Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a contesté son licenciement puis renvoyé son grief à l’arbitrage - durant l’audience, mais après que la preuve soit close, un média a présenté une demande afin d’avoir accès rapidement aux pièces mises en preuve par l’administrateur général et le fonctionnaire s’estimant lésé - l’administrateur général s’est opposé à la demande - l’arbitre de grief a conclu qu’il devait respecter les limites de la Charte et appliquer, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le test de Dagenais/Mentuck établi par la Cour suprême du Canada dans les arrêts - il a également conclu que l’administrateur général ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir que la demande devait être rejetée pour prévenir un risque grave pour un intérêt important dans le contexte de l’arbitrage du grief - l’arbitre de grief a également conclu que, à l’exclusion des pièces qui avaient été scellées, la demande d’accès pouvait être accueillie sans créer un risque grave pour l’intégrité ou l’équité du reste de l’audience. Demande accueillie en partie.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2009-09-11
  • Dossier:  566-02-837
  • Référence:  2009 CRTFP 110

Devant un arbitre de grief


ENTRE

DOUGLAS TIPPLE

fonctionnaire s'estimant lésé

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux)

défendeur

et

SOCIÉTÉ RADIO CANADA

demanderesse

Répertorié
Tipple c. Administrateur général (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux)

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
D. R. Quigley, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
Stephen Victor et David Cutler, avocats

Pour le défendeur:
Michael Ciavaglia et Claudine Patry, avocats

Pour la demanderesse:
Edith Cody-Rice, counsel

Affaire entendue à Ottawa (Ontario),
les 26 juin et 6 juillet 2009.
(Traduction de la CRTFP)

I. Demande devant l’arbitre de grief

1 Cette décision porte sur une demande présentée le 25 juin 2009 par la Société Radio-Canada (la « SRC ») dans le contexte d’une audience portant sur un grief déposé par Douglas Tipple, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), pour contester sa mise en disponibilité. La SRC demande à avoir accès en temps opportun aux pièces produites en preuve par le fonctionnaire et par l’administrateur général du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (l’« administrateur général »). À l’appui de sa demande, la SRC a présenté l’affidavit suivant :

[Traduction]

[…]

Je soussignée, Alison Crawford, déclare sous serment ce qui suit :

Je suis journaliste judiciaire au service de la Société Radio-Canada basé à Ottawa, en Ontario.

Je suis au service de la Société Radio-Canada depuis treize ans. Pendant douze de ces années, j’ai couvert les activités de tribunaux dans tout le Canada.

Dans le cadre de mon travail, je fais des reportages sur les jugements de la Cour suprême du Canada ainsi que de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale du Canada.

J’ai aussi fait de nombreux reportages sur les jugements de tribunaux canadiens de première instance.

Au cours des procès, les tribunaux donnent couramment accès aux pièces imprimées, photographiques, audio et vidéo produites en preuve.

Cet accès est offert peu après que la pièce est produite en preuve, soit lors d’une pause dans la procédure du tribunal, soit à la pause-repas, soit à la fin de la journée.

L’accès aux pièces est offert même dans les cas où la cour a ordonné l’exclusion des témoins.

Je présente cet affidavit à l’appui de ma demande d’accès aux pièces dans l’affaire susmentionnée, sans aucun motif illicite.

[…]

II. Contexte

2 Le 11 octobre 2005, le fonctionnaire avait été embauché comme conseiller spécial de l’administrateur général. Dans une lettre datée du 31 août 2006, celui-ci l’a informé de sa mise en disponibilité immédiate, en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, puisque ses services n’étaient plus nécessaires.

3 Le 5 septembre 2006, le fonctionnaire a déposé un grief alléguant qu’il avait été injustement licencié, et il a renvoyé son grief à l’arbitrage le 13 février 2007. J’ai été nommé pour entendre l’affaire; l’audience a commencé le 24 septembre 2007. Elle s’est poursuivie à diverses dates pendant le reste de l’année, en 2008 et jusqu’en juillet 2009. La phase de production de la preuve de l’audience est terminée. Les pièces G-10, G-11 et G-24 ont été mises sous scellés au cours de l’audience; elles contiennent des états financiers et des déclarations de revenus concernant le fonctionnaire. Je vais entendre les arguments finals des parties le 6 octobre 2009.

III. Arguments

4 Je répète que la demande de la SRC a été présentée le 25 juin 2009. À la reprise de l’audience, le 26 juin 2009, l’avocat du fonctionnaire a déclaré qu’il ne voulait pas prendre position sur cette demande. L’avocat de l’administrateur général a soulevé une objection, en déclarant que les pièces ne devraient pas être remises à la SRC avant que j’aie rendu une décision finale sur le fond du grief. J’ai ajourné l’audience jusqu’au 6 juillet 2009 pour permettre à l’administrateur général de produire des arguments à l’appui de sa position.

5 Les arguments écrits de la SRC et de l’administrateur général ont été déposés avant l’audience du 6 juillet 2009, où j’ai entendu leurs arguments de vive voix. J’ai décidé de reproduire intégralement leurs arguments écrits.

A. Pour la SRC

6 Le 26 juin 2009, la SRC a déposé les arguments écrits suivants :

[Traduction]

[…]

Principes régissant l’accès aux pièces

Il existe un droit présomptif d’accès aux pièces qu’on ne devrait restreindre qu’avec la plus grande réticence. L’accès aux pièces est reconnu comme un droit fondamental associé à la valeur constitutionnelle de la transparence de nos cours et des tribunaux chargés de se prononcer sur les droits des Canadiens et Canadiennes.

Les pouvoirs discrétionnaires applicables à la communication des pièces pour qu’on puisse les consulter, les copier et/ou les publier doivent être exercés conformément aux principes de Dagenais/Mentuck. Toute ordonnance restreignant l’accès aux pièces doit être étayée par des preuves que cette restriction est :

  1. nécessaire afin de prévenir un risque réel et important que le procès ne soit pas équitable, parce que les autres mesures raisonnablement envisageables ne préviendraient pas ce risque et
  2. que les effets bénéfiques de la restriction l’emportent sur ses effets préjudiciables à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.

L’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit le droit de la presse de recueillir et de diffuser des nouvelles.

Toute limite de la publication des nouvelles, y compris la restriction de l’accès aux pièces, est une restriction de la liberté d’expression et de la liberté de la presse qui doit être justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés dans des limites qui soient raisonnables en droit et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Les médias représentent le public et ont le droit d’avoir accès aux pièces, de les copier et de les publier.

Arguments

Liberté d’expression

Le jugement qui fait autorité est l’arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, qui portait sur les restrictions imposées par l’Alberta Judicature Act sur la publication des détails des procédures matrimoniales. La Cour a renversé ces dispositions en déclarant ce qui suit, sous la plume du juge Cory :

Il est difficile d’imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d’expression dans une société démocratique. En effet, il ne peut y avoir de démocratie sans la liberté d’exprimer de nouvelles idées et des opinions sur le fonctionnement des institutions publiques. La notion d’expression libre et sans entraves est omniprésente dans les sociétés et les institutions vraiment démocratiques. On ne peut trop insister sur l’importance primordiale de cette notion. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle les auteurs de la Charte ont rédigé l’al. 2b) en termes absolus, ce qui le distingue, par exemple, de l’art. 8 de la Charte qui garantit le droit plus relatif à la protection contre les fouilles et perquisitions abusives. Il semblerait alors que les libertés consacrées par l’al. 2b) de la Charte ne devraient être restreintes que dans les cas les plus clairs.

On voit que la liberté d’expression est d’une importance fondamentale dans une société démocratique. Il est également essentiel dans une démocratie et fondamental pour la primauté du droit que la transparence du fonctionnement des tribunaux soit perçue comme telle. La presse doit être libre de commenter les procédures judiciaires pour que, dans les faits, chacun puisse constater que les tribunaux fonctionnent publiquement sous les regards pénétrants du public.

Dans l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, notre Cour a reconnu que la liberté d’expression comportait un autre aspect, soulignant, à la p. 767, que la liberté d’expression « protège autant celui qui s’exprime que celui qui l’écoute ». C’est donc dire que, comme ensemble d’auditeurs et de lecteurs, le public a le droit d’être informé de ce qui se rapporte aux institutions publiques et particulièrement aux tribunaux. La presse joue ici un rôle fondamental. Il est extrêmement difficile pour beaucoup, sinon pour la plupart, d’assister à un procès. Ni les personnes qui travaillent ni les pères ou mères qui restent à la maison avec de jeunes enfants ne trouveraient le temps d’assister à l’audience d’un tribunal. Ceux qui ne peuvent assister à un procès comptent en grande partie sur la presse pour être tenus au courant des instances judiciaires -- la nature de la preuve produite, les arguments présentés et les remarques faites par le juge du procès -- et ce, non seulement pour connaître les droits qu’ils peuvent avoir, mais pour savoir comment les tribunaux se prononceraient dans leur cas. C’est par l’intermédiaire de la presse seulement que la plupart des gens peuvent réellement savoir ce qui se passe devant les tribunaux. À titre d’auditeurs ou de lecteurs, ils ont droit à cette information. C’est comme cela seulement qu’ils peuvent évaluer l’institution. L’analyse des décisions judiciaires et la critique constructive des procédures judiciaires dépendent des informations que le public a reçues sur ce qui se passe devant les tribunaux. En termes pratiques, on ne peut obtenir cette information que par les journaux et les autres médias.

Il est tout aussi important que la presse, pour s’informer ou pour informer les citoyens, puisse obtenir des renseignements relatifs aux documents judiciaires. Anne Elizabeth Cohen l’exprime ainsi dans son article « Access to Pretrial Documents Under the First Amendment » (1984) 84 Colum. L. Rev. 1813, à la p. 1827 :

[TRADUCTION]L’accès aux documents préparatoires au procès sert les mêmes objectifs sociaux que les procès publics et les procédures préliminaires en matières civile et criminelle. Les officiers de justice sont mieux évalués par des spectateurs bien informés plutôt que simplement curieux.

Droit du public d’accès aux pièces

La jurisprudence qui fait autorité sur le droit du public d’accès aux documents liés à une procédure judiciaire a été établie dans Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre [1982] 1 R.C.S. 175. En accordant àM. MacIntyre, un journaliste de la SRC, l’accès à des mandats de perquisition exécutés, la Cour suprême a déclaré ce qui suit, sous la plume du juge Dickson, tel qu’il était alors :

« À chaque étape, on devrait appliquer la règle de l’accessibilité du public et la règle accessoire de la responsabilité judiciaire; tout cela en vue d’assurer qu’il n’y a pas d’abus dans la délivrance des mandats de perquisition, qu’une fois accordés, les mandats sont exécutés conformément à la loi et enfin qu’on dispose conformément à la loi des éléments de preuve saisis. Une décision de la poursuite de ne pas poursuivre nonobstant la découverte d’éléments de preuve qui paraissent établir la perpétration d’un crime peut, dans certains cas, soulever des questions importantes pour le public.

À mon avis, restreindre l’accès du public ne peut se justifier que s’il est nécessaire de protéger des valeurs sociales qui ont préséance. C’est notamment le cas de la protection de l’innocent.

Il n’y a pas de doute qu’une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L’accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière. Il y a présomption en faveur de l’accès du public à ces dossiers et il incombe à celui qui veut empêcher l’exercice de ce droit de faire la preuve du contraire. » [p. 186 et 189]

Cet arrêt a été rendu avant la promulgation de la Charte canadienne des droits et libertés et n’en tient donc pas compte, mais la position de la Cour dans MacIntyre ne peut qu’être renforcée par l’inclusion de la liberté d’expression et de la liberté de la presse à l’al. 2b) de la Charte.

Un important jugement rendu après la promulgation de la Charte concernant la copie et la diffusion des pièces produites dans un procès est Re R. c. Lortie, 21 C.C.C. (3d) 436. Dans cette affaire, au procès de l’accusé, contre qui pesaient trois chefs d’accusation de meurtre au premier degré, la Couronne avait produit en preuve des bandes vidéo enregistrées par les caméras installées dans l’Assemblée nationale, où les victimes avaient été abattues. Ces bandes avaient été produites sans objection par le président de l’Assemblée nationale. Après sa condamnation, l’accusé avait interjeté appel à la Cour d’appel. Un journaliste avait été autorisé à faire des copies des enregistrements et voulait être autorisé à les diffuser avant le début de l’appel. La Cour avait décidé que le contenu des enregistrements ne devrait pas être diffusé publiquement en attendant que l’appel de l’accusé n’ait été tranché, mais la juge d’appel L’Heureux-Dubé, telle qu’elle était alors, avait déclaré ce qui suit dans sa dissidence énergique :

Les dossiers de la cour en matières criminelles, ainsi que les pièces y contenues, sont accessibles au grand public, média inclus, pour fins de consultation en autant qu’il n’existe pas d’ordre de la cour en restreignant l’accès soit au moment du dépôt des pièces soit subséquemment.

Le dépôt d’une pièce dans un dossier criminel, en l’absence d’ordonnance en restreignant l’accès, lui enlève le caractère de document privé et le fait tomber dans le domaine public, non pas que le document devient la propriété du public comme le serait, par exemple, un document d’archives, mais en ce sens qu’il devient accessible au grand public pour fins de consultations.

Un document, même du domaine public, peut être assujetti à des restrictions pour fins de conservation (i.e., la défense de photographier ou de photocopier, comme c’est le cas pour certains documents d’archives ou oeuvres d’art) ou d’administration de la justice. Sur ce dernier point, Dickson J. fait le commentaire suivant (MacIntyre, p. 189) :

L’argument fondé sur « l’administration de la justice », s’appuie sur la crainte que certaines personnes ne détruisent des éléments de preuve et ne privent ainsi la police des fruits de ses recherches. Même à cela, l’appelant admet que ces personnes mêmes (c.-à-d. les personnes « directement concernées ») ont le droit de voir le mandat et les pièces sur lesquelles le mandat se fonde, après qu’il a été exécuté. Les appelants ne prétendent pas à une confidentialité absolue des mandats. Logiquement, si ceux qui sont directement concernés peuvent prendre connaissance des mandats, un tiers qui n’a aucun intérêt dans l’affaire ne représente pas une menace pour l’administration de la justice. Par définition, il ne possède aucun élément de preuve qu’il pourrait détruire. Le souci de la sauvegarde des éléments de preuve et de l’administration efficace de la justice ne peut justifier qu’on exclue ce tiers.

L’évolution de la jurisprudence ainsi que les règles de pratique adoptées au Québec permettent d’affirmer que, sous réserve toujours d’un ordre l’excluant, le droit de consultation comprend celui de prendre des notes et de copier ou photocopier ces documents.

Une fois en possession d’une copie du document, l’utilisation qu’on peut en faire est soumise aux règles générales de droit qui gouvernent les obligations, ce qui n’est pas de notre ressort. Si ce faisant on enfreint des droits d’auteur, il existe des recours appropriés en vertu de la Loi concernant les droits d’auteur. En outre, si ce faisant on se rend coupable de diffamation, il existe des recours devant les tribunaux civils à cette fin. Ainsi de suite. Dans ces cas, le forum approprié n’est pas le présent forum, et à tout événement, tout recours de cette nature serait prématuré au présent stade. On ne peut, en effet, présumer qu’il sera fait de ces documents un usage prohibé ou contraire aux Lois ou aux règlements.

[TRADUCTION]

La publicité des débats est un aspect fondamental de la justice, et un procès devant un tribunal est l’instrument qui l’assure. Les procès à huis clos et secrets rappellent les chambres étoilées, dont les activités ont laissé dans le droit anglais des traces difficiles et longues à effacer. Personne ne veut les voir reparaître, ni même revoir quoi que ce soit qui y tende.

Dickson J., dans l’arrêt MacIntyre précité, rappelle cet énoncé de Bentham :

[TRADUCTION]

Dans l’ombre du secret, de sombres visées et des maux de toutes formes ont libre cours. Les freins à l’injustice judiciaire sont intimement liés à la publicité. Là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de justice. La publicité est le souffle même de la justice. Elle est l’aiguillon acéré de l’effort et la meilleure sauvegarde contre l’improbité. Elle fait en sorte que celui qui juge est lui-même en jugement. 

Il est aujourd’hui bien établi cependant que le secret est l’exception et que la publicité est la règle. Cela encourage la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l’administration de la justice. En règle générale, la susceptibilité des personnes en cause ne justifie pas qu’on exclut le public des procédures judiciaires. Les remarques suivantes du juge Laurence dans R. v. Wright, 8 T.R. 293 sont pertinentes et le juge Duff les cite et confirme dans Gazette Printing Co. c. Shallow (1909), 41 R.C.S. 339, à la p. 359 :

[TRADUCTION]

Même si la publicité de ces procédures peut comporter des inconvénients pour la personne directement en cause, il est extrêmement important pour le public que les procédures des cours de justice soient connues de tous. L’avantage que tire la société de la publicité de ces procédures fait amplement contrepoids aux inconvénients qui subit l’individu dont les agissements sont ainsi visés.

L’arrêt de principe est celui que la Chambre des lords a rendu dans l’affaire Scott v. Scott, [1913] A.C. 417. Dans l’affaire plus récente McPherson v. McPherson, [1936] A.C. 177, à la p. 200, lord Blanesburgh, qui prononce le jugement au nom du Conseil privé, parle de la « publicité » comme [TRADUCTION] « la marque authentique qui distingue l’acte judiciaire de l’acte administratif ».

À mon avis, restreindre l’accès du public ne peut se justifier que s’il est nécessaire de protéger des valeurs sociales qui ont préséance. C’est notamment le cas de la protection de l’innocent.

L’arrêt jurisprudentiel de la Cour suprême du Canada Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 a établi le principe que le droit à la liberté d’expression reconnu par la Charte est égal au droit à un procès équitable et que, par conséquent, toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour assurer l’intégrité de ces deux droits. Dans Dagenais, les intimés, qui avaient été ou étaient encore membres d’un ordre religieux catholique, étaient accusés d’avoir abusé physiquement et sexuellement de jeunes garçons dont ils étaient responsables dans des établissements d’éducation de l’Ontario. Ils avaient demandé à un juge d’une cour supérieure une injonction interdisant à la SRC de diffuser la mini-série Les garçons de Saint-Vincent, un drame fictif relatant les abus sexuels et physiques infligés à des enfants dans une institution catholique de Terre-Neuve, et de publier dans les médias toute information relative à la diffusion de cette mini-série. Au moment de l’audience, les procès des quatre intimés étaient commencés ou sur le point de commencer devant la Cour de justice de l’Ontario (Division générale), avec juge et jury. Le juge de la cour supérieure avait accordé l’injonction, interdit la diffusion de la mini-série partout au Canada jusqu’à la fin des quatre procès et accordé une ordonnance interdisant la publication de l’existence de la demande ou de tout document s’y rapportant. La Cour d’appel avait confirmé la décision d’accorder l’injonction interdisant la diffusion de la mini-série, en limitant toutefois sa portée à l’Ontario et à la station CBMT-TV de Montréal, en infirmant l’ordonnance interdisant toute publicité sur la diffusion prévue et sur l’existence même de la procédure ayant entraîné l’interdiction de publication.

Dans son jugement levant l’interdiction, le juge en chef Lamer a déclaré ce qui suit au nom de la Cour suprême :

La règle de common law qui, avant l’adoption de la Charte, régissait les ordonnances de non-publication, accordait une plus grande importance au droit à un procès équitable qu’à la liberté d’expression de ceux qui étaient touchés par l’interdiction. À mon sens, l’équilibre que cette règle fixe est incompatible avec les principes de la Charte, en particulier avec l’égalité de rang qu’accorde la Charte aux al. 2b) et 11d). Il ne conviendrait pas que les tribunaux continuent d’appliquer une règle de common law qui privilégie systématiquement les droits garantis à l’al. 11d) par rapport à ceux que garantit l’al. 2b). Il faut se garder d’adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d’autres droits, tant dans l’interprétation de la Charte que dans l’élaboration de la common law. Lorsque les droits de deux individus sont en conflit, comme cela peut se produire dans le cas d’une interdiction de publication, les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l’importance des deux catégories de droits.

Notre Cour peut « développer des principes de common law d’une façon compatible avec les valeurs fondamentales enchâssées dans la Constitution » : Dolphin Delivery, précité, à la p. 603 (le juge McIntyre). Je suis par conséquent d’avis qu’il est nécessaire de reformuler la règle de common law en matière d’ordonnance de non-publication de manière à la rendre compatible avec les principes de la Charte. Puisque, par définition même, les ordonnances de non-publication restreignent la liberté d’expression de tiers, j’estime que la règle de common law doit être adaptée de façon à exiger l’examen, d’une part, des objectifs de l’ordonnance de non-publication et, d’autre part, de la proportionnalité de l’ordonnance quant à ses effets sur les droits garantis par la Charte. La règle modifiée pourrait être la suivante :

     Une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur la libre expression de ceux qui sont touchés par l’ordonnance.

Si l’ordonnance ne satisfait pas à cette norme (qui reflète clairement l’essence du critère énoncé dans l’arrêt Oakes, et utilisé pour juger une disposition législative en vertu de l’article premier de la Charte), alors, en rendant l’ordonnance, le juge a commis une erreur de droit et la contestation de l’ordonnance sur ce fondement doit être accueillie. [p. 877-878]

Le critère établi dans Dagenais a été raffiné dans l’arrêt que la Cour suprême a rendu en 2001 dans R. c. Mentuck, 2001 CSC 76 (CanLII). Dans cette affaire, la police avait tenté d’interdire la publication des méthodes qu’elle avait utilisées dans le cadre d’une opération faisant appel à des policiers banalisés. En refusant d’accorder une ordonnance de non-publication, la Cour a établi un critère comportant trois éléments pour déterminer si la non-publication est nécessaire. Le premier volet de l’analyse exige l’examen de la nécessité de l’interdiction en fonction de son objet, qui consiste à protéger la bonne administration de la justice. La notion de « nécessité » comporte plusieurs éléments :

  1. le risque en question doit être bien appuyé par la preuve et doit constituer une menace sérieuse pour la bonne administration de la justice;
  2. l’expression « la bonne administration de la justice » ne doit pas être interprétée d’une façon large au point de garder secrets un grand nombre de renseignements relatifs à l’application de la loi dont la communication serait compatible avec l’intérêt public;
  3. pour respecter le volet de l’atteinte minimale du critère de Oakes, le juge doit non seulement déterminer s’il existe des mesures de rechange raisonnables, mais aussi limiter l’ordonnance autant que possible sans pour autant sacrifier la prévention du risque.

La Cour du banc de la Reine de l’Alberta s’est directement prononcée sur la question de la Charte dans Muir v. Alberta,[1995] A.J. No. 1656. Action No. 8903 20759. Ce procès portait sur la stérilisation sous la contrainte de personnes considérées comme mentalement incompétentes. En autorisant les représentants des médias à avoir accès aux pièces déposées au procès et à en faire des photocopies et des reproductions vidéo, la cour a donné des motifs exhaustifs expliquant son raisonnement. Le juge Veit a exposé les principes suivants dans le jugement :

[Traduction]

Principes d’accès aux pièces

a) Principes généraux

14      Les principes qui s’appliquent à l’accès aux pièces produites en cour sont depuis longtemps établis en common law et ont récemment été amplifiés dans la jurisprudence contemporaine. Puisque les parties et les demandeurs ne contestent fondamentalement pas le droit du public et des médias d’avoir accès aux pièces, un résumé très succinct de ces principes suffit. Il n’est d’ailleurs nécessaire que parce que l’Alberta limite son acceptation de l’accès aux pièces par le public et par les médias dans cette affaire. La jurisprudence démontre que l’accès aux pièces est la règle générale, que les parties y souscrivent ou non.

15      L’accès aux pièces est postulé dans un système de justice transparente; les pièces font partie du « dossier de la cour ». La vigilance du public à l’endroit du processus judiciaire est un aspect crucial du contrôle démocratique du pouvoir judiciaire. En Alberta, le procureur général adjoint de la province avait envoyé une note de service générale au Barreau de la province en janvier 1984. Cette note renfermait le paragraphe suivant :

Procès au civil : Les pièces versées au dossier de la Cour sont accessibles pour que le public puisse les consulter, à moins que la loi ne prévoie leur confidentialité ou que la cour n’ordonne le contraire.

                                             Stevenson & Cote, p. 1517

16      En outre, les Canadiens et les Canadiennes, ce qui inclut les médias canadiens, ont un droit constitutionnel à la « liberté d’expression ». Pour exercer ce droit, les médias doivent avoir accès aux pièces et doivent avoir le droit de les publier.

17      Par conséquent, toute restriction soit de ce droit d’accès, soit de la liberté d’expression sur ce à quoi on a eu accès ne doit être imposée que dans les circonstances les plus claires. Avant d’imposer une limite quelconque, la cour doit conclure qu’une autre valeur que la transparence de la justice ou la liberté d’expression doit être protégée.

18      Une restriction du droit habituel ou général d’accès aux pièces n’est pas justifiable pour protéger un « risque spéculatif » à une valeur sociétale. La charge de persuader la cour incombe à ceux qui veulent limiter l’accès ou la liberté d’expression. L’accès ne devrait pas être limité à ceux qui ont un intérêt personnel ou particulier dans la pièce.

19      En fait, toute limitation par un tribunal du droit d’accès ou de la liberté d’expression peut faire intervenir l’al. 2b), voire peut-être d’autres dispositions de la Charte.

20      Ces arguments sont fondés sur Edmonton Journal, Re Halifax Herald, Dagenais, MacIntyre et Scott.

b)  Aucune différence entre le public et la presse

21      La position des médias n’est pas différente de celle du public : là où le public aurait accès, les médias l’ont aussi.

22      Les médias n’ont aucun droit d’accès unique; leurs droits sont égaux à ceux du public, mais pas plus grands qu’eux.

23      Dans les cas où un témoin en bas âge pourrait ne pas être autorisé à témoigner s’il devait le faire en présence du public, l’accès au tribunal peut être interdit au public. Souvent, dans ces cas-là, un représentant des médias est autorisé à représenter le public, à lui servir de substitut. Les médias ne bénéficient pas alors de plus grands droits que ceux du public en général; ils ne font qu’exercer le droit du public.

24      Ces arguments sont fondés sur Children's Aid et Canadian Newspaper Co. Ltd.

(c)  Aucune différence entre lire et publier

25      Bien qu’on ait conclu dans certains jugements qu’il n’existe aucune distinction entre le droit d’accès et le droit de reproduire et de copier des pièces, et bien que cela puisse être généralement exact, ces opinions ne semblent pas trancher la question de la propriété des pièces, y compris celle du droit d’auteur. La question de la propriété des pièces est traitée ci-dessous.

26      Hormis les questions concernant la propriété des pièces, les médias, en tant qu’agents du public, devraient non seulement avoir accès aux pièces, mais aussi avoir le droit de les copier en tant que partie de leur compte rendu de la procédure. Le droit d’accès devrait habituellement être exercé en même temps que le procès se déroule.

27      Ces arguments sont fondés sur Warren et Vickery.

d)  Aucune différence entre les documents produits en preuve et les documents mentionnés par les témoins

28      Si les documents sont déposés en preuve et qu’ils ont été vus par les personnes présentes en cour, autoriser les médias à avoir accès aux pièces contribue à la transparence des tribunaux, en permettant aux personnes qui ne pouvaient pas être présentes de les voir.

29      Même si les membres du public qui étaient présents à la cour n’ont pas vu les pièces, elles constituent des éléments de preuve sur lesquels la cour — qu’elle soit un juge ou un juge et jury — se fonde pour arriver à un verdict ou pour rendre sa décision. Il est donc approprié que le public y ait accès.

Limites des droits d’accès

32      Comme les parties et les demandeurs l’ont reconnu, le droit d’accès aux pièces déposées devant la cour n’est pas illimité. En raison des récents arrêts de la Cour suprême du Canada sur le classement des droits constitutionnels, je préfère éviter de parler des valeurs « superordinales », comme dans certaines des décisions jurisprudentielles antérieures. Nous devrions simplement reconnaître que les tribunaux doivent souvent faire un choix entre des valeurs concurrentes, et que lorsque cela se produit, ils doivent tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire dont ils sont saisis pour décider comment peser des intérêts concurrents dans ce contexte.

a) Une ordonnance limitant l’accès équivaut à une ordonnance de non-publication

33      Dans ce procès, nous sommes partis du principe qu’une limitation de l’accès aux pièces équivaut à une ordonnance de non-publication. Toute ordonnance limitant l’accès aux pièces doit par conséquent être conforme aux principes établis par la Cour suprême du Canada dans Dagenais.

En 2002, dans l’affaire CTV Television Inc. v. Ontario Superior Court of Justice (Toronto Region) (Registrar) et al., 2002 CanLII 41398 (ON C.A.), la Cour d’appel de l’Ontario a accueilli un appel de la décision d’un juge qui s’était prononcé sur une demande en déclarant que la cour pouvait autoriser l’accès aux pièces seulement si les exigences de la transparence de la justice n’avaient pas été respectées. Dans cette affaire, le juge avait conclu que l’audience préliminaire et l’audience où la peine avait été prononcée étaient publiques, de sorte que ces exigences avaient bel et bien été respectées. Il avait jugé que la cour n’avait pas compétence pour agir simplement afin d’assurer l’accès au public. Comme il avait fondé sa décision sur des questions constitutionnelles, il avait refusé de se prononcer sur le droit du demandeur à l’ordonnance qu’il réclamait. En accueillant l’appel et en renvoyant l’affaire au juge du procès pour qu’il rende une décision, le juge d’appel Goudge s’est fondé sur la présomption d’accessibilité aux pièces en statuant que la compétence ne s’arrête pas quand les documents sont transférés par la cour à la police à la fin de la procédure; ils continuent de faire partie intégrante des dossiers de la cour. Le juge a déclaré :

[TRADUCTION]

[13] La question fondamentale dans cet appel est l’étendue des pouvoirs ou de la compétence de la cour sur ses propres dossiers. Pour déterminer si cela vaut en l’espèce, il est important de se rappeler que la compétence du tribunal quant à ses dossiers est fondée sur la politique publique cruciale qui favorise l’accès du public aux rouages des tribunaux.

[14] Cela ressort clairement de l’arrêt jurisprudentiel Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, 132 D.L.R. (3d) 385. Dans cet arrêt, le juge Dickson, au nom de la majorité de la Cour, a maintenu un jugement favorable à l’accès du public à des mandats de perquisition et aux dénonciations en vertu desquelles ils avaient été délivrés après qu’ils eurent été exécutés. Ce faisant, il a décrit avec éloquence l’importance de l’accès du public à toutes les étapes du processus. La règle devrait être l’accessibilité du public, et l’on ne devrait s’en écarter que si c’est nécessaire pour protéger ce qu’il a décrit comme « des valeurs sociales qui ont préséance », telles que la protection de l’innocent. Cette approche est propice à la confiance du public dans l’intégrité du système judiciaire ainsi qu’à sa compréhension de l’administration de la justice. À la p. 189 (R.C.S.), le juge Dickson a conclu comme il suit :

Il n’y a pas de doute qu’une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L’accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière. Il y a présomption en faveur de l’accès du public à ces dossiers et il incombe à celui qui veut empêcher l’exercice de ce droit de faire la preuve du contraire.

[15] Des deux importants objectifs de l’accès du public mentionnés dans MacIntyre, la Cour a insisté sur la responsabilisation judiciaire et sur la confiance accrue du public qui résulte de son accès aux rouages des tribunaux.

[16] Dans les jugements qu’elle a rendus par la suite, la Cour a tout aussi clairement précisé l’importance de l’accès du public pour le second de ces objectifs, une plus grande compréhension par le public de l’administration de la justice. Qui plus est, la Cour a souligné toute l’importance du rôle des médias pour assurer les communications nécessaires à la réalisation de cet objectif. Par exemple, dans Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, 139 D.L.R. (4th) 385, la Cour s’est prononcée sur l’importance de l’accès du public comme moyen d’améliorer sa compréhension du processus judiciaire. Le juge La Forest l’a exprimé en ces termes aux pages 496 et 497 de la R.C.S. :

Grâce à ce principe, le public a accès à l’information concernant les tribunaux, ce qui lui permet ensuite de discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s’y déroulent, et d’émettre des opinions et des critiques à cet égard.

C’est en assurant à la presse accès aux tribunaux que celle-ci est à même de commenter les procédures judiciaires et, en conséquence, d’informer le public sur ce qui se passe devant les tribunaux.

[17] Dans MacIntyre, la Cour a clairement déclaré qu’on ne devrait renoncer qu’avec la plus grande réticence à la forte présomption favorable à l’accès du public aux dossiers de la cour, et encore seulement pour des facteurs d’une très grande importance, comme la protection de l’innocent. Dans Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire), [1991] 1 R.C.S. 671, 64 C.C.C. (3d) 65, la Cour est revenue plus longuement sur les facteurs dont il faut tenir compte pour décider s’il convient d’accorder l’accès au public.

[18] La question à trancher dans Vickery consistait à savoir si un journaliste aurait dû avoir accès à des bandes audio et vidéo produites en preuve dans un procès au pénal, étant donné que la cour d’appel avait jugé que ces enregistrements étaient inadmissibles, qu’elle avait renversé la condamnation et acquitté l’accusé.

[19] Pour la majorité de la Cour, le juge Stevenson a conclu que la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse avait eu raison de refuser l’accès aux bandes, parce que la protection de la vie privée de l’accusé en qualité de personne acquittée d’un crime prévalait sur le droit du public d’accès aux pièces qui avaient été jugées inadmissibles contre lui. Pour arriver à cette conclusion, le juge Stevenson a repris le principe fondamental énoncé dans MacIntyre préconisant une accessibilité maximale, mais pas au point de nuire à l’innocent.

[20] Le juge Stevenson a exposé plusieurs autres facteurs importants dont il faut tenir compte pour décider d’accorder l’accès ou pas. Il a mentionné la nature des pièces qui faisaient partie des dossiers de la cour, en soulignant particulièrement le droit de propriété que des tiers peuvent avoir sur elles et en déclarant que cela peut limiter leur accès une fois que les pièces ont servi aux fins auxquelles elles ont été produites à la cour. Il a précisé que la cour a le droit de demander ce qu’on fera des pièces auxquelles on demande l’accès et de réglementer cette utilisation en exigeant des engagements pour protéger des intérêts incompatibles. Il a décrit comme un autre facteur important dont il faut tenir compte le fait que les pièces ont fait ou non l’objet d’un examen public au procès, et il a déclaré qu’une fois la procédure judiciaire terminée, d’autres facteurs pourraient s’appliquer, par exemple lorsque la communication ultérieure de certaines pièces crée des risques de partialité et d’injustice.

[21] En définitive, le juge a décidé que le droit à la protection de la vie privée de la personne innocente qui avait été acquittée l’emportait sur l’intention d’accès du journaliste qui voulait écouter et diffuser les bandes.

[22] Je crois qu’il ressort clairement de cette jurisprudence que la compétence des tribunaux pour déterminer le droit d’accès à leurs dossiers (ce qui comprend les pièces) repose sur le principe que l’accès du public devrait être limité seulement avec la plus grande réticence, compte tenu de la nécessité de protéger les innocents et des autres facteurs décrits dans Vickery. Il est clair aussi que cette compétence ne disparaît pas simplement parce qu’il est prouvé que les pièces en question ont été déposées en cour. Comme Vickery l’indique, ce n’est pas concluant, car il ne s’agit que d’un des facteurs dont le tribunal doit tenir compte pour déterminer s’il doit renoncer à la présomption d’accessibilité du public. D’ailleurs, en l’espèce, dans une affaire où il y a eu une ordonnance de non-publication pendant le procès, ce facteur a peut-être moins d’importance.

[23] Je conclus donc que le juge qui avait entendu la demande avait erré en concluant qu’il n’avait pas le pouvoir d’accorder l’accès réclamé par l’appelant simplement parce que ces pièces avaient été déposées à l’audience préliminaire puis envoyées à la cour qui avait prononcé la peine, dans les deux cas lors d’une audience publique.

[24] Le Service de police de Toronto cherche aussi à défendre le jugement contestant l’appel parce que les pièces réclamées par l’appelant ne sont plus en possession de la cour.

[25] Même si les dossiers pertinents du tribunal étaient restés en sa possession dans MacIntyre et dans Vickery, aucun principe ne justifie à mon avis qu’on refuse au tribunal la compétence d’accorder l’accès aux pièces simplement parce qu’elles ne sont plus en sa possession. Elles ne perdent pas leur caractère de pièces simplement parce que leur garde a été physiquement cédée au Service de police de Toronto. Elles continuent de faire partie intégrante des dossiers de la cour dans l’affaire Lorenz.

[26] En outre, les objectifs visés par la présomption de l’accessibilité du public — la responsabilisation judiciaire et la compréhension qu’a le public de l’administration de la justice — continuent d’être importants même quand le tribunal cesse d’avoir les pièces en sa possession. Promouvoir la responsabilisation des tribunaux à l’égard d’une affaire donnée et améliorer la compréhension qu’a le public de cette affaire ne s’arrêtent pas quand on cède la garde des pièces à la police. Les objectifs stratégiques visés par la compétence des tribunaux d’accorder au public l’accès à ses dossiers laissent donc clairement entendre que, quelle que soit la portée ultime de cette compétence, elle ne s’arrête pas quand les dossiers du tribunal cessent d’être en sa possession.

[27] En ce qui concerne le droit de propriété sur les pièces mentionné dans Vickery, il se peut qu’elles aient passé aux mains d’autrui, mais il faut tenir compte d’un droit de possession lorsqu’il s’agit de décider s’il faut donner accès au public à des pièces. Dans un cas comme celui-ci, toutefois, quand les pièces ont simplement été rendues à la police quelques mois après le procès et que la demande d’accès a été déposée promptement, ce droit de possession ne semblerait pas important.

[28] Enfin, le Service de police de Toronto fait valoir que l’existence de la Loi sur l’accès à l’information municipale et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. M. 56 interdit au tribunal d’exercer sa compétence de common law pour ordonner l’accès aux dossiers judiciaires. L’intimé déclare que la loi permet à l’appelant de demander l’accès aux pièces qu’il réclame et qu’elle établit les critères d’évaluation d’une telle demande.

[29] À mon sens, la réponse à cet argument est simple : le régime établi par cette loi a une tout autre raison d’être. Il est conçu pour réglementer l’accès à des renseignements privés qui, si ce n’était de lui, ne seraient pas accessibles au public autrement. Par contre, la compétence que l’appelant voudrait invoquer vise des dossiers des tribunaux que la common law considère comme présomptivement accessibles au public. Rien dans la loi n’indique explicitement ou par implication nécessaire que la compétence du tribunal en common law est restreinte ou lui est retirée. Et ce n’est guère surprenant, puisque la loi a une tout autre fin. Le régime qu’elle établit coexiste tout simplement avec la compétence du tribunal et ne la remplace pas.

[30] Bref, je conclus que la cour a compétence pour ordonner que le public ait accès aux pièces déposées à la cour réclamées par l’appelant.

Le critère de Dagenais/Mentuck s’applique à l’accès aux pièces.

Dans son arrêt récemment rendu intitulé Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, [2005] CSC 41 (CanLII), la Cour suprême du Canada a dû se prononcer sur une affaire où l’on avait délivré des mandats de perquisition relativement à des contraventions alléguées à la législation provinciale. Le ministère public avait déposé une requête ex parte afin d’obtenir la mise sous scellés de ces mandats, des dénonciations ayant servi à les obtenir et de documents connexes, en faisant valoir que leur divulgation au public risquait de permettre d’identifier un informateur et de compromettre une enquête criminelle en cours. Le tribunal avait ordonné la mise sous scellés des mandats et des dénonciations. Des organes médiatiques ont présenté une requête en certiorari et mandamus à la Cour supérieure, laquelle a annulé l’ordonnance de mise sous scellés et ordonné que les documents visés soient rendus publics, sauf dans la mesure où leur contenu pourrait révéler l’identité d’un informateur. La Cour d’appel a appliqué le critère de Dagenais/Mentuck en confirmant la décision de casser l’ordonnance de mise sous scellés, mais elle a procédé à une épuration plus rigoureuse des documents afin de préserver la confidentialité de l’identité de l’informateur.

Le juge Fish a déclaré ce qui suit au nom de la Cour suprême :

Dans tout environnement constitutionnel, l’administration de la justice s’épanouit au grand jour — et s’étiole sous le voile du secret.

Cette leçon de l’histoire a été consacrée dans la Charte canadienne des droits et libertés. L’alinéa 2b) de la Charte garantit, en termes plus généraux, la liberté de communication et la liberté d’expression. La vitalité de ces deux libertés fondamentales voisines repose sur l’accès du public aux renseignements d’intérêt public. Ce qui se passe devant les tribunaux devrait donc être, et est effectivement, au cœur des préoccupations des Canadiens.

Bien que fondamentales, les libertés que je viens de mentionner ne sont aucunement absolues. Dans certaines circonstances, l’accès du public à des renseignements confidentiels ou de nature délicate se rapportant à des procédures judiciaires compromettra l’intégrité de notre système de justice au lieu de la préserver. Dans certains cas, un bouclier temporaire suffira; dans d’autres, une protection permanente sera justifiée.

Les demandes concurrentes se rapportant à des procédures judiciaires amènent nécessairement les tribunaux à exercer leur pouvoir discrétionnaire. La présomption de « publicité » des procédures judiciaires est désormais bien établie au Canada. L’accès du public ne sera interdit que lorsque le tribunal compétent conclut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que la divulgation serait préjudiciable aux fins de la justice ou nuirait indûment à la bonne administration de la justice.

Ce critère est maintenant appelé le critère de Dagenais/Mentuck, d’après les arrêts dans lesquels notre Cour a formulé et précisé les principes applicables. Il s’agit en l’espèce de déterminer si ce critère, élaboré relativement à des interdictions de publication au moment du procès, s’applique également à l’étape antérieure au dépôt d’accusations ou à « l’étape de l’enquête » dans une procédure criminelle. Il faut plus particulièrement décider s’il s’applique aux « ordonnances de mise sous scellés » visant les mandats de perquisition et les dénonciations qui en ont justifié la délivrance.

La Cour d’appel de l’Ontario a statué que ce critère s’applique effectivement à cette étape et le ministère public se  pourvoit maintenant contre cette décision.

Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. J’estime que le critère de Dagenais/Mentuck s’applique à chaque fois qu’un juge exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression et la liberté de presse relativement à des procédures judiciaires. Toute autre conclusion romprait, à mon avis, avec la jurisprudence de notre Cour, qui est demeurée constante au cours des vingt dernières années. Elle porterait également atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires qui est inextricablement lié aux valeurs fondamentales consacrées à l’al. 2b) de la Charte. [par. 1-7]

La jurisprudence montre donc clairement que l’accessibilité aux pièces est la règle et le refus d’y donner accès l’exception. Comme le juge Veit l’a écrit, refuser l’accès aux pièces est une forme d’ordonnance de non-publication. Lajurisprudence établit également que les médias sont les représentants, autrement dit les yeux et les oreilles du public qui ne peut pas assister aux procédures devant le tribunal, de sorte qu’on devrait normalement non seulement leur donner accès aux pièces, mais également le droit de les copier. La charge de prouver pourquoi l’accès devrait être refusé incombe à la partie qui voudrait le refuser, et la seule raison justifiable pour le refuser consiste à protéger des valeurs plus importantes. Même dans le cas de la divulgation potentielle de bandes vidéo compromettantes pour une personne dont la condamnation avait été renversée, trois membres de la Cour suprême du Canada se sont prononcés pour que la presse y ait accès. Enfin, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé que le droit d’accès aux pièces ne s’arrête pas avec la fin du procès lui-même. Les documents continuent de faire partie intégrante des dossiers de la cour.

Nous faisons valoir en toute déférence que la pratique de refuser l’accès aux pièces jusqu’à ce que la décision de l’arbitre de grief soit rendue équivaut à une ordonnance de non-publication jusqu’à la fin de l’audience. Si la raison d’être de cette pratique consiste à empêcher les témoins actuels et futurs d’être informés du contenu des pièces par les nouvelles, il y a d’autres façons de s’en assurer. N’importe quel témoin soumis à un interrogatoire a sûrement vu la pièce, et son témoignage ne peut être affecté par sa publication. Les futurs témoins, même si une ordonnance d’exclusion a été rendue, peuvent se faire enjoindre par l’arbitre de ne pas lire, écouter ni regarder les reportages portant sur l’affaire, à l’instar des jurés dans les procès. Les journalistes et le public peuvent assister aux audiences et en rapporter tous les aspects, y compris le nom de la pièce dont on parle et les détails des interrogatoires. L’accès aux pièces elles-mêmes contribue à l’exactitude des reportages sans porter autrement préjudice aux droits des parties ni à l’administration de la justice.

[…]

7 La SRC a déposé les arguments écrits supplémentaires suivants le 26 juin 2009 :

[…]

Le présent mémoire supplémentaire fait état de deux autres jugements jurisprudentiels  sur les points de droit suivants :

  • les audiences à huis clos équivalent à des ordonnances de non-publication;
  • l’accès aux pièces doit être accordé en temps opportun.

Les audiences à huis clos équivalent à des ordonnances de non-publication.

Dans Personne désignée c. Vancouver Sun, [2007] 3 R.C.S. 252, 2007, CSC 43, l’appelante, unepersonne désignée, a informé le juge pendant une séance de l’instance d’extradition tenue à huis clos qu’elle était un indicateur confidentiel de la police. Elle a demandé que le procureur général appelant, qui représentait l’État ayant demandé son extradition, lui communique certains renseignements. À une audience subséquente, des représentants des médias ont demandé une ordonnance les autorisant, après le dépôt de leurs engagements de non-communication, à passer en revue les documents préparés par un amicus curiae. Le juge a fait droit à cette demande et a rendu une ordonnance autorisant les avocats des intimés ainsi que certains représentants de chaque intimé à passer en revue les documents de l’amicus curiae sous réserve du dépôt par chacun d’un engagement de confidentialité. La Cour suprême du Canada a annulé cette ordonnance parce que le privilège relatif aux indicateurs de police est extrêmement large et contraignant. Une fois que le juge du procès est convaincu de l’existence du privilège, toute divulgation de l’identité de l’indicateur est absolument interdite. Le privilège assure la protection de tous les renseignements susceptibles de permettre l’identification de l’indicateur, et ni le ministère public, ni le tribunal n’ont jamais le moindre pouvoir discrétionnaire de communiquer ces renseignements dans une instance. La Cour a renvoyé l’affaire au juge de l’instance d’extradition pour qu’il décide quels renseignements il pouvait communiquer aux avocats des médias et à leurs représentants. Dans son jugement, rédigé par le juge Basterache, la Cour a toutefois déclaré ce qui suit :

96 Il faut, ici, s’arrêter à une difficulté dans la définition des droits mis en jeu par le principe de la publicité des affaires judiciaires. En effet, la reconnaissance du droit de la presse d’informer le public sur les affaires judiciaires comme corollaire du droit de ce dernier à la publicité de la justice tend à entraîner l’assimilation de ces deux droits. La préservation d’une distinction conceptuelle entre ces deux droits s’impose toutefois pour faire face aux difficultés que suscite l’application de ce principe dans les rapports des droits en question avec d’autres droits, sans prendre en considération les valeurs pertinentes. Dans certaines situations, par exemple, un juge pourra trouver indiqué — ou encore être tenu par une disposition législative — d’imposer une ordonnance de non-publication, mais non d’ordonner le huis clos. Une telle ordonnance restreindra le droit de la presse de rapporter ce qui se passe devant les tribunaux. Cependant, elle ne portera pas atteinte au droit plus général à la publicité des débats judiciaires. En ce sens, une ordonnance de huis clos revêt un caractère plus drastique, parce qu’elle constitue, en pratique, une interdiction de publication alors que l’inverse n’est pas vrai.

97 La différence entre les deux types d’ordonnances peut être observée dans l’affaire Canadian Newspapers, où notre Cour s’est prononcée sur la validité constitutionnelle d’une disposition législative obligeant le juge du procès à rendre une ordonnance de non-publication lorsque certaines circonstances se présentaient, dans des affaires d’agression sexuelle. Notre Cour a, à cette occasion, reconnu qu’une telle disposition limite la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte. Toutefois, elle l’a déclarée justifiée en vertu de l’article premier de la Charte, notamment parce qu’elle n’oblige pas le juge du procès à tenir l’audience à huis clos, mais qu’elle permet au contraire aux médias d’assister à celle-ci et d’en relater le déroulement et de rapporter les faits de l’affaire dans la mesure où ces informations ne permettent pas d’identifier le plaignant.

98 L’affaire Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick permet elle aussi de saisir la différence entre les deux types d’ordonnances et fait bien ressortir la prudence dont les tribunaux devraient faire preuve avant d’ordonner le huis clos. Dans cette affaire d’agressions sexuelles commises contre de jeunes personnes de sexe féminin, le juge du procès avait ordonné, en vertu du par. 486(1) du Code criminel, l’exclusion des médias et du public de la partie des procédures de détermination de la peine relatives aux actes précis commis par l’accusé. L’ordonnance n’était restée en vigueur que pendant 20 minutes. Pourtant, notre Cour a décidé que le juge du procès n’aurait pas dû exclure le public de cette manière, en l’absence d’éléments de preuve suffisants pour justifier la crainte que l’accusé ou les plaignantes subiraient un préjudice indu. Notre Cour avait conclu ainsi notamment en raison du fait qu’une ordonnance de non-publication protégeait déjà la vie privée des victimes.

Les médias doivent avoir accès aux pièces en temps opportun.

Dans R. v. White, 2005 ABCA 435 (CanLII),l’accusé avait demandé une ordonnance de non-publication des témoignages, des mémoires des arguments et des arguments présentés de vive voix au cours d’une audience en vue d’obtenir sa libération judiciaire provisoire. Le juge saisi d’une demande de contrôle de cette ordonnance de libération judiciaire provisoire a tenu une audience pour entendre les représentations des médias. À la fin de l’audience, il a maintenu l’ordonnance de non-publication parce que l’art. 517 du Code criminel impose obligatoirement une ordonnance de non-publication de ces documents qui aurait été rendue illusoire s’il avait décidé de la lever en rendant sa décision sur la demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance de libération provisoire. Dans sa décision, le juge a toutefois noté ce qui suit :

[TRADUCTION]

[5] À mon avis, la transparence aide le public à mieux connaître le processus judiciaire et accroît par conséquent son respect pour l’administration de la justice. Il s’ensuit qu’une demande d’ordonnance de non-publication devrait être entendue en audience publique et non à huis clos. Le huis-clos est exceptionnel, parce que procéder en privé prive la décision d’une véritable possibilité de contrôle en appel, puisqu’il n’existe pas de compte rendu public des arguments avancés ni des motifs qui justifient la décision d’accorder l’ordonnance de non-publication.

[6] Les nouvelles sont périssables, parce que « les nouvelles, le mot le dit bien, s’entendent de quelque chose de nouveau, de frais » (Triple Five Corp. v. United Western Communications Ltd. (1994), 19 Alta. L.R. (3d) 153 à 155 (C.A.)), de sorte que tarder sans raison à autoriser l’accès complet du public sape l’aptitude des médias à rapporter ce qui se passe et empêche par conséquent le public d’être informé. L’accès « en même temps » aux documents et aux procédures des tribunaux permet aux médias de s’acquitter de leur rôle légitime d’être les yeux et les oreilles du public. Comme le juge d’appel Kerans l’a écrit dans Triple Five Corp., « le temps compte toujours [pour les médias] ».

Dans une demande ultérieure de révocation du cautionnement de M. White, R. v. White, 2006 ABCA 65 (CanLII),la cour a jugé que même si la loi justifiait la non-publication de la procédure d’audience sur le cautionnement si l’accusé le demandait, il n’en était pas de même pour les affaires de contrôle des demandes de cautionnement devant la Cour d’appel. Dans cette affaire-là, la cour d’appel a décidé que rien ne justifiait une ordonnance de non-publication de la procédure.

Conclusion

Comme nous le précisons dans ce mémoire, la règle est que les tribunaux tiennent des audiences publiques et autorisent les médias à faire des reportages sur tous les aspects de leurs audiences. Toutes les limites de cette publicité sont des exceptions. Les mesures telles que les ordonnances de non-publication et les audiences à huis clos sont exceptionnelles et devraient être prises après mûre réflexion, compte tenu du critère de Dagenais/Mentuck. Les tribunaux ont eu pour pratique d’autoriser l’accès aux pièces quand elles sont produites en preuve [voir l’affidavit d’Alison Crawford], et la jurisprudence laisse entendre qu’ils devraient effectivement l’autoriser. Les nouvelles sont périssables, et tarder sans justification à autoriser le public à y avoir pleinement accès sape l’aptitude des médias à informer le public et, par conséquent, empêche le public d’être informé.

[…]

8 La SRC a invoqué la jurisprudence suivante à l’appui de ses arguments : Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; R. c. Lortie (1985), 21 C.C.C. (3d) 436 (C.A. Qc); Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76; Muir v. Alberta, [1995] A.J. No. 1656 (Alta. Q.B.) (QL); CTV Television Inc. v. Ontario Superior Court of Justice (Toronto Region), (2002), 59 O.R. (3d) 18 (Ont. C.A.); Toronto Star Newspaper Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41; Personne nommée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43; R. v. White, 2005 ABCA 435; et R. v. White, 2006 ABCA 65.

B. Pour l’administrateur général

9 Le 3 juillet 2009, l’administrateur général a déposé les arguments écrits suivants :

[Traduction]

[…]

APERÇU

1.       On peut soutenir que le principe des audiences publiques s’applique à la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « CRTFP ») quand elle arbitre des griefs comme celui du fonctionnaire s’estimant lésé, M. Douglas Tipple. Toutefois, les tribunaux administratifs ne sont pas des cours de justice, et cela peut justifier une certaine souplesse dans l’application du principe des audiences publiques. Par conséquent, en tant que maîtresse de sa propre procédure, la CRTFP peut décider de donner accès aux documents produits en preuve après avoir rendu une décision sans porter atteinte aux droits garantis par l’alinéa 2b) de la Charte.

FAITS

2.       Le fonctionnaire a été embauché à titre de conseiller spécial du sous-ministre de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (« TPSGC ») en octobre 2005. Il a été nommé pour une période déterminée de trois ans en vertu de l’article 8 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (« LEFP »).

3.        Le fonctionnaire a été informé par le sous-ministre, dans une lettre datée du 31 août 2006, que ses services n’étaient plus nécessaires, puisqu’il avait été décidé de regrouper les fonctions de son poste avec celles du sous-ministre adjoint, Biens immobiliers. Par conséquent, puisque ses fonctions avaient pris fin, on le mettait en disponibilité en vertu du paragraphe 64(1) de la LEFP.

4.       Les circonstances entourant la cessation de l’emploi pour une période déterminée du fonctionnaire à TPSGC ont fait l’objet d’une audience devant la CRTFP, qui a entendu des témoignages en 2007, 2008 et 2009; cette phase de l’audience s’est récemment terminée avec le témoignage du fonctionnaire, le 29 juin 2009; les arguments de clôture seront présentés à une date ultérieure.

5.       Le 25 juin 2009, la Société Radio-Canada (« la SRC ») a présenté une requête pour obtenir l’accès aux preuves produites en pièces dans le cadre de l’audience devant la CRTFP.

QUESTIONS

6.       La requête présentée par la SRC soulève les questions suivantes :

i.        Le principe des audiences publiques protégé par l’alinéa 2b) de la Charte exige-t-il que les tribunaux administratifs mettent à la disposition du public les pièces produites en preuve?

ii.       Un tribunal administratif a-t-il le pouvoir discrétionnaire de refuser de donner accès à ces pièces avant de rendre une décision?

POSITION

7.       Que le principe des audiences publiques et l’alinéa 2b) de la Charte s’appliquent ou non, toutes les cours de justice et tous les tribunaux administratifs ont le pouvoir discrétionnaire de donner accès ou pas à leurs pièces et de déterminer comment et quand offrir cet accès. Certains des facteurs qui peuvent être pris en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire sont la continuité des pièces, leur intégrité, le fardeau administratif que cela représente, la présence des médias pendant l’audience et le fait que la production de copies risque de porter indûment préjudice à une partie quelconque.

REPRÉSENTATIONS

A)      Applicabilité du principe des audiences publiques aux tribunaux administratifs

8. Traditionnellement, et à moins que la législation n’indique le contraire, la common law n’exige généralement pas que les tribunaux administratifs procèdent en public. Quand la législation habilitante est muette sur ce point de procédure, l’instance décisionnelle législative est maîtresse de sa propre procédure et sa façon de procéder, en public ou à huis clos, est à son entière discrétion.

9.  Récemment, la common law relative au principe des audiences publiques a largement cédé le pas à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protège le droit à la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres médias de communication. Les tribunaux ont jugé que l’al. 2b) garantit le droit des membres du public de recevoir de l’information sur toutes les procédures judiciaires, sous réserve des intérêts publics plus importants. Toutefois, la jurisprudence est divisée sur l’applicabilité du principe des audiences publiques aux tribunaux administratifs en général en vertu de l’al. 2b) de la Charte.

10.     Dans Pacific Press Ltd. c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), le juge d’appel MacGuigan a conclu que le principe des audiences publiques s’appliquait en vertu de l’al. 2b) de la Charte à tous les tribunaux créés par des lois exerçant des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires. Pour décider si un tribunal a des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, le juge s’est fondé sur le critère à quatre volets établi par la Cour suprême dans l’arrêt M.R.N. c. Coopers and Lybrand.

11.     Le raisonnement dans Pacific Press n’a pas fait l’unanimité dans les jugements qui ont suivi et, en l’absence d’indication claire de la Cour suprême du Canada, les tribunaux ont de la difficulté avec l’idée que le principe des audiences publiques s’applique à tous les tribunaux administratifs chargés de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires.

12.     Le problème consiste à déterminer s’il suffit qu’un tribunal administratif soit de nature judiciaire ou quasi judiciaire ou s’il faut qu’un autre élément soit présent, par exemple que l’affaire dont le tribunal est saisi ait suffisamment d’importance publique pour justifier des audiences publiques.

13.     La CRTFP se considère comme un tribunal quasi judiciaire et semblerait par conséquent liée par le principe constitutionnel exigeant des audiences publiques.

14.     En outre, comme la CRTFP est responsable notamment de l’interprétation des conventions collectives et des décisions arbitrales ainsi que de l’arbitrage des griefs contestant des mesures disciplinaires prises contre les fonctionnaires, y compris leur rétrogradation ou leur renvoi pour rendement insatisfaisant ou pour d’autres motifs non disciplinaires, on peut soutenir que les fonctionnaires ont un intérêt dans sa manière  de régler les conflits relatifs aux griefs. On peut donc faire valoir que l’arbitrage des griefs devant la CRTFP présente suffisamment d’importance publique pour justifier l’application du principe des audiences publiques.

B)       La SRC a-t-elle droit aux pièces avant qu’une décision soit rendue?

15.     Comme nous l’avons dit, un tribunal administratif est maître de sa propre procédure, et lorsque sa loi habilitante est muette sur un point de procédure, il peut déterminer la procédure à suivre.

16.     Rien dans la loi habilitante de la CRTFP ni dans son règlement ne l’empêche de déterminer comment procéder pour mettre des pièces à la disposition du public et des médias.

17.     Par conséquent, il semble à première vue que la CRTFP n’outrepasserait pas sa compétence en ordonnant que les pièces soient mises à la disposition des médias après avoir rendu une décision. Toutefois, à cette règle générale de droit administratif s’ajoute l’alinéa 2b) de la Charte.

18.     Même si l’alinéa 2b) de la Charte et le principe des audiences publiques sembleraient s’appliquer à la CRTFP, le degré auquel ce principe s’applique à ce tribunal administratif n’est peut-être pas le même que celui auquel il s’applique à une cour de justice. Il existe en effet toutes sortes de tribunaux administratifs; certains ont des fonctions stratégiques, alors que d’autres sont des instances quasi judiciaires qui tiennent des audiences. Il faut donc s’attendre à une certaine souplesse dans leur application du principe des audiences publiques. Exiger des instances administratives qu’elles respectent le principe des audiences publiques exactement de la même façon qu’une cour de justice risque de rendre leurs procédures impossibles à gérer.

19.     En l’espèce, on peut dire que le principe des audiences publiques a été respecté, puisque l’audience a été ouverte au public et que l’accès aux pièces sera possible au plus tard dès que la décision sera rendue. Les médias ont été présents pendant la plus grande partie des témoignages et ont pris des notes durant toute  cette phase de l’audience. Ils ont le droit de communiquer de l’information au public, qui a le droit de la recevoir. Aucune disposition ne précise toutefois que l’information doit être communiquée précisément sous la même forme que celle sous laquelle elle a été produite et présentée à l’audience, ni que le public a droit à des copies des pièces.

CONCLUSION

20.     La CRTFP est maîtresse de sa propre procédure, sous réserve de sa loi habilitante et de la Charte. Compte tenu de cela et du fait que la jurisprudence laisse entendre que le principe des audiences publiques ne s’applique pas nécessairement aux instances décisionnelles administratives de la même façon qu’aux cours de justice, on peut soutenir qu’elle dispose d’une certaine latitude dans  sa façon de mettre les pièces à la disposition du public et des médias.

[…]

10 L’administrateur général a invoqué la jurisprudence suivante :Brunswick News Inc. v. New Brunswick (Attorney General) 2008 NBQB 289; Ministre du Revenu national c. Coopers and Lybrand, [1979] 1 R.C.S. 495; Canadian Broadcasting Corp. v. Summerside (City) (1999), 173 Nfld. & P.E.I.R. 56 (P.E.I.S.C. (T.D.)); Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Gordon c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2005 CF 335; Kirchmeir v. Edmonton (City), 2001 ABQB 107; Pacific Press Ltd. c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 C.F. 327 (C.A.); Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560; R. v. Canadian Broadcasting Corporation, 2007 CanLII 21124 (Ont. Sup. Ct. J.); Robertson v. Edmonton (City) Police Service, 2004 ABQB 519; Southam Inc. v. Canada (Attorney General) (1997), 36 O.R. (3d) 721 (Ont. Ct. (G.D.)); Southam Inc. c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 329 (T.D.) et Re Vancouver Sun, 2004 CSC 43, et il a aussi cité deux sources : MacAulay et Sprague, Practice and Procedure Before Administrative Tribunals (2004), ¶ 16.3 et Services d’arbitrage (au 3 juillet 2009), en direct : CRTFP <http://pslrb-crtfp.gc.ca/adjudication/intro_f.asp>.

IV. Motifs

11 La SRC fait valoir que le principe des audiences publiques s’applique aux procédures d’arbitrage de grief et demande par conséquent l’accès immédiat à toutes les pièces produites en preuve à l’audience du grief concernant la cessation d’emploi du fonctionnaire.

12 Au paragraphe 18 de ses arguments écrits, l’administrateur général concède que l’alinéa 2b) de la Charte et le principe des audiences publiques semblent s’appliquer à la procédure en l’espèce. Toutefois, en se fondant sur le principe de droit administratif que l’arbitre de grief est maître de sa propre procédure, il me demande d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder l’accès aux pièces à la SRC avant d’avoir rendu une décision finale sur le fond du grief. Il a fait valoir que le principe des audiences publiques ne s’applique pas nécessairement aux tribunaux administratifs de la même façon qu’aux cours de justice.

13 Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, l’arbitre de grief doit respecter les limites établies par la Charte. Comme la Cour suprême du Canada l’a précisé dans Toronto Star Newspapers Ltd., ces limites, qu’on appelle le critère de Dagenais/Mentuck, s’appliquent à l’accès du public aux procédures judiciaires. Aux paragraphes 4, 5 et 7, la Cour a écrit ce qui suit :

[…]

4        Les demandes concurrentes se rapportant à des procédures judiciaires amènent nécessairement les tribunaux à exercer leur pouvoir discrétionnaire. La présomption de « publicité » des procédures judiciaires est désormais bien établie au Canada. L’accès du public ne sera interdit que lorsque le tribunal compétent conclut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que la divulgation serait préjudiciable aux fins de la justice ou nuirait indûment à la bonne administration de la justice.

5        Ce critère est maintenant appelé le critère de Dagenais/Mentuck, d’après les arrêts dans lesquels notre Cour a formulé et précisé les principes applicables […]

[…]

7        […] J’estime que le critère de Dagenais/Mentuck s’applique à chaque fois qu’un juge exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression et la liberté de presse relativement à des procédures judiciaires. Toute autre conclusion romprait, à mon avis, avec la jurisprudence de notre Cour, qui est demeurée constante au cours des vingt dernières années. Elle porterait également atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires qui est inextricablement lié aux valeurs fondamentales consacrées à l’al. 2b) de la Charte.

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

14 Dans Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, la Cour suprême du Canada a reformulé le critère de Dagenais/Mentuck en ces termes :

[…]

Une ordonnance de confidentialité […] ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[…]

En l’espèce, toutefois, le second volet du critère de Dagenais/Mentuck n’a aucune application pratique, puisque l’administrateur général n’a pas allégué que le droit à l’information protégée par la Charte porte préjudice à un autre droit ou intérêt important qui doit être protégé.

15 La partie désireuse de restreindre l’accès du public à la procédure en l’espèce a la charge de prouver que la limite qu’elle réclame est justifiée : MacIntyre. Pour les fins de la présente décision, l’administrateur général doit avancer des arguments suffisants pour démontrer que ne pas accorder l’accès aux pièces avant que je rende une décision finale sur le fond du grief est nécessaire afin d’écarter un risque sérieux pour un intérêt important dans le contexte de l’arbitrage de ce grief. Il n’a produit aucune preuve à cet égard ni fait allusion à aucun risque de ce genre.

16 Comme je l’ai déclaré, la phase de la preuve de l’audience est maintenant terminée, et l’audience reprendra le 6 octobre 2009 pour que j’entende les arguments de clôture des parties. Je conclus donc qu’accorder à la SRC l’accès à toutes les pièces, sauf celles qui ont été mises sous scellés, ne créera pas de risque sérieux pour l’intégrité ou l’équité du reste de l’audience.

17 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

18 Je déclare que la SRC a droit à l’accès immédiat à toutes les pièces, sauf les pièces G-10, G-11 et G-24, qui ont été mises sous scellés.

Le 11 septembre 2009.

Traduction de la CRTFP

D. R. Quigley,
arbitre de grief

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