Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas été rémunéré correctement pendant qu’il occupait un poste à titre intérimaire - après avoir découvert son erreur, l’employeur a versé au fonctionnaire s’estimant lésé le salaire rétroactif lui étant dû, mais il a refusé de payer des intérêts sur le montant - l’employeur a demandé le rejet du grief sans tenir d’audience parce qu’il soutenait qu’un arbitre n’avait pas la compétence pour instruire le grief étant donné qu’il n’aurait pas le pouvoir d'ordonner le versement d'intérêts - de plus, l’employeur s’est opposé au renvoi du grief à l’arbitrage en faisant valoir que l’objet du grief n’était pas visé par le paragraphe 92(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (l’ancienne Loi) - la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la nouvelle Loi) prévoit expressément le versement d’intérêts, mais l’ancienne Loi ne contient pas une telle disposition - l’ancienne Commission des relations de travail dans la fonction publique a toujours jugé qu’elle n’avait pas la compétence pour adjuger des intérêts - l’arbitre a conclu que le pouvoir d’accorder une réparation, énoncé dans l’ancienne Loi et dans la convention collective, a supplanté le principe de l’immunité de la Couronne - l’ancienne Loi reconnaissait le pouvoir des arbitres d'indemniser les fonctionnaires s'estimant lésés - l’arbitre a rejeté l’argument de l’employeur voulant qu’il n’ait pas la compétence pour adjuger des intérêts - le pouvoir général d’indemniser un fonctionnaire s’estimant lésé comprend le pouvoir d’ordonner le versement d’intérêts - la preuve n’a pas étayé l’argument de l’employeur selon lequel, en incluant dans la nouvelle loi une disposition habilitant expressément les arbitres à ordonner le versement d’intérêts, le législateur a voulu conférer un nouveau pouvoir aux arbitres - cette disposition a très bien pu être incluse simplement pour mettre un terme au débat sur la question - des intérêts simples ont été accordés. Grief accueilli.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique,
L.R.C. (1985), ch. P-35

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2007-06-28
  • Dossier:  166-02-35324
  • Référence:  2007 CRTFP 66

Devant un arbitre de grief


ENTRE

YVES NANTEL

>

fonctionnaire s'estimant lésé

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(Service correctionnel du Canada)

employeur

Répertorié
Nantel c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant un grief renvoyé à l'arbitrage en vertu de l'article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Léo-Paul Guindon, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
Valérie Charette, Institut professionnel de la fonction publique du Canada

Pour l'employeur:
Adrian Bieniasiewicz, avocat

Affaire entendue à Montréal (Québec),
le 7 juin 2006.

I. Grief renvoyé à l'arbitrage

1 Yves Nantel (le « fonctionnaire s'estimant lésé ») travaillait pour le Service correctionnel du Canada (SCC) et occupait le poste d'agent, gestion du matériel (PG-02), lorsqu'il a déposé, en date du 7 juillet 2003, un grief contre le Conseil du Trésor (l' « employeur »). Le grief se lit comme suit :

Je conteste la décision de mon employeur en date du 30 juin 2003, refusant de me verser les intérêts qui me sont dus sur la somme de 6 393.01$, et ce, rétroactivement à ma date de nomination intérimaire à titre de PG-02 (5 janvier 1993). La somme de 6 393.01$ m'a déjà été remboursée en 2002 lorsque l'employeur a reconnu l'erreur qui s'était glissée dans le traitement de mon dossier de rémunération.

Je demande que les intérêts sur cette somme (au taux stipulé dans le tableau en annexe) me soient versés sans délai afin que je sois indemnisé complètement pour l'erreur commise par l'employeur.

2 Le 1er avril 2005, la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la « nouvelle Loi »), édictée par l'article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, a été proclamée en vigueur. En vertu de l'article 61 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, ce renvoi à l'arbitrage de grief doit être décidé conformément à l'ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (l' « ancienne Loi » ou la « Loi »).

3 Le grief a été renvoyé à l'arbitrage le 27 octobre 2004 en vertu de l'alinéa 92(1)a) de l'ancienne Loi.

II. Objection relativement à la compétence

4 Préalablement à l'audience, l'employeur a demandé à la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « Commission ») de rejeter, sans audience, le renvoi à l'arbitrage au motif que l'arbitre de grief n'a pas compétence pour entendre le présent grief réclamant le paiement d'intérêts (lettre en date du 10 mai 2006, pièce F-3). L'employeur a soumis que l'arbitre de grief n'a pas compétence pour ordonner le paiement d'intérêts, la Loi et la convention collective applicable ne le prévoyant pas. L'employeur a également soumis que le grief du fonctionnaire s'estimant lésé ne peut être renvoyé à l'arbitrage, ne portant pas sur les éléments précisés au paragraphe 92(1) de l'ancienne Loi.

5 Les décisions suivantes ont été citées par l'employeur : Guest et al. c. Agence des douanes et du revenu du Canada, 2003 CRTFP 89, Eaton c. Canada, [1972] C.F. 185, et Dahl c. Conseil du Trésor (Agriculture Canada), dossier de la CRTFP 166-02-25535 (19950621).

6 L'Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) a répondu à l'objection de l'employeur le 18 mai 2006 (pièce F-4). Il a soumis que le principe, selon lequel la Couronne n'est pas assujettie au paiement d'intérêts, à moins qu'une loi ou un contrat le prévoit, n'a plus raison d'être aujourd'hui. La Couronne négocie avec ses employés depuis 1967 et les changements législatifs à la Loi sur la Cour fédérale et à la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif font en sorte que les principes reconnus antérieurement ne s'appliquent plus. Le principe selon lequel le fonctionnaire s'estimant lésé doit être indemnisé pleinement pour le préjudice subi doit maintenant s'appliquer. De plus, la réclamation d'intérêts du fonctionnaire s'estimant lésé découle de l'erreur commise par l'employeur dans le calcul de sa rémunération qui devait être effectué conformément à la stipulation 45.02 de la convention collective. Ce grief peut être renvoyé à l'arbitrage sur la base du paragraphe 92(1) de l'ancienne Loi.

7 L'IPFPC a cité les décisions suivantes : Hochelaga Shipping & Towing Company Limited v. Canada, [1944] S.C.R. 138, Canada v. Racette, [1948] S.C.R. 28, Canada v. Carroll, [1948] S.C.R. 126, Hallowell House Limited v. Service Employees' International Union, Local 183, [1980] 1 Can. L.R.B.R. 499, Air Canada v. Canadian Air Line Employees' Association (1981), 29 L.A.C. (2d) 142, Canada Post Corporation v. Canadian Union of Postal Workers (O'Brien) (1985), 19 L.A.C. (3d) 211, Canada Post Corp. v. Canadian Union of Postal Workers (Retroactivity Implementation Grievance) (1992), 30 L.A.C. (4th) 297, Health Labour Relations Association (British Columbia Cancer Agency) v. Hospital Employees' Union (1993), 38 L.A.C. (4th) 236, Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [1998] D.C.D.P. No. 6, Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 C.F. 401 (C.A.), Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391 (C.A.), Puxley c. Conseil du Trésor (Transports Canada), dossier de la CRTFP 166-02-22284 (19940705), Eaton et Dahl.

8 Dans sa lettre du 1er juin 2006 (pièce F-3), l'employeur a répliqué que le contexte législatif impliquant d'autres juridictions diffère de celui de la Commission et qu'avant l'entrée en vigueur de la nouvelle Loi (en avril 2005), la Commission avait toujours maintenu qu'elle n'avait pas le pouvoir d'ordonner le paiement d'intérêts. En énonçant qu'un arbitre de grief peut adjuger des intérêts, à l'alinéa 226(1)i) de la nouvelle Loi, le législateur avait l'intention de remédier à la situation et d'accorder aux arbitres de griefs un pouvoir dont ils ne disposaient pas avant avril 2005.

9 D'autre part, il a soumis que le grief du fonctionnaire s'estimant lésé ne constitue pas une suite logique de l'interprétation de la stipulation 45.02 de la convention collective comme le prétend l'agent négociateur. L'employeur a corrigé l'erreur dans le calcul de la rémunération du fonctionnaire s'estimant lésé et lui a versé la rémunération qu'il devait recevoir en vertu de la convention collective. La convention collective ne contient aucun article prévoyant le paiement d'intérêts. Le fonctionnaire s'estimant lésé ne demande pas une décision sur l'interprétation ou l'application à son endroit d'un article de la convention collective, mais le versement d'intérêts.

10 En début d'audience, les parties m'ont soumis leur argumentation à la suite de la directive en ce sens de la Commission. L'objection de l'employeur a été prise sous réserve et j'ai ordonné aux parties de procéder sur le fond du grief.

III. Résumé de la preuve

11 Les parties ont déposé, de consentement, les documents suivants :

  • pièce F-1 :    convention collective intervenue entre le Conseil du Trésor et l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada pour le groupe Vérification, Commerce et Achat (date expiration : le 21 juin 2003);
  • pièce F-2 :    exposé conjoint des faits se lisant comme suit :

[…]

  1. Au moment de sa retraite le 1 juin 2006, le plaignant, M. Yves Nantel, occupait le poste d'Agent, gestion du matériel à l'emploi du Service correctionnel du Canada (SCC) à l'établissement La Macaza, l'Annonciation, Québec.
  2. M. Nantel était à l'emploi du SCC de façon indéterminée depuis le 2 avril 1984.
  3. Au moment de son grief M. Nantel était régi par la convention collective du groupe Vérification, commerce et achats (AV), entrée en vigueur le 19 novembre 2001.
  4. Le 5 janvier 1993 M. Nantel est nommé de façon intérimaire dans le poste d'Agent, Gestion du matériel (PG-2), à l'établissement La Macaza.
  5. Le 18 août 1993 M. Nantel est nommé de façon indéterminée dans le poste mentionné à l'item 4.
  6. Le 4 mars 2002 Mme Fleurette Bruneau écrit à M. Nantel pour l'informer de la découverte d'une erreur dans le calcul de sa paye suite à sa nomination intérimaire à titre de PG-2 le 5 janvier 1993. Dans cette lettre M. Nantel est avisé qu'un ajustement salarial de $6,393.01 lui est dû. [annexe 1]
  7. Le 13 mars 2002 M. Nantel reçoit le paiement de l'ajustement salarial.
  8. Le 8 avril 2002 M. Nantel a écrit à M. Serge Doyon, Gestionnaire régional, relations de travail, SCC. Dans cette lettre il demande le paiement d'intérêts suite à un manque à gagner entre le 5 janvier 1993 et le 5 janvier 1997. [annexe 2]
  9. Dans un message électronique daté du 23 mai 2002 Mme Josée Campeau, Conseillère en relations de travail, SCC répond à la lettre de M. Nantel du 8 avril 2002. Mme Campeau indique qu'ils ne peuvent accéder à la demande de remboursement d'intérêts. [annexe 3]
  10. Dans un message électronique du 6 septembre 2002 M. Nantel réitère sa demande et le 13 septembre 2002 Mme Campeau répond à cette demande. [annexe 4]
  11. Le 2 décembre 2002 M. Nantel communique par message électronique avec Mme Françoise Nittolo afin de demander une révision de son dossier de demande de paiements d'intérêts. [annexe 5]
  12. Le 19 décembre 2002 Mme Nittolo répond qu'elle est en consultation avec la division des relations de travail en regard à sa requête. [annexe 5]
  13. Le 20 janvier 2003 M. Nantel demande quand il recevra une réponse. [annexe 5]
  14. Le 20 janvier 2003 Mme Nittolo l'informe que sa requête est remise à nouveau à la division des relations de travail. [annexe 5]
  15. Dans un message électronique le 30 juin 2003 M. Serge Doyon confirme à Mme Valérie Charette qu'aucun intérêt ne sera payé à M. Nantel. [annexe 6]
  16. Le 7 juillet 2003 M. Nantel dépose son grief. [annexe 7]
  17. Le 16 juillet 2003 la Directrice adjointe int., Service de gestion à l'Établissement La Macaza répond au grief au premier palier du processus. [annexe 8]
  18. Le 22 juillet 2003 le grief est référé au deuxième palier du processus. [annexe 9]
  19. Le 5 août 2003 les parties s'entendent pour supprimer le deuxième palier du processus de griefs de transférer le grief directement au troisième palier. [annexe 10]
  20. Le 24 septembre 2004 M. Simon Coakeley, Commissaire adjoint, Gestion des ressources humaines, répond au grief au troisième palier du processus. [annexe 11]
  21. Le 26 octobre 2004 le grief de M. Nantel est référé à la Commission des relations de travail dansla fonction publique.
  22. Les parties réservent le droit de présenter d'autres documents au soutient de leur preuve lors de l'audition du grief.

[…]

[Sic pour l'ensemble de la citation]

  • pièce F-3 :    lettres du Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada à la Commission en date du 10 mai et du 1er juin 2006 (objection relative à la compétence de l'arbitre de grief);
  • pièce F-4 :    lettre de l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada en date du 18 mai 2006.

12 Le fonctionnaire s'estimant lésé a annexé à son grief du 7 juillet 2003 réclamant des intérêts, le calcul des montants réclamés pour les années 1993 à 1996. Le montant total réclamé est de 7 514,49 $, représentant un taux d'intérêt annuel composé de 9,50 p. 100 appliqué sur le montant de correction de rémunération d'échelon pour chacune des années. Ce taux d'intérêt correspond à celui dont il bénéficiait sur les épargnes qu'il détenait à cette époque.

IV. Résumé de l'argumentation

A.  Pour le fonctionnaire s'estimant lésé

13 La représentante du fonctionnaire s'estimant lésé a repris les éléments précisés dans sa lettre du 18 mai 2006 (pièce F-4). Les décisions de la Cour suprême du Canada dans Hochelaga, Racette et Carroll ont précisé qu'on ne peut pas réclamer des dommages ou des intérêts à la Couronne à moins d'une disposition contraire dans la loi ou un contrat. Ces jugements sont basés sur l'article 47 de la Loi sur la Cour de l'Échiquier, correspondant à l'article 35 de la Loi sur la Cour fédérale. À l'époque de ces décisions, la Couronne ne négociait pas avec ses employés et ce contexte est changé depuis 1967.

14 De plus, l'article 35 de la Loi sur la Cour fédérale a été abrogé en 1990 à la suite des modifications à la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. L'article 35 a été remplacé par le paragraphe 36(1) qui prévoit que les règles de droit en matière d'intérêt régissant les rapports entre particuliers dans une province s'appliquent aux instances devant la Cour (article 31 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, S.C. 1990, ch. 8). Le principe que la loi prévaut sur un principe de common law doit recevoir application (Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. (2002)).

15 Les articles 36 et 37 de la Loi sur la Cour fédérale définissent uniquement les pouvoirs de la Cour mais ne définissent aucunement les pouvoirs de l'arbitre de grief. Il est faux de prétendre, comme l'a fait l'arbitre dans Puxley, qu'en raison des articles 36 et 37 de la Loi sur la Cour fédérale, seule la Cour fédérale a la compétence pour octroyer de tels intérêts contre la Couronne. Ce n'est pas parce qu'on dit que la Cour a tel ou tel pouvoir que cela exclut la possibilité qu'un arbitre de grief nommé en vertu de laloi ait des pouvoirs similaires, à moins bien entendu d'une disposition claire et explicite voulant que le pouvoir dévolu à la Cour soit exclusif, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

16 Au cours des deux dernières décennies, les arbitres du secteur privé ont toujours considéré qu'ils étaient habilités à octroyer des intérêts lorsque la situation présentée devant eux le justifiait. Le principe sous-jacent à l'octroi de tels intérêts était la volonté de réparer entièrement le tort causé au plaignant, de le replacer dans la situation où il se serait trouvé, n'eut été de l'erreur commise ou de l'action ou l'inaction de l'intimé. C'est ce que la jurisprudence a appelé en anglais « the make-whole remedy ». Il n'est alors aucunement question de punir l'auteur d'une erreur pour un comportement fautif, mais plutôt d'indemniser entièrement la personne victime de cette erreur ou action.

17 Dans Canada Post Corp. v. Canadian Union of Postal Workers (Retroactivity Implementation Grievance), l'arbitre Burkett, faisant référence à une décision antérieure de l'arbitre Von Veh rendue le 19 février 1992 et qui refusait l'octroi d'intérêts, écrivait ceci :

[Traduction]

[…]

L'arbitre de différends Von Veh a erronément qualifié les intérêts de pénalité qui doit être imposée à l'employeur qui se fait prier soit pour prendre part à une audience au fond ou, ultérieurement, pour payer les indemnités fixées par un arbitre de différends. L'obligation de payer des intérêts n'est aucunement déclenchée par l'action récalcitrante d'un employeur. Il s'agit plutôt d'une mesure de réparation qui vise à indemniser pleinement la partie lésée. La société a eu l'usage de ce montant depuis la date à laquelle elle devait le verser aux  employés lésés et que ces derniers en ont par ailleurs été privés depuis la date à laquelle l'ordonnance à été rendue.

[…]

18 Cette interprétation doit être retenue en l'espèce. Le versement d'intérêts ne constitue pas un blâme en réponse à un comportement fautif de la part de l'employeur. Ce ne sont pas des dommages qui sont accordés à la partie lésée, mais plutôt une façon de lui assurer une indemnisation pleine et entière.

19 La décision Health Labour Relations Association rendue contre le gouvernement de la Colombie-Britannique en 1993 reconnaît que des intérêts sont payables aux fonctionnaires provinciaux sur un versement rétroactif de salaire. Cette décision renforce la thèse selon laquelle la Couronne doit aujourd'hui être traitée comme n'importe quel employeur et est tenue au paiement d'intérêts pour indemniser entièrement une personne lésée.

20 Le Tribunal canadien des droits de la personne a conclu que des intérêts devaient être versés sur les montants d'équité salariale dus aux fonctionnaires dans Alliance de la Fonction publique du Canada. La Cour d'appel fédérale a reconnu, dans Morgan et Rosin, que les tribunaux ont le pouvoir d'assurer une indemnité adéquate aux victimes en accordant les intérêts malgré qu'il n'existe pas de dispositions dans la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP ») conférant expressément aux tribunaux le pouvoir d'accorder des intérêts. Les tribunaux ont accordé des intérêts pour indemniser complètement les personnes lésées malgré qu'il n'existe pas de disposition dans la LCDP leur conférant expressément ce pouvoir. Ces décisions concernent des fonctionnaires de la fonction publique fédérale et ont été rendues par des tribunaux administratifs fédéraux comme la Commission.

21 Le juge Linden, de la Cour d'appel fédérale, a précisé, dans Rosin, que le pouvoir des tribunaux des droits de la personne d'accorder des indemnités inclut celui de verser des intérêts. Dans Morgan, le juge Marceau, également de la Cour d'appel fédérale, s'est dit en accord avec la conclusion de Rosin voulant que le pouvoir des tribunaux des droits de la personne d'assurer à la victime une indemnité adéquate leur permet d'accorder des intérêts.

22 Il est apparent, à la lecture des dispositions de l'ancienne Loi,que les pouvoirs de l'arbitre de grief y sont définis en des termes très larges, tout comme c'est le cas à l'article 53 de la LCDP. Rien ne limite les pouvoirs de l'arbitre de grief en matière d'octroi d'intérêts dans la loi et la convention collective qui s'appliquent au fonctionnaire s'estimant lésé.

23 Même s'il est vrai que la loi qui régit la présente affaire ne contient aucune disposition explicite obligeant la Couronne à verser des intérêts à un de ses employés dans le cadre de la réparation d'une erreur qu'elle aurait commise, aucune disposition légale ne l'en empêche par ailleurs.

24 La Loi sur la Cour fédérale n'impose plus l'obligation d'une disposition explicite d'un contrat ou d'une loi pour permettre le versement d'intérêts par la Couronne depuis l'abrogation de son article 35. Ainsi, le raisonnement dans Eaton n'est plus valide compte tenu du contexte législatif qui prévaut depuis 1990 et ne devrait plus être suivi. Il en est de même pour les décisions de la Commission qui ont suivi le principe élaboré dans Eaton et qui ont été rendues après l'abrogation de l'article 35.

25 Le renvoi à l'arbitrage du grief du fonctionnaire s'estimant lésé est conforme à l'article 92 de la Loi. Contrairement à ce que prétend l'employeur, ce grief constitue la suite logique d'une interprétation de la convention collective. Il s'agit au départ d'un problème de calcul d'échelon salarial qui doit être déterminé selon la convention collective. Le fonctionnaire s'estimant lésé prétend qu'il devait recevoir le salaire associé à un échelon supérieur à celui déterminé par l'employeur. La stipulation 45.02 de la convention collective applicable énonce en effet ce qui suit :

45.02  Un employé a droit à une rémunération pour services rendus :

a)       au taux précisé à l'appendice « A » pour la classification du poste auquel il est nommé si la classification coïncide avec celle qui est prescrite dans son certificat de nomination,

          ou

b)       au taux précisé à l'appendice « A » pour la classification prescrite dans son certificat de nomination, si cette classification et la classification du poste auquel il est nommé ne coïncident pas.

26 L'arbitre de grief possède la compétence pour entendre un grief de rémunération. Or, comme la réclamation concernant les intérêts découle directement de l'erreur dans le calcul initial des échelons salariaux, l'accessoire devant suivre le principal, la réclamation concernant les intérêts découle de la convention collective puisqu'il s'agit de sommes dont le fonctionnaire s'estimant lésé a été privé en raison de l'erreur de l'employeur et dont il aurait bénéficié aux termes de sa convention collective.

B. Pour l'employeur

27 La convention collective précise que le fonctionnaire s'estimant lésé a droit à la rémunération selon les taux qui y sont précisés. L'employeur a reconnu l'erreur au niveau du calcul du salaire qui a été rectifié par le versement au fonctionnaire s'estimant lésé du montant dû. La convention collective ne prévoit pas le droit aux intérêts advenant une erreur sur la paye. La Commission a décidé, dans Puxley, qu'un arbitre de grief n'a pas compétence d'ordonner à l'employeur de verser des intérêts sur des montants dus à un fonctionnaire et cette décision est postérieure aux modifications effectuées à la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.

28 L'avocat de l'employeur a soumis que l'arbitre de grief n'a pas compétence pour entendre le grief du fonctionnaire s'estimant lésé qui demande des intérêts sur le montant d'ajustement salarial que l'employeur lui a versé. Le droit d'un fonctionnaire de déposer un grief lorsqu'il s'estime lésé par l'interprétation ou l'application à son endroit d'une disposition d'une convention collective est reconnu au paragraphe 92(1) de la Loi. En l'espèce, le fonctionnaire s'estimant lésé n'invoque aucune disposition de la convention collective et aucune disposition de la convention collective n'adresse la question des intérêts. Le fonctionnaire s'estimant lésé ne peut déposer un grief sur une telle réclamation. Sa réclamation ne peut être renvoyée à l'arbitrage selon le paragraphe 92(1) de la Loi, car elle ne constitue pas un grief déposé conformément au paragraphe 91(1) de la Loi.

29 Les décisions Ogilvie c. Conseil du Trésor (Affaires indiennes et du Nord), dossier de la CRTFP 166-2-14268 (19840703), et Puxley précisent qu'on ne peut exiger d'intérêts contre la Couronne à moins qu'une loi ou un contrat ne le précise. Ces décisions reprennent le principe qui a été précisé par la Cour suprême du Canada dans Carroll, et qui a été inscrit à l'article 35 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970, ch. 10.

30 Comme l'a souligné l'arbitre dans Puxley, la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif a modifié des lois, dont les articles pertinents se lisent maintenant comme suit :

Loi sur la responsabilité de l'État et le contentieux administratif :

[…]

31. (1) Sauf disposition contraire de toute autre loi fédérale, et sous réserve du paragraphe (2), les règles de droit en matière d'intérêt avant jugement qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s'appliquent à toute instance visant l'État devant le tribunal et dont le fait générateur est survenu dans cette province.

[…]

Loi sur les Cours fédérales :

[…]

36. (1) Sauf disposition contraire de toute autre loi fédérale, et sous réserve du paragraphe (2), les règles de droit en matière d'intérêt avant jugement qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s'appliquent à toute instance devant la Cour d'appel fédérale ou la Cour fédérale et dont le fait générateur est survenu dans cette province.

[…]

31 Malgré ces modifications, l'arbitre a conclu ce qui suit dans Puxley :

[…]

Les changements assez récents apportés à la Loi sur la responsabilité civile de l'État et la Loi sur la Cour fédérale s'appliquent expressément et uniquement à une « instance visant l'État devant le tribunal ». Dans la Loi sur la Cour fédérale, le mot « tribunal » est utilisé pour désigner spécifiquement la Cour fédérale du Canada, à l'exclusion des offices ou tribunaux fédéraux.

Les principes de la common law énoncés si clairement dans l'affaire Eaton (supra) continuent à s'appliquer, à moins qu'un texte de loi précis ou un contrat fédéral particulier n'existe pour justifier le paiement d'intérêts antérieurs au jugement.

Je suis arrivé à cette conclusion même s'il paraît quelque peu incongru que le fonctionnaire s'estimant lésé soit peut-être obligé de s'adresser à une autre tribune pour obtenir de l'intérêt sur les dommages adjugés par un arbitre en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Quoi qu'il en soit, je dois conclure que je n'ai aucun pouvoir d'ordonner le paiement d'intérêts à M. Puxley.

[…]

32 Les décisions Dahl et Guest et al. ont confirmé qu'un arbitre de grief nommé en vertu de la loi n'a pas le pouvoir d'ordonner le paiement d'intérêts.

33 Comme aucun article de la convention collective s'appliquant au présent grief ne précise de droit aux intérêts, l'arbitre de grief, en donnant droit au grief, ajouterait au texte de la convention collective ce qui lui est interdit par l'ancienne Loi. Ainsi, selon l'avocat de l'employeur, l'arbitre de grief doit rejeter le grief.

C. Réplique

34 Selon la représentante du fonctionnaire s'estimant lésé, le renvoi à l'arbitrage effectué suivant l'alinéa 92(1)a) de l'ancienne Loi est valide. Le libellé du grief précise bien que la demande d'intérêts est reliée au montant du remboursement versé au fonctionnaire s'estimant lésé pour corriger l'erreur dans le calcul de la rémunération. La convention collective précise le droit du fonctionnaire s'estimant lésé à la rémunération au taux précisé dans la convention collective selon la stipulation 45.02. Le calcul de la rémunération est prévu dans la convention collective et l'erreur de l'employeur à ce titre doit entraîner pleine indemnisation. La décision Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, en révision de la décision rendue par la Cour provinciale de l'Ontario en 1991, a établi que tout problème relié à l'application de la convention collective est du ressort de l'arbitre.

35 Le fonctionnaire s'estimant lésé a été lésé par le manque à gagner découlant de l'erreur de l'employeur dans le calcul de son salaire et il a droit à une pleine indemnisation. Les intérêts réclamés par le fonctionnaire s'estimant lésé découlent de l'erreur de l'employeur dans le calcul du salaire. L'arbitre de grief a clairement compétence pour indemniser pleinement le fonctionnaire s'estimant lésé des pertes subies en conséquence de l'erreur de l'employeur.

36 Les décisions Puxley, Dahl et Guest et al. ne tiennent pas compte que les modifications apportées par la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif ont modifié le principe selon lequel on ne peut pas réclamer d'intérêts de la Couronne et que cette Loi a préséance sur la règle de common law.

V. Motifs

A. La validité du grief et du renvoi à l'arbitrage

37 Relativement à la question de la compétence de l'arbitre de grief pour instruire le grief, la juge Simpson, de la Cour fédérale, a souligné ce qui suit dans Shneidman c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2006 CF 381 :

[…]

Selon l'état du droit, exposé dans l'arrêt Burchill c. Canada, [1981] 1 C.F. 109 (C.A.), et appliqué dans la décision Shofield c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. no 784 (1re inst.), un arbitre n'a pas compétence pour instruire une plainte qui n'est pas comprise dans un grief. Dans la décision Canada (Conseil du trésor) c. Rinaldi, [1997] A.C.F. no 225 (1re inst.), la Cour a jugé qu'un arbitre peut avoir compétence lorsque le texte du grief original est assez large pour englober la question renvoyée à l'arbitrage. Le point soulevé en l'espèce est donc de savoir si le grief, qui ne conteste expressément que la décision de licenciement, peut être interprété d'une manière qui englobe les violations de la convention collective antérieures au licenciement.

[…]

38 Le fonctionnaire s'estimant lésé a précisé dans l'énoncé de son grief que l'erreur qui s'était glissée dans le traitement de son dossier de rémunération à la suite de sa nomination intérimaire à titre de PG-2 était la base de sa réclamation. Le fonctionnaire s'estimant lésé a été privé d'un montant de rémunération de 6 393,02 $ pour la période allant du 5 janvier 1993 au 5 janvier 1997 (pièce F-2, annexe 2). Ce libellé est assez large pour englober l'erreur d'application de la stipulation 45.02 de la convention collective envers le fonctionnaire s'estimant lésé et lui ouvre le droit au grief selon le sous-alinéa 91(1)a)(ii) de l'ancienne Loi, car il s'estime lésé par l'application à son endroit d'une disposition de la convention collective.

39 Dans la seconde partie de son grief, il demande, comme mesure correctrice, des intérêts sur le montant du réajustement de rémunération. Le fonctionnaire s'estimant lésé demande un montant de 7 514,49 $ à ce titre, calculé à un taux de 9,50 p. 100 (pièce F-2, annexe 2). Le pourcentage d'intérêt ainsi que le montant réclamé n'ont pas été contestés par l'employeur.

40 Bien que la réclamation des intérêts soit aussi précisée dans l'énoncé du grief, il demeure que l'erreur commise par l'employeur dans l'évaluation de la rémunération demeure l'objet du grief et « les intérêts » la mesure corrective qu'il réclame.

41 L'alinéa 92(1)a) de l'ancienne Loi permet au fonctionnaire s'estimant lésé de renvoyer son grief à l'arbitrage, car il n'a pas obtenu satisfaction après avoir porté son grief jusqu'au dernier palier de la procédure applicable. Son agent négociateur a donné son approbation au renvoi à l'arbitrage et a représenté le fonctionnaire s'estimant lésé lors de l'audience du présent dossier. Les modalités précisées dans le paragraphe 92(2) de la Loi ont été satisfaites et le renvoi à l'arbitrage a été effectué en conformité à la l'ancienne Loi.

B. La compétence de l'arbitre de grief relativement aux intérêts

42 Le principal argument de l'employeur est que des intérêts ne peuvent être adjugés à l'encontre de la Couronne, à moins qu'il existe un droit à des intérêts prévu expressément dans une loi ou un contrat. Il repose sur le principe de common law qui a été précisé par la Cour Suprême du Canada dans, entre autres, Hochelaga, Racette et Carroll. Cette immunité de la Couronne était inscrite à l'article 35 de la Loi sur la Cour fédérale avant son abrogation en 1990.Depuis cette date, le paragraphe 36(1) de la Loi sur les Cours fédérales précise que les règles de droit en matière régissant les rapports entre particuliers dans une province s'appliquent aux instances devant la Cour. Depuis, les tribunaux et les cours ont octroyé des intérêts à l'encontre de la Couronne à partir de lois qui ont autorisé ce recours. Une importante jurisprudence a été citée par la représentante du fonctionnaire s'estimant lésé à cet égard.

43 Le juge en chef de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse, dans Nouvelle-Écosse (Commission de la fonction publique) c. N.S.G.E.U., 2004 NSCA 55, a identifié comme suit cette problématique relative à l'immunité de la Couronne concernant les intérêts :

[…]

[27]    Il se peut que l'immunité de la Couronne à l'égard du fait de se voir ordonner de payer des intérêts ait été à l'origine le reflet de la règle de common law que, à quelques exceptions près, on n'avait pas le droit d'adjuger des intérêts à l'encontre de qui que ce soit : voir S.M. Waddams, The Law Of Damages (Canada Law Book Ltd., 1983), aux pp. 471-472. Si c'est le cas, l'immunité pourrait être considérée comme influencée par l'évolution importante de la common law quant à l'octroi, par jugement, d'intérêts : voir notamment l'arrêt Banque d'Amérique du Canada.

[28]    Toutefois, je n'ai pas à examiner davantage cette vaste question dans le présent appel. Quelles que soient les origines et les limites modernes de l'immunité de la Couronne concernant les intérêts, les parties en acceptent l'existence, et leur position est justifiée par les arrêts faisant jurisprudence de la Cour suprême du Canada par lesquels je suis lié et auxquels j'ai fait référence précédemment. On ne conteste pas non plus que la loi intitulée Civil Service Collective Bargaining Act lie la Couronne et que cette dernière est partie à la convention collective. La question directement en cause dans la présente espèce est de savoir non pas s'il existe une telle immunité de la Couronne mais plutôt si cette immunité est en l'espèce supplantée implicitement en raison d'une loi qui lie la Couronne ou d'un contrat auquel la Couronne est partie.

[…]

44 Je ne suis pas convaincu que la modification apportée en 1990 à l'article 35 de la Loi sur la Cour fédérale a modifié le principe de common law tel que soumis par le fonctionnaire s'estimant lésé. En l'occurence, je suis en accord avec l'approche de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse et avec la formulation du questionnement relativement à l'existence d'une telle immunité et si elle est supplantée en raison d'une loi liant la Couronne ou d'un contrat auquel elle est partie. Bien qu'en l'espèce la loi et la convention collective régissant le recours de grief soient différentes de celles considérées dans le jugement de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse, ce questionnement demeure pertinent.

45 Je suis en désaccord avec les conclusions des décisions Puxley et Dahl qui maintiennent que le principe de common law, selon lequel les intérêts sont payables par la Couronne seulement lorsqu'un texte de loi ou d'un contrat le permet, doit recevoir application aux recours intentés sous le régime de l'ancienne Loi.

46 Le pouvoir de redressement prévu dans l'ancienne Loi et la convention collective permet de supplanter le principe d'immunité de la Couronne selon Nouvelle-Écosse (Commission de la fonction publique) c. N.S.G.E.U. :

[…]

[31]    Je pense que oui, en me fondant sur le Conseil privé et sur la Cour suprême du Canada. Dans The Crown v. McNeil, [1927] A.C. 380 (C.P., Australie), la question était de savoir si des intérêts pouvaient être adjugés à l'encontre de la Couronne dans une action pour rupture de contrat autorisée par l'art. 33 de la loi d'Australie-Occidentale intitulée Crown Suits Act 1898. L'article permettait les poursuites contre la Couronne pour rupture de contrat. De toute évidence, cette loi liait la Couronne, mais elle ne semblait pas conférer expressément le pouvoir d'adjuger des intérêts dans les circonstances de cette affaire. Le Conseil privé a confirmé l'adjudication d'intérêts, au motif que la loi permettait les poursuites en matière contractuelle et que l'obligation de payer des intérêts était implicite dans le contrat parce que la Couronne était dans la position d'un fiduciaire. Le principe semble donc être le suivant : lorsqu'une loi liant la Couronne autorise une action pour rupture de contrat, le pouvoir d'adjuger des intérêts dans une action selon la loi sera considéré comme implicite dans les mêmes circonstances que dans une action entre des parties privées.

[32]    Dans Canadian Industrial Gas & Oil Ltd. c. Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 37, la question était de savoir si l'art. 17 de la loi de la Saskatchewan intitulée The Proceedings against the Crown Act, R.S.S. 1965, ch. 87, permettait l'adjudication d'intérêts dans une action contre la Couronne intentée au motif que cette dernière avait à tort retenu des fonds sans autorité pour le faire. L'article prévoyait que, sous réserve d'autres dispositions de la loi, les droits des parties dans des procédures contre la Couronne devaient être [traduction] « […] autant que possible les mêmes que dans des procédures entre particuliers ». Il autorisait en outre la cour à [traduction] « […] ordonner tout autre redressement approprié ». La Cour suprême du Canada a statué que cette disposition devait être interprétée comme étayant l'existence du pouvoir d'adjuger des intérêts parce que l'article exigeait que la Couronne dédommage l'intimée en lui versant des intérêts sur les fonds indûment retenus, comme toute autre partie serait tenue de le faire : 40-41. Le principe que je dégage de cet arrêt est que l'implication découlant du vaste pouvoir de redressement prévu dans la loi, qui liait évidemment la Couronne, suffisait pour supplanter l'immunité de la Couronne à l'égard du paiement d'intérêts, malgré le fait qu'aucun pouvoir d'adjuger des intérêts à l'encontre de la Couronne n'était expressément accordé.

[…]

47 Selon Nouvelle-Écosse (Commission de la fonction publique) c. N.S.G.E.U. (2004 NSCA 55), le juge en chef conclu comme suit sur la question de savoir si ce pouvoir est implicite.

[…]

[36]    Par conséquent, je statuerais que, si le pouvoir d'adjuger des intérêts est implicite en raison des modalités de la loi intitulée Civil Service Collective Bargaining Act ou de la convention collective entre les parties, ce pouvoir implicite suffit pour autoriser une adjudication d'intérêts à l'encontre de la Couronne. La question de savoir si ce pouvoir d'adjudication d'intérêts devrait être considéré comme implicite est une question d'interprétation de la loi pertinente ainsi que de la convention collective.

[…]

48 Le fonctionnaire s'estimant lésé a été informé de l'erreur de l'employeur; celui-ci lui a versé un ajustement salarial pour la corriger. Le fonctionnaire s'estimant lésé a allégué que ce paiement ne corrige pas en totalité le tort qui lui a été causé, c'est-à-dire les intérêts dont il a été privé. Les plaidoiries effectuées devant moi ont porté principalement sur la compétence d'un arbitre de grief nommé en vertu de l'ancienne Loi d'accorder des intérêts.

49 L'ancienne Loi reconnaît que les commissaires, assignés comme arbitres de griefs, ont le pouvoir de dédommager les fonctionnaires des torts qui leur ont été causés par leur employeur. Ce pouvoir est énoncé dans des termes généraux dans les dispositions suivantes de l'ancienne Loi :

   21.(1)  La Commission met en ouvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle-ci lui confère ou qu'implique la réalisation de ses objets, notamment en prenant des ordonnances qui exigent l'observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle-ci ou des décisions qu'elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

[…]

 96.1  L'arbitre de grief a, dans de cadre de l'affaire dont il est saisi, tous les droits et pouvoirs de la Commission, sauf le pouvoir règlementaire prévu à l'article 22.

50 Je ne peux pas souscrire à l'argumentation de l'employeur que je n'ai pas compétence pour ordonner le versement d'intérêts car aucune disposition de l'ancienne Loi ou de la convention collective ne m'y autorise.

51 Dans Rosin, traitant d'une plainte des employés du secteur public relative aux droits de la personne, le juge Linden énonce la conclusion de la Cour d'appel fédérale relativement au pouvoir d'accorder des intérêts comme suit :

[…]

¶ 41   […] D'abord, on prétend que le tribunal n'avait pas compétence pour rendre une ordonnance accordant l'intérêt, comme il l'a fait au point 3. Je n'accepte pas cette  prétention. Bien qu'il n'existe pas de disposition conférant expressément aux tribunaux des droits de la personne le pouvoir d'accorder de l'intérêt, ce pouvoir est inclus dans le pouvoir d'"ordonner à l'auteur de l'acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars" (voir le paragraphe 53(3)). Les tribunaux des droits de la personne ont fréquemment accordé des intérêts. […]

¶ 42   Les tribunaux, y compris la présente Cour, ont statué que l'intérêt peut être accordé dans d'autres contextes semblables, sous la rubrique "indemnité", car le refuser reviendrait à ne pas indemniser complètement l'auteur de la demande, surtout dans la période actuelle de taux d'intérêt élevés. […]

[…]

52  Cette conclusion doit recevoir application dans le présent dossier, car même si aucune disposition de l'ancienne Loi ne confère expressément aux arbitres de griefs le pouvoir d'accorder des intérêts, le pouvoir général d'indemniser complètement la personne qui dépose un grief inclut celui d'ordonner le versement d'intérêts selon la Cour d'appel fédérale.

53 Le droit aux intérêts sur la rémunération dus à des employés du secteur public est aussi reconnu par la Cour fédérale du Canada dans Morgan, qui traite aussi d'une plainte sur les droits de la personne. Le juge Marceau a répondu à la question de savoir si les tribunaux avaient la compétence d'accorder les intérêts, de la manière suivante :

[…]

[28]

[…]

  1. La Loi ne contient aucune disposition habilitant expressément les tribunaux à adjuger des intérêts et cette Cour n'a pas encore eu à trancher cette question. Néanmoins, je suis d'accord avec le juge MacGuigan, J.C.A., lorsqu'il affirme que les tribunaux ont eu raison de juger que le pouvoir dont ils sont investis d'assurer à la victime une indemnité adéquate leur permettait de lui accorder les intérêts. Il s'agit très certainement d'une conclusion pleine de bon sens que cette Cour n'a pas hésité à appliquer dans les décisions suivantes : Société Radio-Canada c. S.C.F.P., [1987] 3 C.F. 515 et Canada (Procureur général [sic] c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391. Bien noter, cependant, que dans ce sens, le pouvoir d'adjuger des intérêts n'est pas discrétionnaire. Il ne s'agit pas non plus d'un pouvoir fondé uniquement sur le principe général retenu en responsabilité délictuelle ou contractuelle selon lequel la partie défenderesse a privé le plaignant d'argent alors qu'elle en avait elle-même l'usage. Les intérêts sont accordés si, et seulement si, cela s'avère nécessaire pour indemniser la perte. Voilà le fondement de ma pensée sur les autres questions relatives aux intérêts.

[…]

54 Ainsi, suivant le raisonnement du juge Marceau, les intérêts sont accordés seulement s'ils sont nécessaires pour combler la perte. En l'espèce, le fonctionnaire s'estimant lésé a démontré qu'il avait perdu le montant qu'il réclame au titre d'intérêts et cette preuve n'a pas été contestée ou contredite par l'employeur.

55 La Cour d'appel fédérale a conclu, dans Autocar Connaisseur Inc. c. Canada (ministre du Travail), [1997] A.C.F. no 1363, que les intérêts sont incidents aux sommes dues aux intimés pour des heures supplémentaires et des jours fériés réclamés dans une plainte sous le Code canadien du travail. Initialement, l'arbitre avait ordonné à l'employeur de verser, en plus de la rémunération pour les heures supplémentaires et les jours fériés, des montants pour les intérêts et l'indemnité supplémentaire, les dommages moraux, les dommages exemplaires et les honoraires d'avocats. Ces conclusions ont été renversées par la Cour fédérale du Canada au motif que ces indemnisations ne sont pas prévues dans le Code canadien du travail. Le Juge Pinard s'est exprimé comme suit :

[…]

[11]    Dans le cas de la première partie de la décision, je suis d'avis que la compétence de l'arbitre n'est pas en cause, puisqu'il était autorisé de par l'effet des paragraphes 251.1(1) et 251.12(4), à se prononcer sur le droit réclamé par les employés dans leurs plaintes d'être payés pour des heures supplémentaires et des jours fériés. […]

[12]    Par ailleurs, en ce qui a trait à la deuxième partie de la décision, je suis d'avis que l'arbitre a commis un excès de compétence en accordant des "intérèts [sic] et indemnité additionnelle", des "dommages moraux" et des "dommages exemplaires". En effet, ces compensations ne sont non seulement pas prévues aux paragraphes 251.1(1) et 251.12(4) du Code, dispositions qui délimitent la compétence de l'inspecteur et celle de l'arbitre respectivement, mais elles ne sont même pas réclamées dans les plaintes des employés en cause. […]

[…]

56 Cette décision a fait l'objet d'un appel devant la Cour d'appel fédérale dans Pommerleau c. Autocar Connaisseur Inc., [2000] A.C.F. no 907. Le juge Desjardins s'exprimait comme suit :

[1]      […] Nous sommes d'accord avec les conclusions auxquelles en est arrivé le Juge Pinard […] sauf en ce qui a trait aux intérêts lesquels à notre avis, sont incidents aux sommes qui, en vertu de l'ordonnance du Juge Pinard, sont dues aux  intimés.

[2]      L'appel sera rejeté avec dépens.

[3]      L'appel incident sera accueilli sans dépens aux seules fins de reconnaître aux intimés le droit aux intérêts.

[…]

57 Ainsi, la Cour d'appel fédérale reconnaît que les plaignants qui travaillent pour une entreprise fédérale du secteur privé ont droit aux intérêts sur les montants réclamés pour des heures supplémentaires et des jours fériés. Le droit aux intérêts devrait s'appliquer de même façon à la réclamation de salaire demandée par le fonctionnaire s'estimant lésé par grief.

58 L'avocat de l'employeur a soumis que l'intention du législateur, en écrivant l'alinéa 226(1)i) de la nouvelle Loi, était d'attribuer à l'arbitre de grief une compétence nouvelle relativement aux intérêts. Cela n'a pas été supporté par la preuve. D'autre part, les jugements précités nous dictent que les arbitres de griefs ont cette compétence, malgré qu'elle ne soit pas spécifiquement énoncée dans l'ancienne Loi. En ce sens, l'alinéa 226(1)i) de la nouvelle Loi pourrait bien découler de l'intention du législateur de mettre fin au débat de jurisprudence en précisant dans la nouvelle Loi, à partir des conclusions unanimes des tribunaux, la compétence de l'arbitre de grief d'attribuer des intérêts lors de griefs portant sur le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire. Comme le présent grief doit être tranché en fonction des droits et obligations de l'ancienne Loi, il ne m'est pas nécessaire de pousser plus loin la réflexion sur l'intention qui pouvait motiver le législateur lors de la rédaction de la nouvelle Loi.

59 Les jugements précités énoncent que les intérêts ne sont pas des dommages accordés à la partie lésée à la suite d'un comportement fautif de l'employeur mais découlent plutôt du principe que la partie lésée a droit à une indemnisation pleine et entière pour le tort qui lui a été causé. Aucun jugement récent allant à l'encontre de ces conclusions ne m'a été présenté. J'en déduis que ces jugements représentent une tendance unanime des tribunaux depuis une décennie. Ainsi, je suis tenu de les appliquer dans la présente affaire.

C. Le calcul des intérêts

60 Dans le présent dossier, le fonctionnaire s'estimant lésé a démontré que l'erreur de l'employeur dans le calcul de sa rémunération, lors de sa nomination intérimaire en date du 5 janvier 1993, lui a occasionné une perte de salaire de 6 393,01 $. L'ajustement salarial de 6 393,01 $ a été versé au fonctionnaire s'estimant lésé le 13 mars 2002.

61 Il a aussi soumis que cette situation lui a fait perdre des intérêts sur ce montant. Il en estime le montant total à 7 514,49 $, représentant un taux d'intérêt composé annuel de 9,50 p. 100 appliqué sur le montant de correction de rémunération d'échelon pour chacune des années de 1993 à 2002 (pièce F-2, annexe 2). Ce taux d'intérêt correspond à celui dont il bénéficiait sur les épargnes qu'il détenait à cette époque.

62 La preuve démontre que les pertes de revenu au niveau de la rémunération causées par l'erreur de l'employeur sont de 1 621,16 $ pour l'année 1993 et de 1 590,62 $ pour chacune des années 1994, 1995 et 1996 (pièce F-2, annexe 2). À partir de 1997, le fonctionnaire s'estimant lésé n'a plus subi de pertes de revenu, car sa rémunération a alors été fixée au maximum de l'échelle salariale (pièce F-2, annexe 1).

63 Dans Morgan, la majorité des juges de la Cour d'appel fédérale a précisé que la période d'indemnisation doit commencer au moment de l'acte fautif. En appliquant ce raisonnement au présent dossier, l'erreur de l'employeur se situe au 5 janvier 1993, soit le moment où devait s'appliquer la révision d'échelon à la suite de la nomination du fonctionnaire s'estimant lésé au poste d'agent, gestion du matériel (groupe et niveau PG-02). Cette période devrait continuer pour toute la période pour laquelle le fonctionnaire s'estimant lésé a subi une perte de rémunération, soit jusqu'en 1996. Je ne peux accorder au fonctionnaire s'estimant lésé les intérêts qu'il demande pour la période allant de 1997 à 2002 (ou encore jusqu'à la date de la présente décision).

64 Les pertes de revenu portant intérêts se présentent donc comme suit:

                   1993 :          1 621, 16 $

                   1994 :          1 621,16 $ + 1 590,62 $ = 3 211,78 $

                   1995 :          3 211,78 $ + 1 590,62 $ = 4 802,40 $

                   1996 :          4 802,40 $ + 1 590,62 $ = 6 393,02 $

65 Le calcul d'intérêts composés effectué par le fonctionnaire s'estimant lésé ne peut recevoir application au présent dossier selon le principe suivant énoncé dans Morgan :

[…]

Quant à la question de savoir s'il était du ressort du tribunal d'accorder des intérêts composés, il faut régler cette question en suivant le même principe. Le tribunal peut accorder des intérêts composés si, et seulement si, en vertu des éléments de preuve et des circonstances de l'affaire, ces intérêts sont nécessaires pour indemniser les pertes subies. Je m'empresse d'ajouter que mon collègue a raison d'affirmer que ce n'était pas le cas en l'espèce.

[…]

66 En l'espèce, il ne m'a pas été démontré qu'il est nécessaire d'accorder des intérêts composés pour indemniser les pertes subies. En conséquence, les intérêts accordés seront simples et non composés; c'est-à-dire qu'il n'est accordé aucun intérêt sur les intérêts accumulés lors de la période en cause.

67 Relativement au taux d'intérêt, la Cour d'appel fédérale, a décidé, dans Morgan, que le taux applicable dans le cas d'une perte de revenu provenant d'investissement est celui des obligations d'épargne du Canada, pour chacune des années en cause.

68 Pour ces motifs, je rends l'ordonnance qui suit :

VI. Ordonnance

69 L'objection de l'employeur reposant sur les articles 91 et 92 de l'ancienne Loi est rejetée.

70 Le grief est accepté en partie.

71 J'ordonne à l'employeur de verser au fonctionnaire s'estimant lésé un montant d'intérêts basé sur le taux des obligations d'épargne du Canada pour chacune des années en caisse et sur chacun des montants suivants :

  • le taux d'intérêt applicable pour l'année 1993 sur le montant de 1 621,16 $;
  • le taux d'intérêt applicable pour l'année 1994 sur le montant de 3 211,78 $;
  • le taux d'intérêt applicable pour l'année 1995 sur le montant de 4 802,40 $;
  • le taux d'intérêt applicable pour l'année 1996 sur le montant de 6 393,02 $.

Le 28 juin 2007.

Léo-Paul Guindon,
arbitre de grief

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