Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La demanderesse a déposé un grief alléguant un congédiement déguisé - elle a allégué avoir pris sa retraite en raison du harcèlement dont elle a été victime en milieu de travail - l’employeur a rejeté le grief au motif qu’il était hors délai et a fait valoir la question du respect des délais à chaque palier de la procédure de règlement des griefs ainsi que dans sa correspondance adressée à la Commission - la demanderesse a contesté l’irrecevabilité de son grief pour non-respect des délais et, subsidiairement, a demandé une prorogation de délai - la demanderesse a allégué que le harcèlement a commencé en 1995 et qu’il lui a causé des problèmes de santé qui l’ont forcée à prendre sa retraite début2006 - la demanderesse a allégué qu’en 2002 l’employeur lui avait fait savoir que, du fait qu’elle était une employée non représentée, elle n’avait pas accès à la procédure applicable aux griefs - c’est ainsi qu’elle a intenté une poursuite alléguant un cas de harcèlement et un congédiement déguisé - dans sa défense face à la réclamation présentée à la cour, l’employeur a indiqué que la demanderesse n’avait jamais déposé de grief, et dans sa réponse à la demande de cette dernière de modifier sa déclaration l’employeur a indiqué que la cour devait décliner sa compétence à instruire cette réclamation au motif que la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique prévoyait une procédure de règlement des griefs - le grief était hors délai et la déclaration à l’origine de l’action intentée devant les tribunaux ne pouvait être considérée comme un grief - si la demanderesse a bel et bien produit des preuves au sujet de sa santé, elle n’était pas totalement invalide pour autant, et elle se portait suffisamment bien pour s’occuper activement de son litige - la demanderesse n’a produit aucune preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle elle nourrissait trop de craintes pour présenter un grief pendant cette période, et le fait qu’elle ait été capable de s’engager dans une poursuite militait contre le bien-fondé de sa réclamation - même si l’employeur lui avait dit qu’elle ne pouvait pas déposer de grief, elle s’était fait alors représenter par un avocat et est demeurée responsable des décisions prises sur la base de l’information donnée - la durée du retard était significative, et le préjudice à l’administrateur général l’emportait sur toute injustice que la demanderesse aurait subie - la demanderesse n’avait pas fait preuve de diligence pour se prévaloir de son droit de déposer un grief . Demande et grief rejetés.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2010-05-31
  • Dossier:  568-02-189, 566-02-2791
  • Référence:  2010 CRTFP 72

Devant le président


ENTRE

KENDA FEATHERSTON

demanderesse

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(École de la fonction publique du Canada)

défendeur

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(Commission de la fonction publique)

défendeur

Répertorié
Featherston c. Administrateur général (École de la fonction publique du Canada) et Administrateur général (Commission de la fonction publique)

Affaire concernant une demande visant la prorogation d'un délai visée à l'alinéa 61b) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique et affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Ian R. Mackenzie, vice-président et arbitre de grief

Pour la demanderesse:
Ian J. Smith, avocat

Pour le défendeur:
Doreen Mueller, avocate, et Karine Renoux

Affaire entendue à Edmonton (Alberta),
les 7 et 8 avril 2010.
(Traduction de la CRTFP)

I. Demande devant le président

1      Kenda Featherston (la « demanderesse ») a travaillé à l’École de la fonction publique du Canada (ÉFPC), à Edmonton, jusqu’au 31 janvier 2006. Elle était en congé depuis le 10 octobre 2005 pour des raisons médicales. La demanderesse a déposé un grief, daté du 17 février 2006, alléguant un congédiement déguisé, que l’administrateur général de l’ÉFPC a reçu le 21 février 2006. L’administrateur général a rejeté le grief au motif qu’il était hors délai. Il a soulevé la question du délai à tous les paliers de la procédure de règlement des griefs et dans toutes ses communications écrites avec la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP). La demanderesse a défendu la position que le grief n’était pas hors délai et, subsidiairement, a demandé la prorogation du délai.

2      Conformément à l’article 45 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP), édictée par l’article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, le président m’a autorisé, à titre de vice-président, à exercer les attributions que lui confère l’alinéa 61b) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (le « Règlement ») pour entendre et trancher toute demande relative à la prorogation d’un délai.

3      L’administrateur général a soulevé d’autres objections quant à la compétence de l’arbitre de grief pour trancher le grief. La présente décision porte exclusivement sur la demande de prorogation du délai.

4      La demanderesse a témoigné et une personne a témoigné pour le compte de l’administrateur général.

5      L’administrateur général a demandé une ordonnance de confidentialité relativement à un protocole d’entente conclu entre les parties qu’il souhaitait produire en preuve. La demanderesse s’y est opposée, faisant valoir que le document pouvait être versé au dossier. J’ai examiné le protocole d’entente et j’ai jugé qu’il devait être frappé d’une ordonnance de confidentialité. Il ressort clairement du libellé de l’entente que les parties ne voulaient pas que le règlement de la question en litige soit rendu public, de manière à ne pas créer de précédent. Dans l’intérêt de relations de travail harmonieuses, il est préférable de protéger de telles ententes. J’ai renvoyé exclusivement à la portion pertinente du document dans le résumé de la preuve.

II. Résumé de la preuve

6      La demanderesse s’est jointe à la fonction publique fédérale en 1969. Elle travaillait à Formation et perfectionnement Canada, qui faisait partie de la Commission de la fonction publique (CFP), et a obtenu une mutation à Edmonton en 1990. En 2004, Formation et perfectionnement Canada a été fusionné avec deux autres organismes pour créer l’ÉFPC.

7      La demanderesse a occupé le poste de conseillère régionale en apprentissage, dans le groupe Gestion du personnel (PE), de 1992 jusqu’à son départ de la fonction publique. Le groupe PE n’est pas représenté et ne bénéficie pas du droit à la négociation collective en vertu de la loi. Pour les fonctionnaires non représentés, le délai pour la présentation d’un grief est fixé par le Règlement. Ce délai est de 35 jours à compter du jour où le fonctionnaire s’estimant lésé « […] a eu connaissance de la prétendue violation ou fausse interprétation ou du prétendu fait portant atteinte à ses conditions d’emploi […] » (voir le paragraphe 68(1)).

8      La demanderesse alléguait qu’elle accomplissait son travail dans un climat malsain en raison du harcèlement dont elle était victime depuis 1995. La plupart des allégations relatives au climat de travail ne présentent aucun intérêt pour trancher la présente demande. J’ai résumé exclusivement les éléments de preuve qui sont pertinents.

9      En 1995, la demanderesse a commencé à avoir une relation de travail difficile avec une subalterne. Sans être sa superviseure, la demanderesse exerçait néanmoins une supervision fonctionnelle sur cette personne. Elle a expliqué que les problèmes avaient empiré en 1997. Elle a également déclaré qu’elle avait une relation de travail difficile avec son superviseur, qui avait son bureau à Vancouver.

10 En 1998, la demanderesse a commencé à avoir des problèmes de santé en raison de ses problèmes persistants au travail (ce que corrobore une lettre de son médecin datée du 3 juin 2002 : pièce A-1). À la fin décembre 1999, son médecin lui a conseillé de prendre un congé de maladie; la demanderesse a suivi ses conseils et s’est absentée du travail pendant un certain temps. En juin 2000, elle a été informée par sa collègue que son superviseur à Vancouver avait demandé à la collègue de contrôler ses absences. La demanderesse en a glissé un mot à David Beckman, le directeur régional, le 8 juin 2000 (pièce A-2). Dans sa lettre à M. Beckman, elle faisait part de ses préoccupations et lui demandait d’en préserver la confidentialité.

11  Au début de 2001, la demanderesse a été informée que sa collègue songeait à déposer une plainte de harcèlement contre elle. Un processus de méditation a été proposé, mais la demanderesse a initialement refusé d’y participer en raison de préoccupations relatives à la confidentialité.

12 La demanderesse a eu une rencontre avec M. Beckman par la suite. Il lui a expliqué que la seule possibilité qui lui restait était de retenir les services d’un avocat, puisqu'elle n’était pas une fonctionnaire représentée. Il lui a dit qu’[traduction] « il n’y a[vait] pas d’autre solution possible ». Lors de l’interrogatoire principal, la demanderesse a déclaré qu’on lui avait [traduction] « enjoint de se trouver un avocat ». En contre-interrogatoire, elle a indiqué que cela lui avait été présenté comme la seule solution possible, mais qu’on ne lui avait pas dit qu’elle devait retenir les services d’un avocat. Elle a également expliqué qu’elle avait communiqué avec des responsables des relations de travail à Ottawa, mais qu’ils lui avaient dit qu’ils ne pouvaient pas lui venir en aide relativement à une plainte de harcèlement contre elle. Après avoir retenu les services d’un avocat, la demanderesse a accepté, le 4 juin 2001, de participer à un processus de médiation (pièce A-3). La séance de médiation ne s’est tenue qu’en juillet 2002. Au bout du compte, aucune plainte de harcèlement n’a été déposée.

13 La demanderesse a demandé à M. Beckman de lui accorder une affectation à l’extérieur du lieu de travail afin de prendre du répit. Elle a obtenu une affectation de six semaines, de février 2001 à avril 2001, puis un détachement lui a été offert à un poste d’agente de dotation. La demanderesse a déclaré qu’elle avait continué d’être harcelée par son ancienne collègue et d’autres pendant qu’elle occupait ce poste.  

14 En octobre 2002, la demanderesse a rencontré M. Beckman, l’avocat de la CFP et sa propre avocate. Elle a déclaré qu’elle ne se souvenait pas de quoi il avait été question à cette réunion, que le contenu des discussions était « très juridique » et qu’elle [traduction] « ne comprenait pas ce qu’on disait ». Elle a affirmé qu’on ne l’avait pas informée de son droit de déposer un grief ou une plainte de harcèlement. En fait, dans une lettre à l’avocat de la CFP, son avocate à ce moment-là, Chantell Evan, écrit que la demanderesse s’est fait dire, à la réunion, qu’elle ne disposait pas de recours en vertu de la LRTFP (pièce A-7).

15 La demanderesse a intenté une action contre l’administrateur général le 22 novembre 2002. Dans sa déclaration (pièce A-5), elle indiquait que la CFP avait l’obligation d’appliquer sa politique sur le harcèlement et que les mesures de harcèlement lui avaient causé un préjudice mental et émotionnel et des difficultés financières. Elle demandait des dommages-intérêts en réparation du non-respect de l’obligation d’appliquer la politique sur le harcèlement, du stress émotionnel et de la perte de gains ouvrant droit à pension, ainsi qu’en réparation de tout autre préjudice dont l’existence serait établie au moment de l’instruction de la cause.

16 Dans son mémoire de défense, déposé le 14 janvier 2003 (pièce R-3), la CFP niait toutes les allégations principales contenues dans la déclaration de la demanderesse. La CFP faisait également valoir que la demanderesse [traduction] « n’a[vait] pas déposé de grief de harcèlement ».

17 La demanderesse a déclaré que M. Beckman lui avait demandé, en juillet 2003, [traduction] « qui prenait les décisions dans cette affaire »; était-ce la demanderesse ou son avocat? Elle a expliqué que son travail en dotation était de plus en plus difficile. Elle a pris un congé de maladie à la fin juillet 2003 et un congé d’invalidité de longue durée en août 2003 (pièce A-6). Elle a déclaré qu’elle était incapable de fonctionner, jusqu’à ce qu’elle consulte un médecin et que les médicaments commencent à faire effet. Sa santé a commencé à s’améliorer en octobre 2004.

18 Le 7 janvier 2005, la demanderesse a déposé une déclaration modifiée devant la cour (pièce R-5). Le document contenait les mêmes allégations concernant les événements survenus depuis 1995, ainsi que de nouvelles allégations concernant des événements survenus depuis octobre 2003. La demanderesse prétendait également que les mesures prises par la CFP et le fait qu’on ne l’avait pas réintégrée dans son poste d’attache équivalaient à un licenciement déguisé. Elle réclamait « un préavis » de 24 mois « ou un paiement en tenant lieu », ainsi qu’un paiement supplémentaire de six mois tenant lieu de préavis, en raison de la conduite persistante de la CFP. La demanderesse a déposé un affidavit de documents pour l’instance judiciaire, le 25 janvier 2005 (pièce R-4).

19 Le 21 mars 2005, l’avocate de l’administrateur général a répondu à une demande de l’avocat de la demanderesse visant à modifier la déclaration (pièce R-6). L’avocate indiquait que l’administrateur général n’était pas prêt à accepter la déclaration modifiée parce que la demanderesse était régie par la LRTFP :

[Traduction]

[…]

[…] Cette Loi prévoit une procédure de règlement des griefs pour trancher l’allégation de licenciement (et même ses allégations initiales de harcèlement). Dans les circonstances, la Cour du Banc de la Reine devrait refuser d’exercer sa compétence pour entendre la demande. À cet égard, je vous renvoie à la récente décision de la Cour suprême du Canada dans Vaughan c. Canada [2005] A.C.S no 12.

[…]

20 L’avocat de la demanderesse a répondu le 18 mai 2005 (pièce A-7). Dans sa lettre, il déclarait qu’un représentant de l’administrateur général avait avisé la demanderesse qu’elle ne pouvait pas déposer un grief parce qu’elle [traduction] « occup[ait] un poste de direction ». La lettre se terminait comme ceci :

[Traduction]

Notre cliente est prête à déposer un grief et à poursuivre l’affaire sur cette base, mais elle ne veut évidemment pas qu’il soit plaidé qu’elle n’a pas le droit de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs ou qu’il lui est interdit d’une manière ou d’une autre de poursuivre son grief en raison du temps écoulé.

Par conséquent, je vous demande de me confirmer que Mme Featherston peut réellement se prévaloir de la procédure de règlement des griefs et que ces arguments ne seront pas invoqués en défense.

21 Le 22 juillet 2005, l’avocate de l’administrateur général a répondu (pièce R-7) que, en ce qui concernait le dépôt d’un grief, son client n’était [traduction] « pas prêt à accepter un arrangement quant au temps écoulé ». Elle notait également que son client ne se souvenait pas des conversations dont il était question dans la lettre.

22 La demanderesse a repris progressivement le travail le 8 juin 2005, réintégrant ses fonctions à temps plein le 1er septembre 2005. Elle a déclaré qu’elle était déterminée à réussir son retour au travail. Elle allègue toutefois que le climat de travail est demeuré hostile.

23 La demanderesse a écrit à Richard Rochefort, directeur général principal, Relations avec la clientèle et partenariats, ÉFPC, en août 2005 (note non datée : pièce R-8). La demanderesse a expliqué qu’elle avait communiqué avec M. Rochefort parce qu’elle l’admirait et qu’elle lui faisait confiance. Elle l’avait mis au fait de sa situation au travail en 2004. Elle discutait, dans sa note, de son retour au travail. Elle écrivait que son objectif initial était de travailler pendant 23 mois afin de rembourser ses cotisations impayées au régime de pensions. Cependant, pendant la deuxième moitié du mois de juillet, son retour à la santé avait accusé un « net recul ». La demanderesse demandait d’être mise en congé payé jusqu’à son départ officiel à la retraite le 15 novembre 2005. Elle demandait que sa requête demeure confidentielle, car elle n’était pas à l’aise pour en discuter avec d’autres. Au cours de l’automne, M. Rochefort s’est entretenu au téléphone avec la demanderesse et lui a demandé pourquoi elle tenait sa situation demeure confidentielle. La demanderesse a déclaré qu’elle craignait de lui dire ce qui se passait. En contre-interrogatoire, elle a expliqué qu’elle ne pensait pas que l’information serait jugée crédible si elle était communiquée à d’autres. Elle a expliqué qu’elle savait qu’elle allait probablement être obligée de prendre sa retraite et qu’elle ne voulait pas qu’il soit mêlé à cela. 

24 Le 23 septembre 2005, la demanderesse a envoyé un courriel à son conseiller en rémunération pour l’informer qu’elle souhaitait prendre sa retraite le 31 janvier 2006 (pièce R-9). Le 5 octobre 2005, elle s’est renseignée sur diverses questions ayant trait à son départ à la retraite dans un courriel à son conseiller en rémunération (pièce R-9). Elle indiquait également qu’elle s’était trouvé un emploi à temps partiel pour le jour où elle prendrait sa retraite. Elle a déclaré qu’elle n’avait pas accepté l’emploi à temps partiel. Elle a également précisé qu’elle n’était pas à la recherche d’un emploi, mais qu’on l’avait pressentie pour lui offrir le poste à temps partiel.  

25 Aux alentours du 10 octobre 2005, la demanderesse a eu un malaise et a été hospitalisée pendant trois jours. Son médecin lui a conseillé de ne pas reprendre le travail.

26 Le 27 octobre 2005, la demanderesse a reçu du conseiller en rémunération des documents faisant état des prestations auxquelles elle aurait droit à sa retraite (pièce R-10). 

27 La demanderesse a déclaré que sa convalescence avait duré jusqu’à la fin de 2005. Ce n’est qu’en janvier ou en février 2006 qu’elle a été en mesure d’envisager la possibilité de déposer un grief. Lors de l’interrogatoire principal, on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas déposé un grief en 2005. Elle a déclaré que la raison en était qu’elle voulait concentrer ses énergies sur son retour au travail et qu’elle ne croyait pas être capable de se concentrer sur les questions relatives à un grief éventuel. Elle se croyait responsable de ce qui était arrivé. Elle était invalide et ne pouvait pas demander à quiconque de déposer un grief en son nom. 

28 La demanderesse a pris sa retraite le 31 janvier 2006, pour des raisons de santé, a-t-elle déclaré. Après son départ, elle a eu droit à une retraite pour raisons de santé. Elle aurait voulu travailler pendant deux autres années, mais elle avait été forcée de prendre sa retraite.

29 La demanderesse a déposé un grief le 17 février 2006 (pièce R-1). Même si le grief est plus explicite que la déclaration, les parties à la présente demande ont convenu que les renseignements contenus dans le grief et la mesure corrective demandée sont essentiellement identiques à ceux contenus dans la déclaration.

30 En contre-interrogatoire, on a montré à la demanderesse un protocole d’entente daté du 7 septembre 1994 (pièce R-11). Cette pièce est conservée sous pli scellé en raison de son caractère confidentiel. La question en litige n’avait rien à voir avec le grief de la demanderesse. On a montré à la demanderesse une modalité de l’entente, qui était libellée comme ceci : [traduction] « Mme Featherston convient de s’abstenir de formuler d’autres observations ou d’intenter des actions ou de déposer des plaintes ou des griefs […] relativement à l’objet de la présente plainte […] » On lui a demandé si elle « sa[vait] plus ou moins » qu’elle avait le droit de déposer un grief. Elle a répondu qu’elle pouvait dire qu’elle était en accord avec cette affirmation. En réinterrogatoire, elle a déclaré que l’entente ne se rapportait pas à un grief ni à une plainte.

31 Lors de l’interrogatoire principal, on a demandé à la demanderesse pourquoi elle accordait de l’importance au grief. Elle a expliqué qu’elle voulait que la plainte déposée contre elle soit réglée, qu’elle était très fière de sa carrière et du travail qu’elle avait accompli et qu’il y avait une [traduction] « tache noire à son dossier ». Elle a déclaré qu’elle voulait [traduction] « tourner la page ». Elle a également plaidé qu’elle avait subi un préjudice financier en raison des mesures prises par la CFP et par l’ÉFPC.    

32 La demanderesse a reçu de nombreux prix pour son travail à la CFP. M. Rochefort a déclaré qu’il tenait la demanderesse en haute estime et qu’il saluait la qualité du travail qu’elle avait accompli dans les années 1990.  

33 M. Rochefort a déclaré que trois des gestionnaires qui avaient joué un rôle dans les événements ayant donné lieu au grief avaient pris leur retraite. La collègue en question a été mutée à l’extérieur de l’ÉFPC en 2007.    

III. Résumé de l’argumentation

34 Les parties ont soumis des arguments écrits dans un échange de correspondance avec la CRTFP, ainsi qu’à l’audience. J’ai examiné les arguments écrits et oraux et je les ai résumés comme suit.

A. Pour la demanderesse

35 L’avocat de la demanderesse a plaidé que la demanderesse avait été traitée de manière injuste par l’administrateur général durant ses dernières années d’emploi. L’injustice ultime serait de lui refuser le droit à une audience complète sur le fond.

36 Dans le grief, la demanderesse a évoqué les moyens suivants au soutien de la demande de prolongation du délai pour la présentation d’un grief :

  • l’avis reçu de l’administrateur général, selon lequel la demanderesse ne pouvait pas se prévaloir de la procédure de règlement des griefs, sur la foi duquel elle a agi.
  • les problèmes de santé persistants de la demanderesse qui ont nécessité des soins médicaux intensifs, y compris son hospitalisation.

37 Dans une lettre adressée à la CRTFP, le 8 mai 2009, l’avocat de la demanderesse a évoqué un autre moyen, à savoir la crainte de la demanderesse de déposer un grief pendant qu’elle travaillait à l’ÉFPC.

38 À l’audience, la demanderesse a fait valoir que le grief avait été déposé dans le délai prescrit. Subsidiairement, elle a demandé une prorogation du délai.

39 L’avocat de la demanderesse a déclaré qu’il ressortait clairement de la preuve qu’un chargé de pouvoir avait dit à la demanderesse qu’elle ne pouvait pas déposer un grief et que la demanderesse a agi sur la foi de cet avis. Par conséquent, la demanderesse s’est prévalue du seul recours possible pour protéger ses droits, soit intenter une action. Elle a [traduction] « signifié son grief » en utilisant le seul moyen dont elle croyait disposer. Les deux parties ont participé au processus judiciaire; il était implicitement entendu entre elles que les droits de la demanderesse seraient décidés par ce moyen. Lorsque la déclaration a été déposée et par la suite, l’administrateur général n’a pas soulevé d’objection à propos du respect du délai de présentation ni déclaré que la demanderesse n’avait pas le droit de poursuivre une cause d’action devant un tribunal judiciaire. L’administrateur général était au courant, à ce moment-là des préoccupations de la demanderesse quant au lieu de travail; il connaissait même l’existence du « grief ». Il est acquis que l’action en justice et le grief portent essentiellement sur les mêmes questions.

40 L’avocat de la demanderesse a plaidé que, si l’administrateur général avait agi de manière raisonnable, il aurait reconnu que l’affaire avait été portée devant un tribunal non compétent et qu’il n’en avait pas avisé la demanderesse. L’administrateur général aurait alors admis que, dans l’intérêt de relations de travail harmonieuses, il devait considérer la déclaration comme un grief. L’administrateur général savait que la demanderesse avait intenté une action en justice pour faire valoir ses droits. Il était fondamentalement injuste de lui dire « de [se] trouver un avocat », de plaider la cause pendant deux ans, pour finalement lui couper l’herbe sous le pied en lui disant qu’elle s’était « trompée de recours ».

41 L’avocat de la demanderesse a fait valoir que la fonctionnaire avait présenté son grief dans le délai prescrit en déposant sa déclaration devant la cour. Cette déclaration a été modifiée en raison des violations persistantes de ses droits. Dans ces circonstances, l’administrateur général devrait être préclus d’insister pour que la procédure établie pour la présentation d’un grief soit suivie à la lettre.

42 L’avocat de la demanderesse avance que, si je n’accepte pas que le grief a été déposé dans le délai prescrit pour ce motif, il n’en demeure pas moins que le grief a été déposé dans le délai prescrit après que la demanderesse a été forcée de prendre sa retraite le 31 janvier 2006. La demanderesse voulait que son retour au travail soit une réussite, mais cela n’a pas été le cas; elle croyait qu’il ne lui restait plus qu’à prendre sa retraite. Elle n’a pas pris sa retraite de son plein gré; cela équivaut en fait à un licenciement. Elle a déposé son grief 18 jours après avoir été forcée de prendre sa retraite, c’est-à-dire bien avant l’expiration du délai de 35 jours fixé par le Règlement pour la présentation d’un grief.

43 Subsidiairement, si je n’accepte pas que le grief a été déposé dans le délai prescrit, la demanderesse demande une prorogation du délai, par souci d’équité. Elle renvoie aux cinq critères énoncés dans Richard c. Agence du revenu du Canada, 2005 CRTFP 180, pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une prorogation du délai :

[…]

  • le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes;
  • la durée du retard;
  • la diligence raisonnable du fonctionnaire s’estimant lésé;
  • l’équilibre entre l’injustice causée à l’employé et le préjudice que subit l’employeur si la prorogation est accordée;
  • les chances de succès du grief.

[…]

44 L’avocat de la demanderesse a soutenu que les faits décrits dans Richard coïncidaient avec les faits de la présente affaire. Il m’a également renvoyé à certains arguments écrits. Ce n’est qu’avec l’aide de tierces parties que la demanderesse a réussi à établir qu’elle avait le droit de déposer un grief. Elle était dans un état émotionnel fragile, mais à partir du moment où elle a exprimé l’intention de déposer un grief, elle a exercé ses droits avec diligence.

45 À la lumière des critères énoncés dans Richard, l’avocat de la demanderesse a plaidé que je devais tenir compte de la valeur probante qui doit être attribuée à chaque critère, comme il est expliqué brièvement dans Thompson c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2007 CRTFP 59 : 

[…]

[7] […] Il va de soi que c’est l’ensemble des circonstances particulières de chaque cas qui doit déterminer la valeur probante à attribuer à chaque critère par rapport aux autres. Il serait visiblement inéquitable d’attribuer la même valeur probante à chacun des critères sans tenir compte du contexte factuel. Il appartient donc au président qui est saisi d’une demande visant la prorogation d’un délai d’appliquer ou, du moins, de tenter d’appliquer chaque critère aux faits particuliers du dossier. Il lui faut ensuite attribuer la valeur probante nécessaire à chacun des critères en tenant compte des circonstances de fait particulières, lesquelles justifient parfois d’accorder toute l’importance ou presque à un ou deux critères seulement.

[…]

46 Au paragraphe 17 de Thompson, il est également question de la difficulté d’apprécier les chances de succès d’un grief sans avoir instruit l’affaire sur le fond et examiné objectivement l’ensemble de la preuve.

47 L’avocat de la demanderesse a aussi noté qu’au paragraphe 19 de Thompson, le président déclare que, par souci d’équité, la demanderesse ne doit pas être pénalisée pour les actes ou l’inaction du représentant de son agent négociateur « […] en qui elle avait placé toute sa confiance ». L’avocat de la demanderesse a fait valoir que la demanderesse ne devrait pas être pénalisée pour les actes de son avocat.

48 L’avocat de la demanderesse a également invoqué Jarry et Antonopoulos c. Conseil du Trésor (ministère de la Justice), 2009 CRTFP 11. En ce qui a trait à l’évaluation des chances de succès du grief, le critère applicable devrait être celui de savoir si la fonctionnaire a une « cause défendable ». Dans cette affaire, le vice-président a conclu que la présentation tardive du grief au dernier palier de la procédure de règlement des griefs était attribuable à des erreurs commises de bonne foi par l’avocate des fonctionnaires s’estimant lésés et qu’en raison de leur diligence raisonnable, les fonctionnaires ne devraient pas être privés de leur recours ou être autrement pénalisés pour une erreur commise par leur avocate. Les mêmes considérations s’appliquent en l’espèce.

49 L’avocat de la demanderesse a aussi invoqué Riche c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2009 CRTFP 157. Dans cette affaire, les problèmes médicaux du demandeur constituaient une preuve prima facie relativement à la présentation tardive de ses griefs. De plus, le demandeur avait exprimé l’intention de déposer un grief et en avait fait part à l’administrateur général par courriel. Au demeurant, le vice-président a noté dans Riche que la question des souvenirs qui s’estompent s’appliquait aux deux parties. La situation de Mme Featherston est similaire à celle décrite dans Riche.

50 L’avocat de la demanderesse a fait valoir que le nombre d’années de service de la demanderesse était un facteur pertinent qui devait être pris en considération. Ses problèmes médicaux devraient également entrer en ligne de compte pour décider s’il y a lieu d’accorder une prorogation du délai. Pendant des années, la demanderesse a ignoré qu’elle avait le droit de se prévaloir de la procédure interne de règlement des griefs. La question des souvenirs qui s’estompent touche la demanderesse tout autant qu’elle touche l’administrateur général. Il existe une volumineuse preuve documentaire sur laquelle les parties peuvent s’appuyer dans le cadre d’une audience sur le fond du grief.

51 L’avocat de la demanderesse a soutenu qu’il n’était pas nécessaire que tous les critères soient remplis ou qu’on attribue à chacun la même valeur probante pour accorder une prorogation du délai. Il a déclaré que les chances de succès du grief ne pouvaient pas être considérées comme un critère, avant d’avoir entendu la preuve sur le fond.

52 La demanderesse a agi de bonne foi. Elle a fait part de son intention de déposer un grief à l’administrateur général lorsqu’elle a déposé sa déclaration.

53 Le fait que la demanderesse se soit renseignée sur sa retraite en 2005 ne change rien au fait qu’elle avait l’intention de prendre sa retraite en 2007.

54 Le protocole d’entente signé par la demanderesse en 1994 n’est pas pertinent (pièce R-11). Dans ce cas-là, elle n’avait pas déposé de plainte et elle n’avait aucune raison de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs.

B. Pour le défendeur

55 Dans une lettre à la CRTFP datée du 19 mai 2009, l’avocate de l’administrateur général a fait valoir que la demanderesse n’avait pas avancé de raisons claires, logiques et convaincantes pour justifier la présentation tardive de son grief. La demanderesse connaissait, ou aurait dû connaître, les recours dont elle disposait. Il lui incombait de déterminer les recours dont elle disposait et de s’en prévaloir. La demanderesse a décidé en toute connaissance de cause de ne pas déposer son grief dans le délai prescrit.

56 À l’audience, l’avocate de l’administrateur général a soutenu que le bien-fondé des allégations contenues dans le grief de la demanderesse n’avait toujours pas été établi et m’a exhorté à examiner attentivement la preuve et à ne retenir que les éléments de preuve pertinents pour statuer sur la demande de prorogation du délai.

57 L’avocate de l’administrateur général a noté que les événements décrits dans le grief de la demanderesse remontent jusqu’en 1995, ce qui fait que son grief accuse un retard de dix ans. Ses allégations s’échelonnent jusqu’à octobre 2005, ce qui correspond quand même à un retard de quatre mois.

58 La demanderesse se portait suffisamment bien pour poursuivre son litige durant ses périodes de maladie. Elle se portait également suffisamment bien pour faire une proposition à M. Rochefort et pour discuter de son départ à la retraite avec un conseiller en rémunération en 2005. Bref, la demanderesse se portait suffisamment bien pour déposer un grief, si cela avait été son intention.

59 L’avocate de l’administrateur général m’a renvoyé aux cinq critères énoncés dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1 (examinés dans Richard et énoncés au paragraphe 43 de la présente décision). Elle a fait valoir qu’en l’absence de raisons claires, logiques et convaincantes pour justifier la présentation tardive d’un grief, il n’est pas nécessaire de pondérer les autres critères.

60 L’avocate de l’administrateur général a observé que la demanderesse était représentée par un avocat depuis 2001. Dans Schenkman, le commissaire a déclaré, au paragraphe 77, que « […] dans un milieu syndiqué, on s’attend plutôt à ce que les employés assument la responsabilité de s’informer de leurs droits ». Cette logique s’applique tout autant, sinon plus, au fonctionnaire qui est représenté par un avocat.

61 En ce qui concerne la déclaration déposée par la demanderesse, l’avocate de l’administrateur général a soutenu que ce n’est pas le rôle de l’administrateur général de remettre en question la stratégie d’instance de la demanderesse. Le défendeur dans une action a la charge de dire au demandeur ce qu’il doit faire. La demanderesse et l’administrateur général sont devenus des parties adverses dès l’instant où la poursuite en justice a été entamée. La plainte de la demanderesse mettait en cause l’administrateur général; or l’administrateur général serait en conflit d’intérêts s’il conseillait la demanderesse sur la ligne de conduite à adopter.

62 L’avocate de l’administrateur général a déclaré que la demanderesse avait fait savoir, en juillet 2005, par l’entremise de son avocat, qu’elle était prête à déposer un grief (pièce A-7). Elle s’est par la suite abstenue de se prévaloir de son droit de déposer un grief; l’administrateur général est donc fondé à conclure qu’elle a changé d’idée. Il va sans dire qu’a ce stade-là, la demanderesse devait nécessairement commencer à prendre des mesures concrètes. Elle occupait un emploi et avait des contacts avec les ressources humaines et M. Rochefort. Il est logique de conclure qu’elle a changé d’idée au sujet du grief, surtout à la lumière de sa décision de prendre sa retraite. 

63 L’avocate de l’administrateur général a fait valoir que la demanderesse était représentée par un avocat à la réunion de 2002, durant laquelle on lui aurait dit qu’elle ne pouvait pas se prévaloir de la procédure de règlement des griefs. Compte tenu de ce fait, il est déraisonnable de dire qu’elle a agi sur la foi de cette affirmation. De plus, la preuve produite au sujet de la réunion manquait de clarté. Il n’a pas été prouvé que la demanderesse a demandé si elle avait le droit de déposer un grief. Elle a déclaré qu’elle ne [traduction] « comprenait pas » de quoi il était question à la réunion. La preuve ne démontre pas clairement que des renseignements erronés ont été fournis.

64 L’avocate de l’administrateur général a soutenu que la demanderesse était au courant, ou aurait dû être au courant, de son droit de déposer un grief, dès 1994, lorsqu’elle a signé un protocole d’entente lui reconnaissant ce droit (pièce R-11).

65 L’avocate de l’administrateur général a noté que, dans le mémoire de défense présenté en 2003, l’administrateur général déclarait que la demanderesse n’avait pas déposé un grief (pièce R-3). Cela aurait dû attirer l’attention de la demanderesse et de son avocat. La décision de la Cour suprême du Canada dans Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, ne faisait que confirmer la jurisprudence actuelle et n’établissait pas de nouveaux principes quant au droit de déposer un grief. 

66 L’avocate de l’administrateur général a soutenu que la preuve relative aux problèmes de santé n’expliquait pas le retard à agir pendant la totalité de la période. La demanderesse a été capable de faire avancer sa poursuite en justice pendant son congé d’invalidité de longue durée.

67 Dans Richard, la demanderesse n’était pas en mesure de reconnaître qu’elle avait le droit d’intenter une action. Cela n’est pas le cas en l’espèce.

68 Rien dans la preuve de la demanderesse ne démontre qu’elle croyait que son avocat avait commis une erreur. L’affaire Thompson ne s’applique pas en l’espèce. Une des raisons invoquées par la demanderesse pour justifier sa décision de ne pas déposer un grief était l’embarras que cela lui causait et la conviction que personne ne la croirait, ce qui contredit l’argument voulant que son avocat ait commis une erreur en ne lui disant pas de déposer un grief. Cela s’accorde davantage avec la conclusion que la demanderesse a changé d’idée à propos de la présentation d’un grief.

69 L’argument selon lequel la demanderesse craignait déposer un grief n’est pas compatible avec la preuve. La demanderesse avait déjà entamé une poursuite judiciaire; il est donc injuste de dire qu’elle était intimidée.

70 Même s’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres critères applicables pour accorder une prorogation du délai en l’absence de raisons claires, logiques et convaincantes pour justifier le retard, le fait est que les autres critères n’ont pas été remplis de toute manière.    

71 La durée du retard pour la présentation du grief est considérable. Comme il est indiqué dans Schenkman, les deux parties ont le droit à une conclusion dans les dossiers qui les opposent.

72 La prorogation du délai causerait un préjudice appréciable à l’administrateur général. Le simple passage du temps constitue en soi un préjudice. L’administrateur général subirait un préjudice s’il devait produire des documents datant de plus de 10 ans. La preuve de l’administrateur général serait grandement compromise par la difficulté des témoins potentiels à se remémorer les événements. Les principaux témoins étant désormais à la retraite, ils sont nécessairement moins accessibles. La demanderesse était plaignante dans une action et elle a pris des notes détaillées. L’administrateur général n’était pas dans la même situation, de sorte que le retard lui cause un préjudice.

73 L’avocate de l’administrateur général était en désaccord avec la déclaration de l’avocat de la demanderesse selon laquelle la demanderesse a reçu la consigne de se trouver un avocat. La demanderesse a été informée que, puisqu’elle n’avait pas le droit de se faire représenter par un agent négociateur, il ne lui restait plus qu’à retenir les services d’un avocat.

74 L’avocate de l’administrateur général a convenu avec la demanderesse que les chances de succès du grief ne constituaient pas un facteur pertinent. Les allégations sont basées sur le fait qu’il est impossible d’examiner le grief sur le fond. 

75 L’avocate de l’administrateur général a fait valoir que, contrairement à la situation décrite dans Riche, l’administrateur général a été surpris d’apprendre que la demanderesse avait déposé un grief, puisqu’elle avait déjà fait part de son intention de prendre sa retraite.

76 L’avocate de l’administrateur général a plaidé que, compte tenu de la preuve produite et de la durée du retard, aucun des critères applicables pour accorder une prorogation du délai n’a été rempli. La demande devrait donc être rejetée.

C. Réplique de la demanderesse

77 L’avocat de la demanderesse a répliqué que rien dans la preuve ne permet de conclure que l’administrateur général a été surpris d’apprendre l’existence du grief. L’ensemble des éléments de preuve démontre qu’il n’y a pas eu de surprise.      

IV. Motifs

78 La demanderesse a défendu la position qu’elle avait déposé son grief dans le délai prescrit et demandé, subsidiairement, une prorogation du délai. Pour les motifs exposés ci-après, j’ai conclu que le grief était hors délai. Compte tenu des faits de la présente affaire, j’ai décidé qu’il n’y avait pas lieu d’accorder une prorogation du délai.

A. Le grief a-t-il été déposé dans le délai prescrit? 

79 La demanderesse a avancé deux arguments sur la question du respect du délai. Elle soutient en premier lieu que le grief a été déposé dans le délai prescrit, puisque la déclaration peut être considérée comme un « grief ». Elle affirme ensuite que le grief a été déposé dans le délai prescrit parce que l’événement y ayant donné lieu est son départ à la retraite, survenu le 31 janvier 2006.

80 Les parties ont convenu que le grief est essentiellement identique à la déclaration. En effet, bien que le grief fournisse plus de détails, sa structure est identique à celle de la déclaration et la mesure corrective demandée est la même. Le grief fait mention de la présumée retraite forcée, tandis que la déclaration demeure muette sur ce point. Cependant, un grief n’a pas été déposé et la procédure de règlement des griefs n’a pas été suivie conformément au Règlement. Je traiterai de la question de l’existence de l’intention de déposer un grief dans l’analyse portant sur la prorogation du délai. L’intention de déposer un grief n’est pas un facteur pertinent pour déterminer si un grief a été présenté dans le délai prescrit. Quoiqu’il ne soit pas toujours nécessaire d’utiliser une formule de grief pour déposer un grief, l’administrateur général doit clairement comprendre qu’un grief a été déposé et la procédure de règlement des griefs doit être suivie : Tuquabo c. Agence du revenu du Canada, 2006 CRTFP 128 (décision confirmée par la Cour fédérale dans 2008 CF 563, et par la Cour d’appel fédérale dans 2008 CAF 387). Une déclaration ne peut pas être considérée comme un grief.

81 La demanderesse a allégué notamment qu’on l’avait forcée à prendre sa retraite. La retraite a commencé le 26 janvier 2006. Cependant, le délai prescrit pour la présentation d’un grief contestant un départ à la retraite forcé commence à s’appliquer dès le moment où le fonctionnaire décide de prendre sa retraite. Dans une note non datée à M. Richard, vraisemblablement envoyée en août 2005, la demanderesse soumettait une proposition qui comprenait son départ à la retraite en novembre 2005 (pièce R-8). Elle a ensuite entrepris les formalités pour prendre sa retraite en envoyant un courriel au conseiller en rémunération, le 25 septembre 2005. Elle a explicitement fait part de son intention de prendre sa retraite, dans un courriel daté du 5 octobre 2005. Peu importe celle de ces dates qui est retenue, le grief serait hors délai.

82 Par conséquent, je conclus que le grief était hors délai.   

B. Y a-t-il lieu d’accorder une prorogation du délai pour la présentation du grief?

83 Les cinq critères suivants, qui sont utilisés par le président pour déterminer s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour accorder une prorogation du délai, sont bien connus :

  • le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes;
  • la durée du retard;
  • la diligence raisonnable du fonctionnaire s’estimant lésé;
  • l’équilibre entre l’injustice causée à l’employé et le préjudice que subit l’administrateur général;
  • les chances de succès du grief.

84 À mon avis, en l’absence de raisons claires, logiques et convaincantes pour justifier le retard, il n’est pas nécessaire d’évaluer les quatre autres critères. Compte tenu de ma conclusion (exposée ci-après dans la présente décision) qu’il n’y a pas de raisons claires, logiques et convaincantes pour justifier le retard, rien ne m’oblige à me pencher sur les autres critères. J’ai cependant examiné chacun des cinq critères dans mes motifs.

C. Le retard est-il justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes?

85 La demanderesse a invoqué de nombreuses raisons pour justifier le retard : des problèmes de santé, la crainte de déposer un grief, le fait que le représentant de l’administrateur général lui avait dit qu’elle ne pouvait pas déposer un grief et les erreurs de son avocat. Je me pencherai sur chacune de ces raisons à tour de rôle.

86 La demanderesse a produit des éléments de preuve sur son état de santé à divers moments durant ses conflits au travail. Cela dit, elle n’était pas totalement handicapée en tout temps; elle se portait en fait suffisamment bien pour poursuivre activement une action durant des moments clés au cours de cette période. Les faits décrits dans Riche et Richards ne s’appliquent pas en l’espèce. La demanderesse n’a pas fourni de preuve médicale pour la période postérieure à 2002. Elle a également déclaré que sa santé a commencé à s’améliorer en 2004. Je ne considère pas que son état de santé constitue une raison claire, logique et convaincante pour accorder une prorogation du délai.

87 La demanderesse n’a pas produit de preuve pour corroborer l’argument selon lequel elle craignait de déposer un grief pendant cette période. Elle a été capable d’entamer une poursuite judiciaire contre son employeur en 2002 et de modifier sa déclaration en 2005. Cela contredit directement la prétention qu’elle craignait de déposer un grief. La preuve ne démontre pas qu’elle craignait de déposer un grief; par conséquent, il ne s’agit pas d’une raison claire, logique et convaincante. 

88 La demanderesse allègue qu’on l’a informée qu’elle n’avait pas le droit de déposer un grief. La preuve manquait de clarté sur ce point, étant donné qu’elle a déclaré qu’elle ne se souvenait pas très bien de la réunion durant laquelle on lui avait communiqué cette information. De plus, aucun autre témoin n’a été appelé pour corroborer cette affirmation.

89 Cependant, même s’il était démontré que la demanderesse s’est fait dire qu’elle n’avait pas le droit de déposer un grief, il n’en demeure pas moins qu’elle était représentée par un avocat à ce moment-là. Le rôle d’un avocat ou d’un représentant est de donner des conseils, notamment, sur les recours possibles. Dans Schenkman, j’ai noté que le fonctionnaire a l’obligation de vérifier les affirmations gratuites des représentants de la direction qui ont une incidence sur ses droits. Il était indéniable, à ce moment-là, que la demanderesse avait le droit de déposer un grief. Des fonctionnaires faisant partie du groupe PE avaient déposé des griefs dans le passé (p. ex. voir Gannon c. Conseil du Trésor (Défense nationale), 2002 CRTFP 32; décision infirmée par la Cour d’appel fédérale dans Gannon c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 417) pour d’autres motifs. L’arrêt Vaughan de la Cour suprême du Canada a interdit l’accès aux cours de justice pour trancher les litiges avec l’employeur dans la plupart des cas, mais est demeuré muet sur la question du droit des fonctionnaires non représentés ou exclus de déposer des griefs.

90 Dans le même ordre d’idées, la demanderesse a fait valoir qu’elle ne devait pas être pénalisée pour les « erreurs » de son avocat. La demanderesse a renvoyé à Jarry c. Antonopoulos et à Thompson. Dans la première cause, l’erreur se rapportait au délai fixé pour porter les griefs au palier suivant de la procédure de règlement des griefs et, ensuite, à un manque de communication parce que l’avocat croyait que les griefs avaient déjà été portés au palier suivant. Dans la deuxième cause, le retard semblait être attribuable à un oubli ou à l’omission d’agir. Les erreurs administratives ou le manque de communication ne revêtent pas la même valeur qualitative que les erreurs commises lors de la détermination des recours possibles. Une fonctionnaire qui est représentée demeure responsable des mesures prises sur la foi des conseils reçus. Ceux qui fournissent des conseils rendent des comptes par d’autres moyens, tels qu’un ordre professionnel.

91 En conclusion, j’estime que la demanderesse n’a pas établi l’existence de raisons claires, logiques ou convaincantes pour accorder une prorogation du délai.          

D. Durée du retard

92 La durée du retard de présentation du grief est considérable. Même en commençant le décompte au moment où la demanderesse a décidé d’entamer le processus pour prendre sa retraite, en septembre 2005, le laps de temps écoulé demeure considérable. La durée du retard est un critère en soi, mais cet aspect a également une incidence sur le critère du préjudice causé à l’administrateur général, que j’analyserai plus loin. 

E. Diligence raisonnable de la fonctionnaire

93 La demanderesse n’a pas fait diligence pour exercer son droit de déposer un grief. Lorsqu’il est devenu évident qu’elle possédait ce droit, elle a maintenu sa poursuite civile au lieu de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs au lieu de maintenir sa poursuite civile. Dans une lettre adressée à l’avocate de l’administrateur général, en 2005, l’avocat de la demanderesse indiquait qu’un grief serait déposé si l’administrateur général ne soulevait pas la question du respect du délai (pièce A-7). Or, le grief n’a été déposé que neuf mois plus tard environ, en février 2006. Cela ne dénote pas une diligence raisonnable de la part de la demanderesse.

94 De plus, au vu des démarches entreprises par la demanderesse pour se renseigner sur les choix qui s’offraient à elle en prévision d’un départ à la retraite, on peut conclure qu’elle n’avait plus l’intention de déposer un grief. On peut certainement dire qu’elle n’a pas fait diligence pour exercer son droit de déposer un grief à ce moment-là.    

F. Équilibre entre l’injustice et le préjudice

95 Pour l’application de ce critère, je dois mettre en balance l’injustice causée à la demanderesse si elle n’est pas autorisée à déposer son grief, d’une part, et le préjudice subi par l’administrateur général si le grief est déposé, d’autre part. Plusieurs des événements en litige dans le présent grief datent d’au moins 13 ans. L’administrateur général est en droit de savoir avec une certaine certitude que les litiges seront réglés rapidement. Le préjudice subi par l’administrateur général comprend les difficultés liées à l’obligation de se défendre contre des allégations remontant à plus dix ans avant le dépôt du grief. Les difficultés sont surtout liées à la capacité de reconstituer les événements à l’aide de documents et de témoins. J’admets que la demanderesse a conservé une quantité considérable de documents, mais la principale difficulté à laquelle fait face l’administrateur général est la disponibilité et la mémoire des témoins. La demanderesse a conservé des notes détaillées de ses expériences. Rien ne prouve que les témoins potentiels en on fait autant.

96 L’injustice causée à la demanderesse n’est pas négligeable. J’admets qu’elle attache une grande importance à la manière dont elle a été traitée par l’administrateur général. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’un cas de licenciement où la demanderesse est privée de revenu. La demanderesse reçoit un revenu de pension. L’injustice qu’elle a dénoncée le plus clairement est liée au souci de restaurer sa réputation.   

97 J’estime que le préjudice causé à l’administrateur général est appréciable. Tout bien considéré, le préjudice subi par l’administrateur général l’emporte sur toute injustice causée à la demanderesse. J’espère que la demanderesse trouvera du réconfort dans l’éloge que M. Rochefort a fait de son travail à l’audience et dans le fait qu’elle a reçu de nombreux prix pour sa contribution à l’administration publique.     

G. Chances de succès du grief

98 Les parties conviennent que ce critère est difficile à évaluer dans ce cas-ci. J’admets que ce critère revêt moins d’importance et qu’il entre en jeu seulement lorsqu’un grief peut être qualifié de frivole ou de vexatoire. Ce n’est pas le cas ici. Par conséquent, je n’ai pas tenu compte de ce critère pour examiner la demande.

99 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

100 Le grief est hors délai.

101 La demande de prorogation du délai est rejetée.

102 Le grief est rejeté.

Le 31 mai 2010.

Traduction de la CRTFP

Ian R. Mackenzie,
vice-président et
arbitre de grief

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