Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Deux ans après le fait, le demandeur a déposé un grief, alléguant avoir été privé de son droit à la représentation lors de l’audition de son grief au troisième palier - il a renvoyé son grief à l’arbitrage au motif d’une mesure disciplinaire ayant entraîné un licenciement, une rétrogradation, une suspension ou une sanction pécuniaire - le défendeur s’est opposé au grief parce qu’il était hors délai - le vice-président a conclu que le retard dans le dépôt du grief était considérable et que le demandeur n’avait pas donné de raisons claires, logiques et convaincantes pour le justifier - le vice-président a décidé que le demandeur n’avait pas fait preuve de diligence raisonnable dans la poursuite de son grief - il a jugé qu’il existait une forte présomption de préjudice envers le défendeur en raison de la durée du retard - le vice-président a conclu que les chances de succès du grief du demandeur étaient extrêmement minces. Demande rejetée.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2007-05-09
  • Dossier:  568-02-81, 566-02-367
  • Référence:  2007 CRTFP 45

Devant le président


ENTRE

IAN STURDY

demandeur

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(ministère de la Défense nationale)

défendeur

Répertorié
Sturdy c. Administrateur général (ministère de la Défense nationale)

Affaire concernant une demande visant la prorogation d'un délai visée à l'alinéa 61b) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Ian R. Mackenzie, vice-président

Pour le demandeur:
lui-même

Pour le défendeur:
Simon Kamel, avocat

Décision rendue sur la foi d'observations écrites
déposées le 15 février et les 14 et 21 mars 2007.
(Traduction de la C.R.T.F.P.)

I. Demande devant le président

1 Ian Sturdy est un fonctionnaire exclu, nommé pour une période indéterminée et travaillant pour le ministère de la Défense nationale (MDN) comme GL-COL12D5 (groupe et niveau). Il a renvoyé un grief à l'arbitrage le 15 mai 2006. Le renvoi à l'arbitrage dit que le grief porte sur une mesure disciplinaire entraînant un licenciement, une rétrogradation, une suspension ou une sanction pécuniaire. Dans le grief, le fonctionnaire s'estimant lésé allègue que le MDN n'a pas reconnu son droit d'être représenté à l'audition du grief au troisième palier. Cette audience a eu lieu le 14 octobre 2003, et M. Sturdy a présenté son grief le 20 octobre 2005. L'administrateur général du MDN (le « défendeur ») s'est opposé au renvoi à l'arbitrage, au motif que le grief n'était pas dans les délais et qu'un arbitre de grief n'a pas compétence pour statuer sur le fond du grief. M. Sturdy a demandé une prorogation du délai pour déposer un grief.

2 M. Sturdy a demandé que la demande de prorogation de délai soit examinée par voie d'observations écrites. Le défendeur était d'accord, et le président a ordonné que la décision relative à la demande soit rendue sur le fondement d'observations écrites. Il a été enjoint aux parties de répondre aux questions suivantes :

[Traduction]

[…]

1)
Le grief a-t-il été présenté au premier palier de la procédure de règlement des griefs dans les délais selon le Règlement et règles de procédure de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (1993) (le Règlement)? Dans l'affirmative, veuillez en expliquer les motifs.
2)
Si le grief n'a pas été présenté dans les délais en vertu du Règlement, pour quelles raisons le président devrait-il accorder au fonctionnaire s'estimant lésé une prorogation du délai pour présenter le grief au premier palier de la procédure applicable aux griefs? […]

[…]

3 Le président a demandé que les parties traitent des critères sur la question de savoir s'il convient ou non d'accorder une prorogation de délai qui sont énoncés dans Rabah c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2006 CRTFP 101. Ces critères sont :

  • le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes;
  • la durée du retard;
  • la diligence raisonnable du demandeur;
  • l'équilibre entre l'injustice causée à l'employé et le préjudice que subit l'employeur si la prorogation est accordée;
  • les chances de succès du grief.

4 J'ai été nommé en vertu de l'article 45 de la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique pour exercer les pouvoirs du président spécifiés à l'alinéa 61b) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (le « Règlement »), afin d'entendre et de régler la demande de prorogation de délai.

II. Résumé de l'argumentation

5 Les observations écrites des parties sont exposées ci-après; le style et la longueur des observations écrites ont été modifiés. Les observations intégrales en anglais figurent dans le dossier.

A. Pour M. Sturdy

6 M. Sturdy a déposé les observations écrites suivantes le 15 février 2007 :

[Traduction]

[…]

Observations sur la question des délais

Faits de base

Mon grief [« grief 0099 »] est l'objet du présent renvoi à l'arbitrage; cependant, pour bien comprendre le contexte de ce grief, il faut procéder à un certain examen des faits et circonstances antérieurs à ma présentation du grief 0099. En particulier, il est nécessaire de procéder à un certain examen d'un précédent grief, à savoir le « grief 0085 », car le grief 0099 concerne expressément le fait que le [MDN] n'a pas reconnu mes droits à un conseiller à l'audition téléphonique du grief 0085 au troisième palier ou ne m'a pas conseillé sur ce sujet et ne m'a pas assuré une représentation effective ou les moyens de retenir effectivement les services d'un représentant. L'absence d'un conseiller ou d'un représentant à cette audience, qui se rapportait à mon différend à propos de la mesure disciplinaire qui m'avait été imposée à cause d'un harcèlement allégué, m'a entravé dans ma capacité à contester la mesure disciplinaire qui a entraîné, entre autres choses, ma suspension continue de mon poste de gestionnaire des activités et ma rétrogradation à un poste de non-surveillant qui m'ont notamment privé de la possibilité derecevoir une rémunération d'intérim. Cette mesure disciplinaire, infligée par l'officier du Génie construction de la Base le lcol Arsenault (maintenant à la retraite) le 18 octobre 2002, a été l'objet du grief 0085.

Grief 0085

J'ai déposé le grief 0085 comme l'avait suggéré le lcol Paul Arsenault après mes demandes de renseignements sur la question de savoir quelles étaient mes options en matière de contestation de la mesure administrative prise par lui. En tout temps, le [MDN] a été au courant de mon intention de continuer de contester toute conclusion à une faute de ma part et de contester ma suspension continue de mon poste de gestionnaire des activités. Toutefois, étant donné que je n'avais pas de représentant, puisque j'étais un fonctionnaire exclu, il était difficile pour moi, ainsi que pour la direction de toute évidence, de déterminer aisément quels étaient mes droits dans quelque situation et comment ces droits, s'il y en avait, devraient être exercés à juste titre. Cela a donné lieu à des retards de la direction qui sont entièrement reconnus, de même qu'à certains retards de ma part, tandis que je m'efforçais de déterminer quels étaient mes droits en tant que fonctionnaire exclu non représenté.

Il m'a été conseillé [par le MDN] de présenter un grief concernant la décision du 18 octobre 2002 du lt Arsenault. C'était neuf mois plus tard et bien au-delà des délais relatifs à la procédure de règlement des griefs, mais c'était avec la bénédiction d'un agent principal des ressources humaines. Vous remarquerez aussi que le grief n'a pas été entendu aux premier et deuxième paliers et qu'il est allé directement au troisième palier.

Le grief 0085 a été entendu par Kevin Marchand et j'ai participé à l'audience par téléphone, puis une décision a été rendue le 30 décembre 2003, décision signée par Diane McCusker [directrice générale des relations de travail] et indiquant que ce grief n'était pas dans les délais. La direction d'Esquimalt a ensuite envoyé une lettre qui disait que le grief devrait être accueilli sur le fond, car c'était la direction et non l'employé qui avait retardé l'affaire. J'ai écrit à Diane McCusker ma propre lettre, datée du 19 janvier 2004 et comportant la même information.

J'ai reçu une nouvelle lettre de Diane McCusker, en date du 22 janvier 2004, qui disait que le grief était rejeté sur le fond et non pour défaut de respect des délais, soit la position adoptée dans la lettre initiale de Mme McCusker en date du 30 décembre 2003.

Avant l'audition du grief menée par M. Marchand en octobre 2003, j'avais présenté un autre grief basé sur le retard d'une réponse au grief initial au troisième palier. La réponse du 25 juin 2004 de Mme McCusker inclut le passage suivant, dans lequel Mme McCusker reconnaît les problèmes du MDN à répondre à mes griefs en temps opportun :

[Traduction]

À la DGRT, nous avons toujours été déterminés à répondre aux griefs en temps utile. J'apprécie que vous ayez porté à mon attention les retards dans la réponse à votre grief particulier. Ainsi, j'ai tout spécialement examiné votre grief, pour veiller à ce qu'à l'avenir nous répondions en temps opportun, et j'ai élaboré des processus qui permettront d'améliorer le temps de réponse.

[Je souligne]

En conséquence directe de cette décision, ainsi que du manque de collaboration de la direction à Esquimalt et à l'administration centrale du MDN, une action a été intentée en août 2004 devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et poursuivie dans une tentative pour susciter un règlement des questions non résolues au moyen de la structure administrative existante. J'ai notamment continué d'être suspendu de mon poste de gestionnaire des activités. L'action que j'ai intentée n'a pas donné lieu au règlement ou à la résolution des questions en suspens et, lorsqu'a été rendue la décision de la Cour suprême du Canada dans Vaughn c. Canada, 2005 CSC 11, il est devenu douteux que la poursuite de l'action que j'avais intentée ne mène pas simplement à une décision selon laquelle la CRTFP avait la compétence exclusive. Des ressources importantes ont été affectées à l'action en justice avant que l'arrêt Vaughn c. Canada soit rendu.

J'ai alors réorienté mes énergies vers l'obtention d'un redressement dans le cadre des structures administratives existantes, considérant que c'était ma seule voie possible.

Grief 0099

J'ai déposé le grief 0099 en octobre 2005, et une décision au premier palier a été rendue le 3 novembre 2005 ou vers cette date. Le lt Moore a commenté comme suit :

[Traduction]

3.       Bien que votre grief soit en retard, je pense qu'il devrait être examiné sur le fond au palier approprié.

La consultation sur le grief au troisième palier a eu lieu le 22 février 2006, et la réponse officielle de Mme McCusker a été donnée par voie de lettre en date du 10 avril 2006.

Comme je suis un fonctionnaire exclu, il n'y a pas d'aide. Je suis tombé sur la Commission des relations de travail dans la fonction publique et j'ai correspondu avec [le personnel de la CRTFP] dans un effort pour résoudre les questions encore en suspens. En raison directe de cette situation, j'ai déposé ma demande d'arbitrage le 10 mai 2006, me fondant sur l'absence de conseillers pour les fonctionnaires exclus et sur le fait que j'étais soumis à des difficultés financières depuis les six dernières années.

Les questions litigieuses

Question 1 : Le grief a-t-il été présenté au premier palier de la procédure de règlement des griefs dans les délais selon le Règlement et règles de procédure de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (1993) (le Règlement)? Dans l'affirmative, veuillez en expliquer les motifs.

Le grief n'a pas été présenté dans les 35 jours prévus dans le Règlement.

Question 2 : Si le grief n'a pas été présenté dans les délais en vertu du Règlement, pour quelles raisons le président devrait-il accorder au fonctionnaire s'estimant lésé une prorogation du délai pour présenter le grief au premier palier de la procédure applicable aux griefs? Les parties sont priées de traiter des critères mentionnés dans 2006 CRTFP 101, au paragraphe 36.

Voici ma thèse à l'égard de chacun des critères mentionnés dans 2006 CRTFP 101, au paragraphe 36 de la décision de la CRTFP dans Rabah c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale) :

Retard justifié par des rasions claires, logiques et convaincantes

Le retard dans le dépôt de mon grief résulte d'efforts multiples mais infructueux pour que la question de la représentation des fonctionnaires exclus soit examinée grâce à d'autres recours, y compris le ministre de la Défense nationale, par l'intermédiaire de mon député provincial, le Bureau de l'Ombudsman de la Défense nationale et des Forces canadiennes (DNFC), le conseiller juridique des Forces civiles (CJFC), le Conseil du Trésor et le Bureau de l'intégrité de la fonction publique (voir la rubrique, ci-après, sur la « Diligence raisonnable »), puis, comme dernier recours, grâce à une action qu'il m'a fallu financer moi-même et que j'ai intentée en août 2004 (Cour suprême de la Colombie-Britannique, action no 04-3552, greffe de Victoria). C'est seulement une fois rendue la décision Vaughn c. Canada en 2005 que le droit a été clarifié et qu'il est devenu évident que mon seul recours serait par l'intermédiaire de la CRTFP en vertu de l'ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Je signale que l'affaire Vaughn a été au centre de la décision Rabah.

J'ai tenté, en vain, de faire éclaircir la question de mes droits à l'arbitrage selon l'ancienne LRTFP dès le printemps 2004. Dans un courriel du 19 avril 2004 en guise de réponse [au personnel de l'ancienne CRTFP], j'ai posé la question suivante :

[Traduction]

[…] selon la définition de « fonctionnaire » figurant dans la LRTFP, je n'entre pas dans cette catégorie non plus. Cela dit, le fonctionnaire exclu qui occupe un poste de confiance devrait-il même présenter un grief quand il a un différend avec la haute direction? Existe-t-il un autre mécanisme? C'est une vraie pagaille depuis le début de ce qui est une épreuve d'une durée de 39 mois. Ne vous y méprenez pas, je ne demande pas conseil. Je demande simplement des réponses.

[Je souligne]

La réponse [du personnel de l'ancienne CRTFP] disait en partie [Traduction] : « Je ne peux aller plus loin et vous donner des réponses au sujet de vos deux derniers courriels, car ce serait vous donner des conseils. »

J'ai constamment et avec diligence cherché à obtenir des indications quant à mes voies de recours et j'ai fait de mon mieux, en me servant de mon jugement, pour poursuivre les options qui semblaient s'offrir à moi.

Bien que la position du [personnel de l'ancienne CRTFP] puisse être compréhensible, je ne peux pas être blâmé pour avoir cherché à soulever et régler la question de la représentation des fonctionnaires exclus, grâce à d'autres voies avant la décision de la Cour suprême du Canada dans Vaughn, qui indiquait que mon seul recours résidait dans les mécanismes de l'ancienne LRTFP.

Il semblerait injuste de me priver de la possibilité d'être entendu, en appliquant les dispositions en matière de délai des mécanismes de grief, tandis que je disais à quiconque m'écoutait que je ne savais pas quels étaient mes droits comme gestionnaire exclu. Manifestement, la Cour suprême du Canada a jugé cette question suffisamment peu claire pour entendre et trancher l'affaire Vaughn.

Durée du retard

Tout au long de la période allant de janvier 2004 (décision sur le grief au troisième palier) jusqu'à octobre 2005, j'ai, avec diligence, exposé mes plaintes à propos de l'absence de représentation des fonctionnaires exclus, soit des démarches dont les détails sont énoncés ci-après, sous la rubrique se rapportant à la « Diligence raisonnable ».

Je me suis constamment plaint de ce que mes droits en général et mes droits selon l'ancienne LRTFP n'étaient pas clairs. J'ai cherché à obtenir des éclaircissements mais je n'en ai pas reçu.

C'est seulement avec l'affaire Vaughn que ces questions incertaines ont été clarifiées jusqu'à un certain point. Après l'affaire Vaughn, j'ai pris la difficile décision d'abandonner l'action que j'avais intentée et de ne poursuivre que la voie restante, c'est-à-dire le grief et l'arbitrage selon l'ancienne LRTFP.

Comme dans Rabah, et peut-être encore davantage dans ce cas-ci, je me préoccupais « […] de demander un redressement à chaque étape du processus […] [paragr. 26] , ce dont l'employeur a toujours été parfaitement au courant. Jamais je n'ai fait quoi que ce soit qui indique que je laissais tomber l'affaire.

Diligence raisonnable du demandeur

Voici un résumé, en quelques points, d'une partie de mes efforts de diligence raisonnable pour traiter de la question de la représentation pour les gestionnaires exclus :

  • Renvoi à l'Ombudsman - lettre du Bureau de l'Ombudsman en date du 8 juin 2006 (la représentation des fonctionnaires exclus était une question litigieuse) :

    [Traduction]

    Dans notre dernière lettre, en date du 18 mars 2004, nous vous avons expliqué que notre mandat empêche expressément le Bureau de l'Ombudsman d'enquêter sur toute question relevant de la compétence du Conseil du Trésor en vertu de l'ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Comme vos préoccupations concernent expressément une question de relations de travail, je dois répéter que nous n'avons pas compétence pour intervenir davantage dans votre cas.

    […]

    Vous signalez aussi que le CJFC a différé une décision portant sur les frais. Notre bureau ne joue pas de rôle dans les discussions avec le CJFC quant aux frais, et nous vous encourageons à communiquer vos préoccupations à ce bureau-là. Au sujet de la question de la représentation pour les gestionnaires exclus, nous vous avons mentionné dans notre lettre de février 2004 que nous avions porté cette question à l'attention de la personne qui est conseiller principal en matière de harcèlement, directeur général des relations de travail. Ce bureau-là continue d'être une ressource à l'égard de cette question.

    [Je souligne]

  • Action intentée en août 2004, seulement quelques mois après la décision au troisième palier dans l'affaire du grief 0105.
  • Lettre au ministre de la Défense nationale - la réponse en date du 10 mai 2006 inclut ceci :

    [Traduction]

    […] Le personnel du Ministère m'a informé que vos griefs actifs, y compris ceux concernant la question de la représentation, continuent d'être examinés.

  • Lettre de Denise Savoie au ministre de la Défense nationale en date du 25 mai 2006, sur mon ordre.
  • Lettre au Bureau de l'intégrité de la fonction publique (BIFP) et réponse.
  • Demandes de renseignements [au personnel de l'ancienne CRTFP] au printemps 2004 et [au personnel de la nouvelle CRTFP] au printemps 2006.

Mes efforts de diligence pour que cette question se règle sont indéniables et répondent à la norme de diligence raisonnable exposée dans Rabah.

Équilibre entre l'injustice pour le demandeur et le préjudice pour l'employeur

Comme dans Rabah, la décision dans Vaughn confirme que mon seul recours est un grief selon l'ancienne LRTFP. De plus, étant donné mes efforts assidus mais infructueux pour que cette question se règle par d'autres moyens, me refuser une prorogation du délai pour déposer un grief me priverait définitivement de mon seul recours restant, et ce, à cause d'une formalité, plutôt qu'en raison de la substance de l'affaire, position à l'égard de laquelle le lt Moore chargé d'entendre le grief pour la première fois n'était pas à l'aise :

[Traduction]

3.       Bien que votre grief soit en retard, je pense qu'il devrait être examiné sur le fond au palier approprié.

L'employeur a reconnu à plusieurs reprises ses longs retards dans cette affaire depuis le début du processus relatif au harcèlement, de sorte qu'il semblerait injuste de punir une partie au motif qu'elle a omis de respecter un délai strict, tandis que l'autre partie reconnaît ses propres retards importants dans l'examen de [Traduction] « la question complexe ».

Chances de succès d'un grief

Comme dans Rabah, les chances de succès d'un grief donné sont impossibles à déterminer avec certitude dans le cas d'une telle demande, et c'est beaucoup plus difficile sur le fondement de seules observations écrites.

Toutefois, comme je l'ai mentionné dans le corps de mon grief ainsi que dans le renvoi à l'arbitrage, je n'ai reçu aucun conseil quant à mes droits - s'il en est - à une représentation à l'audience devant M. Marchand, et aucune représentation ne m'a été assurée avant l'audience.

Le [MDN] ne nie pas que je n'ai pas été avisé de droits à une représentation à l'audition du grief au troisième palier, mais dit seulement que le [MDN] n'était nullement obligé de m'aviser de mes droits et encore moins de me fournir un conseiller ou un représentant.

Conclusion

Il est à noter, pour le dossier, que durant les deux très longs processus concernant l'enquête et l'allégation en matière de harcèlement, j'ai plusieurs fois demandé directement des renseignements au service des ressources humaines d'Esquimalt à propos de la question de la représentation des gestionnaires exclus. Lors d'une réunion se rapportant à une décision d'ordre disciplinaire, Mme Nevile avait déclaré qu'il y avait un groupe à Ottawa et qu'elle aviserait. Un mois s'est écoulé, puis Mme Nevile a affirmé qu'il n'y avait aucune représentation pour les fonctionnaires exclus. En effectuant des recherches sur cette question même, je suis tombé sur le site Web du Conseil du Trésor où l'on traite d'une politique sur les conseillers pour les gestionnaires exclus. Ce processus a été mis en ouvre par le Conseil du Trésor mais permettait aux divers ministères [de déterminer] s'ils voulaient participer. Certes, plusieurs ministères se sont bel et bien inscrits, mais le ministère de la Défense nationale n'a pas participé. Avant mon épreuve de harcèlement, le Conseil du Trésor doit s'être rendu compte, par l'effort dont il a fait preuve sur son site Web, qu'il y avait une faille importante dans le système.

[…]

B. Pour le défendeur

7 Le 14 mars 2007, le défendeur a déposé les observations écrites suivantes :

[Traduction]

[…]

1.       Il ressort de la preuve ainsi que des observations de M. Sturdy que le grief de ce dernier n'a pas été présenté dans les délais selon le la Commission des relations de travail dans la fonction publique (1993). La question est alors de savoir si le fonctionnaire s'estimant lésé devrait se voir accorder une prorogation de délai pour présenter le grief au premier palier de la procédure de règlement des griefs. Pour répondre à cette question, nous traiterons des critères énoncés dans Rabah c. Conseil du Trésor (MDN), 2006 CRTFP 101, au paragraphe 36. Revêt une importance capitale dans cette affaire le fait que le grief de M. Sturdy n'est nettement pas arbitrable pour commencer. Nous examinerons davantage cette question ci-après.

[…]

Information de base

3.       M. Sturdy est un fonctionnaire du MDN nommé pour une période indéterminée. Il est GL-COI-12-D5 (groupe et niveau) et son poste est exclu de la négociation collective. Il est employé au MDN depuis 27 ans.

4.       Le 22 juillet 2003, M. Sturdy a déposé un grief indiquant ceci :

[Traduction]

Je présente un grief par suite de la lettre disciplinaire de la direction - Réf. 6007-1 (BCEO), 18 octobre 2002, paragraphe 6C - concernant l'interprétation du lcol Arsenault (harcèlement) quant au fait d'avoir touché un employé sur l'épaule pour attirer son attention et concernant l'utilisation de l'application de la Politique du Conseil du Trésor dans le mauvais contexte. Par l'application des règles selon la Politique du Conseil du Trésor, je suis considéré du point de vue de la justice comme dans le cas d'une allégation de harcèlement jugée bien fondée et beaucoup plus grave. Le présent grief devrait être entendu au troisième palier, car les premier et deuxième paliers ont convenu de l'application de la Politique ».

La mesure corrective demandée par M. Sturdy se lit comme suit :

[Traduction]

Supprimer l'allégation de harcèlement considérée comme fondée. Réviser la Politique au niveau du Conseil du Trésor. Fournir une lettre d'excuses relativement à la procédure.

5.       La lettre « disciplinaire » à laquelle M. Sturdy renvoie est en fait une réprimande écrite en date du 18 octobre 2002. Le grief du 22 juillet 2003 de M. Sturdy (ci-après appelé [traduction] « le grief initial ») a donc été déposé environ neuf mois après la réprimande écrite.

6.       Le grief initial a été l'objet d'une consultation au troisième palier le 14 octobre 2003, entre M. Sturdy et Kevin Marchand, alors officier des opérations en matière de relations de travail au MDN. Diane McCusker, directrice générale des relations de travail, a, au troisième palier, communiqué sa réponse le 30 décembre 2003, ce qui a été remplacé par une autre lettre de Mme Cusker, datée du 22 janvier 2004.

7.       Le 20 octobre 2005, M. Sturdy a déposé le présent grief. Dans le grief, M. Sturdy déclare que le ministère n'a pas reconnu ses droits à un conseiller à la consultation au troisième palier, menée par téléphone.

8.       Le grief du 20 octobre 2005 (ci-après appelé [Traduction] « le présent grief ») a été rejeté au premier palier de la procédure de règlement des griefs le 3 novembre 2005, car il a été considéré comme étant en retard. Toutefois, l'agent des griefs au premier palier a accepté de transmettre le grief au troisième et dernier palier.

9.       Diane McCusker, directrice générale des relations de travail et de la rémunération, a rejeté le présent grief au dernier palier le 10 avril 2006, car ce grief a été considéré comme n'étant pas dans les délais, et les droits de M. Sturdy en tant que fonctionnaire exclu ont été considérés comme n'ayant pas été enfreints pendant la consultation sur le grief au troisième palier.

Les critères énoncés dans Rabah

10.     Les faits de l'affaire Rabah peuvent facilement être distingués de ceux du présent grief. Dans Rabah, l'arbitre de grief Mackenzie a souligné que le fonctionnaire s'estimant lésé était préoccupé par de graves accusations criminelles contre lui et que c'était une raison convaincante concernant le retard dans le dépôt d'un grief. De plus, le syndicat de M. Rabah n'avait pas communiqué avec ce dernier pour l'aviser de ses droits selon la convention collective. Manifestement, le présent grief n'a pas trait à des accusations criminelles ni à un fonctionnaire syndiqué. Nous expliquerons ci-dessous comment les raisons de M. Sturdy quant au retard de deux ans dans le dépôt de son grief sont loin d'être convaincantes.

Retard justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes

11.     Le retard dans le dépôt du grief est seulement basé sur les actions ou l'inaction de M. Sturdy. La lettre du dernier palier au grief initial disait expressément qu'il y avait un délai de 25 jours. Elle indique au deuxième paragraphe :

[Traduction]

Un fonctionnaire peut présenter un grief au plus tard le vingt-cinquième (25e) jour qui suit la date à laquelle il ou elle est notifié(e), oralement ou par écrit, ou prend connaissance, pour la première fois, de l'action ou des circonstances donnant lieu au grief.

12.     M. Sturdy savait, du moins depuis décembre 2003, qu'il avait seulement 25 jours pour déposer un grief. Pourtant, il a pris consciemment la décision d'attendre deux ans avant de déposer son grief, ce qu'il a fait en octobre 2005. C'est ce qui ressort de ses observations à la page 4, paragraphe 5 :

[Traduction]

En conséquence directe de cette décision, ainsi que du manque de collaboration de la direction à Esquimalt et à l'administration centrale du MDN, une action a été intentée en août 2004 devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et poursuivie dans une tentative pour susciter un règlement des questions non résolues au moyen de la structure administrative existante.

13.     M. Sturdy a préféré la procédure judiciaire au lieu d'épuiser le processus interne. Il a pris sa décision en sachant pertinemment qu'un processus interne existait et comportait des délais; il a choisi une voie complètement différente. Comme l'a affirmé le juge Binnie dans la décision de la Cour suprême du Canada Vaughan c. Canada :

L'appelant se devait d'avoir recours aux mécanismes prévus par le législateur dans la LRTFP. Il ne lui était pas loisible d'écarter le régime établi par la LRTFP et de porter devant les tribunaux sa demande de PRA en la déguisant en une action pour « négligence ».

14.     Le [MDN] ne peut pas être blâmé pour les propres actions ou inactions de M. Sturdy. C'est encore plus évident quand on examine les efforts du [MDN] pour veiller à ce que M. Sturdy puisse consulter des personnes sur ses droits, étant donné sa situation de fonctionnaire exclu. Par exemple, le [MDN] a mis M. Sturdy en contact avec un représentant syndical local pour l'obtention des renseignements dont il avait besoin. Cette initiative a été prise dès novembre 2002. Comme l'indique le courriel à M. Sturdy en date du mardi 12 novembre 2002 (15 h 21) :

[Traduction]

J'ai (Mme Neville, directrice des ressources humaines) bel et bien recruté M. Fletcher, mais, par suite de votre demande de représentant (autre que le capt Sand), j'ai demandé à M. Fletcher s'il vous aiderait. Ma demande visait à faciliter le processus et vous éviter peut-être d'aller jusqu'à retenir les services d'un avocat, comme vous estimiez devoir le faire. J'ai pensé que M. Fletcher était un bon représentant, car il était de la localité, ne faisait pas partie de la BFC Esquimalt (la Base), ne connaissait aucun des détails de la situation, de sorte qu'il n'avait pas d'opinion préconçue, et il est très respecté par ses pairs et par la direction.

15.     M. Sturdy a décidé de [traduction]« mettre un terme » à l'aide qu'il recevait de M. Fletcher parce qu'il estimait que M. Fletcher agissait au nom du [MDN].

16.     La lettre du [MDN] en date du 18 octobre 2002 indique que M. Fletcher n'était pas le seul représentant de M. Sturdy pendant cette période. Non seulement un agent du MDN a aidé M. Sturdy, mais ce dernier a retenu les services d'un avocat […]

17.     M. Sturdy disposait de plusieurs ressources pour faire des choix et prendre des décisions. De l'aide lui a été offerte et, ayant retenu les services d'un avocat, M. Sturdy avait les instruments nécessaires pour protéger ses droits allégués, en déposant un grief en temps opportun. Il y avait seulement un certain effort que le [MDN] pouvait faire pour aider M. Sturdy; ce dernier devait se charger lui-même de l'affaire le concernant. M. Sturdy semble presque insinuer dans ses observations que le [MDN] aurait dû s'occuper de ses affaires pour lui.

18.     L'ancien président Tarte a, dans Jamieson c. Conseil du Trésor (Défense nationale),[2002] C.R.T.F.P.C. no 79, déclaré que c'est parfois le fonctionnaire qui a la clé d'un règlement fructueux de ses propres affaires. Il a affirmé :

Comme le dit le vieil adage, on peut mener le cheval à l'eau, mais ne pas le forcer à boire. L'employeur a fait tous les efforts raisonnables pour aider M. Jamieson à obtenir le certificat de compétence nécessaire afin de pouvoir continuer à travailler à la BFC Kingston. Pour une raison ou pour une autre, le fonctionnaire s'estimant lésé n'était pas disposé à accepter les offres d'aide et de formation de l'employeur. Il aurait facilement pu demander et obtenir une exposition supplémentaire au tuyautage. Plutôt que de coopérer avec l'employeur, il a résisté à toutes ses tentatives de le faire progresser, en créant des obstacles chaque fois qu'il en a eu l'occasion.

19.     M. Sturdy n'a pas fait d'efforts raisonnables, personnellement ou par l'intermédiaire de ses représentants, pour présenter son grief dans les délais prescrits.

20.     Qu'il ait choisi d'autres voies pour essayer de régler le présent grief ne change rien au fait qu'il aurait dû déposer un grief à la première occasion pour protéger ses droits allégués. Nous préciserons notre pensée à ce propos sous la rubrique de la diligence raisonnable.

21.     Il est à noter que la demande de M. Sturdy devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique n'a pas trait à l'objet du présent grief. De plus, cette demande a été déposée auprès de la Cour suprême de la Colombie-Britannique le 18 août 2004, environ dix mois après la consultation en matière de grief qui a donné lieu au présent grief.

22.     Dans ses observations, M. Sturdy donne un exemple de la façon dont il a essayé d'obtenir [Traduction] « une clarification » de ses droits, en communiquant avec l'ancienne CRTFP. Il a attendu jusqu'au printemps 2004 pour ce faire, ce qui prouve, là encore, qu'il n'a pas agi promptement.

23.     En fait, ce que montre clairement ce qui précède, c'est que M. Sturdy a consciemment choisi de ne pas déposer un grief avant 2005. Nous soutenons que M. Sturdy n'a tout simplement pas fourni des raisons claires, logiques et convaincantes pour justifier un retard de deux ans dans le dépôt de son grief.

Durée du retard

24.     Il convient de signaler que, dans plusieurs décisions de la Commission, le temps écoulé avant le dépôt d'un grief a été une considération très importante. M. Sturdy a attendu 24 mois avant de déposer un grief, comparativement à 14 mois dans le cas de la décision Rabah. Ces décisions de la Commission incluent notamment Anthony et Conseil du Trésor (Pêches et Océans Canada), dossier de la CRTFP 149-2-167, Wyborn c. Agence Parcs Canada,  dossiers de la CRTFP 149-33-226 et 166-33-3026, et Enns c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), dossiers de la CRTFP 166-2-32552 et 166-2-32554.

[…]

27.     Le principe qui sous-tend les délais est la stabilité des relations de travail, ce qui ne serait certainement pas assuré si nous devions accorder à M. Sturdy une prorogation de deux ans.

Diligence raisonnable du demandeur

28.     Que M. Sturdy ait choisi d'autres voies pour essayer de régler cette affaire ne change rien au fait qu'il aurait dû présenter un grief à la première occasion. C'est ce qu'indique bien clairement la Commission dans Pomerleau c. Conseil du Trésor (ACDI), dossier de la CRTFP 166-2-34819. L'arbitre de grief Matteau a expliqué qu'un fonctionnaire peut certes explorer d'autres moyens de résoudre un conflit, mais pas au détriment de la procédure applicable aux griefs. Elle a déclaré :

28.     Il sera toujours plus prudent de procéder à ces démarches informelles après avoir assuré et protégé l'exercice d'un recours formel, lorsqu'il existe et qu'il est sujet à des délais extinctifs de droit. Ces deux approches co-existent très bien, en autant que l'une n'est pas exercée au détriment de l'autre. Les systèmes informels mis en place sous l'égide de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, ainsi que les systèmes déjà en place, reconnaissent spécifiquement cet aspect de la procédure et l'importance de protéger les droits des parties. La suspension de la procédure formelle y est prévue et le recours à cette dernière, dans le but de protéger les droits de l'une des parties, ne peut non plus lui être reproché.

29.     Il aurait pu simplement protéger ses droits allégués en présentant un grief et en utilisant ensuite les voies qu'il mentionne dans ses observations. Toutefois, comme il l'a expliqué dans ses observations, il a préféré suivre la procédure judiciaire au lieu des procédures internes de règlement des griefs. Le [MDN] ne peut être blâmé pour les choix personnels de M. Sturdy, qui, en particulier, pouvait consulter plusieurs personnes pour se faire guider, notamment son propre avocat.

30.     En outre, il est à noter que la plupart des efforts de M. Sturdy pour le règlement de cette question ont été faits après le dépôt du grief. Par exemple, dans ses observations, il mentionne un renvoi à l'Ombudsman, une lettre au ministre de la Défense nationale et une autre lettre à ce ministre; ces mesures ont toutes été prises en 2006, bien après le présent grief. Nous soutenons que ces mesures ne sont tout simplement pas pertinentes aux fins de la détermination de l'aspect « diligence raisonnable » de la présente espèce.

Équilibre entre l'injustice causée à l'employé et le préjudice que subit le [défendeur] si la prorogation est accordée

31.     Dans le présent grief, il n'y a eu aucune mesure disciplinaire ou sanction pécuniaire contre M. Sturdy. Ce dernier n'a pas perdu son emploi ni été rétrogradé. C'est une situation bien différence de ce qu'il en était dans l'affaire Rabah, dans laquelle M. Rabahavait été renvoyé en cours de stage et était en outre l'objet de sérieuses accusations criminelles. Vu nos commentaires sur les chances de succès du présent grief, nous soutenons qu'il n'existe pas d'injustice envers M. Sturdy. D'autre part, le [défendeur] serait obligé de déployer des ressources considérables pour présenter une argumentation sur un grief déposé environ deux ans plus tard. La finalité des différends envisagés dans Wyborn et Anthony, avec un délai de 25 jours, ne serait assurément pas respectée en poursuivant cette affaire. De plus, la stabilité des relations de travail ne serait certainement pas assurée en permettant une prorogation de deux ans pour le grief de M. Sturdy.

32.     Il ressort des observations de M. Sturdy que, si l'affaire Vaughan avait été tranchée différemment, il n'aurait pas déposé un grief […] Par conséquent, si l'affaire Vaughan n'avait pas existé, le fonctionnaire s'estimant lésé n'aurait tout simplement pas déposé un grief pour commencer. Comme c'est expliqué dans la décision Enns, si un fonctionnaire n'avait pas l'intention de déposer un grief, alors il semble n'y avoir aucune raison de proroger les délais.

[…]

34.     De même, dans le présent grief, le préjudice serait plus grand pour le [défendeur] ue pour le fonctionnaire. La question est alors de savoir si la Commission devrait même soupeser les préjudices pouvant résulter d'un refus d'accorder une prorogation de délai. Sur le fondement de l'affaire Wyborn, il semblerait que dans les circonstances comme celles du présent grief, il ne soit pas nécessaire de procéder à une telle analyse :

Comme Mme Khanna l'a fait valoir, la Cour d'appel fédérale a conclu que la Commission n'est pas tenue de soupeser les préjudices susceptibles d'être causés suite à l'acceptation ou au rejet d'une demande de prorogation de délai lorsque la Commission a conclu que le fonctionnaire s'estimant lésé n'avait pas l'intention de déposer son grief avant l'expiration du délai. Cependant, s'il fallait, en l'espèce, soupeser les préjudices, je conclurais que l'employeur subirait le préjudice le plus important. Les délais assurent une stabilité des relations de travail et l'on ne devrait passer outre à ces délais qu'exceptionnellement.

35.     M. Sturdy n'avait pas l'intention de déposer un grief, et ce fait devrait se voir accorder un poids considérable dans l'analyse des présents critères.

Chances de succès du grief

36.     Les chances de succès du grief de M. Sturdy sont plutôt minces. Contrairement à ce qu'il en était dans Rabah, ce n'est pas une situation où de la mauvaise foi pourrait même influer sur l'issue de l'affaire. En fait, le présent grief est de nature très théorique.

37.     Le grief de M. Sturdy se rapporte à l'omission alléguée du Ministère d'aviser M. Sturdy de son droit à ce qu'un conseiller soit présent à la consultation en matière de grief au troisième palier tenue en octobre 2003. L'audience a eu lieu pour l'examen d'un grief sur une lettre de réprimande écrite à la suite d'une enquête de harcèlement. Le poste de M. Sturdy est exclu de la négociation collective; M. Sturdy n'est donc pas représenté par un syndicat.

38.     Le libellé de l'article 209 de la nouvelle LRTFP n'étaye pas le renvoi à l'arbitrage du présent grief. Celui-ci ne porte pas sur l'interprétation ou l'application d'une disposition d'une convention collective ou d'une décision arbitrale, sur une mesure disciplinaire entraînant une suspension ou une sanction pécuniaire ou sur une rétrogradation ou un licenciement imposé sous le régime de la Loi sur la gestion des finances publiques.

39.     Le grief initial de M. Sturdy était également théorique, car des lettres de réprimande ne sont pas arbitrables, et la Commission n'aurait pas compétence de toute manière (Lamarre et Conseil du Trésor (Pêches et Océans),dossier de la CRTFP 166-2-26902).

[…]

C. Contre-preuve de M. Sturdy

8 Le 21 mars 2007, M. Sturdy a répondu aux observations du défendeur. Ses communications présentées à titre de réfutation sont les suivantes :

[Traduction]

[…]

1.       En toute déférence, je considère que la thèse [du défendeur] manque de substance et reflète un manque fondamental de connaissance des questions litigieuses. Le [MDN] n'a pas respecté les délais à l'égard d'un certain nombre de questions directement liées à la présente plainte et a admis ce qui était indiqué dans ma thèse initiale. À un moment donné, vingt-six griefs étaient en la possession de la haute direction et, malgré des demandes de renseignements répétées, l'employeur n'a pas communiqué l'état des griefs ni établi des dates pour l'audition des griefs. Cette plainte représente la continuation d'un processus inachevé qui, après six ans, n'est pas encore réglé. J'ai toujours communiqué au [MDN] ma résolution inébranlable à être entendu. Il est clair aussi que le Conseil du Trésor a déterminé des problèmes il y a un certain nombre d'années concernant l'absence de représentation des fonctionnaires exclus et qu'il n'a pas obligé tous les ministères à participer, se contentant de rendre volontaire la participation au programme. Il est également bien établi que la haute direction était au courant du programme et donc du vrai problème auquel je devais faire face tout au long de cette affaire comme fonctionnaire exclu.

2.       L'avocat [du défendeur] affirme que j'ai demandé que mon grief soit entendu au troisième palier. Il n'a pas mentionné que ma suggestion avait été acceptée par le lcol P. Arsenault, alors officier du Génie construction de la Base, et par l'enquêteur de l'Ombudsman, comme méthode de règlement impartiale. Il est clair que la haute direction était embarrassée par les lacunes dans l'ensemble du processus et qu'elle était résolue à trouver quelque chose qui soit satisfaisant pour le syndicat et les plaignants. Le rapport de l'Ombudsman, ainsi que l'ébauche, montrait un comportement entre la direction et le syndicat, lors de ces négociations, qui était corrompu et ne répondait pas au critère de la transparence.

3.       En guide de réfutation au sujet de l'affirmation [du défendeur] selon laquelle le grief n'a été déposé que neuf mois après la réprimande écrite, ce grief s'est posé durant l'enquête de l'Ombudsman sur le processus et pendant que les enquêteurs prenaient part au règlement de questions par une procédure appelée la meilleure solution de rechange (MESORE) et au moyen de laquelle ce grief a été l'objet d'une négociation dans un effort pour l'abandon des 26 griefs qui étaient encore en suspens. Ce fait a été clairement exposé dans ma thèse initiale.

4.       Je ne suis absolument pas d'accord [sur le point de vue du défendeur] que l'inquiétude au sujet de graves accusations criminelles du fonctionnaire s'estimant lésé dans Rabah distingue cette affaire de la mienne en ceci que mon grief s'est posé dans le contexte de sérieuses allégations de harcèlement faites contre moi par des collègues de travail, allégations qui ont fini par entraîner la perte de mon poste, que je ne serai jamais autorisé à reprendre. La gravité de mes circonstances ne se compare pas à Rabah. Quant au fait que je ne suis pas un fonctionnaire syndiqué, je me considère comme ayant été quelque part entre la direction et le syndicat, étant donné que j'étais exclu du syndicat mais quand même lié par la convention collective.

5.       Il ressort de mes observations initiales que mon choix d'intenter une action a été fait comme dernier recours, sur le fondement de mon expérience relative au processus interne et de ma conclusion que j'avais, en pratique, épuisé mes recours sur le plan interne ou qu'au moins j'avais fait de mon mieux pour les épuiser et que ma seule voie restante, c'était les tribunaux.

6.       […] En toute déférence, je considère qu'il est manifeste que le [MDN] ne comprend pas pleinement les questions concernant les fonctionnaires exclus. Le groupe des fonctionnaires exclus n'est pas représenté et le syndicat n'est pas intéressé à conseiller ou à représenter ce groupe, comme cela a été indiqué par courriel. Il n'y a pas d'orientation définitive, et c'était une préoccupation du Bureau de l'Ombudsman qui a été signalée aux cadres supérieurs à l'administration centrale du ministère de la Défense nationale. Les agents de dotation représentent la direction, bien qu'ils soient dans la même situation. Ils seraient en conflit s'ils aidaient un autre fonctionnaire exclu. Même les militaires ont, pour se faire aider, des agents qui leur sont assignés. Il n'est pas équitable ou exact d'affirmer que je n'ai pas tenu compte du système de l'ancienne LRTFP et que j'ai essayé de le contourner au moyen des tribunaux.

7.       […] M. Fletcher a été recruté par Mme Nevile pour aider à franchir les étapes du processus et à régler 26 griefs qui étaient en suspens. Après de nombreuses demandes de renseignements à M. Fletcher, ce dernier avait répondu qu'il lui faudrait consulter Mme Nevile. Il m'avait répondu qu'il [Traduction] « ne serait pas intéressé à me représenter et ne faisait cela que pour aider Mme Nevile » […]

8.       […] les déclarations [dans les observations du défendeur] sur la représentation sont hors contexte. Si M. Fletcher ou le capt Sand devait me représenter comme conseiller, ils n'avaient pas la formation nécessaire selon la directive du Conseil du Trésor portant sur les conseillers des fonctionnaires exclus. Ils n'avaient pas les connaissances pour fournir ce service, et le capt Sand était en conflit d'intérêts, car il était directement sous le commandement du lcol et il n'était assurément pas responsable devant moi. Mon avocat était présent, mais à mes frais.

9.       […] Les seules ressources disponibles étaient celles que je payais dans un processus administratif. Quoique j'aie bel et bien bénéficié des services d'un avocat de temps en temps, à mes frais, la représentation était périodique et non continue. Le fonctionnaire exclu est tout seul. La direction a offert qu'un militaire m'aide, mais ce militaire n'avait pas l'expérience des procédures civiles, notamment en matière de harcèlement. En toute déférence, je pense que l'avocat [du défendeur] semble avoir peu ou mal compris les deux enquêtes défectueuses, ainsi que l'annulation d'un examen de la direction et les questions soulevées par le Bureau de l'Ombudsman. Il semble que d'autres personnes ont des voies de recours, mais non les gestionnaires exclus.

10.     […] La haute direction n'a pas examiné 26 griefs quand ceux-ci lui ont été présentés [et] elle m'a imposé deux enquêtes déficientes qui ont nettement été dénaturées tant par elle que par le syndicat. Qui plus est, le deuxième enquêteur a formulé des commentaires sur moi qui n'étaient pas vrais et qui, assurément, débordaient beaucoup le cadre de son mandat.

11.     […] le [défendeur] ne reconnaît pas la durée et le caractère disparate de l'ensemble du processus dans lequel s'insère le grief.

12.     […] si je n'ai aucune représentation et aucune voie de recours, alors, comme citoyen du Canada bénéficiant des droits et libertés, je devrais avoir toute possibilité de soumettre mes préoccupations aux plus hauts fonctionnaires pour montrer les problèmes du système. J'ai souffert pendant les six dernières années, ayant été démis de mes fonctions de gestionnaire des activités des systèmes mécaniques. J'ai perdu une rémunération d'intérim touchant les postes élevés, ainsi que des paiements d'heures supplémentaires. J'ai souffert de stress psychologique et d'anxiété, et l'enquêteur de l'Ombudsman de même que l'officier du Génie construction de la Base ont recommandé que je reçoive une certaine indemnisation à l'égard de mon infortune.

13.     […] si les chances de succès de mon grief sont si minces, je ne vois pas pourquoi [Traduction] « des ressources considérables » auraient été déployées par le [défendeur] pour faire valoir une défense.

14.     […] Je nie [l'affirmation du défendeur] que je n'ai pas eu l'intention de présenter un grief concernant cette affaire avant la décision Vaughn. Comme je l'ai déclaré, j'avais, je pense, épuisé le processus interne, et c'est seulement après la décision Vaughn qu'il est apparu clairement que je n'avais aucun autre recours que le processus interne.

15.     […] J'avais déposé de nombreux griefs avant la décision Vaughn mais sans résultat satisfaisant, de sorte que je m'étais tourné vers les tribunaux, mais j'ai essuyé un revers lorsque la Cour suprême du Canada a émis son opinion sur l'option des fonctionnaires dans mes circonstances.

16.     […] la nature du […] grief en question est beaucoup plus vaste que dans le cas d'une simple « […] lettre de réprimande […] ». [J'en ai parlé dans mes observations initiales.]

17.     [En] conclusion, les six dernières années ont été bien difficiles pour moi personnellement et financièrement. La haute direction d'Esquimalt a admis les lacunes du processus mises en lumière par le rapport de l'Ombudsman. Les fonctionnaires exclus ont été laissés sans conseillers dans des périodes d'infortune comme ce que j'ai vécu. Même durant mon entretien avec Kevin Marchand, ce dernier a admis que les fonctionnaires exclus n'ont nulle part où aller. Les membres d'un syndicat ont une représentation complète jusqu'à Ottawa. Les militaires ont, pour se faire aider, des agents, ainsi que le bureau de l'AJAG. Toutefois, les principes fondamentaux pour les fonctionnaires exclus ont été oubliés, bien que le Conseil du Trésor ait cherché à résoudre la question, sans succès sur le plan de l'exécution. Le délai relatif à ce grief particulier est unique en son genre. La haute direction m'a mis dans une situation où j'ai le choix entre pratiquer la politique de l'autruche ou combattre le système […] Les points litigieux débordent grandement la question du délai se rapportant au grief; c'est l'occasion morale de redresser un tort et d'établir pour de bon tous les droits des fonctionnaires exclus.

[…]

III. Motifs

9 On est d'accord pour dire que M. Sturdy a déposé son grief après le délai applicable. En fait, M. Sturdy a présenté son grief plus de deux ans après l'événement dont il se plaint. Je dois déterminer si les circonstances justifient l'octroi d'une prorogation du délai pour qu'il puisse déposer son grief. Après avoir examiné les observations de M. Sturdy et du défendeur, je conclus qu'une prorogation de délai n'est pas justifiée, et ce, pour les motifs exposés ci-après. 

A. Retard justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes

10 M. Sturdy n'a pas montré que son retard à déposer son grief était justifié par une raison claire, logique ou convaincante. Cependant, il est clair qu'il était au courant de son droit de présenter un grief, car le grief qu'il a fini par déposer avait trait à une audience relative à un grief. De son propre aveu, il avait déposé de nombreux autres griefs. Bien qu'il puisse avoir été incertain quant à son droit à une représentation lors de l'audition d'un grief (soit la question essentielle de son grief), il était au courant de la procédure de règlement des griefs ainsi que de son droit d'accès à cette procédure. Il aurait dû également être au courant des délais pour déposer des griefs, car son premier grief a initialement été rejeté par le MDN sur le fondement de la question des délais, en décembre 2003. Quoique le MDN ait ultérieurement annulé le rejet de ce précédent grief sur le fondement de la question des délais (en janvier 2004), M. Sturdy avait été avisé qu'un grief pourrait être rejeté sur ce fondement. M. Sturdy n'a pas établi pourquoi il n'aurait pu présenter son grief dans le délai applicable. 

11 M. Sturdy invoque notamment son action en justice pour justifier qu'il n'ait pas déposé le grief en temps opportun. Étant donné qu'il était au courant de son droit de présenter un grief, le fait qu'il a été partie à une autre procédure juridique n'est pas une raison logique ou convaincante justifiant son retard.

B. Durée du retard

12 Le grief a été présenté plus de deux ans après l'audition du grief au troisième palier dont M. Sturdy alléguait qu'elle constituait une violation de ses droits. Un retard de deux ans est un retard important.

C. La question de la diligence raisonnable de M. Sturdy

13 M. Sturdy était au courant de son droit de présenter un grief, car il avait déjà déposé (selon son propre compte) de nombreux griefs. De plus, les autres mesures sur lesquelles il se basait pour montrer qu'il avait fait preuve d'une diligence raisonnable dans la poursuite de son grief ont toutes été prises bien après l'événement dont il se plaint maintenant. Il n'a pas prouvé qu'il avait agi avec une diligence raisonnable dans la poursuite de son grief pendant la période suivant immédiatement l'incident dont il se plaint actuellement.

D.  Équilibre entre l'injustice causée à M. Sturdy et le préjudice que subit le défendeur si la prorogation est accordée  

                                                          

14 Je reconnais que je n'ai pas besoin de mettre en balance l'injustice pour M. Sturdy et le préjudice pour le défendeur, en l'absence d'une raison claire, logique et convaincante justifiant le retard. Toutefois, il existe une forte présomption en faveur d'un préjudice pour le défendeur lorsque le retard est aussi long qu'en l'espèce.

E. Chances de succès du grief

15 Je conviens qu'il n'est pas toujours facile de prévoir les chances de succès d'un grief à l'étape de l'arbitrage. Toutefois, c'est principalement le cas lorsque le grief est en fait arbitrable.  Quoique M. Sturdy allègue que son grief se rapporte bel et bien à une mesure disciplinaire, il vaut la peine d'examiner les détails de son grief ainsi que le redressement demandé :

[Traduction]

[…]

Je présente un grief parce que le Ministère n'a pas reconnu mes droits à un conseiller à l'audition d'un grief au troisième palier. L'audience relative au grief a été menée par téléphone. Je n'ai pas été avisé de mes droits. Les droits d'un membre d'un syndicat diffèrent de ceux des gestionnaires exclus. Étant donné que j'étais un fonctionnaire exclu, j'ai dû retenir moi-même les services d'un conseiller, ce qui m'a coûté cher.

Redressement demandé

1.
Annuler la mesure administrative faisant l'objet du grief au troisième palier.
2.
Fournir à l'ensemble des gestionnaires exclus les services de conseillers, conformément à la directive du CT et au programme de conseiller pour les fonctionnaires non représentés.
3.
Fournir une indemnisation au titre des frais engagés durant la situation de harcèlement.

[…]

16 M. Sturdy présente un grief parce que le MDN n'a pas reconnu son droit à une représentation à l'audition d'un grief. Il présente également un grief parce que le MDN ne lui a pas fourni de représentant. De prime abord, le grief de M. Sturdy n'est probablement pas arbitrable sur le fondement d'une mesure disciplinaire entraînant un licenciement, une rétrogradation, une suspension ou une sanction pécuniaire. Par conséquent, le grief a très peu de chances de succès à l'étape de l'arbitrage. Ce facteur milite fortement contre l'octroi d'une prorogation de délai.

17 Pour ces motifs, je rends l'ordonnance qui suit :

IV. Ordonnance

18 La demande de prorogation du délai pour présenter le grief est rejetée.

19 J'ordonne la fermeture du dossier du grief du demandeur (dossier de la CRTFP 566-02-367).

Le 9 mai 2007.

Traduction de la C.R.T.F.P.

Ian R. Mackenzie,
vice-président

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