenez maintenant les conséquences de vos actions.

[...]

[65]    Mme Harrison a écopé d'une suspension de cinq postes pour sa participation à l'incident. M. Bedard a reçu une lettre-conseil et s'est fait dire que ses actions étaient inacceptables. Aucun des autres inspecteurs des douanes présents n'a écopé de la moindre sanction. M. DiPonio a témoigné que les sanctions imposées à Mme Harrison et à Mme Rae étaient légères parce que M. Turner était le protagoniste et qu'elles avaient agi parce qu'elles étaient convaincues qu'il avait une formation spécialisée.

[66]    À l'audience, M. Turner a présenté des excuses pour ses actions. Son représentant lui a demandé ce qu'il aurait dit à M. « A » s'il avait été dans la salle d'audience. M. Turner a répondu qu'il lui aurait sincèrement présenté des excuses, en disant regretter toutes les blessures qu'il aurait pu lui causer. Il aurait dit à M. « A » qu'il croyait agir dans son intérêt, mais se rendait maintenant compte qu'il avait tort. Il a dit regretter énormément ce qu'il avait fait. À l'époque, il craignait beaucoup que M. « A » ne meure et ne pensait pas aux conséquences de ses actes. Il a admis que ce qu'il avait fait n'était pas correct parce qu'il n'avait pas le consentement de M. « A » et qu'il ne connaissait pas ses antécédents médicaux. Il a dit qu'il était désormais pleinement conscient des résultats potentiels de ses actes et notamment du fait que l'administration du sirop aurait pu tuer M. « A », en plus d'exposer l'employeur à des poursuites au civil. Il a dit avoir pris une [traduction] « mauvaise, très mauvaise » décision, et que c'était une très grave erreur. Il a déclaré que sa compréhension de ce qu'il avait fait et des implications juridiques de sa conduite étaient décuplées depuis sa rencontre avec M. DiPonio le 23 septembre 2004.

[67]    Mme Rae a témoigné que M. Turner était un bon employé, qui s'intéressait passionnément à son travail. M. Bechard a témoigné pour sa part que M. Turner avait fait du bon travail comme MCD. En contre-interrogatoire, M. Turner a reconnu qu'il avait eu quelques disputes avec ses superviseurs au sujet de son rendement dans les mois qui avaient précédé l'incident du 23 juillet 2004.

Résumé de l'argumentation

Pour l'employeur

[68]    Me Hould, l'avocat de l'employeur, a déclaré qu'il s'agit en l'espèce d'une affaire de licenciement pour inconduite extrêmement flagrante qui aurait pu avoir de sérieuses conséquences, y compris des blessures, voire la mort de la victime. Selon lui, on peut entendre par « agression » ou « voies de fait » un contact physique intentionnel sans le consentement de l'autre. Pour un agent de la paix, cela inclut l'usage d'une force excessive ou injustifiée dans les circonstances. Il est clair que M. Turner a agressé M. « A » pendant que celui-ci était sous garde. Il a usé d'une force excessive sans le consentement de la victime, avec une grande insouciance, et il aurait pu faire très mal à M. « A ».

[69]    Me Hould a souligné que Mme Rae avait témoigné que les choses s'étaient passées très rapidement. Elle a dit que M. Turner savait ce qu'il faisait, et qu'elle voyait qu'il contrôlait la situation. Elle a entendu parler pour la première fois de sirop d'ipéca quand M. Turner était sur le point de l'administrer. Elle a déclaré qu'il s'adressait à tout le monde dans la salle, pas expressément à elle. Ce n'est qu'après l'incident qu'elle a pu parler seule à seule avec M. Turner, dans une pièce adjacente; il lui a dit qu'il avait du sirop d'ipéca pour pouvoir en donner à son chien. Cette affirmation n'a pas été contredite. Quand elle a confronté M. Turner quelques jours plus tard, elle lui a dit qu'elle ne l'aurait pas autorisé à administrer cette substance en sachant qu'elle était destinée à son chien. Il lui a dit qu'il l'aurait fait de toute façon.

[70]    Me Hould a déclaré que Mme Rae et les inspecteurs des douanes présents faisaient confiance à M. Turner; ils suivaient et acceptaient son leadership. Son expérience et ses connaissances leur inspiraient confiance. Mme Rae a reconnu qu'elle aurait dû intervenir, et elle a écopé d'une suspension de trois jours.

[71]    Me Hould a souligné que M. Bechard avait témoigné avoir dit à M. Turner [traduction] « Non, nous ne sommes pas médecins ». M. McLaughlin a corroboré ce témoignage. M. Bechard a nié avoir parlé à M. Turner dans le bureau du surintendant et nié aussi avoir autorisé l'administration de la substance en question. Dans son témoignage, M. Turner a déclaré que M. Bechard lui avait dit [traduction] « Allez-y ». C'était la première fois que M. Turner faisait cette allégation. En contre-interrogatoire, il a admis qu'il était possible que M. Bechard n'ait pas dit cela.

[72]    Me Hould a souligné que M. DiPonio a témoigné qu'il ne pouvait pas faire confiance à M. Turner et que celui-ci n'assumait aucune responsabilité sincère de ses actes. S'il y a eu crise, elle était entièrement due à M. Turner selon M. DiPonio, qui a aussi conclu que M. Turner avait agi avec insouciance sans se préoccuper du bien-être de M. « A ».

[73]    Me Hould m'a demandé de tenir compte de la relation entre Mme Harrison et M. Turner pour évaluer la crédibilité du témoignage de cette fonctionnaire; il l'a qualifié d'intéressé et de contradictoire.

[74]    L'avocat a déclaré que M. Turner ne peut pas prétendre qu'il avait l'autorisation de ses superviseurs. Il n'a jamais dit à Mme Rae ni à M. Bechard qu'il allait agir comme il l'a fait. Ses actions, en laissant M. « A » couché sur le dos sans s'occuper de lui, montrent bien qu'il ne s'intéressait absolument pas à lui. Il n'était manifestement pas sincère en demandant à M. « A » de lui pardonner. À l'audience, quand il a dit qu'il aurait demandé à M. « A » de comprendre qu'il agissait dans son intérêt, il a donné un autre exemple de sa logique tordue. Me Hould a d'ailleurs souligné que, même si M. Turner a témoigné qu'il faisait confiance à ses collègues pour s'occuper de M. « A » (un homme qui allait mourir, selon lui), il n'avait pas confiance en eux pour trouver de la contrebande après l'incident.

[75]    Me Hould a déclaré que la bande vidéo est une preuve très convaincante. Il n'y avait pas d'urgence médicale, c'est confirmé par le comportement des auxiliaires paramédicaux quand ils sont arrivés. Après la première escarmouche, M. « A » ne donnait aucun signe qu'il était en détresse. La gestuelle de M. Turner montre qu'il était constamment en contrôle, calme, en pleine possession de ses moyens.

[76]    Me Hould a déclaré que les actions de M. Turner montrent qu'il n'est pas digne de confiance et qu'il n'a ni du jugement, ni le sens des responsabilités, ni non plus le potentiel pour se réhabiliter. Les inspecteurs des douanes sont investis des pouvoirs et de la responsabilité de traiter avec respect les gens dont ils ont la garde. M. Turner a de toute évidence abusé de ses pouvoirs, et c'est une rupture irréparable du lien de confiance. Il ne fait aucun doute que M. Turner a manqué de jugement dans l'exercice de ses fonctions. M. « A » aurait pu en mourir. De plus, M. Turner a refusé d'accepter la moindre responsabilité pour son inconduite. Il a tenté de se décharger de cette responsabilité sur ses superviseurs en prétendant avoir agi de bonne foi et en imputant l'incident à la formation limitée qu'il avait reçue. Ses possibilités de réhabilitation sont inexistantes. Il est impossible de rétablir le moindre espoir que l'employeur puisse lui faire confiance.

[77]    L'avocat a déclaré qu'on s'attend à des normes de conduite très strictes des agents d'application de la loi en raison de la nature de leurs fonctions, en invoquant à cet égard Re Province of British Columbia v. British Columbia Government Employees Union (Correctional Services Component) (1987), 27 L.A.C. (3d) 311. La vulnérabilité des personnes sous garde impose aux agents de la paix que sont les agents de correction et les inspecteurs des douanes l'obligation d'être extrêmement dignes de confiance. Manquer à cette obligation est une preuve que l'agent n'a pas les qualités nécessaires à l'exercice de ses fonctions.

[78]    L'avocat de l'employeur m'a renvoyé à la décision rendue dans Flewwelling c. Canada, [1985] A.C.F. no 1129 (C.A.), dans laquelle on avait trouvé un agent de surveillance internationale (un agent de la paix) en possession de drogues. La Cour d'appel fédérale avait conclu :

[...]

... il existe des formes d'inconduite qui, peu importe qu'elles soient prohibées par règlement, par le Code criminel ou par toute autre loi, sont de nature telle que toute personne raisonnable peut facilement se rendre compte qu'elles sont incompatibles et en contradiction avec l'exercice par leur auteur d'une charge publique, surtout si les fonctions de cette charge consistent à appliquer la loi. Comme l'a dit récemment le juge en chef Dickson au nom de la Cour suprême dans l'arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, non publié, qui a été rendu le 10 décembre 1985 :

La fonction publique fédérale du Canada fait partie de l'exécutif du gouvernement. À ce titre, sa tâche fondamentale est d'administrer et d'appliquer les politiques. Pour bien accomplir sa tâche, la fonction publique doit employer des personnes qui présentent certaines caractéristiques importantes parmi lesquelles les connaissances, l'équité et l'intégrité.

[...]

[79]    Me Hould a souligné que la Cour d'appel fédérale avait conclu que commettre les crimes communs que sont l'homicide, le vol et le parjure sont des exemples évidents de manque d'intégrité, et il a déclaré que l'agression devrait aussi faire partie de cette liste.

[80]    Il m'a aussi renvoyé à Simoneau c. Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada - Service correctionnel), 2003 CRTFP 57. Dans cette affaire, un agent de correction avait été licencié après avoir été trouvé en possession de drogues. L'arbitre de grief avait conclu que la réputation du Service correctionnel était ternie par ses actions et que cela avait contribué à la rupture du lien de confiance entre le fonctionnaire s'estimant lésé et l'employeur.

[81]    Me Hould m'a aussi cité Courchesne c. Conseil du Trésor (Solliciteur général), dossier de la CRTFP 166-2-12299 (1982) (QL), où l'arbitre de grief a conclu qu'il n'y avait pas de circonstances atténuantes. Il faut que les circonstances atténuantes soient bien réelles et importantes pour l'emporter sur la gravité des actions répréhensibles. L'avocat m'a d'ailleurs renvoyé à un extrait de Kikilidis c. Conseil du Trésor (Ministère du Solliciteur général), dossiers de la CRTFP 166-2-3180 à 3182 (1977), cité dans Courchesne :

[...]

Un arbitre de griefs doit non seulement tenir compte des intérêts de l'employeur et de l'employé, mais aussi de ceux des autres employés, des détenus et du grand public.

[...]

[82]    Me Hould a soutenu qu'en l'occurrence, les facteurs atténuants, s'il en est, sont loin de l'emporter sur la gravité de l'inconduite de M. Turner. La collectivité serait indignée de lui voir réintégrer ses fonctions. Le public a droit à l'intégrité des fonctionnaires. Les motifs de M. Turner étaient extrêmement contestables. Toute sa reconnaissance de son inconduite est trop peu trop tard, en raison de l'insouciance dont il a fait preuve et qui aurait pu causer de graves blessures, voire la mort de la personne agressée. Et M. Turner n'avait pas momentanément perdu la raison. Il tente encore de défendre sa conduite en disant avoir agi dans l'intérêt de M. « A ». Cela prouve que son raisonnement est faussé à jamais et réduit à néant tout espoir de rétablir le lien de confiance entre lui et son employeur. Pour conclure, Me Hould a déclaré que tous les griefs devraient être rejetés.

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé

[83]    M. Fisher a déclaré que l'agent négociateur n'admet pas la conduite de M. Turner, dont les actions étaient aberrantes. La sanction imposée est trop sévère. M. Fisher a néanmoins fait valoir que l'employeur ne s'est pas acquitté de sa charge de prouver que la sanction disciplinaire était justifiée, comme il l'a précisé dans la lettre de licenciement. M. Turner a agi de bonne foi, et l'employeur n'a pas prouvé qu'il avait eu l'intention d'agresser M. « A ». Selon M. Fisher, il y avait une raison légitime pour cet acte inacceptable, comme ce qui s'est passé dans Re Royal Ottawa Health Care Group v. Canadian Union of Public Employees, Local 942 (2005), 139 L.A.C. (4th) 397.

[84]    M. Fisher a déclaré que M. Turner avait le consentement de ses superviseurs pour administrer le sirop. Les superviseurs ont une part de responsabilité à assumer pour ce qui s'est passé, et c'est une circonstance atténuante dont on aurait dû tenir compte pour déterminer la sanction disciplinaire. M. Turner a brandi la seringue et clairement annoncé ses intentions. Mme Rae n'est pas intervenue; partant, elle a donné son consentement tacite et implicite à l'administration du sirop d'ipéca. M. Fisher a fait valoir aussi que M. DiPonio avait déclaré que, s'il avait su que M. Turner avait agi avec l'autorisation de son superviseur, sa décision de le licencier s'en serait ressentie. Il m'a renvoyé à Labrie c. Conseil du Trésor (Santé Canada), dossier de la CRTFP 166-2-26301 (1995) (QL).

[85]    M. Fisher a souligné les incongruités de cette affaire, quand on pense aux sanctions qui ont été imposées aux autres personnes présentes lors de l'incident. Il a soutenu que la sanction imposée à M. Turner n'est pas proportionnelle à celles dont les autres ont écopé. Il faut que la sanction infligée soit évaluée comparativement à celles que l'employeur a imposées aux autres participants. Il m'a renvoyé à Dosanjh c. Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada - Service correctionnel), dossier de la CRTFP 166-2-27262 (1997) (QL); Gourlie c. Conseil du Trésor (Revenu Canada), dossier de la CRTFP 166-2-18705 (1989) (QL); Gagné c. Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada - Service correctionnel), dossiers de la CRTFP 166-2-16697 et 16817 (1988) (QL); et Nolan c. Conseil du Trésor (Revenu Canada - Impôt), dossier de la CRTFP 166-2-17111 (1987) (QL).

[86]    M. Fisher s'est demandé si les rôles qu'ils devaient jouer ainsi que la réglementation et les directives étaient clairs pour tous les participants, en se demandant si ceux-ci avaient eu la formation nécessaire pour composer avec la situation. À cet égard, il a invoqué Laforest c. Conseil du Trésor (Solliciteur général Canada - Service correctionnel), dossier de la CRTFP 166-2-16912 (1988) (QL), and Beaulieu c. Conseil du Trésor (Solliciteur général), dossier de la CRTFP 166-2-12108 (1984) (QL).

[87]    Selon lui, je devrais tirer une conclusion défavorable du fait que l'employeur n'a pas fait comparaître ni M. « A », ni d'ailleurs plusieurs des inspecteurs des douanes qui étaient présents lors de l'incident.

[88]    M. Fisher a déclaré que les inspecteurs de douanes avaient de bonnes raisons de croire que M. « A » aurait avalé de la drogue. Il a dit que le témoignage de Mme Harrison n'était pas incompatible avec les autres et qu'elle est un témoin crédible. L'employeur n'a identifié aucune inconséquence dans son témoignage et ne l'a pas contesté, laissant donc entendre qu'il l'accepte. On n'a pas non plus produit d'éléments de preuve pour contester le témoignage de Mme Harrison sur ce que M. « A » aurait dit dans l'ambulance. Mme Rae a témoigné que M. Turner avait déclaré qu'il n'allait pas laisser M. « A » mourir, et qu'elle pensait qu'il s'inquiétait vraiment pour cet homme. Elle a aussi parlé des qualités de M. Turner en tant qu'employé, en disant qu'il s'intéressait passionnément à son travail. M. Fisher a fait valoir que les inspecteurs des douanes faisaient confiance au jugement de M. Turner, et que la raison de cette confiance était son excellence comme MCD respecté par ses pairs. Il n'y a aucune indication que M. Turner ait été un employé à problèmes.

[89]    M. Fisher a souligné qu'il n'y a aucune mention de voies de fait dans le rapport de quart (pièce G-4). On n'a pas appelé la police, et personne n'interprétait ce qui s'était passé comme une agression à ce moment. Mme Rae a déclaré le lendemain à MM. Bechard et Turner : [traduction] « Nous ferions mieux d'accorder nos violons. » Selon M. Fisher, Mme Rae et M. Bechard tentaient de se couvrir.

[90]    M. Fisher a aussi allégué que le témoignage de M. Bechard n'était pas crédible. Il m'a renvoyé à la décision rendue dans Faryna c. Chorny, [1952] 2 D.L.R. 354 (B.C.C.A.). Il a souligné plusieurs inconséquences dans le témoignage de M. Bechard en déclarant que celui-ci n'aurait jamais dit : [traduction] « Non, nous ne sommes pas médecins. ». S'il l'avait dit, cela aurait été un ordre direct, et il n'est nulle part question d'insubordination dans les rapports pertinents. Cela dit, le rapport de M. Bechard a changé plusieurs fois. Après coup, il s'est rendu compte qu'il risquait d'écoper d'une sanction disciplinaire et il a tenté de se protéger. Le témoignage de M. McLaughlin qui étayait la prétention de M. Bechard n'était tout simplement pas fiable. M. McLaughlin était un ami qui ne voulait pas le voir en difficultés. De tous les inspecteurs des douanes présents, il est le seul qui ait prétendu avoir entendu ce que M. Bechard aurait dit en ce sens. Il a aussi admis avoir parlé avec M. Bechard avant de rédiger son rapport, et ce, contrairement aux instructions de la direction. Bref, M. Fisher a déclaré qu'il était tout à fait possible que M. Bechard ait autorisé l'administration de l'ipéca; dans son rapport initial (pièce E-8), M. Bechard a bel et bien écrit qu'il [traduction] « acceptait ce fait ».

[91]    M. Fisher a contesté la validité du rapport de M. Wardhaugh. À son avis, ce rapport est entièrement subjectif; il renferme des erreurs factuelles en plus d'être partial et intéressé. M. Wardhaugh avait déjà tiré ses conclusions avant d'interroger les personnes présentes. Il n'a pas fait part à M. Turner de certaines des remarques des autres inspecteurs des douanes et de ses superviseurs pour que celui-ci puisse faire ses commentaires. M. Fisher a souligné plusieurs inexactitudes et omissions dans le rapport de l'enquête. Il a aussi déclaré que la théorie de M. Wardhaugh, à savoir que M. Turner voulait faire arrêter quelqu'un pour une affaire de drogue, n'est étayée ni par la preuve, ni par aucun des inspecteurs des douanes en cause. En outre, M. DiPonio a témoigné qu'il pensait que M. Turner avait agi de bonne foi. En contre-interrogatoire, M. Wardhaugh a déclaré qu'il n'avait pas communiqué avec M. « A » parce qu'il voulait éviter de [traduction] « réveiller le chat qui dort », ce qui montre qu'il tenait davantage à protéger l'employeur contre d'éventuelles poursuites qu'à mener une enquête équitable. Ilm'a renvoyé àRe Canada Customs and Revenue Agency v. Oliver (2003), 118 L.A.C. (4th) 414, ainsi qu'à Re Treasury Board (Department of Public Works) v. Lavigne (1988), 1 L.A.C. (4th) 1.

[92]    M. Fisher a maintenu que le rapport de M. Boismier sur l'usage de la force était basé seulement sur la bande vidéo que cet enquêteur avait vue, et qu'il n'avait pas en sa possession les faits pertinents sur l'incident.

[93]    M. Fisher a aussi contesté le fait que l'employeur n'a pas permis à M. Turner de voir cette bande vidéo avant de le licencier, ni avant l'arbitrage du grief, ce qui constitue un déni d'équité procédurale. Il a conclu que M. DiPonio avait tiré des conclusions sur les actions de M. Turner sans en parler avec lui.

[94]    M. Fisher a souligné que le Manuel d'application des Douanes (annexé à la pièce E-6) stipule qu'on ne devrait faire des interventions médicales que dans des circonstances extrêmement graves. Or, M. Turner était convaincu que la situation était extrêmement grave, selon sa connaissance des effets des drogues lorsqu'on les avale.

[95]    M. Fisher a aussi déclaré que la sanction imposée n'était pas justifiée, puisque les actions de M. Turner étaient de bonne foi et non préméditées. À cet égard, il m'a renvoyé à Re British Columbia Ferry Corp. v. B.C. Ferry and Marine Workers' Union (1999), 81 L.A.C. (4th) 112.

[96]    Il a soutenu que M. Turner ne se conduirait plus de cette façon. Les leçons de l'expérience ont été partagées. Il existe en outre de nombreuses circonstances atténuantes, dont le fait que M. Turner a présenté des excuses pour son rôle dans les événements en question. Il m'a renvoyé à Re SRI Homes Inc. v. International Workers of America - Canada, Local 1-184, (1996), 58 L.A.C. (4th) 385; Re Cadillac Fairview Corporation v. Communications, Energy and Paperworkers Union (2004), 130 L.A.C. (4th) 54; et Re The Crown in right of Ontario (Ministry of Community Safety and Correctional Services) v. Ontario Public Service Employees Union (Adam) (2005), 137 L.A.C. (4th) 111. De plus, il a déclaré que M. Turner était susceptible de se réhabiliter. Il reconnaît la gravité de ses actes et ne tente pas de se soustraire à ses responsabilités. M. Fisher m'a donc renvoyé à Re The Queen in Right of Manitoba v. Manitoba Government Employees and General Union (2002), 110 L.A.C. (4th) 40, ainsi qu'à Re Howe Sound Forest Products Ltd. v. International Woodworkers of America, Local 1-71 (1996), 57 L.A.C. (4th) 100.

[97]    De plus, M. Fisher a déclaré que les trois griefs présentés par M. Turner sont en fait un seul et même grief, car le grief au sujet de ses congés de maladie serait « réglé » si les griefs contestant son licenciement étaient accueillis.

[98]    Enfin, M. Fisher a fait valoir que la jurisprudence invoquée par l'employeur au sujet de la contrebande de drogue n'est pas pertinente ici, étant donné que M. Turner tentait de sauver la vie de M. « A ». En outre, dans Courchesne, on avait donné des instructions au fonctionnaire s'estimant lésé, alors qu'ici, toutes les parties ne savaient pas quoi faire au juste.

Autres observations

[99]    Après la fin de l'audience, la décision dans Rose c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2006 CRTFP 17, a été rendue. Elle porte sur l'agression d'un détenu par un agent de correction. J'ai demandé aux parties de me faire parvenir leurs observations à cet égard, et ces observations écrites reçues le 13 mars 2006 sont reproduites ci-dessous.

Observations de l'employeur sur Rose

[Traduction]

[...]

L'employeur est d'avis que les conclusions de l'arbitre de grief dans Rose ne seraient être appliquées aux faits en l'espèce. Par conséquent, le licenciement devrait être maintenu.

Bien que les agressions ou les usages d'une force excessive par les agents de la paix soient considérés comme de graves inconduites et ne devraient donc pas être tolérés, la gravité de l'agression de M. Turner dépasse ce dont il était question dans l'affaire Rose. Dans cette affaire-là, l'arbitre de grief avait conclu que le coup de pied au derrière qui constituait l'agression aurait plus facilement pu être décrit comme un geste humiliant et dégradant, étant donné que le détenu était un gros homme qui n'avait pas perdu l'équilibre du seul fait de ce coup de pied. Elle a jugé que ce n'était pas un cas où l'agresseur avait usé de force excessive à partir d'une position dominante puisqu'il était au-dessus du détenu. Dans le cas de M. Turner, il est clair qu'il a abusé de sa position dominante en poussant [M. « A »], un homme nettement plus petit que lui, contre le mur puis sur le banc, en tentant de lui administrer l'ipéca. En outre, il ne fait aucun doute que les conséquences potentielles de l'administration par la force d'une substance pouvant faire vomir sont plus graves que le fait de donner un coup de pied au derrière d'un gros homme. Contrairement à ce qui s'est passé dans Rose, il y a des indications ici que [M. « A »] a probablement souffert de l'administration de l'ipéca; M. Scherer l'a confirmé, puisqu'il l'a entendu cracher et se plaindre de nausées.

Dans Rose, l'arbitre de grief a aussi tenu compte du potentiel de réhabilitation du fonctionnaire s'estimant lésé, en concluant qu'il avait fait réellement exprimé son remords et que ses actes n'étaient pas typiques, conformément aux circonstances atténuantes citées dans Re Government of Province of British Columbia. […] Comme l'employeur l'a fait valoir au début de l'audience, M. Turner n'a aucun potentiel de réhabilitation puisque ses actions ne reflètent pas une perte temporaire de capacité de raisonner, autrement dit le fait que, confronté à son inconduite après coup, le fonctionnaire s'estimant lésé est incapable d'en expliquer la raison. […] M. Turner a continué à n'avoir aucun remords réel, en justifiant ses actions parce qu'elles auraient été « dans l'intérêt de [M. « A »]. Ici, contrairement à Rose, il n'y a pas de circonstances atténuantes pouvant l'emporter sur la gravité de l'inconduite.

Compte tenu de ce qui précède..., nous estimons en toute déférence que les conclusions dans Rose ne s'appliquent pas aux faits en l'espèce. Le licenciement de M. Turner devrait donc être maintenu.

[...]

Observations du fonctionnaire s'estimant lésé sur Rose

[Traduction]

[...]

Le Syndicat est d'avis que la décision Rose voit tout à fait juste et s'applique directement à l'examen du grief de M. Turner. Tout à fait comme ici, dans Rose, l'employeur a déclaré que l'incident était très grave et justifiait le congédiement. Il a aussi prétendu, comme l'arbitre de grief l'a souligné au paragraphe 54 de cette décision, que l'arbitre de grief ne devrait pas intervenir dans des affaires disciplinaires à moins que la décision ne soit déraisonnable ou que l'employeur n'ait pas tenu compte d'éléments pertinents.

La décision Rose tient compte des circonstances et des facteurs atténuants qui ont fait partie intégrante de la décision de l'arbitre Matteau de réintégrer le fonctionnaire s'estimant lésé. Le Syndicat souhaite se fonder sur cette décision, puisqu'il réclame qu'on tienne également compte des éléments pertinents, dans la mesure où des circonstances atténuantes s'appliquent au cas de M. Turner.

Tout comme dans Rose, l'employeur a reconnu que M. Turner était un bon agent compétent. À la lecture de Rose, il semblerait que les actions de M. Rose aient été directement liées aux événements de la nuit du 18 octobre 2004. Dans notre cas, M. Turner avait cru comprendre que [M. « A »] avait avalé des narcotiques; il a agi de toute urgence pour tenter de lui sauver la vie.

Dans Rose, comme l'arbitre de grief l'a souligné au paragraphe 38, le fonctionnaire s'estimant lésé avait « ajouté qu'il n'avait jamais eu l'intention de faire mal au détenu et que, à sa connaissance, le détenu n'a pas eu mal ». Le Syndicat déclare que Ken Turner n'a jamais eu l'intention de faire mal à [M. « A »], et que l'Employeur n'a pas avancé d'indications médicales laissant entendre que les actions de M. Turner ont eu des conséquences médicales. M. Turner n'a jamais cherché à humilier [M. « A »] pour exprimer l'autorité qu'il avait aux Douanes. Sur ce point, la superviseure de M. Turner, Sandra Rae, a témoigné que [traduction] « Ken tentait de lui sauver la vie ». Dans notre cas, M. Turner s'est montré honnête; il a agi franchement dans le contexte de l'enquête menée par la direction. Qui plus est, il a témoigné qu'un incident comme celui-là ne se répéterait jamais.

Tout comme le Syndicat l'avait fait valoir dans Rose, M. Turner a du remords (il a présenté ses excuses à M. DiPonio à deux occasions distinctes); de plus, l'enquête était vraiment partiale à son endroit alors qu'il avait agi d'une façon tout à fait différente de son approche normale au travail.

L'arbitre Matteau reconnaît clairement le pouvoir d'un arbitre d'évaluer et d'analyser les raisons pour lesquelles l'employeur a décidé d'imposer une sanction disciplinaire afin de tenir compte des facteurs tant atténuants qu'aggravants. Comme elle l'a souligné au paragraphe 102, il faut tenir compte des circonstances et tenir compte des facteurs aggravants aussi bien qu'atténuants. Le paragraphe 113 de la décision Rose souligne l'importance du respect qu'on accorde au fonctionnaire s'estimant lésé dans son milieu de travail, tandis que le paragraphe 116 tient compte de plusieurs considérations qui devraient aussi s'appliquer dans le cas de M. Turner, notamment que l'inconduite n'était pas préméditée, que le fonctionnaire s'estimant lésé n'avait pas l'intention de faire mal à la personne en cause, qu'il avait des états de service exemplaires et qu'il assumait la responsabilité de ses actions.

Compte tenu de tous ces facteurs, le Syndicat se fonde notamment sur les motifs énoncés dans Rose pour affirmer que le grief devrait être accueilli.

[...]

Motifs

[100]    Les actions de M. Turner le 23 juillet 2004 étaient de toute évidence inacceptables et témoignent d'un grand manque de jugement. Administrer à quelqu'un une substance sans son consentement revient à s'attaquer gravement à l'intégrité physique de l'intéressé, et ce d'autant plus que la substance administrée n'était censée être destinée qu'au chien de M. Turner. On ne sait pas grand chose sur l'utilisation du sirop d'ipéca chez l'être humain, bien que M. Turner ait témoigné s'être fait dire qu'on pouvait en donner à des enfants qui avaient avalé du poison. Toutefois, on ne lui avait jamais dit qu'on pouvait en utiliser pour faire vomir des adultes soupçonnés d'avoir avalé de la drogue.

[101]    M. Fisher a soutenu que l'employeur n'avait pas prouvé que M. Turner avait l'intention de faire mal à M. « A » et qu'il ne s'est donc pas acquitté de sa charge de prouver que la sanction disciplinaire imposée était justifiée. Il a fait valoir que M. Turner était convaincu d'agir de bonne foi, tout comme les inspecteurs des douanes et les superviseurs présents en étaient convaincus, eux aussi. M. Fisher s'est aussi fondé sur la récente décision Re Royal Ottawa Health Care Group, portant sur une situation dans laquelle on avait usé d'une force excessive pour contenir un patient agressif, quand il y avait une [traduction] « raison légitime sous-jacente à un acte répréhensible ». Cela vaut tout autant pour l'intention du fonctionnaire s'estimant lésé, même si, en l'espèce, rien de solide ne justifiait les actions de M. Turner. En d'autres termes, il n'y avait pas à mon avis de raison légitime pour justifier ce qu'il a fait. Néanmoins, je considère son intention comme une circonstance potentiellement atténuante (je reviendrai plus longuement sur les circonstances atténuantes et aggravantes).

[102]    M. Turner a aussi fait valoir que le rapport de l'enquête de M. Wardhaugh était partial et accusait des lacunes à plusieurs égards. Comme la présente audience instruit l'affaire de novo, toutes les lacunes du rapport d'enquête sont corrigées du fait qu'elle est entendue par moi (voir Tipple c. Canada (Conseil du Trésor), [1985] 1 A.C.F. no 818 (C.A.)). Les opinions sur la preuve que M. Wardhaugh a avancées dans son témoignage ne sont que des opinions et n'ont donc pas influé sur ma décision quant au bien-fondé des griefs. Dans cette mesure, les opinions énoncées dans son rapport et dans son témoignage ne sont pas pertinentes, et je n'en ai pas tenu compte dans ma décision. De même, le rapport de M. Boismier sur l'usage de la force n'a aucun poids, sa seule pertinence étant que l'employeur s'est en partie basé sur lui pour prendre sa décision disciplinaire. L'opinion que M. Boismier a exprimée dans le rapport et dans son témoignage n'est pas pertinente dans une audience de novo.

[103]    L'employeur m'a demandé de ne pas tenir compte du témoignage de Mme Harrison en raison de sa relation avec M. Turner. Toutefois, ce témoignage est largement corroboré par ceux des autres personnes présentes lors de l'incident. Ce qu'elle a déclaré sur ce que M. « A » aurait dit dans l'ambulance n'est pas pertinent en l'espèce. L'employeur n'a pas contesté que les inspecteurs des douanes, dont Mme Harrison, avaient des raisons valables de soupçonner  que M. « A » s'était mis quelque chose dans la bouche. Leurs actions pour tenter de l'empêcher d'avaler cela étaient considérées comme justifiées dans les circonstances.

[104]    Il est malheureux que l'ASFC n'a pas communiqué le rapport de l'enquête ni la bande vidéo au fonctionnaire s'estimant lésé avant son licenciement, en se fondant sur les exigences de la Loi sur l'accès à l'information et la protection des renseignements personnels. La décision de la Cour fédérale donnant suite à la demande de contrôle judiciaire (2004 CF 1462) de Oliver c. Canada (Agence des douanes et du revenu) n'avait pas été rendue au moment où M. Turner a été licencié, mais la Cour a fait une déclaration dont l'employeur devrait tenir dûment compte dans l'avenir :

[...]

La proposition est très simple : au cours d'un arbitrage, les documents qui concernent l'employé ayant déposé le grief qui se trouvent en la possession de l'employeur et que celui-ci désire invoquer au soutien d'une mesure disciplinaire contre l'employé en question doivent être produits à l'avance.

[...]

[105]    J'ai conclu que M. Turner s'est rendu coupable d'une inconduite qui justifie une sanction disciplinaire. Mon analyse va maintenant porter sur la question de savoir si, compte tenu de toutes les circonstances, le licenciement était la sanction appropriée. Je dois par conséquent me demander s'il y avait effectivement des facteurs atténuants ou aggravants.

Facteurs aggravants et atténuants

[106]    Plusieurs décisions sur des cas d'agression ont établi les facteurs suivants dont les arbitres de griefs devraient tenir compte (voir Re Dominion Glass Co. v. United Glass & Ceramic Workers, Local 203 (1975), 11 L.A.C. (2d) 84, Re Natrel Inc. v. C.A.W.-Canada, Local 462 (2005), 143 L.A.C. (4th) 233et Re SRI Homes Inc.) :

•    la nature et la gravité de l'agression;
•    la personne agressée;
•    si l'agression résultait d'une aberration temporaire ou si elle       était préméditée;
•    si le fonctionnaire s'estimant lésé était de bonne foi;
•    la présence ou l'absence de provocation;
•    les excuses et/ou l'expression de remords et l'acceptation de la       responsabilité de ses actions par le fonctionnaire s'estimant       lésé;
•    le fait qu'un ou des superviseurs auraient toléré les actions;
•    le caractère proportionnel de la sanction imposée;
•    la vraisemblance d'une récidive/le potentiel de réhabilitation;
•    la durée du service et le dossier d'emploi.

[107]    Dans Rose, l'arbitre de grief a tenu compte de plusieurs facteurs aggravants et atténuants comme la nature de l'agression, l'intention du fonctionnaire s'estimant lésé, le fait de savoir s'il y avait eu ou pas usage d'une force excessive et celui de savoir si le fonctionnaire s'estimant lésé avait fait des excuses ou manifesté du remords. Dans cette affaire-là, l'arbitre de grief avait conclu qu'une suspension d'un an était justifiée. Cela dit, chaque affaire doit bien entendu être tranchée en fonction des faits pertinents.

Nature et gravité de l'agression

[108]    L'agression dont il s'agit ici est d'un autre ordre que les agressions typiques soumises à des arbitres de griefs dans le passé. Dans les décisions citées par les deux parties, il s'agissait bel et bien de voies de fait, tandis qu'ici, l'agression consistait à tenter d'administrer une substance à quelqu'un sans son consentement. J'estime que c'était porter gravement atteinte à l'intégrité physique de M. « A ».

[109]    On n'a rien produit en preuve quant à l'effet de cette agression sur M. « A »; il a été transporté à l'hôpital, après quoi on l'a libéré. Bien que l'avocat de l'employeur ait allégué que les actions de M. Turner auraient pu blesser gravement cet homme voire entraîner sa mort, rien n'a été produit en preuve quant à leurs conséquences éventuelles ou réelles. Sans preuve, je suis incapable de tenir compte de ces conséquences.

[110]    L'avocat de l'employeur a aussi déclaré que les actions de M. Turner étaient incompatibles avec ses fonctions et ses responsabilités d'agent de la paix. Dans Flewwelling, et dans Simoneau, les fonctionnaires s'estimant lésés avaient été jugés coupables d'infractions criminelles, ce qui n'est pas le cas en l'occurrence.

Qui a été agressé?

[111]    M. « A » était sous garde et dans une position vulnérable. M. Turner et les autres inspecteurs des douanes étaient en position d'autorité vis-à-vis de lui. Comme il a été établi dans Re Province of British Columbia, les personnes sous garde sont vulnérables et dépendent de l'intégrité et de la bonne conduite de ceux qui les détiennent, de sorte que cette vulnérabilité même impose aux agents de la paix une grande obligation d'être dignes de confiance.

L'agression était-elle une aberration temporaire ou un acte prémédité?

[112]    L'agression de M. « A » n'était pas une aberration temporaire, mais bien un acte planifié et réfléchi de M. Turner, qui a décidé en toute connaissance de cause d'administrer le sirop, est allé le chercher dans son camion, l'a calmement mis dans la seringue, puis a expliqué à toutes les personnes présentes ce qu'il allait faire.

Les actions du fonctionnaire s'estimant lésé étaient-elles de bonne foi?

[113]    M. Turner a témoigné qu'il tentait de sauver la vie de M. « A ». Plusieurs témoins ont déclaré qu'il a dit à M. « A » : [traduction] « Je ne vais pas vous laisser mourir », ou quelque chose du genre. Tous les témoins présents ont déclaré qu'ils n'avaient pas douté de la bonne foi de M. Turner. Le fait qu'on puisse le voir sur la bande vidéo ne faisant preuve d'aucun souci particulier pour M. « A » après avoir tenté de lui administrer le sirop laisse un peu perplexe, mais d'autres inspecteurs des douanes surveillaient M. « A » à ce moment-là. Je conclus que ce que M. Turner a fait en cherchant de la contrebande sur le plancher et derrière les bancs était conforme à la pratique normale. En outre, M. Turner semblait encore s'inquiéter de la santé de M. « A » quand il a demandé pourquoi les SMU tardaient tant à l'amener à l'hôpital.

[114]    L'avocat de l'employeur a soutenu que les actions des SMU qu'on peut voir sur la bande vidéo prouvent qu'il n'y avait pas vraiment d'urgence médicale. Néanmoins, ces personnes n'ont pas été appelées à témoigner, de sorte qu'il est difficile d'arriver à une conclusion quelconque sur l'état de santé de M. « A » simplement en regardant la bande.

[115]    Au moment de l'incident, je conclus que M. Turner croyait agir dans l'intérêt de M. « A ». Cette conclusion est confirmée par les témoignages de toutes les personnes présentes lors de l'incident. J'estime donc que, si malavisées qu'elles aient pu être, les intentions de M. Turner sont une circonstance atténuante.

Présence ou absence de provocation

[116]    M. « A » n'a pas provoqué l'agression. L'absence de toute provocation de sa part est donc une circonstance aggravante.

Le fonctionnaire s'estimant lésé a-t-il fait des excuses, exprimé des remords ou accepté sa responsabilité?

[117]    M. Turner n'a pas semblé reconnaître la gravité de la situation presque jusqu'au moment de son licenciement. Le lendemain de l'agression, il a dit à ses superviseurs qu'il referait la même chose en pareilles circonstances. Dans sa conversion téléphonique avec M. DiPonio, le 24 septembre 2004, il a dit regretter d'avoir fait quelque chose de répréhensible, s'il avait mal agi. C'est seulement lors de sa rencontre du 4 octobre 2004 avec M. DiPonio, en présence d'une représentante de son agent négociateur, que M. Turner a exprimé des remords. À l'audience, il a présenté des excuses pour ses actions. Il a aussi déclaré espérer que M. « A » comprendrait qu'il tentait de lui sauver la vie. Ces excuses sont compatibles avec sa conviction qu'il agissait de bonne foi en administrant le sirop.

[118]    M. Turner a reconnu qu'il a perdu la confiance de son employeur en ce qu'il a dit ne plus pouvoir travailler comme MCD à la rencontre qui a eu lieu immédiatement avant son licenciement. Je souligne que, dans ses griefs, le redressement réclamé par M. Turner est la réintégration dans son poste de MCD, ce qui jure avec sa déclaration à M. DiPonio. Toutefois, en l'absence de toute preuve sur ce point, je me fonde sur cette déclaration antérieure à M. DiPonio. Cela signifie que le fonctionnaire s'estimant lésé reconnaît jusqu'à un certain point que ses actions n'étaient pas acceptables, et que son employeur avait des raisons de lui imposer une sanction.

[119]    Conformément au principe de prépondérance des probabilités, je conclus que M. Turner a exprimé des remords et qu'il a accepté la responsabilité de ses actions.

Rôle des superviseurs

[120]    Les questions qu'il faut se poser quant au rôle des superviseurs sont les suivantes :

  • M. Turner a-t-il obtenu la permission explicite de ses superviseurs pour administrer le sirop?
  • A-t-il reçu l'ordre de ne pas administrer le sirop?
  • Par leurs actions/leur inaction, les superviseurs ont-ils souscrit aux actions de M. Turner?

[121]    M. Turner allègue que M. Bechard lui a donné la permission explicite d'agir. À l'audience, il a témoigné que M. Bechard lui a dit [traduction] « Allez-y ». En contre-interrogatoire, il a toutefois admis qu'il était possible que cela n'ait pas été dit. C'est à l'audience qu'il a déclaré pour la première fois avoir reçu une permission aussi explicite. Il allègue que Mme Rae lui a dit [traduction] « Vous savez ce que vous faites », pendant qu'il marchait vers la détention. Ces deux superviseurs ont nié avoir donné à M. Turner la permission d'administrer le sirop d'ipéca. Je conclus qu'ils ne lui ont donné aucune instruction, ni aucun ordre direct d'administrer le sirop.

[122]    L'employeur a allégué à l'audience que l'ordre direct de ne pas administrer le sirop d'ipéca a été donné par M. Bechard quand il a dit à M. Turner : [traduction] « Non, nous ne sommes pas médecins ». Or, ce n'était pas ce que l'employeur pensait quand il a licencié M. Turner. Le rapport de l'enquête a conclu en effet que les superviseurs n'avaient pas tenté d'empêcher M. Turner d'administrer cette substance. Les lettres disciplinaires qui ont été remises à chacun des deux superviseurs leur reprochent clairement de n'avoir pas pris le contrôle de la situation. Sur ce point, le témoignage de M. Bechard n'est pas crédible. Premièrement, le rapport qu'il a rédigé immédiatement après l'incident ne mentionnait absolument pas ce que M. Bechard a dit avoir été un « non » assez clair. Deuxièmement, un inspecteur des douanes seulement (M. McLaughlin) aurait entendu cette réponse, et encore de loin (38 pieds), alors qu'aucun autre inspecteur des douanes présent ne l'a entendue. Je n'estime pas crédible le témoignage de M. McLaughlin. Je ne peux pas accepter qu'il ait entendu cela d'aussi loin qu'il était de MM. Turner et Bechard, surtout quand personne d'autre n'a entendu ce qui s'est dit. De toute façon, si je fais erreur, ce que M. McLaughlin aurait entendu n'étaye pas la position de M. Bechard qu'il aurait explicitement dit à M. Turner de ne pas administrer le sirop d'ipéca.  M. McLaughlin a témoigné qu'il n'avait pas entendu M. Bechard dire « non », mais seulement qu'il n'était pas médecin et qu'il allait appeler les SMU. Ce qu'il a dit à M. Wardhaugh (c'est résumé à la pièce E-7), à savoir qu'il avait l'impression que la réponse de M. Bechard était [traduction] « un non catégorique » n'est pas crédible, puisqu'il a témoigné avoir parlé à M. Bechard avant d'être interrogé par M. Wardhaugh. Qui plus est, c'est ce qui aurait été dit à M. Turner qui est important, pas « l'impression » qu'un témoin pourrait avoir à ce sujet.

[123]    Les actions de Mme Rae ne sont pas irréprochables non plus. La superviseure aurait dû savoir que ce que M. Turner se proposait de faire n'était pas acceptable. L'argument de l'employeur sonne faux quand il prétend que toutes les personnes qui ont assisté à la scène, y compris Mme Rae, pensaient que M. Turner avait reçu une formation spécialisée et savait ce qu'il faisait. Aucune formation spécialisée ne saurait justifier l'administration d'une substance à quelqu'un sans son consentement dans une situation comme celle du 23 juillet 2004.

[124]    Les arbitres considèrent l'acceptation d'une conduite par les superviseurs comme une importante circonstance atténuante : Re Ontario (Ministry of Natural Resources) v. Ontario Public Service Employees Union (Wickett) (2005), 143 L.A.C. (4th) 14. Ici, deux surintendants, Mme Rae et M. Bechard, étaient présents pendant la plus grande partie des événements du 23 juillet 2004. Ni l'une, ni l'autre n'ont pris les mesures appropriées. Le Manuel d'application est pourtant très clair : il interdit toute intervention médicale à moins d'une urgence médicale extrême, de sorte qu'ils auraient dû tenter plus activement de prendre le contrôle de la situation. Bien que les choses se soient passées rapidement, il ne s'agit pas en l'espèce de superviseurs qui se contentent de regarder pendant qu'un fonctionnaire frappe un client dans un moment de colère. Ces deux superviseurs avaient la possibilité de prendre le contrôle de la situation, mais ils ne l'ont pas fait. Ils doivent donc assumer une partie de la responsabilité de l'agression dont M. « A » a été victime. À mon avis, c'est une importante circonstance atténuante.

Caractère proportionnel de la sanction comparativement aux autres sanctions imposées

[125]    Ce facteur est lié au rôle des superviseurs dans l'incident. M. Bechard a reçu une lettre-conseil et Mme Rae a écopé d'une suspension de trois postes. (La Politique disciplinaire de l'employeur (pièce G-8) ne me permet pas de conclure clairement qu'une telle lettre-conseil est assimilable à une réprimande écrite, quoique le ton de la lettre soit assurément celui d'une réprimande.) Dans Re Canron Ltd. v. International Molders & Allied Workers, Local 16 (1975), 9 L.A.C. (2d) 391, l'arbitre a conclu que, lorsqu'un membre de la direction est partiellement responsable d'un incident, il n'est pas équitable que l'employé écope de toute la rigueur des sanctions tandis que le représentant de la direction s'en tire totalement blanchi. Dans la présente affaire, les superviseurs n'ont pas totalement échappé aux conséquences de ce manquement à leurs responsabilités, mais les sanctions qui leur ont été imposées étaient nettement inférieures à celle qu'a subie M. Turner.

[126]    L'égalité de traitement pour des affaires égales est un élément fondamental de l'équité et du caractère raisonnable des relations de travail. Dans Re International Association of Machinists, Lodge 890, v. S.K.D. Manufacturing Ltd.(1969), 20 L.A.C. 231, l'arbitre citait un passage d'une décision antérieure non encore rapportée (Re Brockville Gas Co., non rapportée (1968)) :

[Traduction]

[...]

... La logique de ce même principe implique que, même lorsque les infractions sont de nature passablement différentes la différence entre les sanctions imposées ne doit pas être radicalement incompatible avec la différence entre les manquements des employés, particulièrement lorsqu'ils ont eu lieu dans le contexte d'un même incident.

[...]

[127]    Dans Re Toronto Police Services Board v. Toronto Police Association (De Sa) (2002), 110 L.A.C. (4th) 232, un agent avait été congédié tandis qu'un superviseur avait écopé d'une suspension de dix jours et un autre, d'une suspension de vingt jours. Deux agents avaient commencé à se bousculer, et l'affaire avait escaladé jusqu'à une véritable altercation. On avait allégué que le superviseur qui s'est fait imposer la suspension de vingt jours avait regardé faire le fonctionnaire s'estimant lésé. L'arbitre avait conclu que l'employeur n'avait pas démontré que le superviseur s'était contenté de regarder agir le fonctionnaire s'estimant lésé. Il a déclaré que, s'il avait conclu le contraire, il n'aurait pas modifié la sanction imposée :

[Traduction]

[...]

Avoir été témoin d'un tel événement qui, tout le monde en convient, était absolument inacceptable et totalement sans précédent sans prendre la moindre mesure pour y mettre fin immédiatement est une infraction très grave pour un superviseur.

[...]

[128]    En l'espèce, Mme Rae a regardé M. Turner se préparer à administrer la substance sans intervenir ni obtenir d'autres renseignements sur la substance qui allait être administrée. M. Bechard avait aussi été informé de ce que M. Turner comptait faire. En n'intervenant pas, le fait que ces superviseurs ne sont pas intervenus justifierait une lourde sanction disciplinaire pour chacun d'entre eux. Or, la sanction imposée était vraiment très légère dans les deux cas. À mon avis, le licenciement n'était pas une sanction proportionnelle aux autres sanctions imposées ici.

Vraisemblance d'une répétition du comportement/potentiel de réhabilitation

[129]    L'usage d'une force excessive envers une personne sous garde ne justifie pas nécessairement le congédiement, si l'on conclut que cette conduite ne se répétera pas (Re Government of the Province of Ontario). Il est permis de douter que M. Turner ait déclaré à Mme Rae qu'il aurait administré le sirop même si elle lui avait dit de ne pas le faire. Mme Rae n'est d'ailleurs pas sûre que ce soit exactement ce qu'il lui a dit. M. Turner a donné une explication raisonnable, en déclarant qu'il parlait de ce qu'il a fait en se fondant sur les renseignements dont il disposait à ce moment-là. Il reconnaît désormais que ses actions étaient inacceptables, et il l'a reconnu avant son licenciement, par surcroît. Je pense qu'il est peu probable que ce genre d'inconduite se répète. Je suis convaincu que M. Turner sait qu'il a mal agi et que ses actions n'étaient pas approuvées par son employeur.

Durée du service et dossier d'emploi

[130]    M. Turner avait presque dix années de service à l'ASFC. On n'a présenté aucun dossier disciplinaire le concernant à l'audience. Il a reçu plusieurs distinctions et lettres d'éloges. Ses collègues qui ont témoigné l'ont décrit comme un bon employé, tout comme Mme Rae.

La sanction était-elle justifiée?

[131]    Il est certain que l'agression dont M. « A » a été victime était assez grave pour justifier une lourde sanction disciplinaire. La décision de M. Turner de lui administrer le sirop d'ipéca révèle un grand manque de jugement. Je conclus toutefois que le licenciement est une sanction trop lourde, compte tenu du rôle des superviseurs et des sanctions dont ils ont écopé. M. Turner n'avait pas d'antécédents d'inconduite. En raison de la nature de l'agression, il est très peu probable qu'il se conduise encore de cette façon. Même si ses excuses ont tardé à venir, j'estime qu'il reconnaît que ses actions étaient inacceptables. Il semble aussi reconnaître qu'il ne pourra pas reprendre ses fonctions de MCD.

[132]    Par conséquent, compte tenu de toutes les circonstances, je suis d'avis qu'une longue suspension d'un an est justifiée. Je souligne que M. Turner a demandé dans son grief à être réintégré dans son poste de MCD. Je doute avoir compétence pour le réintégrer dans quoi que ce soit d'autre qu'un poste d'inspecteur des douanes. Sa désignation de MCD semble avoir été une mesure administrative de l'employeur. Toutefois, je n'ai reçu aucune observation sur cet aspect de la réintégration du fonctionnaire s'estimant lésé, et je vais rester saisi de l'affaire pendant 60 jours à compter de la date de la présente décision, dans l'éventualité où les parties soulèveraient des questions relatives au poste que M. Turner occupera à sa réintégration. Je demeure aussi saisi de l'affaire pour une période de 60 jours à compter de la date de la décision pour trancher toute autre question relative à son application.

Grief portant sur le congé de maladie

[133]    M. Turner a aussi présenté un grief pour contester la décision de l'employeur de le priver de son traitement et de ses avantages pendant qu'il était en congé de maladie approuvé (dossier de la CRTFP 166-2-35897). M. Fisher a déclaré que ce grief était subsumé dans le redressement réclamé quant à la décision de l'employeur de licencier le fonctionnaire s'estimant lésé. Cela pourrait être le cas si le grief présenté à cet égard était accueilli intégralement, mais comme j'ai décidé qu'une longue suspension s'impose, le grief portant sur le congé de maladie est rejeté.

[134]    Pour ces motifs, je rends l'ordonnance qui suit :

Ordonnance

[135]    Le grief dans le dossier de la CRTFP 166-2-35897 est rejeté.

[136]    Les griefs dans les dossiers de la CRTFP 166-2-35899 et 358900 sont accueillis en partie. Une suspension sans traitement d'un an est substituée au licenciement à compter du 8 octobre 2004. M. Turner doit être réintégré à compter du 9 octobre 2005. Pour la période du 9 octobre 2005 jusqu'à la date de son retour au travail, il doit toucher l'équivalent de son traitement et de ses avantages sociaux, compte non tenu des heures supplémentaires ou des primes de poste.

[137]    Je demeure saisi de l'affaire dans l'éventualité que les parties auraient des difficultés à appliquer la présente décision pour une période de 60 jours à compter de sa date.

Le 18 mai 2006.

Traduction de la C.R.T.F.P.

Ian R. Mackenzie,
arbitre de grief

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