Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a contesté à la fois sa suspension sans traitement et son licenciement - le fonctionnaire s’estimant lésé était responsable d’offrir aux ministères et organismes clients des services pour la passation de marchés - il a d’abord été suspendu avec traitement, puis sans traitement, dans le cadre d’une enquête - la preuve a montré qu’il avait favorisé une entreprise dont le dirigeant était parent et qu’il avait, dans certains cas, adjugé des marchés à des entreprises en se fondant sur les souhaits des clients plutôt qu’en respectant des critères objectifs - à la conclusion de l’enquête, le fonctionnaire s’estimant lésé a été licencié - il a exprimé des regrets lors de l’audience - l’arbitre de grief a conclu que le lien de confiance avait été rompu de façon irrémédiable, surtout compte tenu du fait que le fonctionnaire s’estimant lésé avait volontairement induit en erreur l’équipe d’enquête - l’arbitre de grief a jugé que le grief portant sur la suspension était théorique, étant donné que le licenciement avait pris effet rétroactivement de manière à coïncider avec le début de la suspension sans traitement - le licenciement a été maintenu. Griefs rejetés.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2008-08-05
  • Dossier:  566-02-378 et 379
  • Référence:  2008 CRTFP 62

Devant un arbitre de grief


ENTRE

FRANK BRAZEAU

fonctionnaire s'estimant lésé

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux)

défendeur

Répertorié
Brazeau c. Administrateur général (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux)

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l'arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Marie-Josée Bédard, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
Karen Brook, Association canadienne des employés professionnels

Pour le défendeur:
Richard Fader, avocat

Affaire entendue à Ottawa (Ontario),
les 13, 14, 15, 16, 20, 21, 26, 27, 28 et 30 mai 2008.
(Traduction de la CRTFP)

I. Griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

1 Frank Brazeau (le « fonctionnaire s’estimant lésé ») occupait un poste de conseiller principal à Conseils et Vérification Canada (« CVC »). Le 24 septembre 2004, il a été suspendu avec traitement pendant que se déroulait une enquête sur ses pratiques contractuelles. Le 17 octobre 2005, il a été suspendu sans traitement. L’avis de suspension se lit comme suit :

[Traduction]

[…]

Comme vous le savez, le Ministère a chargé KPMG d’effectuer un examen et une analyse détaillés des pratiques contractuelles de Conseils et Vérification Canada, y compris des marchés dont vous étiez le gestionnaire.

Vous avez reçu deux rapports de KPMG, datés respectivement du 3 juin et du 21 juillet 2005, concernant votre participation à la gestion des marchés dans l’exercice de vos fonctions de conseiller principal à CVC. J’ai appris que vous aviez demandé un exemplaire du troisième rapport de KPMG, qui porte sur des marchés dont étaient chargés d’autres fonctionnaires de CVC. Vous trouverez ci joint un exemplaire expurgé du rapport en question.

Les deux rapports que vous avez reçus font état d’indices de diverses infractions aux règles sur les marchés, notamment du fractionnement et de l’antidatage de marchés, et de la manipulation du processus d’approvisionnement afin que des entrepreneurs particuliers bénéficient de marchés. Compte tenu des preuves recueillies à ce jour, j’ai conclu qu’il était inacceptable pour le Ministère de vous compter parmi ses effectifs jusqu’à ce que l’enquête sur votre inconduite alléguée soit terminée. Par conséquent, vous êtes suspendu sans traitement par les présentes, à compter de la fermeture des bureaux ce jour même, en attendant la conclusion de l’enquête.

[…]

2 Le 23 janvier 2006, le fonctionnaire s'estimant lésé a été licencié. Le passage suivant est tiré de l’avis de licenciement :

[Traduction]

[…]

J’ai reçu un exemplaire du rapport du comité interne d’examen administratif portant sur des marchés gérés par vous à Conseils et Vérification Canada (CVC). Comme vous le savez, le rapport a été rédigé en réponse à ceux qui avaient été présentés par KPMG par suite de son examen des pratiques contractuelles de CVC. Un exemplaire du rapport précité est joint aux présentes.

Les rapports susmentionnés me portent à conclure que vous avez enfreint délibérément plusieurs politiques importantes dans l’exercice de vos fonctions à CVC. Premièrement, vous avez été maintes fois en conflit d’intérêts, contrairement au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique, en vous livrant à des activités contractuelles auxquelles participait l’entreprise d’une personne avec qui vous aviez tant un rapport de parenté qu’une relation personnelle. Je constate que vous n’avez pas divulgué cette relation à votre supérieur et que vous avez manqué de franchise concernant votre rapport de parenté au cours de l’examen administratif, ce qui constitue un facteur aggravant. Deuxièmement, je constate que vous avez maintes fois manipulé délibérément le processus d’approvisionnement pour faciliter l’adjudication de marchés à des entreprises particulières, contrairement au principe d’équité qu’énoncent les politiques gouvernementales sur l’impartition. Troisièmement, je constate que vous vous êtes livré à d’autres pratiques contractuelles inacceptables qui ont consisté à produire de fausses factures ou à déclarer de fausses périodes contractuelles de manière à autoriser le paiement de travaux effectués en dehors de la période contractuelle effective, ce qui est contraire au Code d’éthique et de conduite professionnelle de CVC.

Vous avez violé certains des points les plus importants de l’énoncé des valeurs du Ministère, dont honnêteté, équité et maintien de la confiance du public, dans le cadre des services contractuels que vous avez fournis à nos ministères clients, dont la prestation représente l’une de nos principales fonctions. J’estime que vous êtes coupable d’inconduite extrêmement grave, et que, par conséquent, vous ne possédez pas l’intégrité nécessaire pour assumer des fonctions de grande responsabilité comme celle qui vous a été confiée à TPSGC. Vous avez rompu irrémédiablement la relation de confiance qui doit exister entre un employé et un employeur.

En conséquence, conformément à l’alinéa 12(1)c) de la Loi sur la gestion des finances publiques, vous êtes renvoyé de la fonction publique par les présentes pour cause d’inconduite, à compter de la fermeture des bureaux le 17 octobre 2005.

Si vous croyez que cette mesure n’est pas justifiée, vous pouvez vous prévaloir de la procédure de règlement des griefs en vertu de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.

[…]

3 Le fonctionnaire s’estimant lésé a déposé des griefs pour contester tant sa suspension sans traitement que son licenciement. Lors de son exposé introductif, l’avocat du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (le « défendeur ») a renoncé au motif de licenciement pour cause de production de fausses factures et de déclaration de fausses périodes contractuelles.

II. Question préliminaire

4 Au début de l’audience, l’avocat du défendeur a soulevé une objection préliminaire en arguant que je n’avais pas compétence pour entendre le grief contestant la suspension. Selon lui, la suspension était de nature administrative et n’était pas comprise parmi les questions arbitrables énumérées à l’article 209 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP). Il a aussi soutenu que le grief était théorique, puisque le licenciement était rétroactif à la date de suspension initiale. J’ai réservé ma décision sur l’objection et procédé à l’audience des griefs.

III. Résumé de la preuve

5 CVC a engagé le fonctionnaire s’estimant lésé en juillet 2000 à titre de conseiller principal affecté à l’équipe de gestion de projet (l’« équipe de GP »). Il avait l’expérience de la fonction publique, ayant été employé par divers ministères de 1989 à 1998, après quoi il a travaillé dans le secteur privé.

6 Le fonctionnaire s’estimant lésé et Kevan Taylor, directeur de l’équipe de GP au cours de toutes les périodes pertinentes à l’affaire, ont tous deux témoigné du contexte général de travail à CVC, et leurs témoignages ont éclairé les fonctions et les responsabilités du fonctionnaire. Comme les témoignages des deux se complètent sans se contredire, ils sont résumés d’un seul tenant.

7 CVC était un organisme de service relevant de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) qui offrait des services de consultation et de vérification aussi bien que des services professionnels contractuels autres aux ministères et organismes fédéraux. À l’origine, les services de l’organisme n’étaient fournis qu’en vertu de marchés de faible valeur à fournisseur unique.

8 CVC était financé à même ses revenus et devait recouvrer les coûts complets de son activité. À mesure que s’intensifiait l’impératif de gagner des revenus et que progressait la demande, l’organisme s’est réorienté et a offert des services contractuels beaucoup plus complexes.

9 En 2001, CVC a mis sur pied l’équipe de GP, souhaitant ainsi tirer parti de la multiplication des débouchés commerciaux offerts par les services contractuels. Les conseillers de l’équipe étaient chargés de vendre des services professionnels contractuels aux ministères et organismes. CVC proposait un cycle complet de services contractuels, allant de la rédaction des documents préalables à l’approvisionnement à la gestion du processus d’approvisionnement et à l’adjudication et la gestion des marchés.

10 Les conseillers, appelés gestionnaires de projet, collaboraient avec les ministères et organismes clients à définir leurs exigences et à préparer les composantes essentielles du processus d’impartition. Ils établissaient également les critères d’évaluation.

11 Les documents d’approvisionnement terminés étaient soumis à l’examen de l’Unité centrale des achats (l’UCA), qui rédigeait et lançait la demande de propositions.

12 Trois méthodes d’approvisionnement distinctes étaient utilisées, selon la valeur prévue du marché. L’organisme recourait à un fournisseur unique si la valeur prévue était inférieure à 25 000 $ (les marchés de cette catégorie ne relevaient pas de l’équipe de GP), un processus d’appel d’offres limité était lancé si la valeur du marché se situait dans la fourchette de 25 000 $ et 84 400 $, tandis qu’un processus d’appel d’offres ouvert s’appliquait aux marchés de valeur supérieure à 84 400 $

13 Si la valeur estimative d’un marché se situait dans la fourchette de 25 000 $ à 84 400 $, au moins trois entrepreneurs devaient être invités à soumissionner. Les gestionnaires de projet repéraient les soumissionnaires potentiels en effectuant des recherches dans le Système d’enregistrement des compétences (SEC) informatisé, et ils étaient autorisés à ajouter à la liste initiale d’autres soumissionnaires possibles.

14 Le gestionnaire affecté au projet, et parfois d’autres membres de l’équipe, évaluait les propositions reçues en se fondant sur les critères d'évaluation établis à cette fin. Le marché était ensuite adjugé au soumissionnaire retenu, et le gestionnaire en assurait le suivi administratif.

15 Le fonctionnaire s’estimant lésé a bénéficié d’avancement rapide au sein de l’équipe de GP. Lorsqu’il est entré à CVC, il a été nommé conseiller supérieur (ES 05) pour une période déterminée. Le 2 janvier 2002, il s’est vu offrir un poste de conseiller principal (ES-06) pour une période indéterminée. Le 24 juillet 2003, il a été nommé directeur intérimaire (gestionnaire de portefeuille, soit ES 07, intérimaire) en remplacement de M. Taylor, qui était en formation linguistique. À son retour, M. Taylor a décidé de partir à la retraite en janvier 2005, et il a été affecté à des projets spéciaux jusqu’à son départ. Par conséquent, le fonctionnaire s’estimant lésé a continué à occuper son poste intérimaire et a assuré la surveillance opérationnelle de l’équipe jusqu’à ce qu’il soit suspendu.

16 M. Taylor a témoigné longuement du rendement du fonctionnaire s’estimant lésé. Il a précisé que celui ci était principalement chargé de l’expansion des affaires. Il a dit de lui qu’il possédait de fortes aptitudes au marketing, à la vente de services contractuels à des clients en puissance, à l’établissement de réseaux et aux relations avec la clientèle, même dans le cas de projets extrêmement délicats.

17 Selon M. Taylor, le fonctionnaire s’estimant lésé était l’un des principaux membres de l’équipe de GP et était très estimé. Les évaluations du rendement du fonctionnaire s’estimant lésé effectuées par M. Taylor, d’octobre 2002 au 31 mars 2004, révèlent qu’il a réalisé des résultats de niveau supérieur en affaires.

18 M. Taylor et le fonctionnaire s’estimant lésé ont indiqué que la charge de travail de l’équipe de GP et les pressions exercées pour qu’elle produise des revenus se sont accrues sensiblement de 2001 à 2004, et que les projets sont devenus plus complexes. Selon M. Taylor, tant l’équipe de GP que l’UCA étaient en « situation de rattrapage », car, si le volume de travail augmentait, ce n’était pas le cas des ressources.

19 Des objectifs d’impartition ont été fixés pour les particuliers et pour l’équipe. Le fonctionnaire s’estimant lésé a fait valoir que, au cours de sa première année de travail, la cible de l’équipe était fixée à 8 000 000 $, chiffre qui est passé à 35 000 000 $ en 2003 2004. Le fonctionnaire s’estimant lésé a déclaré être à l’origine du tiers des revenus contractuels de CVC. En effet, ses rapports de l’employé pour la période allant d’avril 2001 à mars 2004 montrent que les revenus qu’il a engendrés ont augmenté fortement.

20 Le fonctionnaire s’estimant lésé a expliqué que son rôle a évolué progressivement. Tandis qu’il se consacrait de plus en plus à l’expansion des affaires, il a délaissé le travail pratique et a compté de plus en plus sur ses collègues pour rédiger des énoncés des travaux et des critères d’évaluation, puis évaluer les soumissions pour différents projets.

21 En ce qui concerne les politiques d’approvisionnement, le fonctionnaire s’estimant lésé a indiqué qu’il ignorait tout de l’approvisionnement et de l’impartition lorsqu’il est entré à CVC. Il a appris sur le tas, du gestionnaire de l’UCA et demandait conseil à des collègues et à des directeurs expérimentés.

22 Le fonctionnaire s’estimant lésé a dit de l’UCA qu’elle était chargée d’approuver l’énoncé des travaux et les critères d’évaluation formulés par le gestionnaire de projet avant de lancer une demande de propositions. Le gestionnaire de l’UCA lui téléphonait parfois parce que l’énoncé était trop vague ou les critères d’évaluation trop rigoureux ou imprécis.

23 Robert Burwash, ancien directeur de l’équipe des technologies d’innovation, qui offrait également des conseils à l’équipe de GP et à l’UCA, a témoigné à la demande du fonctionnaire s’estimant lésé. Il a précisé que le rôle de l’UCA consistait à contrôler l’équité du processus d’approvisionnement. Lorsque l’UCA donnait le feu vert aux gestionnaires de projet, ils pouvaient présumer que le processus était conforme aux politiques d’approvisionnement.

24 Le fonctionnaire s’estimant lésé a déclaré que la plus value que CVC offrait à ses clients était la rapidité. En effet, l’une des raisons qui incitaient les clients à recourir à CVC était l’exécution diligente de ses services d’approvisionnement et d’impartition, en comparaison de ceux de TPSGC. L’équipe de GP proposait des délais courts et était centrée sur la génération de revenus et la satisfaction de la clientèle.

25 Les événements décrits ci après ont mené à la suspension puis au licenciement du fonctionnaire s’estimant lésé.

26 David Marshall a été nommé sous ministre de TPSGC en juin 2003. Il a témoigné que, à l’été 2004, il avait confié au vérificateur principal de TPSGC le mandat de vérifier les pratiques contractuelles de CVC et son respect des politiques et de la réglementation fédérales. Il avait justifié sa décision en précisant que la structure de CVC, en tant qu’organisme exerçant son activité séparément de TPSGC, ne lui permettait pas d’en observer le comportement.

27 M. Marshall a expliqué que, un mois après le début de la vérification interne, le vérificateur principal lui avait signalé des préoccupations et des problèmes concernant les pratiques contractuelles de CVC.

28 Deux semaines plus tard, le vérificateur principal lui avait appris que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait communiqué avec lui et qu’elle menait sa propre enquête sur certains marchés gérés par CVC, plus particulièrement par le fonctionnaire s’estimant lésé.

29 M. Marshall a expliqué le contexte de l’enquête de la GRC. Le Centre national de décision en matière de rémunération (CNDR) de la GRC avait entrepris d’adjuger un contrat d’administration du régime de retraite de la GRC. Dans le cadre du processus, il avait chargé CVC de lui fournir des services d’approvisionnement et d’impartition pour pouvoir recruter des ressources à affecter au projet. La GRC avait amorcé une enquête sur les pratiques d’approvisionnement et d’impartition du CNDR, et certains des marchés qui ont suscité des préoccupations avaient été gérés par CVC pour le compte de la GRC. Le fonctionnaire s’estimant lésé était le conseiller de CVC responsable des marchés en question. M. Marshall a précisé que la GRC soupçonnait à ce moment que des actes répréhensibles avaient été commis.

30 À la lumière des renseignements décrits ci dessus et d’une réunion ultérieure avec un enquêteur de la GRC, M. Marshall s’est dit inquiet de la possibilité de fraude et a décidé d’approfondir la vérification des pratiques de CVC et de sa participation au projet du CNDR. Il a donc demandé au vérificateur principal de charger KPMG, un cabinet indépendant, d’effectuer une vérification.

31 Le 24 septembre 2004, le directeur général de CVC a décidé de suspendre le fonctionnaire s’estimant lésé avec traitement pendant l’enquête.

32 M. Marshall a indiqué que le mandat de KPMG a été rempli par étapes. À la première étape, le cabinet devait examiner 31 marchés conclus par CVC pour le compte de la GRC dans le cadre du projet du CNDR. Le fonctionnaire s’estimant lésé était le gestionnaire de projet de 30 des marchés susmentionnés. KPMG a informé M. Marshall que le processus d’approvisionnement semblait avoir été manipulé afin de faciliter l’adjudication de certains marchés à des entrepreneurs particuliers. De plus, M. Marshall a appris que des contrats avaient été attribués par l’intermédiaire d’une entreprise de complaisance, Abotech Inc., appartenant à David Smith, un député.

33 Ces renseignements ont incité M. Marshall à demander que KPMG poursuive son examen des marchés gérés par le fonctionnaire s’estimant lésé. Le cabinet s’est donc penché sur 14 autres marchés, indépendants du CNDR, que le fonctionnaire s’estimant lésé avait gérés et qui avaient été adjugés à des entrepreneurs particuliers auxquels des marchés du CNDR avaient également été attribués. Selon M. Marshall, KPMG a décelé la même tendance à attribuer des marchés à des entrepreneurs particuliers aussi bien que des infractions à des politiques d’impartition.

34 M. Marshall a ensuite décidé de demander à KPMG d’examiner d’autres marchés que le fonctionnaire s’estimant lésé avait gérés et qui étaient considérés comme présentant un degré de risque élevé. Il a ajouté que le cabinet est arrivé aux mêmes conclusions.

35 M. Marshall a affirmé qu’il avait commencé à prendre les choses très au sérieux à ce moment. Il a ajouté que, lorsque le fonctionnaire s’estimant lésé avait été invité à donner son point de vue, il avait répondu qu’il travaillait de la même façon que les autres conseillers de CVC. M. Marshall avait donc décidé de charger KPMG d’examiner des marchés gérés par d’autres conseillers de l’organisme. Il a indiqué que KPMG, après avoir examiné 200 marchés gérés par d’autres conseillers, avait relevé des pratiques d’approvisionnement suspectes, mais qu’il n’avait pas constaté de démarches de facilitation ou d’infractions aux politiques de même ampleur que lorsqu’il avait analysé les projets auxquels participait le fonctionnaire s’estimant lésé.

36 Sur la base de ces conclusions, M. Marshall a décidé de modifier la suspension avec traitement qui avait originalement été imposée au fonctionnaire s'estimant lésé en une suspension sans traitement en attendant une décision finale, et lui a fait parvenir un avis de suspension le 17 octobre 2005.

37 Le 24 octobre 2005, le quotidien The Globe and Mail publiait un article traitant de l’examen effectué par KPMG et de la suspension du fonctionnaire s’estimant lésé. Le journaliste a noté qu’un haut fonctionnaire fédéral lui avait communiqué les renseignements. Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné que la communication clandestine de renseignements à la presse l’avait beaucoup contrarié et choqué. Il était exaspéré également par la longue durée de l’enquête. Il a ajouté qu’il avait clairement le sentiment d’être ciblé et qu’il était persuadé qu’il ne serait pas traité équitablement.

38 Le fonctionnaire s’estimant lésé a répondu le jour même à l’avis de suspension que lui a adressé M. Marshall. Sa réponse est reproduite ci après :

[Traduction]

[…]

[…] Tant que j’étais employé par CVC, je me suis acquitté de mes fonctions conformément aux politiques et aux pratiques en vigueur.

J’ai sans cesse collaboré avec les enquêteurs, et je demeure disposé à rencontrer le comité d’administration. MM. Gary Curran et André Auger m’ont informé que je serais interrogé par le comité et que j’aurais l’occasion de lui répondre. Je suis étonné de ce que cette occasion me soit maintenant refusée. J’accueillerais volontiers la possibilité de répondre aux allégations issues de l’enquête en cours.

Je condamne l’atteinte à ma vie privée que représente la publication dans les médias d’allégations sans fondement concernant ma conduite.

À titre de conseiller principal, je n’étais pas autorisé à conclure des marchés. De plus, je ne suis pas spécialiste de l’impartition. Je m’en suis remis sans exception à l’Unité centrale des achats de CVC pour veiller à ce que ce dernier tienne son obligation de respecter les règles et les politiques d’impartition.

Je suis particulièrement préoccupé du fait que le rapport provisoire de KPMG daté du 25 septembre 2005, qui fait état d’un examen d’autres « contrats présentant un risque élevé », ne soit pas un rapport de vérification détaillée du respect de la LGFP et de l’ensemble des règles et de la réglementation de l’impartition. Par contraste, les dossiers sur lesquels j’ai travaillé ont été soumis à une vérification judiciaire, et KPMG a pris en considération toute l’information à l’appui. Je ne comprends pas pourquoi je suis ciblé particulièrement, alors que nous avons tous exercé nos activités de la même façon.

[…]

39 M. Marshall a indiqué que la totalité des renseignements qu’il avait en main à ce moment et la réponse du fonctionnaire s’estimant lésé l’ont incité à mettre sur pied un comité d’examen administratif (le « CEA ») interne chargé d’analyser la situation globale, de tenir les entretiens qu’il jugeait nécessaires et de lui communiquer ses conclusions et ses recommandations concernant le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé. Il a ajouté que le CEA était composé d’un spécialiste de l’approvisionnement (John Reed), d’un spécialiste des ressources humaines (Jean Quevillon) et d’un conseiller juridique. Le CEA a entrepris ses travaux en novembre 2005 et fait paraître son rapport en janvier 2006.

40 La lettre qui accompagne le rapport du CEA décrit comme suit ses principales conclusions :

[Traduction]

[…]

Nous avons conclu, d’après les renseignements disponibles, que le contexte de CVC était principalement axé sur la production de revenus. À cette fin, son personnel s’efforçait de satisfaire des clients qui étaient disposés à verser des frais de service à l’organisme pour obtenir rapidement les services professionnels contractuels dont ils avaient besoin. CVC s’annonçait comme offrant une plus value qui consistait à satisfaire aux besoins en impartition des clients en se montrant plus efficient et plus souple que la Direction générale des approvisionnements de TPSGC.

En 2000, CVC a décidé de délaisser les marchés à fournisseur unique, relativement simples et de faible valeur (moins de 25 000 $), à l’appui de projets précis de l’organisme en faveur d’activités contractuelles plus importantes et plus complexes. Malgré certaines interventions de la direction, il semble que CVC n’ait pas acquis suffisamment de savoir organisationnel pour répondre aux normes raisonnables auxquelles une organisation contractuelle de qualité est censée satisfaire. Nous avons noté que le personnel de CVC chargé d’étapes capitales du processus contractuel n’était pas suffisamment formé ou ne possédait pas le niveau de connaissances et/ou d’expérience nécessaire, eu égard à la complexité de la démarche.

Dans ce milieu, M. Brazeau semble généralement avoir participé à des pratiques d’approvisionnement douteuses. Les preuves recueillies indiquaient que la plupart étaient tolérées dans le cadre du mode de fonctionnement de CVC. Compte tenu de ce qui précède, nous ne considérons pas que les pratiques d’approvisionnement générales de M. Brazeau représentent une négligence délibérée des politiques en vigueur. Qui plus est, après avoir examiné l’information sur les autres gestionnaires de projet de CVC qui ont été chargés de marchés (échantillon tiré du rapport de l’étape III de l’examen de KPMG) et les déclarations des témoins, nous ne concluons pas que M. Brazeau différait sensiblement des autres employés de CVC qui effectuaient le même travail. Il est probable qu’il a participé à des pratiques douteuses plus souvent que les autres employés de CVC, ce qui est prévisible, étant donné qu’il engendrait la plus grande part des revenus de l’organisme et que sa réussite commerciale se traduisait par sa participation obligatoire à de plus nombreux contrats ou à sa prise en charge d’un plus grand nombre que les autres.

Nonobstant ce qui précède, nous croyons que les preuves sont suffisantes pour conclure que M. Brazeau a dépassé notre interprétation des pratiques tolérées de CVC. Nous concluons que, dans plusieurs cas, il a délibérément répondu aux voeux d’un client en manipulant le processus d’approvisionnement d’une manière inéquitable et inacceptable afin d’adjuger un marché à un entrepreneur particulier ou à une ressource particulière.

Nous concluons également que, en adjugeant des marchés à une entreprise particulière, Abotech, M. Brazeau s’est comporté de façon telle à occasionner au moins l’apparence d’un conflit d’intérêts, contrairement au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique. Il n’a pas déclaré sa relation avec le propriétaire d’Abotech dans un rapport confidentiel. Par ailleurs, il n’a pas répondu franchement aux questions du CEA à ce propos, ce que nous considérons comme un facteur aggravant.

[…]

[Je souligne]

41 Comme les deux derniers points, dont fait état la lettre du CEA, ont été retenus comme motifs de licenciement du fonctionnaire s’estimant lésé, je résumerai la preuve qui s’y rapporte et j’aborderai de nouveau le rapport du CEA et la décision de M. Marshall de licencier le fonctionnaire s’estimant lésé.

A. Manipulation du processus d’approvisionnement

42 La preuve présentée concerne trois marchés distincts.

1. Marché 560-3107, adjugé à Abotech (Michael Onischuk)

43 En 2004, Anthony Koziol était un conseiller de la GRC qui participait au projet du CNDR. La GRC devait s’adjoindre d’autres consultants à cette fin. À ce moment, Michael Onischuk, ancien membre de la GRC, était engagé par le CNDR à titre de conseiller en vertu d’un contrat à court terme, et M. Koziol souhaitait faire le nécessaire pour qu’il continue de participer au projet.

44 MM. Koziol et Onischuk ont tous deux témoigné. Ils ont dit avoir rencontré le fonctionnaire s’estimant lésé le 24 juin 2004 pour discuter des services que CVC pouvait offrir relativement au projet du CNDR, auquel moment le fonctionnaire avait expliqué le processus contractuel de CVC. Ils avaient également discuté de la possibilité d’employer M. Onischuk. Comme il était un ancien membre de la GRC, il ne pouvait se voir adjuger un marché direct dont la valeur estimative dépassait 100 000 $. Ils ont ajouté que le fonctionnaire s’estimant lésé avait proposé que M. Onischuk soit engagé par l’intermédiaire d’un entrepreneur, et tant M. Koziol que M. Onischuk ont confirmé que le seul dont le nom avait été mis de l’avant par le fonctionnaire était Abotech. Ils ont également dit que le fonctionnaire s’estimant lésé leur avait indiqué qu’il allait participer personnellement à l’évaluation des soumissions. Leurs déclarations étaient conformes aux notes qu’ils avaient prises à la rencontre. Après celle-ci, M. Onischuk a effectivement conclu une entente avec Abotech, qui a présenté une proposition et obtenu le marché du projet du CNDR.

45 Le témoignage offert par le fonctionnaire s’estimant lésé au sujet de la rencontre diffère de ceux de MM. Koziol et Onischuk. Le fonctionnaire s’estimant lésé a déclaré, lors de l’interrogatoire principal, qu’Abotech n’était que l’une des entreprises qu’il avait proposées à M. Onischuk. En contre interrogatoire, il a confirmé avoir toujours l’habitude de proposer quelques entreprises, mais il a ajouté qu’il ne pouvait se rappeler le détail des échanges.

46 En ce qui concerne l’évaluation des propositions, il ressort de la documentation que quatre points seulement séparaient Abotech du deuxième soumissionnaire. Le même pointage était attribué aux deux pour le critère « Expérience de l’approvisionnement », neuf années ayant été reconnues à chacun. La proposition du deuxième soumissionnaire précisait neuf années d’expérience, mais celle d’Abotech n’en déclarait que trois pour le conseiller proposé, M. Onischuk.

47 Lors de son témoignage, M. Koziol a déclaré que, à son avis, M. Onischuk n’avait aucune expérience de l’approvisionnement à proprement parler, mais il souhaitait conserver ses services en raison de l’ensemble de son expérience de la GRC et de sa connaissance du projet.

48 Dans son rapport, le CEA a indiqué que, en réponse à des questions sur le pointage attribué à Abotech, le fonctionnaire s’estimant lésé avait dit que le curriculum vitae de M. Onischuk, qui accompagnait la proposition, faisait état de nombreuses années d’expérience de l’approvisionnement.

49 Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné qu’il se rappelait avoir évalué les propositions et qu’il continuait de répondre de la justesse de son évaluation. Il n’a offert aucune autre précision ni autre commentaire sur l’évaluation.

50 Le CEA conclut ce qui suit dans son rapport :

[Traduction]

[…]

[…] M. Koziol (conseiller du CNDR de la GRC) a présenté M. Onischuk à M. Brazeau en juin 2002 et lui a demandé ce qu’il fallait faire pour conserver les services de M. Onischuk, comme celui-ci venait tout juste de terminer un marché à fournisseur unique pour le compte de la GRC en mai juin 2002, lequel avait été conclu par les services d’approvisionnement de la GRC. Lorsqu’il a été interrogé au sujet des constatations faites par KPMG concernant le pointage élevé accordé à M. Onischuk (la ressource) malgré son expérience limitée de l’approvisionnement (deux mois, selon KPMG) lors de l’évaluation des soumissions en vue du premier marché de CVC (560-3107), M. Brazeau avait répondu que le curriculum vitae de M. Onischuk mentionnait de nombreuses années d’expérience de l’approvisionnement. Il ressort d’un examen approfondi des renseignements au dossier que même la soumission d’Abotech mentionnait que M. Onischuk avait trois années d’expérience, tandis que le deuxième soumissionnaire en avait plus de neuf. Même si nous acceptons l’affirmation faite par M. Brazeau que certains renseignements fournis dans le curriculum vitae de M. Onischuk peuvent entrer dans le calcul de son expérience de la prestation de services-conseils en impartition, il n’en demeure pas moins que son pointage aurait dû être inférieur au moins à celui du deuxième soumissionnaire. Il en est ainsi car la grille d’évaluation prévoit entre 21 et 30 points pour l’expérience de plus d’une année, tandis que 29 points ont été attribués aux trois soumissionnaires. Comme seuls quatre points séparaient la soumission d’Abotech de celle du deuxième soumissionnaire, il est tout à fait possible que la soumission d’Abotech ait pu être rejetée à cause de ce seul critère. Nous concluons donc, selon la prépondérance des probabilités, que M. Brazeau a délibérément attribué une valeur injustifiée au curriculum vitae de M. Onischuk lors de l’évaluation de la soumission afin que le client obtienne la ressource qu’il avait demandée.

[…]

[Le passage en gras l’est dans l’original]

51 M. Reed, un membre du CEA, a témoigné que, de son point de vue, le pointage d’Abotech et celui du deuxième soumissionnaire pour le critère « Expérience de l’approvisionnement » auraient dû être différents, comme le conseiller proposé du deuxième soumissionnaire avait beaucoup plus d’expérience que M. Onischuk. Il croyait que l’évaluateur, à la recherche d’expérience supplémentaire, aurait dû attribuer moins de points à la proposition qui faisait valoir trois années qu’à celle dont le conseiller en comptait neuf.

52 M. Burwash a examiné le dossier à la demande de la représentante du fonctionnaire s’estimant lésé. De son avis, l’expérience de l’approvisionnement énoncé dans le curriculum vitae de M. Onischuk était probablement équivalente à celle des autres. Il a ajouté qu’il était raisonnable de vérifier par deux fois le contenu des propositions et d’évaluer les curriculum vitae des conseillers proposés. Il a affirmé qu’il n’accepterait pas d’emblée les affirmations faites par une entreprise dans une proposition. Toutefois, lors du contre interrogatoire, il a reconnu que le curriculum vitae de M. Onischuk ne permettait pas de distinguer la fraction d’une période donnée effectivement consacrée à l’approvisionnement.

2. Marché 560-5198, adjugé à Conseil Valsar Inc.

53 Ce marché a été adjugé à Cabinet Valsar Inc. (« Valsar »). La documentation produite semble indiquer que le fonctionnaire s’estimant lésé avait demandé, lors du processus préalable à l’approvisionnement, que Valsar soit ajouté à la liste des soumissionnaires. Il semble également que Valsar se soit déjà vu attribuer des marchés avec Ressources naturelles Canada (« RNCan »).

54 Un examen des documents portant sur ce projet révèle que le fonctionnaire s’estimant lésé ne semble pas en avoir été le gestionnaire, bien qu’il ait rempli la grille d’évaluation. Lors de son témoignage, il a déclaré ne pas se rappeler sa participation au projet, mais il a reconnu son écriture dans la grille d'évaluation. Il n’a offert aucun autre commentaire concernant son évaluation des propositions.

55 Le pointage attribué aux trois premiers soumissionnaires lors de l’évaluation des propositions se situe dans une fourchette très étroite : Valsar, 84,9 points; le deuxième soumissionnaire, 84,8 points; le troisième, 84,1 points. Selon la grille d’évaluation, le pointage accordé aux trois aurait été modifié plusieurs fois.

56 Dans son rapport, le CEA a offert des précisions sur les modifications apportées aux pointages et a conclu que le processus d’évaluation avait été faussé :

[Traduction]

[…]

La dernière question, et la plus importante, soulevée par KPMG relativement à cette série de 6 marchés est que l’évaluation des soumissions visant le dernier marché (560 5198) par M. Brazeau semble avoir été faussée. C’est ce qu’indiquent la tendance suivie par les marchés, le fait que le client ait été en attente d’un marché de transition au moment de l’évaluation et l’octroi du marché à Valsar par une marge de 0,1 point.

Nous constatons que 9 soumissions ont été évaluées. Aucun changement n’a été apporté au pointage de 5 d’entre elles après l’inscription initiale. Toutefois, la soumission proposant le prix le plus bas a été modifiée fortement. De plus, une modification a été apportée à la soumission retenue, soit l’ajout d’un (1) point à un critère coté. Quatre critères ont été réévalués dans la soumission du deuxième soumissionnaire, qui a été devancé de 0,1 point. Il est concevable que le pointage du soumissionnaire qui a proposé le prix le plus bas ait été révisé à la baisse, de sorte que le prix le plus avantageux ne soit pas un facteur déterminant, et qu’un (1) point ait été ajouté à la soumission retenue, simplement pour qu’elle devance les autres. Nous avons constaté que le système de pointage utilisé dans les autres dossiers était relativement imprécis, si bien qu’une marge gagnante de 0,1 point est extrêmement suspecte : les deux premières soumissions étaient effectivement équivalentes, et nous croyons impossible que CVC, face à une contestation, ait pu justifier un écart si étroit. De plus, nous rejetons l’argument de M. Brazeau, qui prétendait dépendre de l’UCA pour relever une telle question. Nous concluons donc, selon la prépondérance des probabilités, que M. Brazeau a modifié le pointage pour que le client obtienne la ressource qu’il avait demandée.

[…]

[Le passage en gras l’est dans l’original]

57 Dans son témoignage, M. Reed a soutenu qu’un changement de pointage doit être noté et expliqué au dossier et que, dans le cas présent, aucun des changements n’a été consigné. Il estime que cela suscite d’importants doutes quant à la méthode de notation. De plus, l’ajout d’un point à la proposition retenue, qui a eu pour résultat un écart de 0,1 point entre cette proposition et la deuxième, donne l’impression que le motif du changement était de majorer le pointage pour que la proposition se situe au premier rang.

58 Pour sa part, M. Burwash a témoigné que, de son avis, il était impossible de tirer des conclusions sur le processus d’évaluation simplement en examinant la grille et les changements qui semblent avoir été apportés au pointage.

3. Marché 560-3106, adjugé à Intoinfo Inc.

59 La documentation produite semble indiquer que le fonctionnaire s’estimant lésé était le gestionnaire de projet et qu’Intoinfo Inc. (Intoinfo) aussi bien qu’un autre entrepreneur ont été ajoutés à la liste des soumissionnaires à la demande du fonctionnaire s’estimant lésé.

60 Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné qu’il se rappelait avoir évalué les propositions du projet mais n’a pas offert d’autres commentaires sur son évaluation.

61 La documentation semble indiquer que le marché a été adjugé à Intoinfo, qui a remporté par une marge de 2,5 points.

62 En ce qui concerne l’évaluation des propositions, les deux exigences suivantes posent problème :

[Traduction]

E-2 : La ressource a développé des sites Web à l’intention de ministères fédéraux en se fondant sur les spécifications actuelles du Gouvernement en direct régissant les applications Web.

E-3 :  La proposition fait valoir l’expérience du développement et de la documentation de méthodes de cartographie et d’analyse du contenu de sites Web ainsi que la capacité manifeste d’exécuter des travaux dans de brefs délais.

63 En réponse à l’exigence E-2, Intoinfo a déclaré 15 années d’expérience et s’est vu attribuer une cote en conséquence. Quant à l’exigence E 3, le deuxième soumissionnaire a déclaré 16 années d’expérience, mais le nombre de points qui lui a été attribué n’y correspondait pas. Le fonctionnaire s’estimant lésé a expliqué sa décision sur la grille d’évaluation en consignant la note suivante : [traduction] « Aucune cartographie de contenu; impossible d’avoir 16 années d’expérience du Web. » Le CEA s’est fondé sur ces renseignements pour formuler la conclusion suivante :

[Traduction]

[…]

[…] KPMG a remis en question l’évaluation des soumissions apparemment effectuée par M. Brazeau et a noté que le soumissionnaire rejeté semblait avoir plus d’expérience. Nous avons examiné l’évaluation des soumissions. Le pointage maximal a été accordé à Intoinfo en reconnaissance de ses 15 années d’expérience du développement de sites Web, tandis que, en réponse à un autre critère, un pointage sensiblement plus bas a été accordé à un autre soumissionnaire pour un motif indiqué sur le formulaire d’évaluation, à savoir qu’il était « impossible d’avoir 16 années d’expérience du Web ». Nous concluons, selon la prépondérance des probabilités, que M. Brazeau a attribué les points nécessaires pour que le client obtienne la ressource qu’il avait demandée.

[…]

[Le passage en gras l’est dans l’original]

64 Dans son témoignage, M. Reed s’est dit incapable de comprendre pourquoi le deuxième soumissionnaire ne pouvait avoir 16 années d’expérience du Web, étant donné que les 15 années déclarées par Intoinfo en réponse à la même question ont été reconnues. Il a ajouté que, d’après le contenu des propositions, l’expérience du deuxième soumissionnaire n’a pas été évaluée correctement et qu’il aurait fallu lui attribuer au moins 18 ou 19 points pour l’exigence E 3 plutôt que les 14 points que lui a alloués le fonctionnaire s’estimant lésé.

65 Dans son témoignage, M. Burwash a fait valoir que la proposition d’Intoinfo était supérieure à celle du deuxième soumissionnaire, qui avait proposé comme ressource un cadre supérieur plutôt qu’une personne effectivement capable d’effectuer les travaux. En revanche, Intoinfo avait présenté une équipe composée de cinq personnes possédant de fortes compétences techniques.

66 M. Taylor a été interrogé concernant les principes qui sous tendent le processus concurrentiel d’appel d’offres. À la question de savoir s’il était interdit d’attribuer à des entrepreneurs particuliers des marchés d’une valeur supérieure à 25 000 $, M. Taylor a confirmé l’existence d’une telle interdiction et a ajouté que tout fonctionnaire devrait pouvoir attester de la nécessité d’assurer qu’un processus concurrentiel est équitable et a l’apparence de l’équité. L’interdiction d’attribuer des marchés directement a pour objet d’assurer l’ouverture de la démarche. Autrement, il ne s’agit pas d’un processus concurrentiel mais de l’adjudication d’un marché à fournisseur unique.

B. Preuve ayant trait à Abotech

67 Le défendeur a établi que, de juin 2002 à janvier 2004, 12 marchés correspondant à différents projets, y compris le marché du CNDR, avaient été adjugés à Abotech. La valeur cumulative des marchés était d’environ 977 881 $. Le fonctionnaire s’estimant lésé semble avoir été le gestionnaire de la majorité des projets, d’après la documentation produite, et ses notes manuscrites figurent sur diverses grilles d’évaluation et divers formulaires de demande de marché. De plus, il a signé les documents de suivi préalables au règlement de plusieurs factures, à titre de gestionnaire de marché.

68 Il a également été établi que, entre 1996 et juin 2003, M. Smith, cousin de la mère du fonctionnaire s’estimant lésé, était l’unique actionnaire et le président d’Abotech. Le fonctionnaire s’estimant lésé et M. Smith viennent de la même région : M. Smith de Maniwaki et le fonctionnaire s’estimant lésé de la réserve indienne de Kitigan Zibi, tout près de Maniwaki.

69 M. Smith a témoigné que, en 2000, Abotech est devenue actionnaire d’ASM Informatiques, entreprise qui vendait et développait des logiciels. Il a commencé à examiner les possibilités d’obtenir des marchés du gouvernement fédéral dans le secteur de la technologie de l’information. Comme Abotech était une entreprise autochtone, il s’est d’abord adressé au ministère des Affaires indiennes et du Nord, qui avait lancé la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones (SAEA). Le programme lui a été expliqué, et il a reçu la liste des coordonnateurs de la SAEA auprès des différents ministères. Le nom du fonctionnaire s’estimant lésé figurait sur la liste à titre de coordonnateur de la SAEA à CVC.

70 Comme M. Smith connaissait le fonctionnaire s’estimant lésé, il a demandé à le rencontrer. Le fonctionnaire s’estimant lésé lui a expliqué le secteur d’activité de CVC. M. Smith a témoigné s’être rendu compte que l’expérience du gouvernement fédéral était une condition préalable pour participer à de nombreux processus d’appel d’offres. Il avait donc décidé de faire d’Abotech une agence de conseillers en services professionnels afin d’acquérir de l’expérience du gouvernement par l’intermédiaire des conseillers.

71 M. Smith s’est inscrit au SEC de CVC en tant qu’entrepreneur proposant divers services professionnels. Il a conclu des accords avec divers conseillers et, en contrepartie de frais d’administration, il a soumissionné des projets contractuels pour leur compte et géré des marchés à leur profit. Il a témoigné que, bien que toutes les soumissions qu’il avait adressées à CVC n’aient pas été retenues, 13 marchés lui avaient été adjugés. Le fonctionnaire s’estimant lésé était sa personne ressource à CVC.

72 En 2003, M. Smith a cessé son activité à Abotech lorsqu’il a été engagé en tant que fonctionnaire par TPSGC. En juin 2003, il a cédé la totalité de ses actions dans Abotech à sa conjointe,  Anne Ethier, et à leurs deux enfants. Il a quitté la fonction publique en juin 2004 lorsqu’il a été élu député du comté de Pontiac.

73 En ce qui concerne sa relation avec le fonctionnaire s’estimant lésé, M. Smith a dit que la grand mère du fonctionnaire s’estimant lésé était la sœur de sa mère. Il était donc le cousin de la mère du fonctionnaire s’estimant lésé. Il a également confirmé que le fonctionnaire s’estimant lésé se trouvait parmi plusieurs bénévoles qui avaient affiché des placards lors de la campagne électorale de M. Smith et que, plus tard, à un moment que M. Smith ne pouvait pas préciser, le fonctionnaire s’estimant lésé était devenu membre du comité exécutif de l’Association des Libéraux du comté de Pontiac. Il a déclaré que le fonctionnaire s’estimant lésé ne lui avait jamais accordé de traitement de faveur.

74 Le CEA a été informé du lien de parenté entre le fonctionnaire s’estimant lésé et M. Smith dans le contexte décrit ci après.

75 Tandis que le CEA effectuait son examen, Norm Steinberg, directeur général, Vérification et Évaluation, faisait sa propre enquête. Il était secondé par Joseph Ovila Robichaud, directeur, Enquêtes sur la fraude et Divulgations internes, qui a été prié d’avoir un entretien avec Mme Ethier, alors présumée présidente d’Abotech.

76 M. Robichaud a témoigné qu’il avait entendu parler avant l’entretien d’un lien de parenté entre le fonctionnaire s’estimant lésé et M. Smith.

77 Au cours de l’entretien, qui a eu lieu le 25 octobre 2005, M. Robichaud a interrogé Mme Ethier sur le lien entre le fonctionnaire s’estimant lésé et Abotech. Elle lui a répondu que le fonctionnaire s’estimant lésé était originaire de Maniwaki, tout comme elle. Elle a ajouté qu’il était le cousin de son mari, ce qui n’était pas un secret.

78 MM. Quevillon et Reed ont témoigné que, le 7 novembre 2005, le CEA avait eu un entretien avec le fonctionnaire s’estimant lésé en présence de sa représentante. Au cours de la rencontre, le fonctionnaire s’estimant lésé avait été invité à préciser l’étendue de sa relation avec M. Smith. Tant M. Quevillon que M. Reed se sont rappelés les réponses du fonctionnaire s’estimant lésé, qui étaient conformes aux notes qu’ils avaient prises pendant l’entretien. Interrogés sur la relation entre M. Smith et le fonctionnaire s’estimant lésé, les deux ont dit que ce dernier avait quitté la pièce pour s’entretenir avec sa représentante. Les deux sont revenus peu après, et le fonctionnaire s’estimant lésé a offert les réponses suivantes : il connaissait M. Smith, originaire de Maniwaki; il avait affiché des placards pour lui en pleine nuit; il n’entretenait pas plus de rapports sociaux avec lui qu’avec d’autres personnes de Maniwaki; il n’avait pas plus de rapports avec M. Smith qu’avec M. Untel.

79 Le 7 novembre 2005, M. Robichaud a fait parvenir au CEA les renseignements recueillis concernant le lien de parenté entre M. Smith et le fonctionnaire s’estimant lésé.

80 Le 8 novembre 2005, M. Quevillon a fait parvenir le courriel suivant à Karen Brook, représentante du fonctionnaire s’estimant lésé.

[Traduction]

[…]

Karen, nous avons appris, en fin d’après-midi hier, qu’Anne Ethier (conjointe de David Smith) a produit une déclaration attestant que M. B. est le cousin de son mari.

Les trois questions suivantes s’imposent donc à ce moment :

* M. David Smith est il effectivement le cousin de M. B.? (Ou existe t il un autre lien de parenté entre eux?)
* Le cas échéant, M. B. en a t il informé ses supérieurs à CVC, et des décisions ont elles été prises afin d’assurer le respect du code sur les conflits d’intérêts du fait que M. B. s’occupait de soumissions présentées par l’entreprise de M. Smith?

81 Le 15 novembre 2005, Mme Brook a fait parvenir la réponse suivante à M. Quevillon :

[Traduction]

[…]

Réponse à la question donnée par M. Brazeau : « M. Smith est effectivement le cousin de ma mère et mes supérieurs à CVC en ont été informés.

[…]

82 M. Quevillon a fait parvenir un autre courriel à Mme Brook, dans lequel il lui posait la question suivante : « Qui en a été informé? » Mme Brook lui a adressé la réponse suivante par courriel : « Réponse de M. Brazeau : ‘Kevan Taylor’. »

83 M. Taylor a témoigné que le fonctionnaire s’estimant lésé ne l’avait jamais informé de son lien de parenté avec M. Smith. Il a ajouté que s’il en avait été informé, il aurait obligé le fonctionnaire à se récuser pour éviter de collaborer avec M. Smith et il aurait discuté de la question avec le directeur général. Selon lui, en cas d’apparence de conflit d’intérêts, il faut d’abord placer l’employé concerné dans une situation telle que sa dignité et son estime de soi sont protégées, puis décider si un problème se pose, et, le cas échéant, en apprécier l’ampleur. Il attend des gestionnaires de projet qu’ils se comportent de manière honnête, équitable et transparente et qu’ils respectent la déontologie. Il a précisé que, d’après son expérience, il faut éviter d’adjuger des marchés à des parents. En contre interrogatoire, M. Taylor a affirmé qu’il croyait néanmoins le fonctionnaire s’estimant lésé capable de tirer des enseignements de ses erreurs et s’est dit disposé à continuer à collaborer avec lui.

84 Le fonctionnaire s’estimant lésé a témoigné concernant Abotech. Il a reconnu avoir géré des marchés auxquels Abotech était partie, mais ne se souvenait pas de sa propre participation à chaque projet.

85 Au cours de son témoignage, le fonctionnaire s’estimant lésé a avoué ne pas avoir révélé son lien de parenté avec M. Smith à ses supérieurs à CVC. Toutefois, il a dit qu’il avait présenté M. Smith au directeur général de CVC en tant que président d’Abotech, précisant que les deux se connaissaient parce qu’ils étaient originaires de la même localité, Maniwaki. Il a expliqué que, à ce moment, il ne considérait pas le fait que sa grand mère ait été la sœur de la mère de M. Smith comme un lien de parenté proche qu’il était tenu de divulguer. Il avait pensé, a t il dit, qu’il lui suffisait de déclarer que M. Smith et lui venaient du même endroit et qu’ils se connaissaient. Il a ajouté qu’il était originaire d’une réserve indienne de 1 700 personnes dont toutes sont parentes d’une certaine façon. Il a reconnu avoir commis une erreur en ne divulguant pas son lien de parenté.

86 Le fonctionnaire s’estimant lésé a reconnu maintes fois au cours de son témoignage qu’il aurait dû éviter de s'impliquer dans les projets auxquels participait Abotech. Il a déclaré, de plus, qu’il aurait dû informer le directeur général, Bill McCann, de son lien de parenté avec M. Smith.

87 Il a également reconnu ne pas avoir parlé franchement de son rapport de parenté avec M. Smith au cours de l’enquête du CEA. Il a avoué ne pas l’avoir divulgué en réponse aux questions sur l’étendue de ses rapports avec Abotech et a ajouté avoir prétendu faussement par la suite que M. Taylor était au courant de ses liens avec M. Smith.

88 Le fonctionnaire s’estimant lésé a mis sur le compte de son état d’esprit du moment l’inexactitude de ses déclarations. Il a indiqué que les renseignements que l’« employeur » avait divulgués clandestinement à la presse, le 24 octobre 2005, l’avaient beaucoup troublé. Il était également perturbé par toute la situation, qui n’aboutissait pas malgré des mois d’enquête. Il a déclaré qu’il se sentait clairement ciblé et que, peu importe ses réponses, il n’aurait jamais droit à une procédure équitable.

C. Décision de licencier le fonctionnaire s’estimant lésé

89 M. Marshall a dit avoir décidé de mettre fin à l’emploi du fonctionnaire s’estimant lésé en se fondant sur les conclusions et les recommandations du CEA et sur l’ensemble de la preuve.

90 Le CEA a formulé les conclusions suivantes dans son rapport :

[Traduction]

En tant que centre de compétence présumé en approvisionnement de CVC, l’UCA ne possédait ni les connaissances ni l’expérience nécessaires pour venir à bout de la complexité et du volume de l’activité d’approvisionnement de l’organisme. Le problème a été aggravé par la lourde charge de travail que l’UCA devait effectuer dans de brefs délais.

L’approche relativement libre du processus contractuel pratiquée par CVC semble avoir vu le jour en grande partie par hasard. Le système de gestion des marchés qui en a résulté était lacunaire sous plusieurs aspects et imposait des responsabilités excessives à des employés ayant peu de formation, sinon aucune.

À notre avis, les situations constatées par les examens de KPMG sont l’aboutissement de plusieurs années d’« erreurs et omissions » plutôt que des gestes délibérés dont l’objet est de contourner le processus en vigueur.

Quand aux activités de M. Brazeau, nous ne constatons pas l’existence d’une tendance globale révélatrice d’une négligence générale des politiques et des pratiques tolérées de CVC.

Par la même occasion, il existe suffisamment de preuves concernant certains marchés gérés par M. Brazeau pour nous permettre de conclure que, selon la prépondérance des probabilités, il y a eu infraction aux politiques régissant l’approvisionnement en plus des pratiques déjà laxistes de CVC :

- la manipulation des évaluations afin d’obtenir un résultat particulier;

- la violation du Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique;

- la violation du Code d’éthique et de conduite professionnelle de CVC.

[…]

91 Dans son témoignage, M. Marshall a déclaré que l'élément relatif au conflit d’intérêts constituait le plus important motif de licenciement. Il était d’avis que le fonctionnaire s’estimant lésé avait trahi la confiance de la fonction publique en adjugeant des marchés à une entreprise avec laquelle il entretenait une relation personnelle. Il a ajouté que, dans l’affaire actuelle, d’autres entreprises, qui devaient pouvoir compter sur un processus équitable, n’ont pas bénéficié de chances égales de décrocher des marchés.

92 Par ailleurs, M. Marshall a réagi fortement à la lettre que le fonctionnaire s’estimant lésé lui a adressée le 24 octobre 2005. D’abord, il a été choqué par l’attitude adoptée par le fonctionnaire s’estimant lésé, qui affirmait avoir toujours effectué son travail conformément aux politiques de CVC, et il a ajouté que le cinquième paragraphe l’avait vraiment « piqué ». De son point de vue, que le fonctionnaire s’estimant lésé ait nié être expert en impartition et affirmé qu’il comptait sur l’UCA pour assurer le respect des règles et des politiques nous révèle qu’il s’agit d’une personne qui a enfreint les valeurs morales et éthiques et qui n’est pas digne de confiance pour s’occuper d’affaires contractuelles ou financières. Il a dit que le fonctionnaire s’estimant lésé s’était lavé les mains de ses responsabilités à l’égard des marchés et qu’une telle attitude était inacceptable.

93 Dans le contexte de l’arbitrage du grief, la représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a demandé à Larry Lancefield, comptable judiciaire, d’examiner les rapports de KMPG, le rapport du CEA, les politiques d’impartition et les codes de déontologie pertinents et de formuler une opinion sur les constatations du CAE et le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé.

94 Le défendeur a présenté une objection quant à l’admissibilité du rapport et du témoignage de M. Lancefield. L’avocat du défendeur a allégué principalement que M. Lancefield n’était pas un spécialiste des marchés de l’État et que son rapport renfermait des opinions sur des questions de fait qui n’étaient pas des opinions d’expert et représentait une tentative détournée de présenter des preuves fondées uniquement sur du ouï-dire.

95 Après avoir lu le rapport de M. Lancefield, j’ai décidé d’autoriser son introduction et celle de son témoignage comme éléments de preuve. J’ai fait valoir dans ma décision orale que, bien que je sois en partie d’accord avec l’avocat du défendeur, une partie du rapport de M. Lancefield me semblait admissible et pertinente. Je résume ci après la preuve produite par M. Lancefield qui présente un certain degré de pertinence. Je reconnais également à M. Lancefield la qualité d’expert en comptabilité judiciaire.

96 Selon M. Lancefield, une organisation qui poursuit principalement des objectifs de revenu, tel CVC, doit posséder une unité de contrôle forte et efficace. Selon son interprétation, l’UCA devait exercer les fonctions d’une telle unité. Il a déclaré que les personnes qui ont comme mandat de générer des revenus doivent être séparées de celles qui assurent et contrôlent la conformité aux règles et politiques et que cette dernière doit être composée d'un nombre suffisant d'employés qui possèdent une formation adéquate et disposent d'un soutien solide, ce qui n’était pas le cas à CVC. Son rapport contient les conclusions suivantes :

[Traduction]

- Après la restructuration de CVC, il y avait un conflit inhérent entre, d’une part, les pressions qui pesaient sur les gestionnaires de projet pour qu’ils atteignent les cibles de revenu et la valeur centrale de la « réceptivité » et, d’autre part, l’obligation de respecter les politiques impartition et les codes de conduite du gouvernement.
- Il manquait à CVC le savoir-faire, l’expérience et la compréhension nécessaires pour gérer des services contractuels.
- L’UCA, l’unité de CVC chargée de superviser les contrôles, n’avait ni le personnel, ni la formation, ni l’expérience voulus pour assurer le respect des politiques d’impartition et les codes de conduite du gouvernement.

97 M. Lancefield s’est également prononcé sur le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé. Il a dit que, d’après son expérience, lorsque le respect des politiques d’impartition et un conflit d’intérêts en puissance suscitent des inquiétudes, les deux questions sont normalement examinées ensemble quand il s’agit d’évaluer les motifs qui poussent une personne à enfreindre une politique ou à la contourner. Généralement, la motivation est liée à l'obtention d'un gain personnel. Cependant, dans l’affaire actuelle, il ne perçoit absolument aucune preuve de l’existence d’un avantage personnel et il estime que la situation n’est pas logique. Lorsqu’il y a conflit d’intérêts, la personne en cause se place le plus souvent dans une position telle qu’elle peut profiter d’avantages personnels.

D. Pouvoirs de réparation

98 Tout juste avant les plaidoiries finales, le défendeur a soulevé une question concernant ma compétence de rendre des ordonnances réparatrices, dans l’hypothèse où je révoquerais le licenciement du fonctionnaire s’estimant lésé. Il a fait valoir que, postérieurement au licenciement, la cote de fiabilité du fonctionnaire s’estimant lésé avait été révoquée, ce qui m’empêchait d’ordonner sa réintégration, étant donné qu’une cote de fiabilité est une condition préalable à l’emploi dans la fonction publique. La preuve suivante a été présentée relativement à la question.

99 Le défendeur a produit une lettre datée du 10 mai 2007 qui informait le fonctionnaire s’estimant lésé, alors employé par RNCan, que sa cote de fiabilité était révoquée et que, par conséquent, il était mis fin à son emploi à RNCan à compter du 9 mai 2007.

100 M. Quevillon a témoigné qu’une cote de fiabilité était une condition préalable à remplir pour occuper tout poste dans la fonction publique. Il a ajouté qu’il existe une échelle de cotes de sécurité dont le premier échelon est la cote de fiabilité suivi de trois niveaux de cotes de sécurité. Selon lui, comme la cote de fiabilité est le niveau d’habilitation le plus bas, sa révocation équivaut au retrait automatique de toute cote de sécurité. En contre interrogatoire, la représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a demandé à M. Quevillon de confirmer que, aux termes de la Politique sur la sécurité, seul l’administrateur général pouvait révoquer une cote de sécurité. Il lui a répondu qu’il n’était pas spécialiste de la question, mais qu’il avait entendu dire que c’était le cas. Invité à énumérer les exigences de chaque niveau, il a répondu qu’il ne connaissait pas suffisamment la Politique pour pouvoir répondre à la question.

101 Pour sa part, le fonctionnaire s’estimant lésé a produit un Certificat d’enquête de sécurité daté de 2001, qui attestait qu’il était titulaire d’une cote de sécurité de niveau II du 20 décembre 2000 au 20 décembre 2010. En contre interrogatoire, il a confirmé que, après que son emploi auprès de RNCan a pris fin le 9 mai 2007, il n’avait ni reçu un avis de révocation de sa cote de sécurité, ni été informé qu’il la conserverait malgré la révocation de sa cote de fiabilité.

IV. Résumé de l’argumentation

A. Pour le défendeur

1. Suspension

102 Le défendeur fait valoir que le grief déposé pour contester la suspension est théorique, comme le licenciement du fonctionnaire s’estimant lésé était rétroactif à la date initiale de sa suspension, et que, aux termes des alinéas 7(1)e) et 12(1)c) de la Loi sur la gestion des finances publiques, le défendeur était autorisé à mettre fin à l’emploi du fonctionnaire s’estimant lésé avec effet rétroactif.

103 Comme autre argument, le défendeur a soutenu que je n’ai pas compétence pour entendre le grief, puisque la suspension était de nature administrative et que je ne suis habilitée qu’à arbitrer des mesures disciplinaires aux termes de l’article 209 de la LRTFP.

104 Le défendeur était d’avis que la suspension était clairement de nature administrative, car elle avait été imposée avant la fin de l’enquête. Pour qu’elle ait été de nature disciplinaire, il aurait fallu qu’elle constitue la réponse finale du défendeur aux actes répréhensibles du fonctionnaire s’estimant lésé. L’avocat du défendeur a fait référence à l’avis de suspension et au témoignage de M. Marshall, selon qui les allégations dont le fonctionnaire s’estimant lésé était l’objet étaient très graves et la situation avait traîné en longueur. Par conséquent, il a décidé de remplacer la suspension avec traitement par la suspension sans traitement jusqu’à ce que soit terminée l’enquête sur l’inconduite présumée. L’avocat du défendeur a aussi fait référence au témoignage de M. Marshall à l'effet qu’aucune décision finale n’avait été prise à ce moment, et que, si le CEA avait conclu qu’aucun acte répréhensible n’avait été commis, le fonctionnaire s’estimant lésé aurait été réintégré dans ses fonctions, avec son plein traitement et tous ses avantages. L’avocat a fait valoir que la qualification de la suspension comme étant de nature administrative ou disciplinaire dépendait de l’intention du défendeur au moment de la suspension, et il m’a renvoyé à la décision de la Cour fédérale dans Canada (Attorney General) v. Basra, 2008 FC 606.

105 Par ailleurs, dans l'hypothèse où je déciderais que la suspension était de nature disciplinaire, le défendeur a affirmé avoir eu des motifs raisonnables pour suspendre le fonctionnaire s’estimant lésé. Les allégations étaient graves, et le sous ministre était habilité par la Loi sur la gestion des finances publiques à préserver l’intégrité et la réputation du CEA en attendant que son rapport soit terminé.

2. Licenciement

106 L’avis de licenciement mentionne la violation de plusieurs politiques et décrit trois motifs particuliers de licenciement. Comme il a été mentionné déjà, le défendeur a renoncé au troisième motif, qui concerne la production de fausses factures et la déclaration de fausses périodes contractuelles. L’avocat du défendeur a déclaré qu’il n’est pas nécessaire de démontrer le fondement de chaque motif de licenciement et m’a renvoyé à McIntyre et le Conseil du Trésor (Revenu Canada – Douanes et Accise), dossier de la CRTFP 166-2-25417 (19940718).

107 Le défendeur estime que la question du conflit d’intérêts est le motif le plus sérieux. L’avocat du défendeur a rappelé à cet égard le témoignage de M. Marshall.

108 En se livrant à des activités d’approvisionnement et d’impartition auxquels participait Abotech, le fonctionnaire s’estimant lésé s’est placé en situation de conflit d’intérêts, compte tenu de son lien de parenté et de sa relation personnelle avec M. Smith. Il aurait dû éviter tout rapport avec Abotech et M. Smith dans l’exercice de ses fonctions professionnelles, et il aurait dû déclarer son lien de parenté à ses supérieurs.

109 Le fonctionnaire s’estimant lésé a enfreint le Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique, le Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique, qui a remplacé le premier code mentionné le 19 juin 2003, le Programme d’éthique et l’Énoncé des valeurs morales de TPSGC, ainsi que le Code d’éthique et de conduite professionnelle de CVC.

110 Les règles de conduite susmentionnées étaient bien établies et ont été signalées au fonctionnaire s’estimant lésé, principalement dans les offres d’emploi qu’il a reçues, lesquelles traitaient de l’obligation de respecter le Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique et le Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique.

111 Même en l’absence d’un code de conduite particulier, le bon sens impose aux fonctionnaires des règles de déontologie qui leur interdisent de conclure des marchés avec des parents. À ce propos, l’avocat du défendeur a invoqué les témoignages de MM. Taylor et Marshall et Gannon c. Conseil du Trésor (Défense nationale), 2002 CRTFP 32.

112 La preuve établit clairement que le fonctionnaire s’estimant lésé s’occupait activement de nombreux dossiers contractuels (portant sur au moins 12 projets) auxquels participaient Abotech et M. Smith. La conduite du fonctionnaire s’estimant lésé ne représente pas un cas isolé mais plutôt une suite de nombreux faits étalés sur une longue période et ayant rapport à des sommes très élevées.

113 Le défendeur a fait valoir que le fonctionnaire s’estimant lésé ne pouvait offrir aucun argument au CEA pour atténuer la situation de conflits d’intérêt dans laquelle il se trouvait et que son comportement était motif de licenciement.

114 De plus, le manque de franchise du fonctionnaire s’estimant lésé au cours de l’enquête et sa tromperie du CEA sont des facteurs aggravants déterminants. Sa réponse à la question posée par M. Quevillon concernant l’étendue de sa relation avec M. Smith a dissipé toutes chances qu’il avait de regagner la confiance ou d’atténuer la gravité de ses actes répréhensibles. Lorsque la question lui a été posée, le fonctionnaire s’estimant lésé a choisi de mentir, puis il a menti de nouveau au cours de l’enquête lorsqu’il a affirmé avoir divulgué à son supérieur, M. Taylor, son rapport avec M. Smith. Comme le fonctionnaire s’estimant lésé l’a lui-même avoué au cours de l’audience, il a fait sciemment des déclarations inexactes.

115 Pour le défendeur, les déclarations du fonctionnaire s'estimant lésé suggérait qu'il savait que ses rapports avec Abotech étaient inappropriés et qu’il avait l’intention de tromper le CEA pour masquer la gravité de son comportement.

116 Au cours de son témoignage, le fonctionnaire s’estimant lésé [traduction] « a voulu passer aux aveux ». Il a avoué qu’il n’aurait pas dû participer aux activités contractuelles d’Abotech, qu’il aurait dû divulguer à ses supérieurs son lien de parenté avec M. Smith et que les réponses qu’il avait offertes au cours de l’enquête étaient fausses. L’avocat du défendeur a fait valoir que le fonctionnaire avait fait des aveux pour la première fois au cours de l’audience et qu’ils représentaient un acte de contrition de commodité au moment où le processus était trop avancé. À cet égard, l’avocat a invoqué Francis c. Conseil du Trésor (Solliciteur général – Service correctionnel Canada), dossier de la CRTFP 166-02-24111 (19931007).

117 L’avocat du défendeur a mentionné plusieurs cas portant sur la gravité du conflit d’intérêts et le caractère approprié des sanctions sévères normalement imposées dans ces cas : Atkins c. Conseil du Trésor (ministère des Transports), dossier de la CRTFP 166-02- 889 (19740321); Threader c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 1 C.F. 41; Lalla c. Conseil du Trésor (Industrie, Sciences et Technologie), dossier de la CRTFP 166-02-23969 (19940113); McIntyre c. Conseil du Trésor (Revenu Canada – Douanes et Accises), dossier de la CRTFP 166-02-25417 (19940718) (demande de contrôle judiciaire rejetée dans [1996] A.C.F. 900 (QL)); Blair-Markland c. Conseil du Trésor (Citoyenneté et Immigration Canada), dossier de la CRTFP 166-02-28988 (19991103); Armstrong c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2000 CRTFP 29; Oliver c. Agence des douanes et du revenu du Canada, 2003 CRTFP 43 (demande de contrôle judiciaire rejetée dans 2004 CF 1462); et Assh c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 358.

118 En ce qui concerne le deuxième motif de licenciement, l’avocat du défendeur a soumis avoir établi que le fonctionnaire s’estimant lésé avait manipulé le processus d’approvisionnement afin de faciliter l’adjudication de marchés à des entrepreneurs particuliers.

119 L’avocat du défendeur a affirmé que la conduite du fonctionnaire s’estimant lésé était contraire à la Politique sur les marchés du Conseil du Trésor et au bons sens, et a soutenu que l’adjudication de marchés à une entreprise particulière était clairement une infraction au principe fondamental de la justice et de l’équité que commande l’activité contractuelle de l’État.

120 L’avocat du défendeur a fait valoir que, à la lumière de la preuve et des principes applicables, le licenciement du fonctionnaire s’estimant lésé devait être maintenu. Les actes répréhensibles sont graves, ne constituaient pas des cas isolés, et le fonctionnaire s’estimant lésé n’a manifesté aucune compréhension de ses gestes ni de véritable remords, en dépit de son acte de contrition de commodité devant l’arbitre de grief. Dans les circonstances et eu égard au manque de franchise du fonctionnaire s’estimant lésé au cours de l’enquête, l’avocat du défendeur est d’avis que le fonctionnaire s’estimant lésé a rompu irrémédiablement le lien de confiance essentiel au maintien de son emploi.

3. Objection contestant les pouvoirs de réparation

121 Dans l’hypothèse où je conclurais que le licenciement constitue une sanction excessive, l’avocat du défendeur a fait valoir que je n’ai pas compétence pour réintégrer le fonctionnaire s’estimant lésé dans ses fonctions, étant donné que sa cote de fiabilité a été révoquée et qu’il a été mis fin ultérieurement à son emploi à RNCan à cause de cette révocation. Comme il faut détenir tout au moins une cote de fiabilité pour occuper un poste, quel qu’il soit, dans la fonction publique, la réintégration du fonctionnaire s’estimant lésé dans ses fonctions se révèle légalement impossible. C’est ce qu’a soutenu l’avocat du défendeur, en me renvoyant à Zhang c. Conseil du Trésor (Bureau du Conseil privé), 2005 CRTFP 173, et à Hillis c. Conseil du Trésor (ministère du Développement des ressources humaines), 2004 CRTFP 151.

122 L’avocat du défendeur a suggéré de plus que je demeure saisie de la question des mesures de réparation pour que les parties puissent traiter de la question liée à la limitation des dommages.

B. Pour le fonctionnaire s’estimant lésé

1. Suspension

123 Le fonctionnaire s’estimant lésé a reconnu que sa suspension initiale avec traitement à compter du 24 septembre 2004 était une mesure administrative. Il a ajouté que la mesure est devenue disciplinaire lorsque le défendeur l’a ensuite suspendu sans traitement le 17 octobre 2005 en se fondant sur les constatations de KPMG. La suspension était fondée sur les deux premiers rapports de KPMG, qui présentaient les conclusions du cabinet concernant les infractions aux règles sur l’impartition et la manipulation du processus d’approvisionnement afin de faciliter l’adjudication de marchés à des entreprises particulières.

124 La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a fait référence à l’avis de suspension et au témoignage de M. Marshall, qui a fait valoir que, d’après les preuves recueillies, il ne pouvait plus tolérer le maintien en emploi du fonctionnaire s’estimant lésé jusqu’à ce que l’enquête sur son inconduite présumée soit terminée. Le fonctionnaire s’estimant lésé est d’avis que le changement des conditions de la suspension était de nature punitive et disciplinaire et qu’il avait été décidé en réaction à la gravité des allégations. La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a terminé son propos en affirmant que, au moment de l’imposition de la suspension, la preuve réunie était insuffisante pour la justifier.

2. Licenciement

125 Selon la représentante du fonctionnaire s’estimant lésé, le cas est affaire d’équité. Elle a insisté pour dire que le fonctionnaire s’estimant lésé ne soutient pas qu’il n’y a eu ni conflit d’intérêts ni apparence d’un tel conflit « dès la première fois qu’il s’est occupé des dossiers d’Abotech et chaque fois qu’il l’a fait par la suite ». La représentante soutien que le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé doit être analysé dans le contexte particulier des activités de CVC et de sa méthode foncièrement défectueuse de gestion des marchés, dont tant KPMG que le CEA ont reconnu l’existence. Or, le fonctionnaire s’estimant lésé ne devait pas être tenu pour responsable de cette méthode systématiquement défectueuse.

126 Le fonctionnaire s’estimant lésé n’était ni expérimenté ni formé dans le domaine de la législation, de la réglementation, des normes ou des directives régissant l’impartition. Son champ de compétence et sa force étaient le marketing, auquel il réussissait très bien. Il a appris le processus et les règles contractuelles sur le tas, recevant des conseils du gestionnaire de l’UCA, de M. Burwash et d’autres collègues, à mesure que le besoin se présentait.

127 Tant l’UCA que l’équipe de GP étaient surmenées et disposaient de trop peu d’employés, compte tenu du volume de travail grandissant de CVC. Selon le fonctionnaire s’estimant lésé et les autres gestionnaires de projet, lorsque l’UCA donnait le feu vert à un projet, cela voulait dire que tout était conforme aux règles et à la réglementation des marchés.

128 Les conseillers étaient sans cesse pressés de générer des revenus et de satisfaire les clients. Rapidité et efficience étaient les dénominateurs communs à CVC : la rapidité de l’exécution du processus d’approvisionnement et de l’adjudication de marchés était ce qui distinguait principalement les services de CVC des services d’approvisionnement et d’impartition de TPSGC.

129 Le fonctionnaire s’estimant lésé était un gestionnaire de projet extrêmement efficient et un travailleur acharné qui était responsable du tiers de la totalité des marchés auxquels CVC était partie – ce qui représentait 45 millions de dollars de projets contractuels complexes. Son apport à la stabilité financière de CVC était appréciable.

130 En réponse à la question de savoir si le défendeur a prouvé que le fonctionnaire s’estimant lésé avait manipulé le processus d’approvisionnement en adjugeant les trois marchés en cause à des entreprises particulières, la représentante du fonctionnaire a affirmé que le défendeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve. À son avis, la preuve n'est pas concluante en ce qui concerne le degré de participation du fonctionnaire s’estimant lésé à chaque projet contractuel, notamment la formulation des énoncés des travaux, les critères d’évaluation et l’évaluation effective des soumissions effectuée par le fonctionnaire s’estimant lésé.

131 La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a également affirmé que la preuve est contradictoire et non concluante quant au caractère raisonnable de l’évaluation des soumissions préalable aux marchés adjugés à Abotech et à Valsar. En ce qui concerne le marché octroyé à Intoinfo, elle estimait que la preuve n’était pas convaincante. Elle s’est reportée aux déclarations de M. Burwash et a ajouté que le bénéfice du doute devrait être accordé au fonctionnaire s’estimant lésé.

132 Concernant l’allégation de conflit d’intérêts, le fonctionnaire s’estimant lésé a reconnu au cours de l’audience avoir commis une très grave erreur en supposant qu’il pouvait traiter sa relation professionnelle avec M. Smith de la même manière que les relations qu’il entretenait avec d’autres entrepreneurs. Il ne croyait pas que sa relation avec M. Smith était un lien de parenté proche qu’il lui fallait divulguer. De plus, il était d’avis qu’aucun problème ne se poserait s’il accordait à Abotech le même traitement qu’il accordait aux autres entrepreneurs. Il a maintenu cette croyance erronée tout au long de son emploi à CVC.

133 En dépit de ses bonnes intentions, le fonctionnaire s’estimant lésé a reconnu qu’il aurait dû divulguer à M. Taylor ou à M. McCann son lien de parenté avec M. Smith.

134 En ce qui a trait au comportement du fonctionnaire s’estimant lésé au cours de l’enquête, sa représentante a fait valoir que, après la divulgation clandestine de renseignements à la presse, la frustration qu’éprouvait le fonctionnaire et sa perception qu’il ne serait pas traité équitablement l’ont incité à ne pas dire toute la vérité au CEA concernant ses liens avec M. Smith. Sa représentante a déclaré que le fonctionnaire s’estimant lésé avait fait preuve d'un manque de jugement dans sa réaction à ce qu’il percevait comme étant la mauvaise foi du défendeur.

135 La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a soutenu que d’importants facteurs atténuants doivent être pris en compte dans ce cas.

136 Elle a souligné que la méthode foncièrement défectueuse de gestion des marchés pratiquée par CVC et le potentiel de conflit d’intérêts inhérent existant entre les cultures privilégiant la génération de revenus et la satisfaction de la clientèle et l’impératif d’appliquer des politiques de contrôle. Le fonctionnaire s’estimant lésé s’est conformé de façon générale à la culture, à la pratique et aux règles en vigueur à CVC, et il ne devrait pas être tenu pour responsable de la méthode systématiquement défectueuse pratiquée par l’organisme.

137 L’enquête de la GRC et l’enquête judiciaire d’envergure n’ont mis au jour aucun cas de fraude ni avantage personnel, quel qu’il soit. La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a ajouté que celui-ci avait 15 années de service à la fonction publique et que son rendement était exemplaire. Elle était d’avis que je devrais tenir compte, en tant que facteurs atténuants, de l’aveu et de la reconnaissance du fonctionnaire qu’il n’aurait pas dû s’occuper des dossiers d’Abotech et qu’il lui aurait fallu divulguer à ses supérieurs son rapport de parenté avec M. Smith.

138 La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a mis l’accent sur les déclarations de M. Taylor, qui a confirmé que, malgré l’importance des règles sur le conflit d’intérêts, il croyait que le fonctionnaire était susceptible de tirer des enseignements de ses erreurs et qu’il serait encore disposé à travailler avec lui.

139 Le concept de la discipline doit être correctif et progressif plutôt que punitif. Du point de vue du fonctionnaire s’estimant lésé, l’avis de licenciement révélait clairement l’intention qu’avait le défendeur de le punir sans tenir compte des facteurs atténuants.

140 La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a invoqué une longue série de cas comparables à celui dont je suis saisie, dans lesquels une sanction moindre a été jugée appropriée. Les cas suivants m’ont été signalés : Easton c. Agence des douanes et du Revenu du Canada, 2001 CRTFP 95; Demers c. Conseil du Trésor (Revenu Canada, Impôt),dossiersde la CRTFP 166-02-13980 et 13990 (19830912); Bastie c. Conseil du Trésor (Emploi et Immigration Canada), dossier de la CRTFP 166-02-22285 (19930909).

141 La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a affirmé que les cas invoqués par le défendeur diffèrent du cas en cours. Dans Oliver, le fonctionnaire s’estimant lésé avait continué à établir des déclarations de revenus à son profit après avoir été averti par le défendeur qu’il devait cesser son activité. Aucun facteur atténuant n’était à signaler dans ce cas. La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé a soutenu que la décision rendue dans McIntyre, qui a maintenu le licenciement, fait exception parmi les autres cas de la même période. Dans Blair-Markland, la fonctionnaire est allée outre les fonctions de son emploi pour rendre service à un parent et s’est vu imposer une suspension de 20 jours.

3. Objection contestant les pouvoirs de réparation

142 Concernant ma compétence d’ordonner la réintégration dans ses fonctions du fonctionnaire s’estimant lésé, la représentante de ce dernier a maintenu que la révocation de la cote de fiabilité du fonctionnaire ne signifiait pas que sa cote de sécurité était révoquée également. Comme il n’a pas été établi que sa cote de sécurité, réputée valide jusqu’au 20 septembre 2010, lui a été retirée, j’aurais donc compétence pour ordonner qu’il soit réintégré dans ses fonctions.

143 La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé, à l’instar de l’avocat du défendeur, a proposé que je demeure saisie de la question des mesures de réparation dans l’hypothèse où je ferais droit au grief.

C. Réponse du défendeur

144 L’avocat du défendeur a commenté les cas invoqués par la représentante du fonctionnaire s’estimant lésé. À son avis, les circonstances sont différentes du présent cas dans Easton et Bastie, où l’inconduite était un incident isolé. Dans Demers, le fonctionnaire en cause a avoué clairement ses actes répréhensibles et sa responsabilité et n’a pas tenté de tromper l’employeur au cours de l’enquête.

V. Motifs

145 Il y a deux griefs à trancher. Je dois d’abord déterminer si le grief contestant la suspension sans traitement est arbitrable. Dans l’affirmative, je dois ensuite décider si le grief est théorique, étant donné que le licenciement était rétroactif à la date initiale de la suspension. Au besoin, je déciderai si la suspension était raisonnable, compte tenu des circonstances.

146 Quant au licenciement, je dois décider si les allégations d’inconduite du fonctionnaire s’estimant lésé sont fondées et, le cas échéant, je dois déterminer si le licenciement était la sanction appropriée.

A. Suspension

147 Je traiterai d’abord de ma compétence pour entendre le grief portant sur la suspension sans traitement du fonctionnaire s’estimant lésé qui a été imposée, le 17 octobre 2005. La suspension en question était subséquente à la suspension initiale avec traitement imposée le 24 septembre 2004.

148 Aux termes de l’alinéa 209(1)b) de la LRTFP, un fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage un grief portant sur « soit une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire ».

149 Dans Basra, la Cour fédérale a infirmé la décision de l’arbitre de grief, qui avait conclu qu’une suspension indéfinie sans traitement en attendant la conclusion d’une enquête disciplinaire était arbitrable aux termes de l’alinéa 209(1)b) de la LRTFP. La Cour a conclu ce qui suit à la page 10 de sa décision :

[Traduction]

[…]

Dans cette affaire, l’arbitre de grief a conclu que l’existence d’une enquête disciplinaire, ainsi que la suspension sans traitement du demandeur, suffisait à lui donner compétence pour instruire la cause aux termes de l’alinéa 209 (1)b) de la LRTFP. Toutefois, l’arbitre ne s’est pas demandé, comme le lui dicte de le faire la jurisprudence, si l’employeur avait l’intention de punir le demandeur en le suspendant. Il semble plutôt que l’arbitre de grief ait simplement conclu que la suspension était devenue disciplinaire implicitement à cause de la longue durée de l’enquête. Par conséquent, je conclus qu’il s’agit d’une erreur grave, car l’arbitre de grief a appliqué le mauvais critère, ce qui, en soi, justifie l’intervention de cette cour […]

[…]

150 Suivant ma compréhension de la décision rendue dans Basra, la nature administrative ou disciplinaire d’une suspension doit être évaluée à la lueur de l’intention de l’employeur au moment où la suspension est imposée.

151 Dans le présent cas, la suspension avec traitement imposée le 24 septembre 2004 était clairement de nature administrative. Cependant, la nature de la seconde suspension, imposée le 17 octobre 2005, me semble mixte. Le fonctionnaire s’estimant lésé, déjà suspendu avec traitement, a été suspendu sans traitement par suite des constatations de KPMG. Comme l’a écrit M. Marshall dans l’avis de suspension : [traduction]« Compte tenu des preuves recueillies à ce jour, j’ai conclu qu’il était inacceptable pour le Ministère de vous compter parmi ses effectifs jusqu’à ce que l’enquête sur votre inconduite alléguée soit terminée. »

152 Bien que les preuves indiquent clairement que l’enquête ait été en cours à ce moment, le changement apporté aux conditions de la suspension soulève une question concernant la véritable intention qui a motivé ce changement. Comme le fonctionnaire s’estimant lésé n’était déjà plus dans le milieu de travail depuis bientôt un an en attendant la fin de l’enquête, pourquoi est il devenu nécessaire de modifier l’aspect pécuniaire de la suspension? Je déduis de l’avis de suspension et du témoignage de M. Marshall que la gravité des conclusions de KPMG était un facteur déterminant du changement des conditions de la suspension. Dans ces circonstances, je conclus que la suspension, bien que provisoire, avait un certain aspect punitif.

153 Je conclus donc, dans ce contexte particulier, que l’intention du défendeur comportait un aspect disciplinaire et que le grief déposé contre la suspension est donc arbitrable aux termes de l’alinéa 209(1)b) de la LRTFP.

154 Malgré cette conclusion, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le grief concernant la suspension est théorique, puisque le licenciement a été imposé rétroactivement à la date de la suspension sans traitement.

B. Bien-fondé du licenciement

155 Je dois maintenant déterminer si le fonctionnaire s’estimant lésé est coupable de l’inconduite alléguée et, le cas échéant, évaluer la pertinence de la sanction.

1. Premier motif de licenciement – conflit d’intérêts

156 Le Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique, adopté par le Conseil du Trésor, et le Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique, qui a remplacé le premier en juin 2003, étaient clairement applicables au fonctionnaire s’estimant lésé et lui ont été signalés dans les différentes offres d’emploi qu’il a reçues.

157 Le Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique contient des dispositions claires sur les responsabilités des fonctionnaires à l’égard des conflits d’intérêt :

[…]

Application

5. Conformément aux principes énoncés ci-après, il incombe à chaque employé de prendre les dispositions qui s'imposent pour éviter les conflits d'intérêts réels, potentiels ou apparents. Les employés sont également tenus de se conformer aux lignes de conduite prescrites dans les lois qui régissent le ministère dont ils font partie, ainsi qu'aux dispositions pertinentes des lois de portée plus générale, telles que le Code criminel, la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Loi sur la protection des renseignements personnels, la Loi sur la gestion des finances publiques et la Loi sur l'emploi dans la fonction publique.

Principes

6. Chaque employé doit se conformer aux principes suivants :

a) il doit exercer ses fonctions officielles et organiser ses affaires personnelles de façon à préserver et à faire accroître la confiance du public dans l'intégrité, l'objectivité et l'impartialité du gouvernement;

b) il doit avoir une conduite si irréprochable qu'elle puisse résister à l'examen public le plus minutieux; pour s'acquitter de cette obligation, il ne lui suffit pas simplement d'observer la loi;

[…]

d) dès sa nomination, et en tout temps par la suite, il doit organiser ses affaires personnelles de manière à éviter les conflits d'intérêts réels, potentiels ou apparents; l'intérêt public doit toujours prévaloir dans les cas où les intérêts du titulaire entrent en conflit avec ses fonctions officielles;

[…]

Méthodes d’application

16. Les méthodes suivantes permettent aux employés de se conformer aux exigences du code :

a) la prévention, qui consiste à éviter les activités ou les situations qui les placeraient dans une situation de conflit d'intérêts réel, potentiel ou apparent, compte tenu de leurs fonctions officielles […]

[…]

Refus d’accorder des traitements de faveur

30. Il est interdit aux employés d'accorder, relativement à des questions officielles, un traitement de faveur à des parents ou amis, ou à des organismes dans lesquels eux-mêmes, leurs parents ou amis ont des intérêts. Les employés doivent éviter de se placer ou de sembler se placer dans des situations où ils seraient redevables à une personne ou à un organisme qui pourrait tirer parti d'un traitement de faveur de leur part.

[…]

Inobservation

33. Tout employé qui ne se conforme pas aux dispositions prescrites aux parties I et II s'expose à des mesures disciplinaires, y compris, le cas échéant, le congédiement.

[…]

158 Le Code de valeurs et d'éthique de la fonction publique, qui a remplacé le Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique, contient des dispositions comparables :

[…]

Objectifs du Code

Le présent Code de valeurs et d'éthique de la fonction publique met de l'avant les valeurs et l'éthique de la fonction publique pour guider et supporter les fonctionnaires dans toutes leurs activités professionnelles. Le Code servira à conserver et à accroître la confiance du public dans l'intégrité de la fonction publique, tout en renforçant le respect et la reconnaissance du rôle que celle-ci est appelée à jouer au sein de la démocratie canadienne.

[…]

Valeurs de la fonction publique

Les fonctionnaires, dans l'exercice de leurs fonctions et dans leur conduite professionnelle, seront guidés par un cadre équilibré de valeurs de la fonction publique : les valeurs démocratiques, professionnelles, liées à l'éthique et liées aux personnes.

[…]

Valeurs liées à l’éthique : Agir en tout temps de manière à conserver la confiance du public.

  • Les fonctionnaires doivent exercer leurs fonctions officielles et organiser leurs affaires personnelles de façon à préserver et à accroître la confiance du public à l'égard de l'intégrité, de l'objectivité et de l'impartialité du gouvernement.

[…]

Fonctionnaires

Le Code s'inscrit dans les conditions d'emploi à la fonction publique du Canada. Au moment de signer une lettre d'offre, les fonctionnaires reconnaissent que le Code de valeurs et d'éthique de la fonction publique est une condition d'emploi. Il incombe à tous les fonctionnaires de s'y conformer dans l'exercice de leurs fonctions et, en particulier, de faire montre, par leurs gestes et leurs comportements, les valeurs de la fonction publique […]

[…]

Mesures pour éviter les situations de conflit d’intérêts

Le fait d'éviter et d'empêcher les situations pouvant donner lieu à un conflit d'intérêts ou à l'apparence d'un conflit, est l'un des principaux moyens grâce auxquels un fonctionnaire conserve la confiance du public à l'égard de l'impartialité et de l'objectivité de la fonction publique.

Les présentes mesures relatives aux conflits d'intérêts sont adoptées à la fois pour protéger les fonctionnaires contre les allégations de conflits d'intérêts et pour aider ceux-ci à éviter les situations à risque. Le conflit d'intérêts ne touche pas exclusivement les questions d'opérations financières et de transfert d'avantage économique. Bien que l'activité financière en soit un volet important, elle n'est pas la seule source éventuelle de situations de conflit d'intérêts.

Il est impossible de prescrire une solution pour chaque situation pouvant donner lieu à un conflit réel, apparent ou potentiel. En cas de doute, les fonctionnaires doivent demander conseil à leur gestionnaire, au cadre supérieur désigné par l'administrateur général, ou à l'administrateur général, et se reporter aux valeurs de la fonction publique énoncées dans le chapitre 1 ainsi qu'aux mesures suivantes comme points de repère permettant d'évaluer la conformité d'un geste.

Responsabilités de tous les fonctionnaires :

  1. Dans l'exercice de leurs fonctions officielles, organiser leurs affaires personnelles de façon à éviter toute forme de conflit d'intérêts réel, apparent ou potentiel.

[…]

Méthodes d’observation

[…]

Dans certains cas cependant, d'autres mesures seront nécessaires :

  1. Éviter ou abandonner les activités ou situations qui placeraient le fonctionnaire dans une situation de conflit réel, apparent ou potentiel, compte tenu de ses fonctions officielles […]

[…]

Traitement de faveur

[…]

Au cours de la prise de décision liée à l'octroi de bienfaits financiers à des parties externes, les fonctionnaires doivent s'assurer qu'ils n'accordent aucun traitement de faveur ni aucune aide aux membres de leur famille ou à leurs amis.

[…]

159 En mars 2003, CVC a adopté le Code d’éthique et de conduite professionnelle. Les dispositions suivantes du Code sont pertinentes :

[…]

But

Le Code d’éthique et de conduite professionnelle de Consultation et Vérification Canada (CVC) vise à promouvoir le comportement éthique et professionnel chez les membres de CVC (employés et gestionnaires). Il sert de guide au comportement en milieu de travail et aux relations professionnelles et il indique aux clients, au gouvernement et au public les normes élevées que les membres de CVC doivent respecter lorsqu’ils s’acquittent de leurs fonctions. L’objectif principal du Code est de favoriser un milieu de travail positif à CVC et de s’assurer que les clients, le gouvernement et le public ont confiance en CVC en tant qu’organisation et en ses membres.

Portée

Le Code fait ressortir le fait que tous les membres de CVC assument les responsabilités des fonctionnaires puisque CVC fait partie de la fonction publique et le fait qu’un grand nombre de membres de CVC sont également des conseillers professionnels qui ont des responsabilités précises envers les clients. Le Code n’est pas un ensemble de règles détaillées; il est plutôt un ensemble de principes généraux d’application étendue et soutenue qui peuvent faire l’objet d’une interprétation dans des situations particulières. Ainsi, il représente l’acceptation volontaire d’auto-discipline qui dépasse les exigences du droit et les politiques gouvernementales et ministérielles […]

[…]

1. Responsabilité individuelle :

Nous ferons preuve d’intégrité, nous respecterons nos engagements et nous serons responsables de nos actions.

[…]

12. Conflits d’intérêts :

Nous exercerons une diligence raisonnable avant d’entreprendre un travail pour déterminer tout conflit d’intérêts possible qui pourrait nuire à notre jugement professionnel ou qui pourrait raisonnablement sembler y nuire. Si nous constatons la présence d’un conflit d’intérêts, nous informerons immédiatement le client et nous déciderons ensuite de ne pas poursuivre le travail ou de le poursuivre seulement avec le consentement du client (voir la section références).

[…]

160 Dans Atkins, l’arbitre de grief renvoie le lecteur, en page 35, à la définition du conflit d’intérêts formulée par le professeur américain Dean Manning :

[…]

Un intérêt particulier d’un individu peut entrer en conflit à certains moments avec n’importe lequel de ses autres intérêts. Le présent livre ne s’attachera qu’à deux intérêts uniquement : le premier est l’intérêt du représentant du gouvernement (et de la population) dans le bon exercice de ses fonctions; le second est l’intérêt de ce même représentant dans ses affaires financières privées. Un conflit d’intérêts existe toutes les fois que ces deux intérêts s’opposent ou semblent s’opposer.

Un conflit d’intérêts ne présuppose pas nécessairement qu’une mesure prise par le représentant et favorisant l’un de ces intérêts sera préjudiciable à l’autre, ni que le représentant résoudra en fait le conflit à son avantage plutôt qu’à celui du gouvernement. Si quelqu’un est dans une situation où il y a conflit d’intérêts, il sera soumis à la tentation de quelque manière qu’il résolve la situation. Les règlements sur les conflits d’intérêts tentent de prévenir les situations où pourraient surgir des tentations […]

J’ai souligné les mots « ou semblent s’opposer » parce qu’ils constituent le fond même du problème. Il n’est pas suffisant pour le fonctionnaire et ses associés d’être convaincus de leur innocence et de leur intégrité. Il n’est pas nécessaire non plus de prouver qu’ils ont été déloyaux envers leur employeur. Même en l’absence de preuve d’écart de conduite délibéré, un conflit d’intérêts ou l’apparence d’un tel conflit peut facilement être reconnu par un citoyen censé comme étant contraire à la politique publique.

[…]

[Les passages soulignés le sont dans l’original]

161 À la page 10 de Lalla, l’arbitre de grief a invoqué un autre cas pertinent lorsqu’il a traité de la norme de conduite des fonctionnaires :

[…]

J'estime que la conduite qu'on attend d'un fonctionnaire a été très bien exprimée par l'arbitre en chef (comme on l'appelait à l'époque) Edward B. Jolliffe, c.r., dans la décision qu'il a rendue le 31 mai 1973 dans l'affaire McKendry :

Les exigences essentielles sont que le fonctionnaire ne devrait servir qu'un maître et ne jamais se mettre dans une situation où il pourrait être même tenté de préférer ses propres intérêts ou ceux d'une autre personne à ceux de la population qu'il a pour fonction de servir. Ces exigences constituent l'essence même des doctrines selon lesquelles il devrait éviter une situation de partialité apparente aussi bien qu'une partialité réelle et qu'il ne devrait jamais se mettre dans une situation où, comme l'a dit le doyen Manning, « deux intérêts s'opposent ou semblent s'opposer ».

Ses paroles gardent toute leur actualité vingt ans plus tard.

[…]

[Le passage souligné l’est dans l’original]

162 Dans Threader, la Cour d’appel fédérale a confirmé que l’apparence d’un conflit d’intérêts est un motif de discipline dans la fonction publique. En réponse à l’argument parallèle, selon lequel l’existence d’un conflit d’intérêts doit être établie dans le secteur privé avant qu’une mesure disciplinaire soit prise, la Cour a affirmé ce qui suit en page 10 :

[…]

Cet argument ne m’apparaît pas réellement bien fondé. La Couronne a parfaitement le droit d'établir pour ses employés des normes différentes de celles ayant cours dans le secteur privé. Non seulement est-elle légalement autorisée à interdire à ses employés de se placer dans des situations entraînant une apparence de conflit d'intérêts; ses motifs pour ce faire ressortent à l'évidence.

[…]

Manifestement, la fonction publique ne sera pas considérée comme impartiale et efficace dans l'exécution de ses fonctions si l'on tolère l'existence de conflits apparents entre l'intérêt personnel des fonctionnaires et leurs obligations à l'endroit du public.

[…]

163 Quant au critère à appliquer, la Cour s’est également prononcée comme suit à la page 12 :

[…]

Les Lignes directrices ne définissent pas l'expression « apparence de conflit d'intérêts » et le silence des tribunaux à cet égard est explicable à la lumière du point de vue ayant cours en common law, dont nous avons déjà parlé. La notion suivant laquelle une apparence de conflit d'intérêts peut entraîner des conséquences juridiques est tout à fait moderne. Normalement, seules les situations réelles peuvent engendrer des conséquences juridiques. Notre droit comporte toutefois un principe bien établi en vertu duquel une simple perception entraîne des conséquences juridiques. Celui-ci a trait à la crainte de la partialité du juge. Dans un tel cas, la question qui se pose est la suivante :

Est-ce qu'une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, le juge, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

Ce critère, qui s'énonce simplement, est d'une application plus difficile, ainsi qu'il ressort des décisions rendues dans l'affaire Pipeline de gaz arctique canadien Ltée (In re) et in re la Loi sur l'Office national de l'énergie, [1976] 2 C.F. 20 (C.A.); infirmée par [1978] 1 R.C.S. 369. Gardant à l'esprit la question qui précède, celle qui se pose en l'espèce peut être formulée comme suit:

Est-ce qu'une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, le fonctionnaire, consciemment ou non, sera influencé par des considérations d'intérêt personnel dans l'exercice de ses fonctions officielles?

L'application d'un tel critère, bien qu'elle puisse être aussi difficile que celle du critère précédent, devient essentielle si j'ai raison de dire que l'existence de l'apparence d'un conflit d'intérêts -- ou son absence -- doit être déterminée par une personne bien renseignée, de façon objective et rationnelle.

[…]

[Les passages soulignés le sont dans l’original]

164 Dans Assh, la Cour d’appel fédérale a réaffirmé le critère à utiliser pour déterminer si le comportement d’un fonctionnaire occasionne un conflit d’intérêts apparent, tel qu’il est décrit dans Threader, et a discuté de l’interprétation des codes régissant les conflits d’intérêts :

[80] L’application d’une règle de droit à des faits particuliers exige inévitablement que l’on tienne compte de son objet. Par conséquent, l’application de l’article 27 doit tenir compte de l’objet du Code, qui est d’accroître la confiance du public dans l’intégrité de la fonction publique (article 4) et il faut donc à cet égard éviter autant que possible les risques […]

[…]

[81] […] En stipulant que les employés doivent « avoir une conduite si irréprochable qu’elle puisse résister à l’examen public le plus minutieux » (alinéa 6b)), le Code fait aussi clairement ressortir que le respect d’une norme rigoureuse en matière de conflit d’intérêts est une condition d’emploi dans la fonction publique.

[…]

[84] L’absence, dans le Code et dans la Directive du ministère des Affaires des anciens combattants, d’une règle de portée générale traitant de façon exhaustive et précise de l’acceptation des legs n’est pas, à mon avis, décisive. Les codes de déontologie sont forcément des documents non achevés et non exhaustifs, qui mettent l’accent sur les principes généraux (notamment, en l’espèce, l’interdiction de procéder à des transferts de valeurs économiques d’une valeur plus que minime), et qui répondent principalement aux problèmes qui se sont déjà posés. Ils doivent donc être interprétés et appliqués en conséquence.

[…]

165 Dans McIntyre, l’arbitre de grief a traité de la responsabilité qu’a l’employé d’éviter le conflit d’intérêt et a insisté pour dire que « l’obligation de se conformer incombe nettement à l’employé ».

166 Dans le présent cas, je conclus que, en raison de son lien de parenté avec M. Smith, en participant à des activités contractuelles intéressant Abotech, le fonctionnaire s’estimant lésé s’est placé en situation de conflit d’intérêts, du moins apparent, contrairement au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après mandat s’appliquant à la fonction publique,au Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique et au Code d’éthique et de conduite professionnelle de CVC. Je conclus également que, en l’espèce, le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé correspond aux paramètres du critère objectif décrit dans Threader.

167 Le fonctionnaire s’estimant lésé était soumis à une norme de conduite extrêmement élevée en raison de sa situation de fonctionnaire, mais également en raison de la nature des activités de CVC et du poste qu’il occupait au sein de l’organisme. CVC offrait des services contractuels aux ministères et organismes fédéraux. La passation de marchés dans la fonction publique est une question délicate où la crédibilité du gouvernement dépend de la perception de neutralité, d’indépendance et d’équité. Par conséquent, il incombe aux employés qui représentent le gouvernement fédéral dans l’impartition de se comporter d’une manière compatible avec les principes essentiels précités.

168 En tant que conseiller principal, le fonctionnaire s’estimant lésé devait respecter la norme rigoureuse de conduite et d’examen susmentionnée. À mon avis, sa responsabilité était d’autant plus importante qu’il était gestionnaire de portefeuille par intérim et exerçait un important rôle de direction au sein de l’équipe de GP.

169 Le fonctionnaire s’estimant lésé s’est chargé de plusieurs contrats auxquels participait Abotech. Son lien de parenté avec M. Smith n’était peut être pas proche, mais il aurait dû le divulguer néanmoins.

170 Le fonctionnaire s’estimant lésé a déclaré qu’il ne croyait pas que le lien de parenté soit que sa grand-mère était la sœur de la mère de M. Smith, constituait un lien de parenté proche qu’il devait divulguer. J’estime qu’il aurait dû savoir que son lien avec M. Smith allait probablement susciter l’apparence d’un conflit d’intérêts. Compte tenu de ses responsabilités, il aurait dû être suffisamment prudent pour reconnaître que sa relation avec les entrepreneurs devait être perçue comme neutre et indépendante, sinon elle engendrerait des soupçons.

2. Deuxième motif de licenciement – manipulation du processus d’approvisionnement

171 La Politique sur les marchés du Conseil du Trésor contient les dispositions suivantes :

[…]

1. Objectif de la politique

L'objectif des marchés publics est de permettre l'acquisition de biens et de services et l'exécution de travaux de construction, d'une manière qui contribue à accroître l'accès, la concurrence et l'équité, qui soit la plus rentable ou, le cas échéant, la plus conforme aux intérêts de l'État et du peuple canadien.

2. Énoncé de la politique

Les marchés publics doivent être organisés de façon prudente et intègre, et ils doivent : a) résister à l'examen du public au chapitre de la prudence et de l'intégrité, faciliter l'accès, encourager la concurrence et constituer une dépense équitable de fonds publics […]

[…]

4. Exigences de la politique

[…]

4.1.3 Dans la mesure du possible, on doit donner à toutes les entreprises et à tous les particuliers une possibilité égale de faire des propositions, pourvu qu'ils aient, de l'avis de l'autorité contractante, les compétences techniques, financières et administratives requises pour exécuter les obligations contractuelles et pour répondre, le cas échéant, aux objectifs fixés par les grandes lignes des politiques nationales, ou aux exigences de l’Accord de libre-échange nord-américain, de l’Accord relatif aux marchés publicsOrganisation mondiale du commerce, et de l’ Accord sur le commerce intérieur.

[…]

4.1.8 Les fonctionnaires à qui a été délégué le pouvoir de négocier et de conclure des ententes contractuelles au nom de l'État doivent exercer ce pouvoir avec prudence et intégrité, de telle sorte que l'autorité contractante (le ministre) agisse et paraisse agir dans le respect de la lettre et de l'esprit du Règlement sur les marchés de l'État, de la Directive du Conseil du Trésor sur les marchés, des politiques d'approvisionnement de l'État, de l’Accord de libre-échange nord-américain, de l’Accord relatif aux marchés publics - Organisation mondiale du commerce, et de l’Accord sur le commerce intérieur.

[…]

172 Je conclus que le défendeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, que le fonctionnaire s’estimant lésé a manipulé le processus d’approvisionnement afin d’adjuger des marchés à Abotech et à Valsar.

173 En ce qui concerne le marché du CNDR adjugé à Abotech, je conclus qu’Abotech était l’unique entrepreneur que le fonctionnaire s’estimant lésé a proposé à M. Onischuk. À ce propos, je préfère les témoignages de MM. Koziol et Onischuk à celui du fonctionnaire s’estimant lésé. Les témoignages de MM. Koziol et Onischuk concordaient, étaient neutres et étaient conformes aux notes qu’ils avaient prises pendant leur réunion avec le fonctionnaire s’estimant lésé ou peu après. Le témoignage du fonctionnaire s’estimant lésé, au contraire, était plus intéressé et vague puisqu’il a avoué en contre interrogatoire qu’il ne se rappelait pas les particularités de la rencontre.

174 Je déduis également de la preuve sur la question que, d’entrée de jeu, le fonctionnaire s’estimant lésé avait l’intention d’adjuger le marché à la ressource préférée du client et qu’il a manipulé le processus en conséquence. Enfin, je conclus qu’en adjugeant le marché à Abotech, le fonctionnaire a accordé un traitement de faveur à Abotech, compte tenu de son rapport de parenté avec M. Smith.

175 En ce qui a trait au marché adjugé à Valsar, je me fonde sur la preuve pour conclure que le fonctionnaire s’estimant lésé a manipulé le pointage pour que l’entrepreneur soit le soumissionnaire retenu. Je constate que les nombreux changements inexpliqués apportés à la grille d’évaluation en ce qu’ils ont trait aux trois premières soumissions dont le pointage était très proche soulèvent de graves questions concernant le véritable fondement de l’évaluation. À cet égard, je préfère l’opinion de M. Reed et sa déclaration, selon laquelle de tels changements auraient dû être expliqués, à l’énoncé de M. Burwash, qui a dit simplement qu’il ne pouvait tirer de conclusion sur la grille d’évaluation.

176 Pour ce qui est du marché d’Intoinfo, j’estime que la preuve n’est pas concluante, et j’en déduis, par conséquent, que le défendeur n’a pas établi qu’il y a eu manipulation du processus d’évaluation. Bien que les exigences E 2 et E 3 concernent toutes deux l’expérience du Web, elles sont différentes l’une de l’autre : E 2 se rapporte à l’expérience du développement de sites Web; E 3 a trait à l’expérience de l’élaboration et de la description de méthodes de cartographie du contenu de sites Web. Or, la note du fonctionnaire s’estimant lésé concernant le pointage accordé au deuxième soumissionnaire traite de l’expérience du Web, mais plus particulièrement de celle de la cartographie du contenu. Aucune preuve supplémentaire n’a été produite au cours de l’audience qui aurait précisé le sens de la note, et je ne peux pas conclure qu’il y a eu manipulation du pointage sur la seule base de la note en question.

177 Je conclus donc que le fonctionnaire s’estimant lésé a manipulé le processus d’approvisionnement afin d’adjuger deux marchés à des entrepreneurs particuliers, en toute vraisemblance pour répondre aux besoins et aux attentes des clients. Le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé était contraire aux politiques d’impartition et au principe de l’équité qui les sous tend. Je conclus, de plus, que le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé a empêché les autres entrepreneurs qui ont participé au processus d’appel d’offres de profiter de chances égales d’obtenir un marché auprès du gouvernement fédéral.

C. Caractère approprié de la sanction

178 Je dois maintenant déterminer si la sanction imposée est appropriée dans les circonstances.

179 Dans la quatrième édition de Canadian Labour Arbitration, Brown et Beatty discutent du rôle de l’arbitre de grief lorsqu’il est appelé à évaluer le caractère équitable d’une sanction particulière :

[Traduction]

[…]

L’objet de leur examen est de confirmer personnellement qu’une sanction est juste et raisonnable compte tenu de toutes les circonstances – à savoir que la sanction est à la mesure de la faute […] (page 7-129)

[…]

Il est désormais reconnu que l’évaluation du caractère raisonnable d’une sanction disciplinaire passe par un examen étendu de nombreuses circonstances concernant l’employé, l’employeur et l’incident même. (page 7-144)

[…]

Sont invariablement pris en compte la nature de l’inconduite, les circonstances personnelles de l’employé, la façon dont l’employeur a géré la situation, ou un ensemble des trois. De plus, le contexte de l’emploi et la situation professionnelle de l’employé sont souvent des facteurs d’importance.

Pour qu’employeurs et employés comprennent mieux leur cadre analytique, les arbitres leur ont fourni des aide mémoire qui énumèrent les facteurs les plus importants qui déterminent le plus souvent la structure de leurs délibérations. Dans une ancienne décision fréquemment citée, un arbitre a résumé comme il suit les facteurs susceptibles de compenser la gravité de l’inconduite, toutes choses étant égales par ailleurs :

D’aucuns ont soutenu, toutefois, que, là où un conseil d’arbitrage est habilité à atténuer la sanction imposée au fonctionnaire s’estimant lésé, il doit prendre en considération les facteurs suivants pour rendre une décision :

  1. le dossier du fonctionnaire s’estimant lésé;
  2. les longs états de service du fonctionnaire s’estimant lésé;
  3. la question de savoir si l’infraction était un cas isolé dans les antécédents de travail du fonctionnaire s’estimant lésé;
  4. la provocation;
  5. la question de savoir si l’infraction a été commise spontanément et représente un écart de conduite ponctuelle, si elle est due à de fortes impulsions émotives ou si elle était préméditée;
  6. la possibilité que la sanction ait causé des difficultés financières particulières au fonctionnaire s’estimant lésé, compte tenu de ses circonstances;
  7. des indices qui montrent que les règles de l’organisation n’ont pas été appliquées uniformément, ce qui constitue une forme de discrimination;
  8. des circonstances montrant que le fonctionnaire n’avait pas d’intention coupable, par exemple la probabilité qu’il a mal compris la nature ou l’intention d’une directive, ce qui l’a porté à l’enfreindre;
  9. la gravité de l’infraction en regard de la politique de l’entreprise et de ses obligations;
  10. toutes autres circonstances que le conseil devrait prendre en considération (page 7 153)

[…]

180 Brown et Beatty traitent comme suit du potentiel de réadaptation et de la méthode corrective :

[Traduction]

La question capitale que doivent se poser les arbitres qui recourent à une approche corrective est celle de la capacité du fonctionnaire s’estimant lésé de se conformer à des normes de comportement acceptables à l’avenir. Pour pouvoir répondre à la question, il faut évaluer la capacité et la volonté du fonctionnaire s’estimant lésé de s’amender et de se réadapter pour qu’il soit possible de rétablir une relation d’emploi satisfaisante. En un mot, il incombe à l’arbitre de décider si la personne est « récupérable ». À ce propos, comme l’a signalé un arbitre, l’aide mémoire des facteurs atténuants « ne représente que les circonstances générales de considérations également générales qui déterminent le potentiel qu’a l’employé d’avoir un comportement acceptable à l’avenir », ce qui est le fond même de l’ensemble de l’approche corrective de la discipline.

Lorsqu’ils évaluent la possibilité qu’une relation d’emploi durable soit rétablie, les arbitres accordent énormément de poids aux excuses sincères que l’employé aurait offertes ou à l’authentique remords qu’il aurait exprimé. Il est supposé que les employés dont c’est le cas ont reconnu le caractère inacceptable de leur comportement et seront vraisemblablement capables de répondre aux attentes légitimes de l’employeur.

181 Le conflit d’intérêts dans la fonction publique est considéré comme une infraction grave dans la jurisprudence, notamment dans Oliver et McIntyre, où les arbitres de grief ont maintenu le licenciement imposé, et dans Demers, où l’arbitre de grief a remplacé le licenciement par une suspension d’un an. Dans toutes ces affaires, les arbitres ont tenu compte des circonstances atténuantes et des facteurs aggravants au cas par cas.

182 J’évaluerai maintenant les facteurs aggravants et atténuants que je juge pertinents dans le présent cas.

183 Je trouve pertinents deux facteurs atténuants. Premièrement, il n’a été ni prouvé ni allégué que le fonctionnaire s’estimant lésé a touché une indemnité monétaire ou qu’il a profité personnellement par ailleurs de sa conduite. Deuxièmement, le fonctionnaire s’estimant lésé compte 15 années de service dans la fonction publique et son dossier est sans tache.

184 En ce qui concerne l’aveu de responsabilité du fonctionnaire s’estimant lésé relatif au conflit d’intérêts, j’estime qu’il s’est fait trop attendre pour être considéré comme un facteur atténuant. Je suis également d’avis que la croyance qu’avait le fonctionnaire s’estimant lésé que son lien de parenté avec M. Smith ne constituait pas un lien de parenté proche qu’il devait divulguer obligatoirement, ne peut atténuer la gravité de son inconduite. Le fonctionnaire s’estimant lésé aurait dû connaître l’étendue des obligations que lui imposaient les codes de conduite. En cas de doute, il aurait dû demander conseil à ses supérieurs. Enfin, si le fonctionnaire s’estimant lésé estimait que son rapport avec M. Smith ne posait pas problème, pourquoi a t il tant hésité à le divulguer lorsqu’il a été interrogé par le CEA?

185 D’importants facteurs aggravants doivent également être considérés.

186 J’estime le fonctionnaire s’estimant lésé coupable d’inconduite grave, notamment en ce qui a trait à l’apparence de conflit d’intérêts, à la manipulation du processus d’approvisionnement et au traitement de faveur accordé à Abotech dans le dossier du CNDR, et ce particulièrement eu égard au mandat de CVC, qui consistait à mener des activités contractuelles pour le compte du gouvernement fédéral. J’ai également pris en considération le poste de direction occupé par le fonctionnaire s’estimant lésé à CVC.

187 À mon avis, éviter le conflit d’intérêts réel ou apparent est au cœur même de l’intégrité exigée des fonctionnaires qui mènent des activités contractuelles pour le compte du gouvernement. L’intégrité réelle et perçue est indispensable au maintien de la crédibilité du gouvernement lorsqu’il est question d’activités contractuelles auxquelles participent des entrepreneurs privés. Qui plus est, le respect des principes de l’équité énoncés dans les politiques d’impartition est essentiel pour assurer la légalité et la crédibilité des processus d’approvisionnement concurrentiels.

188 L’inconduite du fonctionnaire s’estimant lésé se rapporte à l’activité principale de CVC et à la substance même de ses fonctions de conseiller. J’estime qu’il ne peut pas invoquer les pratiques défectueuses de CVC ni sa lourde charge de travail pour excuser sa conduite. Il aurait dû savoir qu’il dépassait les pratiques acceptables en se plaçant dans une situation de conflit d’intérêts apparent et en manipulant le processus d’approvisionnement. Son inconduite compromet la confiance du public dans l’intégrité de la fonction publique en général et son activité contractuelle en particulier.

189 Pour ce qui est de la récidive, le comportement du fonctionnaire s’estimant lésé ne constitue pas un incident isolé. Ses rapports avec Abotech se sont étalés sur deux années et ont eu trait à 12 marchés de grande valeur. J’estime qu’il s’agit là d’un facteur aggravant. Quant à la manipulation du processus d’approvisionnement, elle concerne deux projets différents.

190 Je suis également d’avis que le manque de franchise du fonctionnaire s’estimant lésé au cours de l’enquête menée par le défendeur constitue un facteur déterminant de son potentiel de réadaptation et de la possibilité de rétablir la nécessaire relation de confiance avec son employeur. Le fonctionnaire s’estimant lésé a, à deux reprises, délibérément fait des déclarations inexactes et trompeuses concernant son lien de parenté avec M. Smith. Il a fait ces déclarations sachant qu’elles étaient imprécises. Bien que je sois sensible à la frustration et à l’exaspération qu’aient pu provoquer en lui la durée de l’enquête et la fuite présumée de renseignements à la presse, j’estime que ces circonstances ne justifient pas son manque de franchise envers le CAE. Il occupait un poste de confiance, et il lui incombait de collaborer de manière franche avec le CAE.

191 J’estime que les principes énoncés dans l’extrait suivant de Oliver sont pertinents et applicables au présent cas :

[…]

La reconnaissance de la culpabilité ou d’une certaine responsabilité pour ses actions est un facteur essentiel dans l’évaluation du caractère approprié de la mesure disciplinaire. Il en est ainsi puisque la possibilité de réhabilitation du fonctionnaire s’estimant lésé est fondée sur la confiance, et la confiance est fondée sur la vérité. Si un fonctionnaire s’estimant lésé a trompé son employeur, a omis de coopérer à une enquête légitime d’allégations de conflit d’intérêts et refuse d’admettre toute responsabilité en dépit des preuves qui montrent une faute, alors le rétablissement de la confiance nécessaire à une relation d’emploi est impossible.

[…]

192 Compte tenu de toutes les circonstances, j’estime que le fonctionnaire s’estimant lésé a rompu irrémédiablement le lien de confiance et d’intégrité nécessaire pour qu’il soit réintégré dans ses fonctions.

193 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

VI. Ordonnance

194 Les griefs sont rejetés.

Le 5 août 2008.

Traduction de la CRTFP

Marie-Josée Bédard,
arbitre de grief

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