Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La fonctionnaire s’estimant lésée était en congé à la suite d’un accident de travail et touchait des indemnisations d’accident de travail - la commission provinciale des accidents de travail a été informée que des collègues de travail l’auraient vue faisant des achats dans un centre commercial, et la commission des accidents de travail a décidé de faire enquête et de filmer la fonctionnaire s’estimant lésée sur vidéo dans des endroits publics - en se fondant sur les résultats de l’enquête, la commission a suspendu et éventuellement annulé les prestations de la fonctionnaire s’estimant lésée - avec l’appui de son médecin, la fonctionnaire s’estimant lésée a alors demandé au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (l’employeur) de reprendre le travail, mais sa demande a été refusée - compte tenu des résultats de l’enquête, l’employeur estimait n’avoir d’autre choix que de suspendre la fonctionnaire s’estimant lésée en attendant l’issue de sa propre enquête - à la suite de l’enquête de l’employeur, la fonctionnaire s’estimant lésée a été congédiée - sa représentante s’est opposée à la présentation en preuve de la bande vidéo de filature - l’arbitre de grief a jugé que, pour que cette preuve soit admissible, l’employeur devait démontrer qu’il était raisonnable, dans les circonstances, de filmer la fonctionnaire s’estimant lésée et que la filature avait été exécutée de manière raisonnable, sans être indûment intrusive, et proportionnellement à la gravité de la situation - l’arbitre de grief a rejeté l’argument de l’employeur selon lequel, comme il n’avait pas filmé lui-même la bande vidéo, il ne pouvait donc pas être tenu de s’assurer que la preuve respectait les droits de la fonctionnaire s’estimant lésée à la vie privée - l’arbitre de grief a rejeté l’argument de la fonctionnaire s’estimant lésée selon lequel l’employeur avait agi de mauvaise foi - l’arbitre de grief a aussi rejeté la prétention de la fonctionnaire s’estimant lésée selon laquelle l’employeur aurait dû interroger directement ses collègues de travail relativement aux propos rapportés par son superviseur, compte tenu que ceux-ci risquaient de porter davantage atteinte à sa vie privée et à sa réputation - il n’a pas convenu non plus que la fonctionnaire s’estimant lésée devrait être examinée de nouveau - la décision de la commission des accidents de travail de filmer la fonctionnaire s’estimant lésée était appropriée et justifiée dans les circonstances - l’arbitre de grief a conclu que la preuve respectait l’approche énoncée dans la jurisprudence et était admissible. Objection rejetée.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique,
L.R.C. (1985), ch. P 35

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2006-06-02
  • Dossiers:  166-02-36557 à 36559
  • Référence:  2006 CRTFP 70

Devant un arbitre de grief



ENTRE

ANNIE TAILLEFER

fonctionnaire s'estimant lésée

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(ministère des Affaires étrangères et du Commerce international)

employeur

Répertorié
Taillefer c. Conseil du Trésor (ministère des Affaires étrangères et du Commerce international)

Affaire concernant un grief renvoyé à l'arbitrage en vertu de l'article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35

MOTIFS DE DÉCISION

Devant :  Georges Nadeau, arbitre de grief

Pour la fonctionnaire s'estimant lésée :  Chantal Homier-Nehmé, Alliance de la Fonction publique du Canada

Pour l'employeur :  Jennifer Champagne, avocate


Affaire entendue à  Ottawa, Ontario,
du 10 au 13 avril 2006 .

Grief renvoyé à l'arbitrage

[1]    La fonctionnaire s’estimant lésée, Annie Taillefer, était à l’emploi du ministère des Affaires extérieures et du Commerce international, à titre de spécialiste en consultation auprès des fonctionnaires. Elle a déposé trois griefs portant respectivement sur le refus de l’employeur de la réintégrer dans son poste, sur sa suspension indéfinie pendant l’enquête et sur son congédiement.

[2]   En début d’audience, anticipant la preuve de l’employeur, la représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée s’est objectée au dépôt en preuve par l’employeur de l’enregistrement vidéo fait de la fonctionnaire par la Commission de santé et sécurité au travail du Québec (CSST). Elle était d’avis que l’enregistrement vidéo était si préjudiciable que de le voir porterait un préjudice grave au droit de la fonctionnaire s’estimant lésée, droit protégé par la Charte canadienne des droits et libertés (CCDL). L’employeur a déclaré qu’il était commun que des éléments de preuve soient acceptés de façon préliminaire en arbitrage de grief sujet à une décision finale à être rendue ultérieurement.

[3]   Compte tenu de la position prise par la fonctionnaire s’estimant lésée dans cette affaire, j’ai décidé alors d’entamer l’audience des griefs jusqu’au point de l’introduction en preuve de l’enregistrement vidéo. À ce point, j’ordonnerais un ajournement pour rendre une décision écrite sur l’admissibilité en preuve du dit vidéo. En cours de route, l’employeur a voulu introduire en preuve un rapport d’enquête qui contenait de multiples photos tirées de cet enregistrement vidéo. J’ai refusé d’accepter en preuve ce document tant que je n’aurai pas statué sur l’admissibilité en preuve de l’enregistrement vidéo.

[4]   La présente décision porte uniquement sur cette question et ne rapporte que les éléments de preuve soumis reliés à la résolution de ce problème.

[5]   Le 1er avril 2005, la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, édictée par l'article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la nouvelle Loi), a été proclamée en vigueur.  En vertu de l'article 61 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, ce renvoi à l'arbitrage de grief doit être décidé conformément à l'ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (l' « ancienne Loi »).

Résumé de la preuve

[6]   Monique Lord, au cours de son témoignage, nous a informé qu’elle travaillait pour la CSST et occupait en 2003-2004, au moment des évènements pertinents, le poste de conseillère en réadaptation. Elle raconte qu’à la suite des rapports médicaux et des consultations internes à la CSST, elle s’apprête, en décembre 2003, à recommander que la fonctionnaire s’estimant lésée soit reconnue comme étant une personne « inemployable ». La fonctionnaire s’estimant lésée est absente du travail depuis le 16 août 2001, à la suite d’un accident de travail. Les notes évolutives au dossier de la CSST sont déposées en preuve (pièce E-4).

[7]   Mme Lord a indiqué qu’elle avait joint par téléphone Gerald Redman, le superviseur de la fonctionnaire, pour l’aviser des intentions de la CSST. Lors de cette conversation téléphonique, M. Redman lui a fait part d’allégations voulant que la fonctionnaire s’estimant lésée ne soit pas aussi invalide qu’elle le prétend. Des employés lui ont rapporté que cette dernière aurait été vue faisant des achats dans un centre d’achat tout près des bureaux de la CSST. Il s’oppose, au nom de l’employeur, à la décision imminente de la reconnaître comme personne « inemployable ».

[8]   De l’avis de Mme Lord, M. Redman n’a pas un intérêt personnel dans l’affaire puisqu’il s’agit d’un employeur public. Mme Lord a rapporté la situation à son superviseur et une décision a été prise, soit de demander une enquête dans le but de vérifier les allégations portées à son attention. L’enquête a été autorisée par la directrice régionale, Chantal Lafrance. Elle a été menée par Alain Trudel, enquêteur à la CSST.

[9]   En plus des indemnisations pour la perte de salaire, la fonctionnaire s’estimant lésée reçoit de la CSST des sommes additionnelles pour de l’aide personnelle et des allocations supplémentaires pour le transport. Ces allocations doivent faire l’objet de révisions périodiques et elles ont fait l’objet d’une prolongation temporaire en attendant de pouvoir confirmer la suite à donner au dossier de la fonctionnaire s’estimant lésée.

[10]   Les certificats et le rapport d’évaluation médical au dossier de la CSST ont été présentés en preuve (pièces E-11à E-19 et S-5 à S-7). Ils font état que le médecin de la fonctionnaire s’estimant lésée confirme que cette dernière a toujours besoin d’une aide à domicile et d’un moyen de transport pour se déplacer et qu’elle souffre de douleurs pluriétagées. Les évaluations du Dr. Jean–Pierre Berthiaume, psychiatre, font état d’un trouble somatoforme, toutefois le médecin de la fonctionnaire, de l’avis de Mme Lord, n’a pas accepté ce diagnostic.

[11]   L’enquêteur de la CSST, Alain Trudel et Mme Lord ont convenu de convoquer la fonctionnaire s’estimant lésée le 19 février 2004, au bureau de la CSST, dans le but de vérifier sa situation. Cette vérification était de toute façon nécessaire, compte tenu de la nécessité de s’assurer que cette dernière est toujours éligible aux allocations supplémentaires d’aide personnelle. C’était également l’occasion de commencer la surveillance de la fonctionnaire s’estimant lésée. L’entrevue a débuté à 13 h 40 min, le 19 février et s’est terminée à 15 h 30. Selon Mme Lord, lors de l’entrevue, la fonctionnaire s’estimant lésée a confirmé ses douleurs au côté droit et son incapacité d’utiliser sa main droite, d’où le besoin d’une aide personnelle pour son hygiène personnelle et la préparation de ses repas. De même, Mme Lord a indiqué que la fonctionnaire s’estimant lésée, bien qu’elle soit toujours propriétaire de sa voiture et possède toujours un permis de conduire, affirme ne plus conduire, étant incapable de le faire et qu’une amie est venue la reconduire à son entrevue.

[12]   L’enquêteur Trudel indique que, lors de la première évaluation du dossier, il avait noté l’écart entre l’information au dossier de la CSST relativement aux capacités fonctionnelles de la fonctionnaire s’estimant lésée et la dénonciation. Plutôt que de tenter d’obtenir plus de précisions sur les éléments de la dénonciation auprès de l’employeur et des employés qui auraient rapporté les allégations, M. Trudel a choisi de procéder par surveillance des activités quotidiennes. Il a choisi de procéder ainsi pour éviter d’alerter inutilement les collègues de travail de la fonctionnaire s’estimant lésée et protéger la confidentialité du dossier.

[13]   L’enquêteur a témoigné qu’il a donné un mandat à la firme « BCS Investigation » de procéder à la surveillance des activités de la fonctionnaire s’estimant lésée. Il devait s’assurer que la surveillance se fasse selon dans les règles du droit. Il a avisé la firme « BCS Investigation » de ne prendre des images que lorsque la fonctionnaire s’estimant lésée pouvait être vue du grand public. L’enquêteur Trudel a reçu par téléphone des rapports verbaux de la part des personnes qui effectuaient la surveillance à mesure que la surveillance progressait. C’est lui qui décidait si la surveillance devait continuer ou se terminer. Un certain montage de la bande vidéo allait être effectué au moment du transfert des images sur bande VHS et les moments où la fonctionnaire s’estimant lésée n’apparaissait pas allaient être retirés de cette bande finale.

[14]   L’enquêteur Trudel a affirmé que compte tenu des observations faites la première journée de surveillance, la filature a été poursuivie le lendemain et les 26 et 27 février 2004 ainsi que les 16 mars, 7 avril et 29 avril 2004. Ces dates ont été choisies en tenant compte des rendez-vous que la fonctionnaire s’estimant lésée avait pour recevoir des traitements reliés à sa condition.

[15]   À la lumière des observations faites durant cette filature, la CSST, le 5 mai 2004, a suspendu et, éventuellement, annulé les allocations d’aide personnelle ainsi que les indemnités de remplacement du revenu en date du 19 février. La demande de révision de ces décisions a été rejetée le 4 août 2004 (pièce E-90).  La fonctionnaire s’estimant lésée a fait appel de cette décision devant la Commission des lésions professionnelles (CLP).

[16]   La fonctionnaire s’estimant lésée, avec l’appui de son médecin, a tenté d’effectuer un retour au travail progressif le 25 mai 2004. L’employeur refusera et la fonctionnaire s’estimant lésée a déposé un grief à l’encontre de cette décision.

[17]   Gisèle Samson-Verreault, sous-ministre adjointe aux ressources humaines, a témoigné que lorsqu’elle a été informée de la décision de la CSST de suspendre l’indemnité de remplacement des revenus pour faire suite à l’allégation que la fonctionnaire s’estimant lésée avait fourni des renseignements inexacts, elle n’avait d’autre choix que de la suspendre aux fins d’enquête le 12 juillet 2004. L’employeur a tenté de la rencontrer pour obtenir sa version des faits, mais les rencontres ont été annulées pour des raisons médicales. Le 20 décembre 2004, la fonctionnaire s’estimant lésée a été congédiée. Mme Samson–Verreault était d’avis que l’enquête de la CSST démontrait clairement que la fonctionnaire s’estimant lésée avait fraudé la CSST, et par conséquent, son employeur. Elle a affirmé avoir éprouvé de la colère quand elle a vu la vidéocassette. Elle a trouvé inacceptable qu’un employé puisse se comporter de cette façon. En contre-interrogatoire, elle a admis ne pas avoir donné suite à la suggestion du médecin de la fonctionnaire s’estimant lésée que celle-ci soit examinée par un médecin de Santé Canada. À son avis, la décision de la CSST disposait de la question.

Résumé de l’argumentation

Pour la fonctionnaire s’estimant lésée

[18]   La représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée a plaidé que celle-ci était absente en accident de travail depuis 2001 et qu’elle avait toujours collaboré et répondu positivement aux multiples demandes de la CSST d’évaluations et de traitement médicaux.  Elle a mentionné que malgré cette bonne volonté, l’employeur, dès le départ, a eu des doutes (qui sont consignés dans les notes évolutives de la CSST) et elle a suggéré que l’employeur avait constamment soupçonné la fonctionnaire s’estimant lésée de feindre son mal et encouragé la CSST à faire enquête. La représentante souligne que l’employeur a refusé à la fonctionnaire s’estimant lésée un retour au travail progressif malgré les recommandations de son médecin.

[19]   S’appuyant sur Sabourin c. Chambre des Communes, 2006 CRTFP 15, la représentante a argumenté qu’il y avait un équilibre à respecter entre le droit à la vie privée de la fonctionnaire s’estimant lésée et celui de l’employeur de protéger ses intérêts légitimes. Elle a affirmé que la question de l’admissibilité en preuve d’une bande vidéo devait respecter le critère établi dans Sabourin. Ce critère comporte deux volets sous forme de question. Est-il raisonnable, compte tenu des circonstances de demander une surveillance vidéo? La surveillance a-t-elle été faite de façon raisonnable? La représentante a ajouté que bien que ce soit la CSST qui avait mandaté la filature, la sous-ministre adjointe a reconnu que la vidéo cassette a été un facteur déterminant dans sa décision.

[20]   La représentante a plaidé que la CCDL ainsi que la Charte des droits et libertés de la personne au Québec (CDLPQ) prévoyaient le droit d’être protégé contre les perquisitions, les fouilles et les saisies abusives. Le ministère des Affaires extérieures et du Commerce international ainsi que la CSST doivent, à titre d’entités gouvernementales, respecter l’interdiction des saisies, perquisitions ou fouilles abusives.

[21]   De l’avis de la représentante, le droit à la vie privée de la fonctionnaire s’estimant lésée a été violé en contravention des dispositions des chartes applicables et que, par conséquent, cette preuve est illégale et l’employeur devrait être empêché d’utiliser celle-ci pour justifier le congédiement de la fonctionnaire s’estimant lésée.

[22]   La représentante était d’avis que la CSST et l’employeur n’avaient pas démontré qu’une surveillance vidéo était raisonnable dans les circonstances. Rien dans la conduite de la plaignante ne justifiait de la soupçonner. La CSST et l’employeur auraient dû démontrer qu’ils avaient épuisé toutes les autres options avant d’avoir recours à la surveillance vidéo. La CSST ou l’employeur aurait pu communiquer avec le médecin ou tout autre médecin traitant de la fonctionnaire s’estimant lésée. L’employeur aurait pu demander une évaluation indépendante par Santé Canada. Cette alternative a d’ailleurs été présentée à Mme Samson-Verrreault qui l’a déclinée. Personne n’a vérifié les allégations de M. Redmen, pas même Mme Lord et M. Trudel. Aucune enquête n’a été faite auprès des employés pour vérifier le bien fondé des allégations mises de l’avant par M. Redmen.

[23]   La décision de procéder par surveillance vidéo a été prise sur des propos de ouï-dire sans aucune vérification préalable. Deux mois avant le congédiement, le médecin  de la fonctionnaire s’estimant lésée a communiqué par courriel avec Mme Samson-Verreault pour lui suggérer une évaluation par Santé Canada. Mme Samson-Verrreault a refusé cette suggestion. De l’avis de la représentante, Mme Samson-Verreau a préféré sauter aux conclusions de la CSST qui faisaient suite à la dénonciation de M. Redmen. Personne n’a vérifié la véracité de ces propos. La représentante a argumenté qu’il s’agit là d’une façon totalement déraisonnable de procéder.

[24]   La représentante s’est aussi appuyé sur Canadian Pacific Ltd. v. Brotherhood of Maintenance of Way Employees (1996), 59 L.A.C. (4th) 111 dans laquelle le même critère à deux volets a été utilisé. Dans cette décision, la bande vidéo a été acceptée en preuve après qu’il ait été établi que l’employé avait déjà fraudé la Commission des accidents de travail (CAT) dans le passé. Or, dans le cas présent, la fonctionnaire s’estimant lésée n’a jamais fraudé qui que ce soit. Elle a mentionné aussi Toronto Transit Commission v. Amalgamated Transit Union, Local 113 (1999), 95 L.A.C. (4th) 402, dans laquelle les arbitres n’acceptent la surveillance vidéo que comme solution de dernier recours. Elle note aussi que ces arbitres ont rejeté l’argument voulant qu’il suffît que la surveillance soit limitée aux lieux publics pour la rendre admissible. La représentante a attiré mon attention sur Centre for Addiction and Mental Health v. Ontario Public Service Employees Union (Cann Grievance), [2004] O.L.A.A. No. 457, dans laquelle l’arbitre conclu que pour qu’une preuve de surveillance soit admissible, l’employeur se doit d’établir qu’en tout état de cause, il était raisonnable d’entreprendre cette surveillance.

[25]   La représentante a noté que dans le cas présent, c’est la CSST qui a mandaté la filature sur les propos de l’employeur. À son avis, l’employeur et la CSST ont agi de façon négligente, et de même, grossière. Elle a indiqué qu’il ne fallait pas oublier qu’à la fin janvier 2004, la CSST était prête à considérer la fonctionnaire s’estimant lésée comme étant « inemployable ».

[26]   La représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée, a argué que l’employeur n’avait pas établi qu’il était raisonnable d’avoir recours à la surveillance vidéo et n’avait pas pris en considération d’autres mesures moins intrusives à la vie privée de la fonctionnaire s’estimant lésée. La filature a été accordée sur la base de ouï-dire. Mme Lord a demandé un enquête avant même d’avoir rencontré la fonctionnaire s’estimant lésée et malgré les multiples rapports médicaux de la Dre Suzanne Rydzik, des psychologues et des psychiatres figurant au dossier.

[27]   La représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée a argué que le deuxième volet du test n’avait également pas été rencontré. La surveillance n’a pas été faite de façon raisonnable. Elle n’a été faite que certains jours durant une période de trois mois. Puisque cette filature n’était pas constante, il est possible et probable que la fonctionnaire s’estimant lésée ait été filmée que les jours où elle ne portait pas son collet cervical ou n’utilisait pas sa canne.

[28]   La représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée a souligné que l’arbitre de grief a le pouvoir d’accepter ou de refuser un élément de preuve. Elle a soumis que la cassette vidéo ne devrait pas être admissible parce qu’elle a été obtenue et faite en contravention des droits de la fonctionnaire s’estimant lésée, ce qui va à l’encontre des Chartes fédérales et québécoises.

Pour l’employeur

[29]   La représentante de l’employeur était d’avis que la décision dans Sabourin ne s’appliquait pas au présent cas et qu’il n’y avait pas de violation des chartes québécoises ou fédérales. Elle ajoute que même si ces chartes devaient s’appliquer, le syndicat n’avait pas démontré que la filature vidéo avait été faite de façon déraisonnable.

[30]   La représentante de l’employeur a souligné que, si la décision de procéder à une surveillance vidéo a été prise à la fin janvier 2004 et que cette surveillance a eu lieu en mars et avril 2004, le congédiement a eu lieu en décembre 2004. 

[31]   La représentante a argué que, dans le présent dossier, c’est la CSST qui a pris la décision de faire une filature et que c’est la CSST qui a mandaté la firme « BCS Investigation » pour la mener. C’est aussi la CSST qui a décidé de la façon dont cette filature serait menée et qui a donné des directives à cet égard. Le témoignage de l’enquêteur Trudel, relativement aux directives spécifiques données à la firme « BCS Investigation » est sans équivoque. C’est aussi la CSST qui a reçu les résultats de cette filature vidéo et le rapport écrit de la firme « BCS Investigation ».

[32]   Selon la représentante de l’employeur, celui-ci n’a jamais été impliqué dans le processus décisionnel qui a mené à la filature. L’employeur ne contrôlait pas le processus, ne donnait aucune directive et ne pouvait intervenir d’aucune façon. La représentante a souligné que personne, chez l’employeur, n’a été mis au courant de la décision de la CSST de procéder à une enquête.

[33]   La représentante a argué que ce qui est en cause dans le présent cas, c’est la décision de la CSST de procéder à une filature. Or, la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission) n’a pas la compétence requise pour revoir une décision de la CSST. L’employeur n’était aucunement impliqué dans la décision de la CSST. Ce que tente de faire la représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée, c’est d’attaquer par l’entremise d’une tierce partie, en l’occurrence l’employeur, la décision initiale de la CSST.

[34]   La preuve a démontré, de l’avis de la représentante de l’employeur, que la fonctionnaire s’estimant lésée avait contesté la décision de suspendre l’indemnité de remplacement du revenu et de l’aide personnelle au moyen des mécanismes de révision et devant la CLP. Si la fonctionnaire s’estimant lésée avait voulu soulever la question de la violation de son droit à la vie privée, le forum approprié aurait été celui prévu en vertu de la loi créant la CSST.

[35]   La représentante de l’employeur a ajouté que, si je devais exclure la preuve vidéo, cette décision aurait pour effet de dire à la CSST, un organisme provincial, qu’elle avait fondé sa décision sur une preuve illégale.

[36]   Au surplus, la représentante a argué que le raisonnement utilisé dans Sabourin  n’est pas applicable dans le présent cas. Puisque la filature n’est pas le fait de la décision de l’employeur et que celui-ci n’a pas eu à décider de l’existence d’un motif raisonnable ou pas et n’a pas été en mesure de contrôler le processus de façon à s’assurer que la surveillance vidéo se fasse de façon raisonnable, on ne peut imposer une telle obligation à l’employeur. De l’avis de la représentante, la décision d’avoir eu recours à la filature appartenait à la CSST et un arbitre de grief de la Commission n’a pas à déterminer si le critère pour justifier une filature est rencontré.

[37]   La représentante a souligné que, bien que la nouvelle Loi donne le pouvoir à un arbitre de grief de recevoir ou d’exclure toute preuve qu’elle soit admissible ou non devant toute cour, un arbitre de grief ne peut exclure une preuve pertinente sans motif valable.

[38]   La représentante a ajouté que la décision de procéder à la filature n’avait pas été prise par l’employeur. Il n’y a rien ici qui permet d’engager l’applicabilité de la Charte fédérale. Puisque l’employeur n’a pas pris la décision, qu’il ne contrôlait pas le processus, qu’il ne déterminait pas la façon dont la filature allait être exécutée, on ne peut lui imposer les obligations qui découlent de l’article 8 de la Charte fédérale et de l’analyse faite dans Sabourin. La CSST procède seule et de façon autonome.

[39]   Par ailleurs, la représentante a souligné que, dans l’éventualité où la Charte s’appliquait, il n’y avait pas de violation du droit à la vie privée dans le cas présent. La première étape dans une telle analyse est de déterminer s’il y a une expectative à la vie privée. Dans la mesure où il n’y a pas une telle expectative, l’analyse s’arrête là.

[40]   La représentante a indiqué que l’enquêteur Trudel, dans son témoignage, avait donné des directives fermes à la firme « BCS Investigation » de toujours filmer la fonctionnaire s’estimant lésée alors qu’elle se trouvait visible du grand public, sur les voies publiques et jamais dans sa demeure. Par conséquent, la représentante a argué que je ne peux conclure que la vidéo a violé la vie privée de la fonctionnaire s’estimant lésée.

[41]   De l’avis de la représentante de l’employeur, il n’est pas du devoir ou de la compétence de la Commission de déterminer si la CSST avait des motifs raisonnables de procéder à la filature ou si la CSST s’est conformée à la Charte.

[42]   À son avis, la jurisprudence établit un consensus très clair et sans équivoque voulant qu’un employé ne peut utiliser sa propre turpitude et invoquer son droit à la vie privée pour mieux frauder. La représentante s’est appuyée sur Eppelé c. Hôpital Santa Cabrini, [2000] J.Q. No 2058 (C.S.), dans laquelle l’admissibilité d’une preuve vidéo prise lors d’une filature mandatée par la CSST avait été acceptée. Elle a mentionné aussi Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 687 c. Groupe TVA inc. (grief de Ouimet) , [2000] D.A.T.C. No 712 ainsi que Syndicat des travailleurs et travailleuses de Bridgestone Firestone de Joliette c. Bridgestone/Firestone Canada inc., [1999] J.Q. No 3026 (C.A.), dans lesquelles des questions d’admissibilité de preuve vidéo ont été traitées ainsi que les paragraphes sous la rubrique 10-20 ayant trait au même sujet dans l’ouvrage Evidence and Procedure in Canadian Labour Arbitration de Gorsky, Usprich et Brandt (pages 10-20, 10-20.1, 10.20.2 et 10.20.3).

[43]   La représentante de l’employeur a argué qu’un arbitre de grief de la Commission n’est pas à même de déterminer si la CSST avait des motifs raisonnables de procéder à la filature ou si la filature a été exécutée de façon raisonnable puisqu’il ne s’agit pas là du mandat de la Commission. La compétence de la Commission est de revoir les décisions rendues par l’employeur et non celles rendues par la CSST. La représentante a ajouté que c’est en mai 2004 que la CSST a mis fin à toutes les indemnités et que c’est à la suite de cette décision que l’employeur a entrepris une enquête interne qui a abouti au congédiement de la fonctionnaire s’estimant lésée. Bien qu’indéniablement le vidéo ait joué un rôle important, c’est la décision de la CSST de considérer la fonctionnaire s’estimant lésée comme étant apte au travail qui a influencé la décision de l’employeur.

[44]   La représentante a indiqué que l’agente de réadaptation, Mme Lord, a spécifié  les circonstances de la décision de procéder à une enquête. Le diagnostic était vague, il n’y avait pas de consensus au dossier et la CSST avait reçu une dénonciation à l’effet que la fonctionnaire s’estimant lésée avait été vue sans montrer aucune limitation fonctionnelle. Elle a ajouté que l’enquêteur Trudel avait témoigné sur les directives et consignes données à la firme « BCS Investigation » mandatée pour faire la filature. Se référant à la rencontre avec la fonctionnaire s’estimant lésée le 19 février 2004, la représentante a souligné que l’objectif premier de cette rencontre était d’actualiser les informations au dossier de cette dernière et que cette démarche était légitime, compte tenu du fait que la CSST était l’organisme payeur. La rencontre avec la fonctionnaire s’estimant lésée pour lui montrer les observations et lui donner une chance de s’expliquer a eu lieu le 3 mai suivant.

[45]   La représentante était d’avis qu’il y a suffisamment d’éléments pour déterminer que la CSST avait des motifs raisonnables de procéder à une filature et que cette filature a été exécutée de façon raisonnable.

[46]   Commentant les décisions soumises par la représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée, la représentante de l’employeur m’a indiqué que dans R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, il s’agissait d’une décision en matière criminelle, ce qui n’est pas le cas dans le présent dossier. Dans Canadian PacificLtd., la preuve vidéo a été admise et le congédiement maintenu. Dans Toronto Transit Commission les situations énoncées font état d’une surveillance beaucoup plus étroite portant atteinte à la vie privée. Enfin, dans Centre for Addiction and Mental Health, il est reconnu que la surveillance vidéo n’est pas nécessairement illégale.

[47]   La représentante de l’employeur a argué que la décision ne pouvait avoir pour effet de faire une révision judiciaire de la décision de la CSST. L’employeur ne peut être tenu à répondre à l’analyse proposée dans Sabourin puisqu’il n’est pas l’organisme décisionnel et la CCDL ne s’applique pas.

[48]   La représentante a poursuivi en indiquant que même si la CCDL s’appliquait, il ne peut y avoir d’expectative de vie privée lorsqu’il s’agit de faits et gestes publics.

Réplique

[49]   En réplique, la représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée a souligné que Mme Samson-Verreault a été des plus claire et qu’elle a reconnu s’être fondée sur la surveillance vidéo pour prendre sa décision. La représentante était aussi d’avis que l’employeur avait « substitué » son pouvoir décisionnel pour celui de la CSST.

[50]   La représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée a souligné que les critères d’admissibilité d’une preuve vidéo sont mentionnés dans Canadian PacificLtd. et qu’il est clair qu’il incombe à l’employeur de démontrer qu’il était raisonnable, compte tenue des circonstances de se fier à une surveillance vidéo. Même si ce n’est pas l’employeur qui a mandaté la firme « BCS Investigation », c’est l’employeur qui a fait la dénonciation sans jamais vérifier la véracité des allégations. La décision de procéder à une filature a été prise en moins de 24 heures après la dénonciation. C’est l’employeur qui avait le fardeau d’établir que la surveillance était raisonnable dans les circonstances et il ne l’a pas fait.

Motifs

[51]   La question de l’admissibilité en preuve d’un enregistrement vidéo a fait l’objet de nombreuses décisions. L’arbitre Ian Mackenzie, dans Sabourin, énonce le critère en deux volets que l’employeur doit satisfaire pour que la preuve soit admissible.

  1. Est-il raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, de surveiller les activités pendant ses heures de loisir?

  2. La surveillance a-t-elle été effectuée de façon raisonnable sans être indûment intrusive, et proportionnellement à la gravité de la situation?

[52]   Dans un premier temps, l’employeur m’a demandé de rejeter l’objection en arguant qu’en n’étant pas le maître d’œuvre de la surveillance vidéo, il ne pouvait être astreint à s’assurer que la preuve en question respecte les droits à la vie privée de la fonctionnaire s’estimant lésée. Je rejette cette approche. À mon avis, l’employeur est tenu de s’assurer que la preuve sur laquelle se fonde sa décision, en l’occurrence le congédiement de la fonctionnaire s’estimant lésée, respecte les droits fondamentaux de son employée. Ce n’est pas parce qu’un tiers recueille cette preuve, qu’elle peut provenir de n’importe quelle source prise dans n’importe quelle circonstance.

[53]   L’approche proposée par la jurisprudence me semble fort judicieuse pour protéger à la fois les droits de l’employé et ceux de l’employeur et je suis d’avis que le critère s’applique même si l’employeur n’est pas le maître d’œuvre de la filature.

[54]   Je note aussi que dans le cas qui nous préoccupe, il ne s’agit pas d’une activité pendant les heures de loisirs, mais bien d’activités alors que la fonctionnaire s’estimant lésée, absente du travail, bénéficie d’une indemnité de remplacement de revenu et d’allocation personnelle à la suite d’un accident de travail. Les séquelles de cet accident ont tenu la fonctionnaire s’estimant lésée à l’écart du travail depuis 2001. La question posée dans le premier volet demeure toutefois pertinente, peu importe s’il s’agit d’activités durant les loisirs, les heures de travail ou les absences autorisées.

[55]   Quant à l’argument à l’effet que l’employeur était de mauvaise foi ayant eu des doutes sur l’invalidité de la fonctionnaire dès le départ, je le rejette. Ce n’est pas parce qu’un gestionnaire à des doutes qu’il agit forcément de mauvaise foi. Je ne vois aucune preuve de mauvaise foi dans cette affaire jusqu’à présent. 

[56]   Cela dit, la suggestion de la représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée voulant que l’approche aurait dû être de vérifier ou d’enquêter directement auprès des employés les ouï-dire rapportés par le superviseur risquerait de porter encore plus atteinte à la vie privée de la fonctionnaire s’estimant lésée et à sa réputation. Les commérages découlant d’une telle enquête auprès des collègues de travail pourraient être encore plus dommageables.

[57]    Quant à la possibilité de faire réexaminer l’employé par son médecin ou d’autre médecin, elle n’adresse pas la question fondamentale posée par la dénonciation. Ce qui était en jeu n’était pas le diagnostic médical mais bien l’honnêteté de la fonctionnaire s’estimant lésée. La médecine ne pose pas de diagnostic d’honnêteté à ce que je sache.

[58]   La décision de la CSST de procéder par filature et d’évaluer la poursuite de celle-ci à mesure que les preuves sont recueillies est tout à fait appropriée et pleinement justifiée compte tenu du dossier à la CSST de la fonctionnaire s’estimant lésée, des demandes d’aide personnelle renouvelées par celle-ci et de la dénonciation. Le témoignage de l’enquêteur Trudel établit bien que la poursuite de la filature a été décidée à mesure que celle-ci progressait et qu’elle était limitée à des endroits à la pleine vue du public et à des dates précises. Cette filature était le moyen le moins intrusif pour vérifier rapidement si la dénonciation était valable ou simplement mesquine. Si aucune observation douteuse n’avait été recueillie dès le départ, on peut croire que la filature aurait rapidement pris fin sans aucune suite.

[59]   En réponse à l’objection formulée par la représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée, je conclus que la preuve respecte le critère à deux volets énoncé dans la jurisprudence. Cette preuve est admissible et je permets à l’employeur de la soumettre en vertu des règles usuelles en la matière.

[60]   Après avoir révisé la preuve soumise et les arguments, je suis d’avis que l’objection formulée relativement à l’exclusion de la preuve reliée à la filature sous forme d’enregistrement vidéo sur la base qu’elle contrevient aux Chartes des droits québécoise et fédérale doit être rejetée pour les motifs suivants.

[61]   Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

Ordonnance

[62]   J’accepte la présentation en preuve de l’enregistrement vidéo fait au cours de l’enquête menée par la CSST sujet aux règles usuelles en la matière.

[63]   Je demande à la Direction des opérations de la Commission de fixer à l’horaire la poursuite de l’audience du grief sur le fond.

Le 2 juin 2006.

Georges Nadeau,
arbitre de grief

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