Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La demanderesse a contesté la date rétroactive de sa reclassification au groupe et au niveau CR-05 et a demandé qu’on lui verse une rémunération provisoire pour ce groupe et ce niveau - le défendeur s’est opposé à la tardivité du grief - la demanderesse a fait valoir que son témoignage est essentiel pour expliquer la question du délai, et a demandé la permission de témoigner par téléphone en raison de son état de santé - la demanderesse n’a produit aucune preuve médicale pour démontrer un état invalidant ni aucune raison convaincante se rapportant au déplacement, au lieu de l’audience, aux frais ou au retard - la Commission a conclu que permettre à la demanderesse de témoigner par téléphone priverait le défendeur de la possibilité de la contre-interroger - la Commission a statué que, dans les circonstances, permettre à la demanderesse de témoigner par téléphone aurait un impact défavorable sur l’équité de la procédure et qu’il y aurait donc manquement aux principes de justice naturelle. Demande rejetée.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique,
L.R.C. (1985), ch. P-35

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2007-07-27
  • Dossier:  568-02-120
  • Référence:  2007 CRTFP 79

Devant la Commission des relations
de travail dans la fonction publique


Entre

JOY GRUNERUD

demanderesse

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(ministère de la Justice)

défendeur

Répertorié
Grunerud  c. Conseil du Trésor (ministère de la Justice)

Décision intérimaire dans l'affaire concernant une demande visant la prorogation d'un délai visée à l'article 63 du Règlement et règles de procédure de la C.R.T.F.P (1993)

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Michele A. Pineau, vice-présidente

Pour la demanderesse:
Jacek Janczur, Alliance de la Fonction publique du Canada

Pour le défendeur:
Stephan Bertrand, avocat

Affaire entendue à Ottawa (Ontario),
le 3 juillet 2007.
(Traduction de la C.R.T.F.P.)

Demande devant la Commission

1 La présente décision concerne une demande d'une fonctionnaire s'estimant lésée désireuse de témoigner par téléconférence plutôt que de comparaître à l'audience.

Contexte

2 La fonctionnaire s'estimant lésée, Joy Grunerud, est assistante juridique au Bureau régional d'Edmonton du ministère de la Justice (l'« employeur »).

3 Le 17 janvier 2003, Mme Grunerud a présenté un grief contestant la date rétroactive de sa reclassification au groupe et au niveau CR-05 en réclamant une rémunération provisoire pour ce groupe et ce niveau du 25 février 2000 à octobre 2002.

4 L'employeur a rejeté le grief à tous les paliers de la procédure de règlement des griefs. Il a donné sa réponse au dernier palier le 31 juillet 2003. Le grief de Mme Grunerud a été renvoyé à l'arbitrage de grief le 7 juillet 2004. Dans la lettre d'accompagnement de renvoi du grief à l'arbitrage de grief, l'agent négociateur avait prévu que l'employeur contesterait l'admissibilité du renvoi; il a donc demandé que l'ancienne Commission des relations de travail dans la fonction publique (l'« ancienne Commission ») se prévale de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l'article 63 duRèglement et règles de procédure de la C.R.T.F.P. (1993) (l'« ancienRèglement »).

5 Le 31 mars 2005, l'employeur a contesté la compétence de l'ancienne Commission pour entendre l'affaire, en déclarant que le grief n'avait pas été renvoyé à l'arbitrage de grief dans le délai prescrit au paragraphe 76(1) de l'ancienRèglement, qui s'appliquait au moment du renvoi à l'arbitrage de grief. Ce paragraphe stipulait que la fonctionnaire s'estimant lésée disposait de 30 jours après la date à laquelle elle avait reçu une réponse au dernier palier de la procédure de règlement des griefs pour renvoyer son grief à l'arbitrage de grief en vertu de l'article 92 de l'ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (l'« ancienneLoi »).

6 On a fixé aux 3 et 4 juillet 2007 l'audience sur la date rétroactive de la reclassification ainsi que sur l'objection concernant le respect des délais. Une première demande de report de l'audience a été rejetée, mais on a convenu de traiter de la question du respect des délais par téléconférence. La téléconférence elle-même a été reportée à deux reprises; en fin de compte, le temps a manqué pour qu'on puisse l'organiser de nouveau.

7 Le 13 juin 2007, l'Alliance de la Fonction publique du Canada - l'agent négociateur - a demandé, avec le consentement de l'employeur, que les dates prévues pour l'audience de juillet soient consacrées exclusivement à trancher la question du respect des délais et non le fond du grief. Les parties avaient convenu que l'audience aurait lieu à Ottawa plutôt qu'à Edmonton en s'entendant pour que la fonctionnaire s'estimant lésée témoigne par téléphone, étant donné qu'elle était malade et qu'elle était confinée à la maison. Le président a accepté que l'audience ait lieu à Ottawa dans ces conditions, et j'ai été chargée de l'audience sur la question du respect des délais en ma qualité de vice-présidente.

8 Le 28 juin 2007, à 15 h 34, la Commission a reçu une autre demande de report de l'audience, présentée par l'agent négociateur au nom de la fonctionnaire s'estimant lésée par suite d'un décès dans la famille de cette dernière. Le report a été accordé, mais une conférence préparatoire a été fixée au 3 juillet 2007, pour que les représentants des deux parties puissent parler des questions de procédure applicables à la tenue d'une audience sur la tardivité du grief, ainsi que de la demande de la fonctionnaire s'estimant lésée de témoigner par téléphone.

9 D'après le représentant de Mme Grunerud, son témoignage est essentiel pour expliquer pourquoi le grief n'a pas pu être renvoyé à l'arbitrage de grief dans le délai prescrit. Selon lui, il serait extrêmement difficile de substituer à ce témoignage un exposé conjoint des faits ou une autre forme de preuve. La fonctionnaire s'estimant lésée devait témoigner en déclarant que le renvoi tardif à l'arbitrage était attribuable à des problèmes à son lieu de travail de même qu'à son état de santé.

10 La fonctionnaire s'estimant lésée est présentement frappée d'incapacité en raison de son état de santé. En raison du malaise et des désagréments que son trouble lui cause, la fonctionnaire s'estimant lésée préférerait ne pas se présenter à l'audience, mais témoigner par téléphone. Son représentant admet qu'elle va devoir prendre fréquemment des pauses, qu'elle reste chez elle ou se présente à l'audience pour témoigner.

11 L'avocat de l'employeur soutient que permettre à la fonctionnaire s'estimant lésée de témoigner par téléphone soulève des problèmes de procédure difficiles pour l'introduction de documents et le renvoi à des documents déjà déposés en preuve susceptibles d'être invoqués en contre-interrogatoire.

12 Après avoir entendu les parties, j'ai rendu oralement une décision, en déclarant que la fonctionnaire s'estimant lésée devra se présenter à l'audience. Son représentant m'a demandé de produire cette décision intérimaire par écrit; j'accède ici à sa requête.

Motifs

13 Le 1er avril 2005, la nouvelleLoi sur les relations de travail dans la fonction publique (la « nouvelleLoi »), édictée par l'article 2 de laLoi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, a été proclamée en vigueur. En vertu de l'article 39 des dispositions de transition de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, la Commission demeure saisie de cette demande, qui doit être décidée conformément à la nouvelleLoi.

14 L'alinéa 40(1)c) de la Loi dispose que la Commission peut tenir des audiences en se servant de n'importe quel moyen de télécommunication :

[…]

40.(1) Dans le cadre de toute affaire dont elle est saisie, la Commission peut :

[…]

c) ordonner l'utilisation de tout moyen de télécommunication permettant à tous les participants de communiquer adéquatement entre eux lors des audiences et des conférences préparatoires...

[…]

15 Il n'existe guère de jurisprudence abondante pour nous guider dans une affaire comme celle-ci. Le seul cas publié,Canadian Broadcasting Corporation v. A.C.T.R.A. (1993), 33 L.A.C. (4d) 250 (Palmer), renvoie aux cas non publiésBell Canada c. Syndicat des Travailleurs en Communication du Canada (P. Kropveld), non publié, 19 janvier 1979 (Lippé);L'Association du Personnel Navigant des Lignes Aériennes Canadiennes c. Nordair, non publié, 2 mai 1980 (Hartt) etBell Canada v. D.G. Farrell, non publié, 7 juin 1985 (O'Shea).

16 DansCanadian Broadcasting Corporation, les parties avaient reconnu que l'arbitre de grief avait le pouvoir d'accueillir une demande voulant qu'un témoin soit entendu par téléconférence; le problème était la crainte du syndicat que, si le témoin n'était pas sous serment, ses propos risquaient de précariser injustement le fonctionnaire s'estimant lésé, étant donné que l'impossibilité de la voir témoigner saperait sa crédibilité. L'arbitre Palmer a conclu que, même si le témoin ne pouvait pas prêter serment, elle pouvait faire une affirmation solennelle de la véracité de son témoignage. Sur la question de sa crédibilité, il a souscrit à l'opinion de l'arbitre Hartt, à savoir que la perte de visibilité était acceptable s'il avait fallu autrement priver l'employeur de la possibilité de présenter une importante partie de sa thèse. DansCanadian Broadcasting Corporation, comme le témoin habitait à Paris, il ne pouvait être assigné à comparaître à une audience à Toronto; de toute évidence, cela avait convaincu l'arbitre qu'il serait virtuellement impossible de l'obliger à témoigner d'une autre façon. L'arbitre Palmer a souscrit aussi au raisonnement de l'arbitre O'Shea dansBell Canada, à savoir que la difficulté, le coût et le délai inhérents à faire venir un témoin d'Arabie saoudite à Toronto l'emportaient nettement sur les objections du syndicat à ce qu'on l'autorise à témoigner par téléphone. L'arbitre avait donc admis la preuve, en prescrivant plusieurs conditions procédurales.

17 Je reconnais que les raisons pour lesquelles on a autorisé les témoins à se faire entendre par téléconférence étaient convaincantes dans ces cas, mais j'estime qu'une autre décision s'impose en l'espèce en raison des circonstances.

18 Mme Grunerud habite à Edmonton, la ville où l'audience est censée avoir lieu puisque la Commission tient normalement ses audiences dans la ville la plus proche du lieu de travail du fonctionnaire s'estimant lésé. Le représentant de la fonctionnaire s'estimant lésée reconnaît qu'il ne lui serait pas impossible de se présenter à l'audience, mais qu'elle serait incommodée en raison du malaise et de la détresse que cela pourrait lui causer. Qui plus est, on ne m'a présenté aucune preuve médicale que l'état de santé de Mme Grunerud la rende invalide ou incapable de sortir de chez elle : le plus récent report de l'audience était censé lui permettre d'assister à des funérailles.

19 Des pauses fréquentes pendant l'audience ne constituent pas un obstacle insurmontable, car elles seraient inévitables que la fonctionnaire s'estimant lésée assiste à l'audience ou témoigne de chez elle, et ces pauses peuvent être bien gérées avec une planification appropriée. Cela étant, il n'existe aucun motif convaincant en ce qui concerne les déplacements, le lieu de l'audience, les coûts ou les délais qui puisse empêcher la fonctionnaire s'estimant lésée d'assister à l'audience, contrairement à ce qui se passait dans la jurisprudence.

20 Je dois aussi prendre acte que le témoignage de la fonctionnaire s'estimant lésée est essentiel pour sa demande de prorogation du délai de renvoi de son grief à l'arbitrage de grief, tout en tenant compte du droit de l'employeur de contester ce témoignage en contre-interrogatoire.

21 À cet égard, il me faut respecter la règleaudi alteram partem, autrement dit le droit de se faire entendre. Pour que le processus d'arbitrage de grief soit juste et crédible, les parties doivent avoir toutes les possibilités d'être entendues, ce qui implique l'obligation pour l'arbitre de grief de recevoir toute la preuve pertinente que l'une ou l'autre des parties souhaite produire pour trancher l'affaire à partir de là. Un arbitre de grief n'a pas appliqué les règles de la justice naturelle s'il refuse à une partie la possibilité de se faire pleinement entendre.

22 Dans un contexte d'arbitrage de grief, les affaires doivent être réglées rapidement et sans formalités, mais il faut aussi respecter les règles de la justice naturelle. DansUniversité du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471, le juge Lamer a écrit ce qui suit à cet égard (aux pages 488 et 489) :

La difficulté de cette question tient à la tension qui existe entre la recherche de l'efficacité et de la rapidité dans le règlement des griefs d'une part, et, d'autre part, le maintien de la crédibilité du processus d'arbitrage, qui dépend de la conviction des parties qu'elles ont pleinement eu la possibilité de faire entendre leur point de vue. Le professeur Ouellette parle à cet égard de la « . perpétuelle contradiction entre la liberté de fonctionnement et son encadrement nécessaire » (Y. Ouellette, « Aspects de la procédure et de la preuve devant les tribunaux administratifs » (1986), 16 R.D.U.S. 819, à la p. 850) [ … ]

23 Le juge Lamer a aussi cité, en y souscrivant, l'extrait suivant de l'article du professeur Ouellette (à la page 489) :

[TRADUCTION] . les grands arrêts qui ont formulé le principe de l'autonomie de la preuve administrative par rapport aux règles techniques ont, du même souffle, énoncé que cette autonomie devait s'exercer dans le respect des principes de justice fondamentale. Il ne suffit pas que les tribunaux administratifs fonctionnent avec simplicité et efficacité, ils doivent atteindre cet idéal élevé sans sacrifier les droits fondamentaux des parties.

24 DansUniversité du Québec à Trois-Rivières, l'employeur voulait produire un témoignage sur le manque de financement qui avait mené au licenciement de deux assistants de recherche. Le syndicat s'y opposait, en alléguant que l'employeur tentait de modifier les raisons invoquées dans les avis de licenciement. L'arbitre s'est prononcé pour l'objection puis a accueilli les griefs. La Cour supérieure du Québec a ensuite accueilli la demande d'évocation de l'employeur au motif que l'arbitre avait excédé sa compétence en refusant d'entendre un témoignage pertinent et admissible; elle a ordonné un nouvel arbitrage devant un nouvel arbitre, et la Cour d'appel a confirmé son jugement. L'appel à la Cour suprême du Canada avait essentiellement pour but de déterminer si le refus de l'arbitre d'autoriser l'employeur à introduire un témoignage était susceptible de contrôle judiciaire, et la Cour suprême a statué que l'arbitre avait effectivement omis de se conformer à une règle de justice naturelle en ne tenant pas compte d'un élément de preuve pertinent.

25 Bien que les faits en l'espèce ne soient pas identiques à ceux dansUniversité du Québec à Trois-Rivières, les principes généraux établis par la Cour sont manifestement les mêmes. Le juge Lamer, pour les juges La Forest, Gonthier et Iacobucci, a reconnu le grand pouvoir discrétionnaire de l'arbitre appelé à déterminer la portée d'une question dont il est saisi en jugeant que seule une erreur de droit manifestement déraisonnable ou un manquement à la justice naturelle pouvait lui faire dépasser sa compétence et donner lieu à un contrôle judiciaire. À la page 471 de cet arrêt, la majorité de la cour a donc déclaré que l'arbitre « est dans une situation privilégiée pour évaluer la pertinence des preuves » qui lui sont soumises par les parties. Néanmoins, l'arbitre excède sa compétence lorsque sa décision de rejeter une preuve pertinente a « un impact tel sur l'équité du processus, que l'on ne pourra que conclure à une violation de la justice naturelle » (p. 491; je souligne).

26 Qui plus est, le juge L'Heureux-Dubé a écrit ce qui suit dans des motifs souscrivant à ceux de la majorité (p. 495) :

Refuser une preuve pertinente et admissible constitue une violation des règles de justice naturelle. C'est une chose que d'adopter des règles de procédure propres à une audition, c'en est une autre que de ne pas respecter une règle fondamentale, soit celle de rendre justice aux parties en entendant une preuve pertinente et, partant, admissible [ … ]

27 Dans le présent grief, l'employeur a déclaré qu'il serait difficile, voire virtuellement impossible, de contre-interroger s'il ne peut pas utiliser les pièces. À cet égard, la raison d'être d'un contre-interrogatoire est pertinente. Contre-interroger un témoin ne consiste pas seulement à revenir sur les faits avancés au cours de l'interrogatoire principal, mais sur tous les faits contestés, qu'ils aient été soulevés lors de l'interrogatoire principal ou pas. Il s'ensuit que le contre-interrogatoire est aussi un moyen d'obtenir des renseignements supplémentaires ou de mettre la crédibilité du témoin à l'épreuve. Ici, en raison de l'importance du témoignage de la fonctionnaire s'estimant lésée, son absence à l'audience réduirait énormément la possibilité pour l'employeur de la contre-interroger, ce qui compromettrait donc l'équité de la procédure, tout comme dansUniversité du Québec à Trois-Rivières. Il s'ensuit que je dois accueillir l'objection de l'employeur voulant que le témoignage de la fonctionnaire s'estimant lésée par téléconférence ne satisfait pas efficacement à l'exigence de donner à l'employeur la possibilité de faire entendre pleinement son point de vue. Par conséquent, ce facteur prévaut sur tous les inconvénients d'assister à l'audience pour la fonctionnaire s'estimant lésée.

28 Pour ces motifs, je rends l'ordonnance qui suit :

Ordonnance

29 Mme Grunerud est tenue d'assister à l'audience sur la question préliminaire de la tardivité de son grief si elle entend témoigner à cet égard.

Le 27 juillet 2007.

Traduction de la C.R.T.F.P.

Michele A. Pineau,
vice-présidente

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