Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La demanderesse a contesté son licenciement - son agent négociateur a présenté un grief au nom de celle-ci au premier palier de la procédure de règlement des griefs cinq mois plus tard - le président a statué que le grief avait été présenté hors délai, mais qu’il était justifié d’accorder une prolongation du délai compte tenu des circonstances - la preuve a permis d’établir que la demanderesse avait sincèrement cru que son agent négociateur avait présenté son grief au premier palier de la procédure de règlement des griefs dans le délai prescrit - elle a fait preuve de diligence raisonnable pour faire avancer son grief - l’injustice causée à la demanderesse par le refus de renvoyer le grief à l’arbitrage l’emporte sur le préjudice que le défendeur pourrait subir. Demande accueillie.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2007-06-05
  • Dossier:  568-02-96, 166-2-37273
  • Référence:  2007 CRTFP 59

Devant le président


ENTRE

SEBRENA THOMPSON

demanderesse

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(Agence des services frontaliers du Canada)

défendeur

Répertorié
Thompson c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada)

Affaire concernant une objection au sujet du respect des délais et une demande visant la prorogation d'un délai visée au paragraphe 61b) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Casper Bloom. c.r., Ad.E., Président

Pour la demanderesse:
Douglas Hill, Alliance de la Fonction publique du Canada

Pour le défendeur:
Jennifer Lewis, avocate

Affaire entendue par téléconférence,
les 12 et 26 mars 2007.
(Traduction de la C.R.T.F.P.)

I. Demande devant le président

1 Sebrena Thompson (« la demanderesse ») a été congédiée de son poste d'inspectrice des douanes au Centre international du traitement du courrier de l'Agence des services frontaliers du Canada en date du 27 août 2004. Elle a déposé un grief pour contester cette mesure, lequel grief a ultérieurement été renvoyé à l'arbitrage dans le but d'obtenir sa réintégration et d'autres mesures correctrices. L'employeur (le « défendeur ») a rejeté le grief au motif notamment qu'il était tardif. L'agent négociateur qui représente la demanderesse a prétendu que ce n'est pas le cas. Dans l'éventualité, cependant, où il serait déterminé que le grief est tardif, l'agent négociateur a présenté une demande visant la prorogation du délai. J'ai entendu les arguments des parties sur la question du respect des délais lors d'une téléconférence qui s'est tenue le 12 mars 2007 et j'ai rendu ma décision de vive voix en indiquant que le grief était tardif et que je communiquerais ultérieurement mes motifs.

2 Une seconde téléconférence s'est donc tenue le 26 mars 2007 pour statuer sur la demande visant une prorogation du délai. Après avoir pris l'affaire en délibéré, j'ai informé les parties, le 4 avril 2007, que la demande était accueillie et que je leur communiquerais mes motifs ultérieurement. Voici donc les motifs des deux décisions qui précèdent.

II. Résumé de la preuve et de l'argumentation et motifs

A. Respect des délais du grief

3 À première vue, il est manifeste que le grief a été déposé après les délais. La convention collective conclue entre l'Agence des douanes et du revenu du Canada et l'Alliance de la Fonction publique du Canada, le 22 mars 2002, relativement à l'unité de négociation Exécution des programmes et des services administratifs lie les parties en cause dans ce dossier et prévoit, à la stipulation 18.10, que l'employé-e peut présenter un grief au plus tard le vingt-cinquième jour qui suit la date à laquelle il ou elle prend connaissance, pour la première fois, de l'action ou des circonstances donnant lieu au grief. Si la formule de grief porte les signatures de la demanderesse et du représentant local de l'agent négociateur, Ron Warren, en date des 28 et 30 septembre 2004 respectivement, l'empreinte du timbre dateur du défendeur de même que l'inscription personnelle du représentant de la direction indiquent clairement que le grief a été reçu le 21 janvier 2005, soit cinq mois après l'incident et quatre mois après que la demanderesse eut signé la formule.

4 Le représentant de la demanderesse, Douglas Hill, a imputé cet écart à la négligence du mandataire du défendeur, qui aurait laissé traîner le grief sur son bureau pendant quatre mois avant d'y donner suite. C'est une allégation que l'avocate du défendeur, Me Jennifer Lewis, a réfutée avec véhémence. J'ai indiqué à M. Hill que des preuves documentaires ou orales convaincantes m'étaient nécessaires pour accorder foi à cette allégation.

5 À cet égard, M. Warren a été appelé comme témoin, mais son témoignage ne contenait aucune preuve concrète susceptible de me convaincre que le grief avait bien été présenté au premier palier de la procédure de règlement des griefs dans le délai prévu et que le défendeur avait tout simplement refusé ou omis d'y donner suite. J'ai jugé que son témoignage était invraisemblable, si bien qu'en l'absence d'autres éléments de preuve, j'ai n'ai eu d'autres choix que de conclure que le grief était tardif, ce qui nous amène à la demande visant la prorogation du délai de présentation du grief.

B. Demande visant la prorogation du délai

6 L'article 61 du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (« le Règlement ») autorise le président à proroger le délai prévu pour la présentation d'un grief à un palier de la procédure applicable « […] par souci d'équité […] ». L'exercice de ce pouvoir est discrétionnaire et, comme c'est le cas de tout pouvoir discrétionnaire, est assujetti au précepte de la justice naturelle, c'est-à-dire au critère du caractère raisonnable. Depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Commission a énoncé un certain nombre de critères permettant de circonscrire et de définir de façon objective les critères d'exercice de ce pouvoir (voir à cet égard Vidlak c. Conseil du Trésor (Agence canadienne de développement international), 2006 CRTFP 96; Rabah c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2006 CRTFP 101; Virdi c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2006 CRTFP 124). Ces critères sont les suivants :

  1. le retard est justifié pour des raisons claires, logiques et convaincantes;
  2. la durée du retard;
  3. la diligence raisonnable du demandeur;
  4. l'équilibre entre l'injustice causée au demandeur et le préjudice que subit l'employeur si la prorogation est accordée;
  5. les chances de succès du grief.

7 Il va de soi que c'est l'ensemble des circonstances particulières de chaque cas qui doit déterminer la valeur probante à attribuer à chaque critère par rapport aux autres. Il serait visiblement inéquitable d'attribuer la même valeur probante à chacun des critères sans tenir compte du contexte factuel. Il appartient donc au président qui est saisi d'une demande visant la prorogation d'un délai d'appliquer ou, du moins, de tenter d'appliquer chaque critère aux faits particuliers du dossier. Il lui faut ensuite attribuer la valeur probante nécessaire à chacun des critères en tenant compte des circonstances de fait particulières, lesquelles justifient parfois d'accorder toute l'importance ou presque à un ou deux critères seulement.

8 Dans ce cas-ci, les deux parties ont eu l'occasion de présenter leur preuve écrite et orale, ainsi que les arguments et la jurisprudence étayant leurs positions respectives.

1. Le retard est justifié pour des raisons claires, logiques et convaincantes

9 M. Hill a avancé que la demanderesse croyait sincèrement que son grief avait bien été présenté au premier palier de la procédure de règlement des griefs. Il a ajouté que M. Warren n'a jamais eu de problème de respect de délai et qu'il a témoigné qu'il croyait que le grief avait été déposé de façon régulière. M. Hill a terminé en disant que c'est peut-être l'employeur qui a manqué à ses obligations en communiquant tardivement sa réponse au dernier palier.

10 Les nombreux courriels produits en preuve corroborent sans équivoque le premier argument de M. Hill concernant le fait que la demanderesse croyait sincèrement que son grief avait bien été présenté au premier palier de la procédure dans le délai prévu. En revanche, pour ce qui est de la prétention et de l'opinion de M. Warren, je ne trouve pas que son témoignage soit très crédible, comme je l'ai déjà dit précédemment. Au demeurant, M. Hill n'a jamais produit les copies des formulaires de transmission du grief que je lui ai demandées et que M. Warren avait apparemment en sa possession. En ce qui concerne la tentative de M. Hill d'imputer la faute à l'employeur, je trouve que c'est une tactique déloyale compte tenu de son caractère tardif, de la lettre explicative de l'employeur en date du 15 février 2005 (dans laquelle il mentionne la règle habituelle qui consiste à proroger, d'un commun accord, le délai prévu pour répondre au grief jusqu'à ce que l'agent négociateur du demandeur ait conclu la présentation de ses observations) et du libellé non contraignant de la stipulation 18.13 de la convention collective. Cette stipulation prévoit ce qui suit : « L'Employeur répond normalement au grief de l'employé-e au dernier palier de la procédure de règlement des griefs dans les trente (30) jours qui suivent la date de la présentation du grief à ce palier. » Je rejette donc ce dernier argument de M. Hill.

11 Me Lewis a défendu la thèse selon laquelle le retard n'est pas justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes et m'a renvoyé à Anthony c. Conseil du Trésor (Pêches et Océans Canada), dossier de la CRTFP 149-02-167 (19981214), qui explique la raison d'être des délais contenus dans la convention collective :

          Le délai de 25 jours pour déposer des griefs est prévu dans le Règlement et à l'article M-38 de la convention cadre conclue entre l'AFPC et le Conseil du Trésor. Ce délai n'existe pas parce qu'il est déraisonnable. Il contribue à la stabilité des relations de travail car, sans cela, l'employeur courrait continuellement le risque d'avoir à se défendre contre des griefs se rapportant à des incidents oubliés depuis longtemps. On a fixé un délai de 25 jours parce que c'était jugé une période suffisante pour obtenir des conseils, envisager les diverses possibilités et décider de déposer ou non un grief.

Je suis pleinement en accord avec cet énoncé de principe, seulement Anthony ajoute ensuite ceci :

          Il n'en demeure pas moins que la Commission est investie du pouvoir discrétionnaire d'accorder des prolongations quand elle le juge nécessaire dans l'intérêt de la justice. […]

Or c'est dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire que le rôle et le jugement du président revêtent une importance primordiale, sous réserve des limites décrites précédemment, bien entendu.

12 Me Lewis a avancé que la négligence de M. Warren ne doit pas causer un préjudice au défendeur et que la demanderesse avait l'obligation d'assurer le suivi de son grief malgré l'inaction de M. Warren. À cet égard, elle m'a renvoyé à Boulay c. le Conseil du Trésor (Procureur général du Canada - Service correctionnel Canada), dossier de la CRTFP 149-02-160 (19961125).

13 Si je souscris entièrement au principe voulant que le mandant soit lié par les actes de son mandataire agissant dans le cadre du mandat légitime et valide qui lui a été confié, je crois tout de même que cela laisse de la latitude pour l'exercice du pouvoir discrétionnaire dans les cas de négligence manifeste ou apparente de la part du mandataire. Cela dit, la question très pertinente soulevée par Me Lewis subsiste toujours : même s'il y a négligence, pourquoi le défendeur devrait-il être tenu responsable des conséquences qui en résultent? Je me pencherai sur cette question plus loin quand j'en viendrai au critère de l'équilibre entre l'injustice causée au demandeur et le préjudice que subit l'employeur.

2. La durée du retard

14 M. Hill a avancé qu'un retard de quatre mois (ou de cinq mois selon la date qu'on utilise pour calculer ce retard) c'est bien peu et m'a renvoyé à Richard c. Agence du revenu du Canada, 2005 CRTFP 180, où des retards de six et huit mois ont été considérés comme dérisoires. C'est un fait que le temps est une notion relative et qu'un retard peut être qualifié de dérisoire ou d'important selon le contexte dans lequel on l'évalue. Seulement voilà, les retards qui se rapportent à des délais établis par la loi ou la jurisprudence ne sont pas susceptibles de qualification. Je ne suis donc pas disposé à qualifier le retard de dérisoire ou d'important dans ce cas-ci, et ne peux que me référer au délai de 25 jours prévu par la convention collective. Il incombe à la demanderesse d'expliquer à ma satisfaction l'intervalle qu'il y a eu entre la date limite prévue par la convention collective et le moment où l'obligation contractuelle a été remplie. Elle s'est selon moi déchargée de ce fardeau grâce à la diligence dont elle a fait preuve après la signature de la formule de grief.

3. La diligence raisonnable du demandeur

15 La diligence de la demanderesse ne saurait être mise en doute ici, car si l'on en croit M. Hill, elle s'en est remise à M. Warren. Le contenu des nombreux échanges de courriels le confirme d'ailleurs sans contredit. Me Lewis avance pour sa part que la demanderesse n'aurait pas dû compter uniquement sur la diligence et la bonne foi de M. Warren, d'autant plus qu'elle semblait être un tant soit peu au courant de ses obligations en vertu de la convention collective, comme en témoigne au moins un des courriels. Sa connaissance ou sa méconnaissance de la convention collective, qui, dans certains cas, pourrait être considérée comme un facteur très pertinent, n'est ici d'aucun secours pour déterminer son degré de diligence. Elle n'avait aucune raison de poursuivre l'affaire personnellement puisque M. Warren avait le dossier en mains et que tout lui permettait de croire qu'il procédait avec diligence. Sans me prononcer sur l'issue de l'affaire, je dirai que même si le représentant syndical local de la demanderesse a fait preuve de négligence, on ne peut certainement pas accuser celle-ci de ne pas avoir exercé une diligence raisonnable en vue de faire avancer son grief.

4. L'équilibre entre l'injustice causée au demandeur et le préjudice que subit l'employeur si la prorogation est accordée

16 Me Lewis n'a mentionné aucune difficulté particulière que pourrait subir le défendeur par suite de la présentation tardive du grief. Pour la demanderesse, en revanche, qui a perdu son emploi, il s'agit du seul recours dont elle dispose pour obtenir réparation. Par conséquent, l'injustice qui lui serait causée en lui refusant l'accès à l'arbitrage l'emporte incontestablement sur le préjudice que le défendeur pourrait subir accessoirement si l'affaire était instruite sur le fond.

5. Les chances de succès du grief

17 J'estime que ce critère n'est pas particulièrement utile ici. Il est extrêmement difficile d'apprécier les chances de succès d'un grief sans avoir instruit l'affaire sur le fond et examiné objectivement l'ensemble de la preuve. Ce peut être possible quand il y a seulement des questions de droit à trancher, mais ce ne l'est certainement pas quand il faut apprécier des questions de fait et des témoignages.

18 Dans ce cas-ci, l'inconduite présumée peut certainement être qualifiée de très grave, mais à ce stade-ci, le dossier que j'ai devant moi ne contient rien d'autre que des allégations d'inconduite; or seuls des éléments de preuve peuvent corroborer dans quelle mesure elles sont fondées. Je ne porterai donc pas de jugement sur les chances de succès du grief.

6. Conclusion

19 Ayant appliqué les cinq critères établis par la jurisprudence aux faits de l'affaire, je constate qu'il n'y en a qu'un qui a une incidence prédominante sur ma décision. Le souci d'équité dans ce cas-ci fait que la demanderesse ne doit pas être pénalisée pour les actes ou l'inaction de M. Warren en qui elle avait placé toute sa confiance. J'ajouterai qu'elle avait aussi toutes les raisons de miser sur sa capacité de veiller à ses intérêts puisque c'est le fondement même de la relation qui existe, de par la loi, entre l'agent négociateur et ses représentants, d'une part, et les employés de l'unité de négociation, d'autre part.

20 Je crois fermement que la convention collective lie les parties à la façon d'un acte législatif et qu'elle doit être respectée, il n'en reste pas moins que le Règlement permet également de tenir compte des cas exceptionnels. Or cette affaire-ci en est un, pour les motifs décrits ci-dessus.

21 Pour ces motifs, je rends l'ordonnance qui suit :

Ordonnance

22 La demande de prorogation du délai est accueillie.

Le 5 juin 2007.

Traduction de la C.R.T.F.P.

Casper Bloom, c.r., Ad. E.,
Président

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