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Informations sur la décision

Résumé :

Pendant l’instruction du grief, le défendeur s’est opposé à la production d’une preuve se rapportant aux délibérations du Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration du Sénat - l’arbitre de grief a déterminé que les délibérations du Comité étaient sujettes au privilège parlementaire et ne pouvaient être produites en preuve à l’audience. Objection accueillie.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2009-01-22
  • Dossier:  466-SC-363
  • Référence:  2009 CRTFP 5

Devant un arbitre de grief


ENTRE

DONNA ROUTLIFFE

demanderesse

et

SÉNAT DU CANADA

défendeur

Répertorié
Routliffe c. Sénat du Canada

Affaire concernant un grief renvoyé à l’arbitrage en vertu de l’article 63 de la Loi sur les relations de travail au Parlement

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Michel Paquette, arbitre de grief

Pour la demanderesse:
Steve Waller

Pour le défendeur:
Brenda Hollingsworth

Affaire entendue à Ottawa,
le 27 octobre 2008
(Traduction de la CRTFP)

1. Demande devant la Commission

1 Le 13 juillet 2007, Donna Routliffe (la « demanderesse ») a déposé un grief contestant son présumé licenciement par le Sénat (le « défendeur »). Le Sénat a envoyé une réponse à l’avocat de la demanderesse le 31 juillet 2007, précisant qu’elle avait pris sa retraite et affirmant qu’en raison de son statut en tant qu’employée d’un député, son grief n’était pas recevable aux termes de l’alinéa 4(2)e) de la Loi sur les relations de travail au Parlement. Elle a renvoyé son grief à l’arbitrage le 30 août 2007.

2 On a tenté de régler l’affaire par voie de médiation privée, mais en vain. L’avocat du défendeur s’est opposé à la compétence de l’arbitre de grief nommé par la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « Commission ») le 12 novembre 2007. Après en avoir discuté avec la Commission, les deux parties ont convenu qu’il fallait d’abord statuer sur l’objection préliminaire avant d’examiner le bien-fondé du grief.

3 Une audience a été fixée au 15 octobre 2008. Le défendeur a commencé à présenter son argumentation. Durant le contre-interrogatoire du premier témoin appelé par le défendeur, celui-ci a soulevé une objection concernant l’information demandée par l’avocat de la demanderesse. J’ai demandé aux parties de préparer des observations de vive voix à propos de l’objection et de les présenter quand nous nous rencontrerions de nouveau le 27 octobre 2008. L’audience a été reportée.

2. Contexte

4 Le premier témoin du défendeur, Suzanne Poulin, directrice par intérim, Ressources humaines, a parlé, durant son interrogatoire principal, de la carrière de la plaignante au Sénat et des règles administratives de celui-ci relativement aux ressources humaines. Durant son contre-interrogatoire, le témoin a été prié de donner des exemples de situations où un sénateur avait proposé d’engager quelqu’un mais n’avait pas été autorisé à le faire par le Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration (le « Comité de la régie interne »). Le témoin a répondu qu’elle pouvait se souvenir de deux situations au cours des deux dernières années, mais lorsqu’on lui a demandé de fournir des noms, Mme Hollingsworth a soulevé une objection pour le motif que les délibérations du Comité de la régie interne étaient protégées par le privilège parlementaire.

3. Résumé de l’argumentation

A. Pour l’employeur

5 Mme Hollingsworth a affirmé que la question que je devais trancher était celle de savoir si la Commission avait le pouvoir d’imposer la divulgation de procédures à huis clos du Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration. L’avocat de la demanderesse essayait de trouver des situations où une telle requête avait été renvoyée au Comité de la régie interne pour qu’il prenne une décision à cet égard.

6 Elle a parlé des origines du privilège parlementaire au Canada et a poursuivi en affirmant que si le privilège avait été reconnu de manière définitive, les tribunaux ne pouvaient pas réexaminer son exercice, et que s’il n’existait pas ou manquait de clarté, il fallait appliquer la doctrine de la nécessité pour établir son existence et son étendue. La doctrine exige qu’une personne qui invoque le privilège montre qu’il est relié tellement étroitement aux fonctions du Parlement qu’une ingérence de l’extérieur compromettrait les activités de celui-ci.

7 Selon Mme Hollingsworth, il existe au moins deux catégories de ce privilège qui ont été reconnues par la Cour suprême du Canada : 1) la liberté d’expression en général et 2) le droit du Sénat de contrôler sa procédure.

8 Mme Hollingsworth a fait valoir que les deux catégories s’appliquaient en l’espèce; autrement, le critère de la nécessité s’appliquerait parce que les sénateurs doivent pouvoir parler ouvertement devant le Comité, qui a le droit de mener ses audiences à huis clos s’il décide de le faire. Ainsi, je n’ai pas le pouvoir d’imposer la divulgation des délibérations à huis clos du Comité de la régie interne.

9 L’avocate du défendeur a cité les décisions suivantes à l’appui de ses arguments : Lavigne v. Ontario (Attorney General) (2008) 91 O.R. (3d) 728 (S.C.J.); New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Gagliano c. Canada (Procureur général) 2005 CF 576; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005], 1 R.C.S. 667; Bradlaugh v. Gosset (1884), 12 Q.B.D. 271; Canada (Attorney General) v. Prince Edward Island (Legislative Assembly), 2003 PESCTD 6; Jennings v. Buchanan (New Zealand), (2004) UKPC 36; Canada (Sous-commissaire, Gendarmerie royale du Canada) c. Canada (Commissaire, Gendarmerie royale du Canada), 2007 CF 564; Prebble v. Television New Zealand Ltd., [1995] 1 A.C. 321; Hamilton v. Al Fayed [2000], 2 All ER 224 (H.L.); Duke of Newcastle v. Morris (1870), L.R. 4 H.L. 661; Fielding v. Thomas [1896], A.C. 600(P.C.) et Goffin v. Donnelly (1881), 6 Q.B.D. 307.

B. Pour la demanderesse

10 M. Waller était d’accord avec Mme Hollingsworth au sujet de l’historique et au sujet des privilèges reconnus, mais a fait valoir que c’était le critère de la nécessité qui définissait la liberté d’expression et le droit de contrôler la procédure au Séant en tant que privilège et qu’il devrait être appliqué en l’espèce. Il a indiqué qu’en appliquant le critère, je devrais conclure qu’en raison du sujet examiné, soit la gestion des ressources humaines, le respect d’un privilège n’est pas nécessaire pour assurer le bon fonctionnement du Sénat et l’exécution de sa fonction d’enquête et que, par conséquent, cet aspect n’est pas visé par le privilège parlementaire. Il a ajouté que je devrais imposer la divulgation des résultats des délibérations du Comité de la régie interne. Il a également affirmé que les débats parlementaires peuvent être soumis à titre de preuve lorsqu’ils sont présentés comme des faits et, qu’à ce moment-là, ils ne sont pas visés par le privilège.

11 L’avocat de la demanderesse a indiqué qu’il n’y a pas de courant de jurisprudence en ce qui concerne l’affaire dont j’ai été saisie, mais m’a renvoyé aux lois et aux décisions suivantes à l’appui de ses arguments : Parliamentary Privileges Act 1987 [Australie]; Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1; Office of Government Commerce v. Information Commissioner, [2008] EWHC 737 (Admin); Kosmas v. Legislative Council (SA) and Others, [2007] SAIRC 86; Adams v. Guardian Newspapers, [2003] ScotCS 131; Thompson v. McLean, [1998] O.J. No. 2070 (Q.L.).

4. Motifs

12 La question que je dois trancher est celle de savoir si je peux obliger l’employeur de fournir les délibérations d’une réunion du Comité sénatorial de la régie interne, des budgets et de l’administration portant sur la demanderesse et d’autres employés du Sénat.

13 Le Comité de la régie interne trouve son origine dans le Règlement du Sénat du Canada et est l’un de vingt comités permanents :

86.(1) Les comités permanents sont les suivants :

[…]

g) Le Comité de la régie interne, des budgets et de l’administration, composé de quinze membres dont quatre constituent le quorum, est autorisé :

(i) à étudier de sa propre initiative les questions financières et administratives qui touchent l’administration interne du Sénat,

(ii) sous réserve du Règlement administratif du Sénat, à prendre des mesures en matière financière et administrative qui touchent l’administration interne du Sénat,

(iii) sous réserve du Règlement administratif du Sénat, à donner des interprétations et à statuer sur la régularité de l’utilisation des ressources du Sénat.

14 Le Règlement du Sénat du Canada peut également décider de siéger à huis clos :

[…]

92.(2) Sauf dans les cas prévus au paragraphe (3) ci-dessus, un comité permanent ou spécial peut décider de siéger à huis clos seulement quand l’ordre du jour porte sur l’une des questions suivantes :

a) les salaires, traitements et autres avantages des employés;

b) les négociations contractuelles;

c) d’autres questions de relations de travail;

d) d’autres questions relatives au personnel;

e) l’étude de tout projet d’ordre du jour; et (ou)

f) l’étude de tout projet de rapport du comité.

[…]

15 Dans Gagliano, la Cour fédérale a décrit l’origine du privilège parlementaire et les principes y afférents aux paragraphes 45 à 49 :

[45] Le privilège parlementaire au Canada tire ses origines tant de la common law que des lois. Ainsi, avant la Confédération, en l’absence d’un octroi particulier de la part du Parlement du Royaume-Uni, la règle de common law était bien établie : les privilèges qui étaient nécessairement accessoires à une législature étaient réputés exister (J. P. Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, 2e éd., Ottawa, Chambres des communes et les presses universitaires McGill-Queen’s, 1997, à la p. 16).

[46] Dans l’arrêt Stockdale v. Hansard (1839), 9 Ad. & E.I. 1112 (Q.B.), le Lord juge en chef Denman a déclaré, à la p. 1169 : "If the necessity can be made out, no more need be said: it is the foundation of every privilege of Parliament, and justifies all that it requires." Le Conseil privé a confirmé la primauté de cette règle de common law de la nécessité dans l’arrêt Kielley v. Carson (1842), 4 Moore 63, 13 E.R. 225

[47] L’édiction de la Constitution canadienne, cependant, a ajouté un autre niveau à la source des privilèges parlementaires au Canada. L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, dans sa version modifiée en 1875 (R.-U.) 38 & 39 Vict., c. 38, prévoit :

18. Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des communes, et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par acte du Parlement du Canada, mais de manière à ce qu’aucun acte du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoir ne donnera aucun privilège, immunité ou pouvoir excédant ceux qui, lors de la passation du présent acte, sont possédés et exercés par la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre.

[…]

[49] Par la suite, toutefois, en 1868, le Parlement canadien a, en vertu de l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada, expressément incorporé par renvoi ces privilèges, immunités et pouvoirs qui existaient au Royaume-Uni. L’article 4 énonce :

4. Le Sénat et la Chambre des communes, respectivement, ainsi que leurs membres respectifs, possèdent et exercent

a) les mêmes privilèges, immunités et attributions que possédaient et exerçaient, lorsque a été voté la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni, ainsi que ses membres, dans la mesure où ils ne sont pas incompatibles avec ladite loi; et

b) les privilèges, immunités et attributions qui sont de temps à autre définis par une loi du Parlement du Canada, n’excédant pas ceux que possédaient et exerçaient, respectivement, à la date de cette loi, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni et ses membres.

[…]

16 La Cour suprême du Canada dans New Brunswick Broadcasting Co., a défini les privilèges reconnus par la Chambre des communes du R0yaume-Uni aux pages 385 et 386 :

          Parmi les privilèges spécifiques qui ont pris naissance au Royaume-Uni, il y a les suivants :

a) la liberté de parole, y compris l’immunité contre les poursuites civiles relativement à toute affaire découlant de l’exercice des fonctions de membre de l’Assemblée;

b) le contrôle exclusif par l’Assemblée de ses propres débats;

c) l’expulsion des étrangers de l’Assemblée et de ses environs;

d)  le contrôle de la publication des débats de l’Assemblée.

[…]

          Le droit de l’Assemblée d’être le seul juge de la légalité de ses débats est tout aussi évident; Erskine May dit que ce droit est [traduction] « parfaitement établi ». En établissant ses propres codes de procédure ou en y dérogeant, [traduction] « l’Assemblée peut en pratique modifier ou remplacer les règles de droit » (p. 90).

[…]

          Enfin, en ce qui concerne le droit de contrôler la publication des débats, Erskine May affirme (à la p. 85) :

[traduction] Le droit d’une chambre ou de l’autre d’interdire la publication de ses débats est étroitement lié [au] pouvoir [d’exclure des étrangers]. La publication des débats d’une chambre ou de l’autre a, à maintes reprises, dans le passé, été déclarée constituer une violation de privilège, tout particulièrement des rapports faux et déformés à ce sujet.

[…]

17 Maintenant, est-ce que le contrôle de sa propre procédure, exercé en l’espèce, en permettant au Comité de la régie interne de tenir ses audiences à huis clos, est un privilège essentiel au fonctionnement du Sénat? Je pense que la réponse est affirmative. Comme la Cour suprême du Canada l’a affirmé dans Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, 2005 CSC 30 :

[…]

(À mon avis, les mentions relatives à la « dignité » et à l’« efficacité » se rapportent également à l’autonomie du Parlement. Pour reprendre les termes utilisés par le lord juge en chef Ellenborough il y a près de deux siècles, une assemblée législative qui n’aurait pas le pouvoir de contrôler sa procédure [traduction] « sombrerait dans l’inefficacité et le mépris absolus » (Burdett c. Abbot (1811), 14 East 1, 104 E.R. 501, p. 559). Les délais engendreraient  l’« inefficacité » et une intervention externe causerait inévitablement de l’incertitude. L’autonomie des parlementaires ne leur a donc pas été conférée comme une simple marque de respect, mais parce que la protection contre toute ingérence externe est nécessaire pour que le Parlement et ses membres accomplissent leur travail.)

[…]

18 Le droit du Sénat de contrôler sa procédure est un privilège parlementaire, qui inclut l’élaboration de règles autorisant le Comité de la régie interne de tenir des réunions à huis clos. Cette conclusion découle à la fois de la jurisprudence et de la doctrine de la nécessité.

19 La procédure du Sénat accorde au Comité le pouvoir de tenir ses délibérations à huis clos et je n’ai pas le pouvoir d’obliger le témoin à divulguer le contenu de cette réunion. Je tiens à ajouter que l’information qui est pertinente dans le contexte des arguments de la demanderesse a été fournie par le témoin et pourrait également être obtenue d’autres témoins que l’avocat de la demanderesse a l’intention d’appeler.

20 Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

Ordonnance

21 L’objection soulevée par le défendeur est accueillie.

Le 22 janvier 2009.

Traduction de la CRTFP

Michel Paquette,
commissaire

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