Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La Commission a rendu une décision sur des questions liées à la négociation d’une entente sur les services essentiels (ESE) pour les agents de services aux citoyens à Service Canada - la Commission a déterminé les services nécessaires à la sûreté et à la sécurité du grand public, et a ordonné à l’employeur de déterminer le niveau de service à fournir à la population en cas de grève - l’employeur a établi le niveau de service et les parties ont repris les discussions dans le but de conclure l’ESE, mais des différends ont surgi - l’agent négociateur a présenté à la Commission une demande de divulgation pour que l’employeur produise les documents liés à sa décision d’établir le niveau de service à 100% - l’employeura répondu que, en vertu de l’article 120 de la LRTFP, il avait le droit exclusif d’établir le niveau de service et n’était donc pas tenu de produire les documents demandés - une audience a été fixée afin de traiter de la question de la demande de divulgation - l’article 120 est la seule disposition qui qualifie comme expressément exclusif un droit de l’employeur - bien que les termes employés à l’article120 pour octroyer ce pouvoir exclusif soient exceptionnellement forts, rien n’empêche d’examiner la conformité à certaines normes, notamment le devoir d’équité - la Commission a jugé qu’il peut y avoir des circonstances justifiant un examen de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire - un tel examen n’aurait pas pour but de substituer à la décision d’un employeur une autre détermination du niveau de service effectuée par une autre autorité; il se limiterait à déterminer l’existence éventuelle de circonstances viciant de la détermination du niveau de service par l’employeuren raison d’un abus de pouvoir - un tel examen constituerait une exception - le paragraphe123(3) ne confère pas à la Commission le pouvoir d’examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’employeur - l’article36 donne à la Commission ce pouvoir, logiquement relié et nécessaire à l’objet de la LRTFP,soit assurer des relations patronales-syndicales fructueuses - ordonner à l’employeur d’exercer son droit exclusif aux termes de l’article120 en se conformant à certains paramètres administratifs ne limite pas ce droit exclusifet n’y porte pas atteinte-exiger de l’employeur qu’il divulgue des renseignements concernant la manière dont il a exercé son pouvoir discrétionnaire pour établir le niveau de service ne porte pas atteinte à ce droit exclusif - la Commission peut limiter son intervention à déclarer qu’il y a eu violation d’une exigence du droit administratif et à exiger de l’employeur qu’il réévalue le niveau de service afin de redresser la situation - la Commission peut trancher une demande de divulgation de documents potentiellement pertinents - la Commission a ordonné aux parties de tenter de résoudre les problèmes de divulgation, faute de quoi la Commission tiendra une audience de gestion de cas pour entendre les arguments des parties et trancher la demande. Compétence assumée. Instructions données.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2010-08-19
  • Dossier:  593-02-03
  • Référence:  2010 CRTFP 88

Devant la Commission des relations
de travail dans la fonction publique


ENTRE

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

demanderesse

et

CONSEIL DU TRÉSOR

défendeur

Relativement au groupe Services des programmes et de l'administration

Répertorié
Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (groupe Services des programmes et de l’administration)

Affaire concernant une demande de règlement de questions pouvant figurer dans une entente sur les services essentiels, prévue au paragraphe 123(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Dan Butler, commissaire

Pour la demanderesse:
Andrew Raven, avocat

Pour le défendeur:
Caroline Engmann, avocate

Affaire entendue à Ottawa (Ontario) les 7 et 8 avril 2010, et décision rendue sur la base
d’arguments écrits supplémentaires datés du 31 mai et des 22 et 23 juin 2010.
(Traduction de la CRTFP)

I. Demande devant la Commission

1 En septembre 2007, l’Alliance de la Fonction publique du Canada (la « demanderesse ») a déposé quatre demandes distinctes fondées sur le paragraphe 123(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la « Loi »), au sujet de questions pouvant figurer dans une entente sur les services essentiels (ESE) couvrant les postes du groupe Services des programmes et de l’administration (PA) dont le Conseil du Trésor est l’employeur (ci-après appelé le « défendeur »). Le 5 décembre 2007, le président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « Commission ») a regroupé toutes les questions relatives à l’ESE couvrant le groupe Services des programmes et de l’administration dans un dossier (dossier de la CRTFP 593-02-03).

2 Jusqu’ici, la Commission a rendu deux décisions dans cette affaire. Dans Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (groupe Services des programmes et de l’administration), 2009 CRTFP 55 (la « décision Service Canada »), elle s’est prononcée sur les services offerts par les agents de services aux citoyens (ASC) PM-01 dans les Centres de Service Canada. Dans cette décision, elle a rendu une ordonnance qui se lit en partie comme suit :

[…]

V. Ordonnance

[110] L’Entente sur les services essentiels (ESE) du groupe de l’administration des programmes comprendra les dispositions suivantes :

Les services suivants, qui sont offerts par des titulaires de poste d’agent des services aux citoyens PM-01 dans des Centres de Service Canada, ou les activités exercées par ces titulaires dans ces Centres, sont nécessaires pour la sécurité du public :

1. Fournir dans des points de service réguliers, aux membres du public qui cherchent à obtenir des prestations aux termes des programmes d’a.-e., de RPC ou de SV/SRG, une aide raisonnable qui leur permettrait de présenter des demandes remplies à des fins de traitement, avec les documents nécessaires, pourvu que le service soit un service habituellement donné par le titulaire d’un poste d’agent des services aux citoyens (PM-01) dans les limites de la description de travail officielle de ce poste.

2. Fournir dans des points de service réguliers, aux membres du public qui reçoivent des prestations aux termes des programmes d’a.-e., de RPC ou de SV/SRG, une aide raisonnable qui leur permettrait de continuer de recevoir des prestations dans la mesure de leur admissibilité, pourvu que le service soit un service habituellement donné par le titulaire d’un poste d’agent des services aux citoyens (PM-01) dans les limites de la description de travail officielle de ce poste.

[111]   La Commission ordonne au défendeur de déterminer quel niveau des services essentiels qui précèdent sera offert au public en cas de grève conformément à l’article 120 de la Loi et d’en informer la demanderesse et la Commission dans les 30 jours suivant la date à laquelle cette décision est rendue.

[112]   La Commission ordonne en outre aux parties de reprendre les négociations et de faire tout effort raisonnable pour négocier le reste du contenu de l’ESE concernant les postes d’agent de services aux citoyens.

[113]   La Commission demeure saisie de toutes les autres questions relatives à des postes d’agent de services aux citoyens de groupe et niveau PM-01 qui pourraient être inclus dans l’ESE et qui ne sont pas réglées par les parties.

[…]

3 Dans sa deuxième décision, soit Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (groupe Services des programmes et de l’administration), 2009 CRTFP 56, la Commission a refusé de désigner essentiels tous les services fournis par les analystes des faillites adjoints du Bureau du surintendant des faillites Canada d’Industrie Canada.

4 La Commission a reçu copie d’une lettre envoyée par le défendeur à la demanderesse le 22 juin 2009 (pièce R-1) au sujet de son ordonnance figurant au paragraphe 111 de la décision Service Canada. Cette lettre se lit en partie comme suit :

[Traduction]

[…]

La présente porte sur la décision [Service Canada] […] dans laquelle la Commission ordonne à l’Employeur de déterminer le niveau auquel les services essentiels énumérés dans la décision seront offerts en cas de grève.

Les services essentiels relatifs au versement ou au maintien du versement de prestations au titre de l’a.-e., de la SV et du RPC seront offerts aux points de service réguliers de la façon suivante :

  • les Centres Service Canada [sic] (CSC) seront ouverts pendant leurs heures normales de bureau;

  • les services continueront d’être offerts dans les deux langues officielles dans les CSC désignés bilingues;

  • les petits CSC disposeront d’un effectif d’au moins trois personnes en cas de grève.

Sur la base de statistiques nationales, on a déduit qu’environ 77 % du temps des ASC était nécessaire pour assurer que les citoyens puissent présenter leurs demandes remplies, accompagnées des documents requis, de versement ou de maintien du versement de prestations au titre de l’aé-e., de la SV et du RPC. L’Employeur fixe le niveau de service à 100 % des 77 % consacrés à la prestation des services essentiels. En dépit du niveau de service déterminé à l’échelle nationale, il sera possible de réduire le nombre d’employés nécessaires en cas de grève dans certains centres de service […].

[…]

5 La demanderesse a ensuite écrit à la Commission pour lui demander de convoquer une conférence de gestion des cas lors de laquelle on allait traiter de plusieurs points en litige entre les parties qui avaient été soulevés dans les discussions tenues après que le défendeur eut déterminé le niveau de service aux Centres de Service Canada (pièce A-1).

6 En raison de conflits d’horaires, la Commission n’a pu organiser de conférence de gestion des cas que le 24 février 2010. Entre-temps, elle avait fixé les dates d’une nouvelle audience, soit du 7 au 9 avril 2010. L’objet prévu de cette audience était de déterminer les types de postes d’agent de services aux citoyens qui sont nécessaires dans un Centre de Service Canada pour permettre au défendeur d’offrir les services essentiels définis dans Service Canada, le nombre de ces postes qui est nécessaire pour permettre au défendeur de fournir ces services ainsi que les postes en question.

7 À la conférence de gestion des cas, la demanderesse a remis à la Commission une copie de la demande de divulgation datée du 16 février 2010 qu’elle avait adressée au défendeur (pièce A-2). Cette demande se lit en partie comme suit :

[Traduction]

[…]

  1. Nous croyons savoir que, conformément à la décision rendue par la Commission le 28 avril 2009, […] l’employeur a fixé le niveau de service à 100 % des 77 % consacrés à la prestation des services essentiels désignés. Nous aimerions recevoir toute la documentation, y compris les rapports et les analyses, concernant la décision de l’employeur de fixer le niveau de service à 100 % pour la prestation de ces services. Nous aimerions aussi obtenir des précisions sur le processus adopté par l’employeur pour arriver à cette décision, y compris la date à laquelle il l’a prise.

  2. Dans la lettre que nous vous avons adressée le 19 janvier 2010, nous réclamions une copie de « l’étude des temps et mouvements » réalisée par l’employeur, avec toute la documentation connexe utilisée dans le cadre de l’étude. L’annexe de deux pages de votre lettre du 5 février 2010 sur l’étude des temps et mouvements semble être un résumé préparé en réponse à notre demande du 19 janvier 2010. Toutefois, bien que nous vous sachions gré d’avoir transmis ce document sommaire, nous n’avons pas reçu l’étude des temps et mouvements elle-même, ni la documentation connexe qui a été utilisée dans son contexte. Par conséquent, nous vous répétons notre demande de nous faire parvenir tous les documents associés à l’étude des temps et mouvements, y compris l’étude elle-même.

[…]

8 Le défendeur a répondu le 22 février 2010 (pièce R-2) en ces termes :

[Traduction]

[…]

Vous savez fort bien que l’article 120 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique donne à l’Employeur le droit exclusif de déterminer le niveau de service. Nous estimons n’avoir aucune obligation de vous fournir des renseignements sur la détermination du niveau de service.

Une fois que vous aurez précisé à l’Employeur les points litigieux particuliers, tel que demandé dans notre correspondance antérieure, il sera mieux en mesure de déterminer quels autres renseignements il peut vous communiquer, s’il y a lieu.

[…]

9 Après avoir confirmé la nature du conflit entre les parties à la conférence de gestion des cas, la Commission leur a donné les instructions suivantes en vue de l’audience qui devait avoir lieu du 7 au 9 avril 2010 :

[Traduction]

[…]

Par suite de la conférence préparatoire à l’audience, la Commission a cerné les questions préliminaires qu’elle doit trancher.

L’agent négociateur a demandé à l’employeur de lui communiquer ce qui suit :

« […] toute la documentation, y compris les rapports et les analyses, concernant la décision de l’employeur de fixer le niveau de service à 100 % pour la prestation de ces services [et] des précisions sur le processus adopté par l’employeur pour arriver à cette décision, y compris la date à laquelle il l’a prise. »

L’employeur est parti du principe qu’il n’a « […] aucune obligation de […] fournir de l’information sur la détermination du niveau de service. »

La Commission a décidé de profiter de l’audience à venir pour examiner les observations des parties sur les questions suivantes :

1.       L’agent négociateur demande-t-il des renseignements d’une pertinence défendable eu égard à une décision que la Commission a la compétence de rendre en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique?

2.       Pour plus de certitude, la Commission a-t-elle compétence pour déterminer si l’employeur s’est conformé à la Loi lorsqu’il a établi le niveau auquel les services essentiels désignés dans Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (groupe Services des programmes et de l’administration), 2009 CRTFP 55, doivent être offerts au public?

[…]

10 La Commission a également informé les parties qu’elle allait [traduction] « entendre à l’audience toute autre demande de divulgation à venir ».

11 L’audience a eu lieu les 7 et 8 avril 2010. Les parties ont soumis des observations sur les deux questions mentionnées au paragraphe 9 de la présente décision, comme la Commission le leur avait enjoint. Après l’audience, la Commission a demandé aux parties de lui soumettre d’autres observations écrites. Conformément à mes instructions, les Services du greffe de la Commission ont écrit ce qui suit à l’adresse des parties le 16 avril 2010 :

[Traduction]

[…]

La Commission a décidé que d’autres observations des parties peuvent l’aider à trancher la question de sa compétence.

La demanderesse s’est fondée notamment sur l’article 36 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la « Loi ») pour étayer son allégation que la Commission a le pouvoir « […] de s’assurer que l’employeur s’est correctement prévalu de son pouvoir discrétionnaire » que lui confère l’article 120 de la Loi.

L’article 36 dispose que la Commission « exerce les pouvoirs et fonctions […] qu’implique la réalisation [des] objets [de la Loi] »

La Commission demande aux parties de lui soumettre d’autres observations écrites sur la question suivante :

Compte tenu des objets de la Loi, les pouvoirs que l’article 36 confère à la Commission sont-ils suffisamment généraux pour lui donner la compétence d’examiner la façon dont le défendeur a exercé son « droit exclusif » de déterminer le niveau de service en application de l’article 120?

La demande de la Commission ne devrait nullement être interprétée comme une indication qu’elle a décidé que la détermination du niveau de service par le défendeur en application de l’article 120 de la Loi peut faire l’objet d’une forme quelconque d’examen. La Commission continue d’étudier cette question sur la base des observations déjà soumises par les parties. Cette demande-ci porte expressément sur la portée et sur la nature du pouvoir dont la Commission est investie par l’article 36 de la Loi. La Commission croit qu’elle pourrait bénéficier des observations plus détaillées des parties à ce sujet.

[…]

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

12 La présente décision porte seulement sur les questions préliminaires déjà mentionnées dans les paragraphes qui précèdent.

II. Résumé de l’argumentation

13 J’ai admis quatre pièces avec le consentement des parties, qui sont tombées d’accord pour dire qu’il n’était pas nécessaire de produire de preuve orale. Le processus d’audience est donc passé directement à la présentation de leurs arguments sur les questions préliminaires.

14 Les deux parties ont soumis des observations écrites à l’audience et les ont complétées en présentant d’autres arguments de vive voix. Pour chacune des parties et à tour de rôle, je présente ici un résumé des observations écrites, puis reprends les arguments supplémentaires présentés de vive voix que j’ai trouvé les plus pertinents. Je vais également résumer séparément les arguments écrits des parties sur la question concernant l’article 36 de la Loi que la Commission a posée après l’audience.

A. Pour la demanderesse

1. Arguments écrits

15 La demanderesse soutient que les renseignements dont elle demande la divulgation sont d’une pertinence défendable dans une affaire relevant de la compétence de la Commission. Quand elle exerce sa compétence d’administration de la Loi, plus particulièrement en vertu des articles 36 et 123, la Commission conserve le pouvoir de s’assurer que les parties satisfont à leurs obligations sous le régime de la Loi. En ce qui concerne l’article 120, elle ne peut pas dicter au défendeur le résultat de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de détermination du niveau de service auquel les services essentiels seront offerts. Néanmoins, elle doit veiller à ce qu’il exerce ce pouvoir en tenant compte des faits dont il dispose et à ce qu’il n’en abuse pas en se fondant sur des considérations non pertinentes ou en évitant de tenir compte de considérations pertinentes. Les renseignements que la demanderesse réclame sont directement liés à ces questions et doivent par conséquent lui être communiqués.

16 La Commission estime que le critère justifiant la divulgation est la pertinence défendable. L’alinéa 40(1)h) de la Loi dispose que la Commission peut « obliger […] toute personne à produire les documents ou pièces qui peuvent être liés à toute question dont elle est saisie ».

17 La Commission a appliqué le critère de la pertinence défendable dans plusieurs décisions récentes, en soulignant que les exigences justifiant la divulgation de documents sont moins rigoureuses que celles qui s’appliquent à l’admissibilité d’éléments de preuve. La question de la divulgation doit être tranchée avant la présentation d’arguments sur la pertinence des documents et sur le poids qui doit leur être accordé : voir par exemple Bremsak c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2009 CRTFP 103, au paragraphe 45, et Bratrud c. Bureau du surintendant des institutions financières Canada, 2004 CRTFP 10, au paragraphe 103. L’exigence minimale de la « pertinence défendable » a également été appliquée par d’autres commissions et conseils des relations de travail, notamment par le Conseil canadien des relations industrielles dans Air Canada (Re), [1999] CCRI no 3, au paragraphe 28, et par la Commission des relations de travail de l’Ontario dans Mancinelli, [2010] O.L.R.D. No. 590 (QL).

18 La demanderesse reconnaît que l’article 120 de la Loi donne au défendeur le pouvoir discrétionnaire de déterminer le niveau auquel un service essentiel est offert au public. Toutefois, il est bien établi qu’un pouvoir discrétionnaire illimité ne saurait exister. Même le pouvoir discrétionnaire le plus étendu qu’une loi peut accorder comporte certaines limites. En l’espèce, la demanderesse maintient que le défendeur, en tant que délégataire d’un pouvoir légal, était tenu d’exercer son pouvoir discrétionnaire de détermination du niveau de service après avoir tenu compte des circonstances particulières de l’affaire et en gardant à l’esprit la raison d’être des dispositions sur les services essentiels de la Loi. Ne pas le faire aurait sapé le prétendu exercice de son pouvoir discrétionnaire et aurait contraint la Commission à s’assurer qu’il avait respecté ses obligations : D. Jones et A. de Villars, Principles of Administrative Law, 5e édition, Carswell (ci-après appelé « Jones et de Villars »), à la page 174.

19 Le droit canadien a établi le principe que même les pouvoirs discrétionnaires apparemment illimités sont assujettis à des principes de droit administratif conçus pour éviter un abus de leur exercice. Jones et de Villars répartissent les raisons de limiter les pouvoirs discrétionnaires en cinq grandes catégories, soit s’ils sont exercés : 1) dans une intention répréhensible, à des fins non autorisées ou cachées, de mauvaise foi ou pour des considérations non pertinentes; 2) en se fondant sur des données inadéquates, sans avoir les faits ou en faisant fi des considérations pertinentes; 3) de façon à obtenir un résultat répréhensible qui peut être déraisonnable, discriminatoire, rétroactif ou incertain, dans la pratique; 4) en interprétant mal la loi; 5) en entravant le pouvoir discrétionnaire lui-même par l’adoption d’une politique ou la conclusion d’un marché.

20 Chacune de ces cinq catégories correspond à un ensemble de principes dont la violation sape l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur délégué. Par exemple, les tribunaux canadiens ont depuis longtemps statué qu’une personne exerçant un pouvoir discrétionnaire prévu par une loi ne peut le faire à des fins non autorisées, de mauvaise foi ou en se basant sur des considérations non pertinentes. Dans l’arrêt jurisprudentiel Roncarelli v. Duplessis, [1959] S.C.R. 121 (non traduit en français), la Cour suprême du Canada a expliqué la nature limitée du pouvoir discrétionnaire en ces termes :

[Traduction]

[…]

Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’une « dicrétion » absolue et sans entraves, c’est-à-dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de la commission [des alcools du Québec] ne sont peut-être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des exceptions que l’on doit toujours sous-entendre. La « discrétion » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption.

[…]

21 Les catégories d’abus du pouvoir discrétionnaire précédemment énoncées sont pertinentes en l’espèce. Par exemple, se fonder sur des données insuffisantes ou ne pas faire entrer en ligne de compte des considérations pertinentes est incompatible avec l’exercice du pouvoir discrétionnaire découlant d’une loi. À cette fin, Jones et de Villars expliquent, à la page 189, que les considérations pertinentes peuvent comprendre des facteurs qui ne sont pas explicitement énoncés dans la loi. En outre, il est reconnu qu’un décideur délégué ne peut entraver son pouvoir discrétionnaire; il doit l’exercer. Jones et de Villars l’expliquent en ces termes à la page 198 :

[Traduction]

[…]

L’existence du pouvoir discrétionnaire implique l’absence d’une règle dictant le résultat dans chaque cas; l’essence du pouvoir discrétionnaire signifie qu’il peut être exercé différemment dans chaque cas. Chaque cas doit être étudié individuellement, selon les faits qui lui sont propres.

[…]

W. Wade et C. Forsyth, dans Administrative Law, 8e éd. (« Wade et Forsyth »), à la page 328, confirment le même principe en l’exprimant ainsi :

[Traduction]

[…]

Il est une règle fondamentale dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire selon laquelle ce pouvoir doit être exercé au cas par cas, chaque affaire devant analysée en fonction des faits et tranchée comme l’intérêt public l’exige à ce moment-là.

Voir aussi Lloyd v. British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), [1971] B.C.J. No. 675 (QL).

22 Pour illustrer l’application de ce principe, la demanderesse a cité les limites qu’imposait à l’exercice du pouvoir discrétionnaire l’ancienne Loi sur l’emploi dans la fonction publique, (l’« ancienne LEFP ») L.R.C. (1985), ch. P-33. Avant l’introduction des modifications de 1993, l’ancienne LEFP accordait à la Commission de la fonction publique (CFP) de vastes pouvoirs discrétionnaires pour déterminer si quelqu’un pouvait faire appel d’une nomination par concours restreint. L’alinéa 21b) limitait le droit de porter plainte aux personnes « dont les chances d’avancement, de l’avis de la Commission, [étaient] ainsi amoindries ». En dépit des grands pouvoirs discrétionnaires dont la CFP était investie par l’ancienne LEFP, la Cour fédérale a jugé à maintes reprises que cela ne lui permettait pas d’entraver son pouvoir discrétionnaire ni de fonder son opinion sur des considérations non pertinentes : voir Canada (Procureur général) c. Canada (Commission de la fonction publique, Direction des appels et des enquêtes, président), [1984] A.C.F. no 1014 (C.A.) (QL) et Yergeau c. Comité d’appel de la Commission de la fonction publique, [1978] 2 C.F. 129 (C.A.).

23 En outre, la Cour suprême a toujours conclu que le délégataire d’un pouvoir légal ne pouvait exercer ce pouvoir de manière arbitraire. Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 104, elle a confirmé que « […] le droit public se soucie à juste titre d’empêcher l’exercice arbitraire du pouvoir délégué ». Elle a réitéré le principe voulant que les organismes publics dont les pouvoirs découlent d’une loi doivent les exercer conformément aux règles de droit administratif énoncées dans son arrêt antérieur, Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653.

24 L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire peut également soulever des problèmes d’équité procédurale. Dans Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, la Cour suprême se prononçait sur une affaire dans laquelle le directeur d’un pénitencier avait le pouvoir discrétionnaire d’imposer la ségrégation de détenus s’il était « convaincu » que c’était nécessaire pour le maintien de l’ordre dans l’établissement ou dans l’intérêt des détenus. La Cour suprême a conclu, au paragraphe 21, qu’à cause des effets graves que sa décision était susceptible d’avoir sur les détenus, l’équité procédurale exigeait que le directeur du pénitencier les informe de ses raisons et qu’il leur donne la possibilité de lui présenter des arguments.

25 De même, il est établi que les décisions portant sur le pouvoir discrétionnaire de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) en ce qui concerne la prorogation du délai de présentation d’une plainte de droits de la personne sont assujetties aux principes du droit administratif. Par exemple, la CCDP doit examiner chaque demande en fonction de ses circonstances, en tenant compte de tous les éléments pertinents qu’on lui soumet : Richard c. Canada (Conseil du Trésor), 2008 C.F. 789, aux paragraphes 9, 16 et 17.

26 Les principes du droit administratif susmentionnés s’appliquent également à la décision du législateur de déléguer un pouvoir discrétionnaire au défendeur en vertu de la Loi. En déclarant à l’article 120 que le défendeur a le droit de fixer « […] le niveau auquel un service essentiel doit être fourni » [je souligne], le législateur a clairement exprimé l’intention que le défendeur doive exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte des faits dans chaque cas. L’article 120 doit aussi être interprété au regard du régime législatif plus large qui est censé protéger l’existence d’un véritable droit de grève pour les employés, lequel droit n’est limité que dans une mesure nécessaire au maintien de la sécurité et de la protection du public.

27 En appliquant la Loi, la Commission a la responsabilité de veiller à ce que le défendeur s’acquitte de son obligation de fixer le niveau de service conformément à l’article 120. Lorsqu’il abuse de son autorité dans ce contexte, par exemple en exerçant son pouvoir discrétionnaire sans tenir compte des circonstances particulières du cas, sa décision est fautive, alors qu’il doit déterminer correctement le niveau auquel le service essentiel doit être fourni.

28 Le pouvoir de la Commission de statuer sur les questions liées à la prestation des services essentiels découle de l’article 123 de la Loi. Le paragraphe 123(3) lui donne le pouvoir de trancher toute question sur laquelle les parties ne se sont pas entendues et qui peut être incluse dans une ESE. Le paragraphe 123(4) limite ce pouvoir en précisant que l’ordonnance de la Commission « […] ne peut obliger l’employeur à modifier le niveau auquel un service essentiel doit être fourni à tout ou partie du public, notamment dans quelle mesure et selon quelle fréquence il doit être fourni ».

29 La restriction expresse énoncée au paragraphe 123(4) de la Loi souligne la portée du pouvoir discrétionnaire dont le paragraphe 123(3) investit autrement la Commission. Tout comme dans le cas de son pouvoir d’appliquer par ailleurs les dispositions de la Loi traitant des services essentiels, lequel englobe son pouvoir d’ordonner au défendeur de déterminer le niveau de service à une date donnée et son pouvoir de définir le service essentiel en question, la Commission conserve la compétence de s’assurer que le défendeur exerce son pouvoir discrétionnaire dans la légalité et sans abuser de ce pouvoir.

30 Ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire à la lumière des faits qui lui sont présentés équivaut pour le défendeur à refuser de l’exercer. Dans un cas comme dans l’autre, la Commission conserve le pouvoir de veiller à ce que le défendeur satisfasse aux obligations énoncées dans les dispositions sur les services essentiels de la Loi. Le pouvoir de la Commission de rendre les ordonnances nécessaires à la réalisation des objets de la Loi est confirmé par l’article 36, qui se lit comme suit :

36.La Commission met en oeuvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle-ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en rendant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle-ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

31 La Commission a récemment confirmé que les pouvoirs que lui confèrent les articles 36 et 40 de la Loi doivent être interprétés d’une manière compatible avec son régime législatif global, ce qui comprend les pouvoirs implicites nécessaires à la réalisation des objets de la Loi :Quadrini c. Agence du revenu du Canada et Hillier, 2009 CRTFP 104, aux paragraphes 84 et 90. Dans cette affaire-ci, les pouvoirs de la Commission comprennent nécessairement celui de s’assurer que le défendeur a correctement exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 120 de la Loi.

32 En somme, la Loi donne à la Commission le pouvoir discrétionnaire de la mettre en œuvre et de rendre les décisions nécessaires à ses objets. Bien que la Commission ne puisse dicter au défendeur le résultat précis de la décision qu’il prend quant au niveau auquel un service essentiel doit être fourni, elle a le pouvoir de veiller à ce qu’il se penche sur les questions en jeu dans le cas qui lui est soumis et qu’il tienne compte des considérations pertinentes. En l’espèce, les documents et les autres éléments de preuve relatifs aux détails de la décision du défendeur de fixer le niveau de service à 100 % sont d’une pertinence défendable pour ce qui est d’évaluer s’il a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en fonction des faits dont il disposait. Ces documents doivent donc être divulgués.

2. Autres arguments présentés de vive voix

33 Selon la demanderesse, la Commission a établi que sa désignation des services essentiels est un facteur pertinent dont le défendeur doit tenir compte au moment de fixer le niveau de service : Service Canada, paragraphe 76. Cela soulève la question de savoir si le défendeur a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui donne l’article 120 de la Loi en tenant compte de la façon dont la Commission a défini les services essentiels au paragraphe 110 de Service Canada.

34 Quand le défendeur exerce son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 120 de la Loi, il importe aussi qu’il tienne compte de l’importance – sur laquelle la Commission insiste depuis sa décision dans Alliance de la Fonction publique du Canada c. Agence Parcs Canada, 2008 CRTFP 97 ( « Parcs »), au paragraphe 151 – de préserver l’équilibre entre la protection de l’intérêt public et celle du droit de grève. Cet équilibre ne saurait être rompu par un défendeur qui déterminerait le niveau de service de mauvaise foi, en se basant sur des considérations non pertinentes ou en n’exerçant pas son pouvoir discrétionnaire. Par exemple, l’application d’une règle fixe dans la détermination du niveau de service aurait pour effet d’entraver le pouvoir discrétionnaire du défendeur. Si sa détermination que les services essentiels seront maintenus à 100% résultait d’une politique ou d’une règle inébranlable qui ne tient pas compte des faits particuliers de l’espèce, cette détermination serait fallacieuse.

35 Le Parlement a clairement indiqué à l’article 36 de la Loi que c’est à la Commission et non aux tribunaux de la mettre en œuvre. L’exercice du pouvoir de rendre des décisions sur le contenu d’une ESE dont la Commission est investie par l’article 123 doit être interprété au sens large, à la lumière de l’article 36. La demanderesse soutient que le paragraphe 123(2) impose aux deux parties l’obligation d’agir de bonne foi :

123. (2) La Commission peut attendre, avant de donner suite à la demande, d’être convaincue que l’employeur et l’agent négociateur ont fait tous les efforts raisonnables pour conclure une entente sur les services essentiels.

Si la Commission ne peut, aux termes du paragraphe 123(4), obliger « […]l’employeur à modifier le niveau auquel un service essentiel doit être fourni à tout ou partie du public », elle n’en demeure pas moins tenue d’assurer l’application de bonne foi des dispositions sur les services essentiels de la Loi, de sorte qu’elle peut rendre des ordonnances exigeant la conformité à ces aspects pertinents de la Loi, s’il y a lieu.

36 Si la Commission devait constater des circonstances du genre de celles qui sont décrites dans Jones et de Villars qui lui feraient douter que le défendeur exerce correctement son pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 120 de la Loi, elle ne serait pas en mesure de changer le niveau de service qu’il aurait fixé, puisqu’elle ne peut manifestement pas lui dicter les résultats. Toutefois, elle pourrait rendre une décision déclarant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du défendeur aux termes de l’article 120 était fautif (parce qu’entaché de mauvaise foi, par exemple, ou entravé par l’application d’une politique), déclarer la détermination nulle et obliger le défendeur à fixer à nouveau le niveau de service. Le rôle de la Commission consiste à surveiller la façon dont le défendeur exerce son pouvoir discrétionnaire ainsi qu’à faire en sorte que ce pouvoir soit exercé compte tenu des objets de la Loi.

37 En clair, l’article 120 de la Loi ne laisse nullement entendre que le défendeur peut exercer son pouvoir discrétionnaire en contravention de la loi. Il ne permet pas au défendeur d’user de sa discrétion à sa guise. La règle de droit exige que tout pouvoir légal soit exercé de bonne foi et d’une manière conforme aux objets de la loi.

38 Pour résumer, la demanderesse a soutenu que la Commission peut être saisie de toute question faisant partie intégrante du processus de conclusion d’une ESE en application de l’article 123 de la Loi et que toutes ces questions relèvent du pouvoir résiduel dont elle est investie par l’article 36. La façon dont le défendeur exerce son pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 120 doit être implicite à la réalisation des objets de la Loi, comme le prévoit l’article 36. La demanderesse a le droit d’être convaincue que le défendeur a exercé son pouvoir discrétionnaire de bonne foi et à des fins appropriées. Elle a demandé comment il pouvait être incompatible avec les objectifs sous-jacents de la Loi qu’on lui refuse l’accès à des renseignements sur l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.

39 En réponse à une question de la Commission sur le sens et l’importance de l’expression « droit exclusif », à l’article 120 de la Loi, la demanderesse est retournée à l’exemple du pouvoir discrétionnaire de la CFP sous le régime de l’ancienne LEFP, en soulignant que l’article 8 de cette loi conférait à la CFP « […] de façon exclusive le droit et l’autorité de nommer à des postes de la Fonction publique ». Dans Ethier c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC)), [1992] 1 C.F. 109 (P.I.), la Cour fédérale a déclaré ce qui suit, aux pages 11 et 13 :

[…]

En dépit du fait que la Loi semble conférer à la Commission le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il convient de recruter à l’interne ou à l’externe, il est clair qu’en exerçant ce pouvoir, qui peut être considéré de nature administrative, le décideur doit, dans certaines situations, respecter l’équité procédurale (Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311). Cette obligation découle du fait que les décideurs sont des organismes publics qui tirent leurs pouvoirs de la loi et qui doivent, de ce fait, les exercer conformément aux préceptes du droit administratif.

[…]

Il est bien établi en droit que les articles 8 et 11 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique ne confèrent pas une discrétion absolue à la Commission et que celle-ci doit exercer ses pouvoirs de façon raisonnable, en faisant preuve de bonne foi et en tenant compte des éléments pertinents (voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la page 1076; Padfield v. Minister of Agriculture, Fisheries and Food, [1968] A.C. 997 (H.L.)).

[…]

(La demanderesse a également produit l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Ethier c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC)), [1993] 2 C.F. 659 (C.A.).

3. Article 36 de la Loi

40 La demanderesse maintient que l’article 36 de la Loi investit la Commission de pouvoirs suffisants pour examiner la façon dont le défendeur exerce son pouvoir discrétionnaire de fixation du niveau de service. L’article 36 a été interprété largement pour veiller à ce que l’administration du régime fédéral des relations de travail dans la fonction publique soit compatible tant avec l’intention du législateur qu’avec les objets de la Loi. Dans le contexte de la présente affaire, ces objets exigent la protection d’un véritable droit de grève et la promotion d’un processus efficace de négociation collective. Ils confirment l’importance du rôle de la Commission de veiller à ce que les dispositions sur les services essentiels de la Loi soient correctement appliquées, et notamment de s’assurer que le défendeur exerce le pouvoir discrétionnaire dont il est investi par l’article 120 conformément aux obligations imposées à tout délégataire d’un pouvoir légal.

41 En plus du large éventail de pouvoirs que lui confèrent d’autres dispositions de la Loi, la Commission est investie, en vertu de l’article 36, du vaste pouvoir résiduel d’exercer tous les pouvoirs ou d’accomplir toutes les fonctions qu’impliquent les objets de la Loi. Ce pouvoir résiduel est compatible avec la reconnaissance par la Cour suprême que l’ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (l’« ancienne Loi ») avait établi un régime complet de règlement des conflits en matière de relations de travail dans la fonction publique fédérale, dans Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, aux paragraphes 13, 16 et 17. Bien que Vaughan ait été rendu dans le contexte d’un arbitrage de grief sous le régime de l’ancienne Loi, sa conclusion s’applique tout autant à tous les aspects de la Loi, notamment à ses dispositions sur les services essentiels. Par conséquent, l’article 36 doit être interprété avec en tête l’intention du législateur, qui voulait que tous les aspects des dispositions sur les services essentiels de la Loi soient couverts par la Commission.

42 La Commission et les tribunaux fédéraux ont maintes fois confirmé le pouvoir résiduel de la Commission de prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que la Loi soit mise en œuvre conformément à ses objets et à son régime global.

43 Dans Canada c. IPFPC, [1980] 2 C.F. 295 (C.A.), la Cour d’appel fédérale a confirmé le pouvoir de la Commission de déterminer si des personnes données avaient été correctement désignées comme occupant un poste de direction ou de confiance en dépit de l’argument de l’employeur qui prétendait que ces personnes étaient automatiquement désignées en vertu des alinéas a) et b) de la définition de « personne occupant un poste de direction ou de confiance » de l’ancienne Loi. La Cour d’appel fédérale s’est fondée sur le pouvoir de la Commission d’exercer les pouvoirs qu’implique la réalisation des objets de l’ancienne Loi pour statuer que son exercice du pouvoir contesté était raisonnablement nécessaire à la bonne administration de l’ancienne Loi.

44 Dans Association canadienne du contrôle du trafic aérien c. La Reine du chef du Canada représentée par le Conseil du Trésor, [1985] 2 C.F. 84 (C.A.), à la page 5, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’absence dans l’ancienne Loi d’une disposition expresse imposant un devoir de représentation juste aux agents négociateurs n’empêchait nullement la Commission de surveiller la conduite d’un agent négociateur à cet égard. (La Commission avait soutenu que l’existence d’un devoir de représentation juste était compatible avec le régime de l’ancienne Loi.)

45 Dans Canada (Procureur général) c. O’Leary, 2008 C.F. 212, aux paragraphes 8 à 11, 13, 14 et 17, la Cour fédérale a maintenu la décision qu’un arbitre avait rendue en vertu de l’ancienne Loi, en ordonnant qu’un fonctionnaire s’estimant lésé soit réintégré dans son ancien poste et qu’on le dédommage de toute perte subie au titre du traitement et des avantages sociaux. Le procureur général avait maintenu que la décision de l’arbitre équivalait à toutes fins utiles à un décret de nomination, alors que ce pouvoir incombait exclusivement à la CFP sous le régime de l’ancienne LEFP. En rejetant la demande de contrôle judiciaire, la Cour s’est fondée sur le pouvoir de la Commission de rendre les ordonnances qu’impliquait la réalisation des objets de l’ancienne Loi, en jugeant que ce « […]généreux octroi d’un pouvoir de réparation » reflétait l’intention du législateur de concevoir des réparations efficaces qui s’appliquent expressément à chaque affaire.

46 Dans Quadrini, aux paragraphes 84 et 90, les défendeurs contestaient le pouvoir de la Commission de décider si un document était protégé par le secret professionnel de l’avocat. La Commission a conclu que les pouvoirs que lui confèrent les articles 36 et 40 de la Loi doivent être interprétés d’une manière compatible avec l’ensemble du régime législatif, lequel prévoit entre autres les pouvoirs implicites nécessaires à la réalisation des objets de la Loi. Elle a donc jugé que l’absence d’une disposition lui accordant explicitement le pouvoir de déterminer elle-même si un document était protégé par le secret professionnel de l’avocat ne l’empêchait pas d’examiner les documents visés dans ce but. (Quadrini fait actuellement l’objet d’un contrôle judiciaire.)

47 Dans Rostrust Investments Inc. c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 4266-05 et al., 2005 CRTFP 1, au paragraphe 16, la Commission a souligné qu’on ne peut se fonder sur une disposition prévoyant des pouvoirs généraux pour invoquer un pouvoir déjà prévu par une disposition précise. Dans cette affaire, un ancien employeur avait tenté d’importer dans l’ancienne Loi une nouvelle définition de la notion d’employeur, en dépit du fait que celle-ci en renfermait déjà une définition claire. En ce qui concerne la présente affaire, rien dans la Loi ne précise expressément les obligations imposées aux délégataires d’un pouvoir légal conféré en vertu de la section 8 ou de toute autre partie de la Loi.

48 La demanderesse m’a également renvoyé à deux décisions rendues sous le régime de la Loi sur les relations de travail au Parlement, L.R.C. (1985), ch. 33 (2e suppl.) (LRTP), qui portaient sur l’exercice du pouvoir résiduel de la Commission, soit Beaulne c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2009 CRTFP 10, au paragraphe 277, et Association des employés des services de sécurité de la Chambre des communes c. Chambre des communes du Canada, dossiers de la CRTFP 447-HC-3 et 469-HC-9(19960708).

49 Selon la demanderesse, les décisions qu’elle a citées démontrent que l’article 36 de la Loi, à l’instar des dispositions comparables de l’ancienne Loi et de la LRTP, a été interprété au sens large de façon à investir la Commission d’un large pouvoir de mise en œuvre de la Loi pour en promouvoir les objets et la raison d’être. Ce pouvoir permet à la Commission d’obtenir des renseignements sur des questions autrement abordées par la Loi ou dont la détermination est du ressort exclusif de l’employeur, pour autant que la Commission n’usurpe pas de pouvoir conféré par une loi. Dans Association canadienne du contrôle du trafic aérien c. Canada (Conseil du Trésor), [1982] 1 R.C.S. 696 (« ACCTA ») et dans Beaulne, la Commission est allée jusqu’à exercer son pouvoir résiduel pour faire reconnaître un droit fondamental, le devoir de représentation juste. Dans la présente affaire, les droits fondamentaux que la demanderesse revendique, des droits qui restreignent la façon dont tout délégataire d’un pouvoir légal peut user de sa discrétion, sont reconnus par la common law. La demanderesse n’invoque donc l’article 36 que pour forcer le respect des obligations déjà existantes du défendeur.

50 Les objets de la Loi comprennent l’établissement d’un régime de négociation collective efficace qui maintienne la confiance et le respect mutuels des parties. Le préambule de la Loi reconnaît l’importance de la négociation collective comme véhicule pour assurer « […] l’expression de divers points de vue dans l’établissement des conditions d’emploi ». Ces objectifs législatifs sont indissociables des droits permettant aux parties de recourir effectivement aux mécanismes prévus par la Loi, comme le droit de grève.

51 Si la Commission n’arrive pas à faire en sorte que le défendeur n’abuse pas de son pouvoir de fixer le niveau de service, il en résultera une remise en question de l’intégrité du régime des services essentiels et, par extension, du système de négociation collective établi sous le régime de la Loi. L’importance du maintien d’un droit de grève effectif exige de la Commission qu’elle s’assure que le défendeur fixe le niveau de service de bonne foi, en exerçant son pouvoir discrétionnaire seulement après avoir tenu compte des circonstances particulières de la situation.

52 Qui plus est, permettre au défendeur de se comporter de façon arbitraire en limitant le droit de grève saperait l’équilibre qui est censé être maintenu entre le droit des fonctionnaires de faire grève et la nécessité de maintenir les services indispensables à la sécurité et à la protection du public : voir Parcs, aux paragraphes 150 à 153. Plus particulièrement, une décision du défendeur de fixer arbitrairement le niveau de service à 100 % sans tenir compte des circonstances particulières qu’on lui a signalées aurait pour effet de réduire grandement l’efficacité du droit de grève des fonctionnaires. Quant aux objets de la Loi, l’article 36 reconnaît à la Commission le pouvoir d’examiner la façon dont le défendeur exerce son pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 120 et de veiller à ce que toute crainte relative à l’exercice de ce pouvoir soit rapidement et efficacement dissipée.

53 Le fait que le Parlement ait accordé à l’employeur un « droit exclusif » de fixer le niveau de service, à l’article 120 de la Loi, n’infirme pas cette analyse. Dans Canada (Procureur général) c. Leonarduzzi, 2001 CFPI 529, aux paragraphes 37 et 38, la Cour fédérale a jugé que la Commission avait compétence pour vérifier le bien-fondé de la prétention de l’employeur qu’un renvoi en cours de stage était lié à l’emploi. Le paragraphe 92(3) de l’ancienne Loi interdisait « […] le renvoi à l’arbitrage d’un grief portant sur un licenciement sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique ». En dépit de la protection accordée à son pouvoir exclusif de renvoi en cours de stage, l’employeur était tenu d’avancer des preuves démontrant que sa décision de renvoyer un fonctionnaire reposait sur un motif « lié à l’emploi » afin qu’elle puisse être assujettie à l’ancienne LEFP. Si tel était le cas, le fardeau de la preuve venait échoir au fonctionnaire, à qui il incombait alors de démontrer que la décision de l’employeur était entachée de mauvaise foi ou que c’était une « duperie » ou un « camouflage »; voir Chaudhry c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2005 CRTFP 72, aux paragraphes 105 à 108 (maintenue, 2007 C.F. 389 et 2008 CAF 61).

54 En l’espèce, la demanderesse ne réclame pas un nouvel examen du bien-fondé de la détermination du niveau de service par le défendeur. Elle veut simplement lui faire démontrer qu’il a exercé son pouvoir prévu à l’article 120 de la Loi d’une manière satisfaisant aux obligations de common law imposées à tous les délégataires d’un pouvoir légal, autrement dit de bonne foi et en tenant compte des objets généraux du régime législatif et des faits qui lui étaient présentés. Comme dans Leonarduzzi, le défendeur doit avancer des preuves satisfaisant à ces exigences fondamentales pour que sa décision puisse relever du droit exclusif dont il est investi par l’article 120.

55 En résumé, veiller à ce que l’employeur exerce son pouvoir discrétionnaire d’une façon qui ne viole pas ses obligations de common law est clairement compatible avec les objets de la Loi de par le rôle fondamental que la détermination du niveau de service joue dans le cheminement analytique exposé par la Commission dans Parcs. La Commission a le pouvoir de s’assurer que les dispositions sur les services essentiels de la Loi sont mises en œuvre et appliquées correctement, dans une large mesure comme la jurisprudence invoquée par la demanderesse démontre qu’elle peut exercer le même pouvoir à l’égard d’autres dispositions de la Loi. En fait, le pouvoir de la Commission de vérifier comment le défendeur a exercé le droit exclusif que lui donne l’article 120 est analogue à son pouvoir de le contraindre à exercer son droit exclusif pour déterminer le niveau de service auquel le service essentiel sera offert, s’il refuse d’exercer ce droit.

B. Pour le défendeur

1. Arguments écrits

56 Le 29 septembre 2009, la demanderesse a informé le défendeur qu’il ne lui avait pas expliqué à sa satisfaction ses propositions d’identification des ASC chargés d’offrir les services essentiels (pièce A-1). Elle a réclamé l’intervention de la Commission, sans toutefois préciser ses préoccupations. Lors d’une réunion tenue le 7 janvier 2010, le défendeur a fourni d’autres explications à la demanderesse et lui a remis de la documentation sur la méthode qu’il avait employée pour déterminer le nombre de postes d’ASC proposés. Cette fois-là encore, la demanderesse n’a pas précisé quelles propositions du défendeur elle contestait. Elle ne l’a toujours pas fait à ce jour. Elle a préféré réclamer à la Commission une ordonnance de divulgation portant sur la fixation du niveau de service par le défendeur en application de l’article 120 de la Loi (pièce A-2).

57  Le défendeur estime en toute déférence que la Commission doit statuer sur trois questions. 1) Dans le contexte d’une demande fondée sur l’article 123 de la Loi, la Commission a-t-elle compétence pour se pencher sur la façon dont le défendeur exerce le pouvoir que lui confère l’article 120? 2) Les renseignements réclamés par la demanderesse ont-ils une pertinence défendable à l’égard de « […]toute question [que les parties n’ont] pas réglée et qui peut figurer dans une [entente sur les services essentiels] »? 3) La Commission a-t-elle compétence pour décider si le défendeur s’est conformé à la Loi lorsqu’il a fixé le niveau auquel les services essentiels désignés dans Service Canada doivent être offerts au public?

58 Le régime législatif de la section 8 de la Loiinvestit le défendeur du « […]droit exclusif de fixer le niveau auquel un service essentiel doit être fourni » et précise qu’aucune disposition de cette section « ne peut être interprétée de façon à porter atteinte à ce droit ». Bref, en pur droit administratif et conformément aux principes d’interprétation législative, la Commission n’a aucune compétence de surveillance à l’égard du défendeur dans l’exercice de ce pouvoir que la Loi lui confère.

59 Le pouvoir fondamental de la Commission, qui découle de l’article 123 de la Loi, consiste à « […] statuer sur toute question [que les parties] n’ont pas réglée et qui peut figurer dans une [entente sur les services essentiels] ». Ce pouvoir n’est pas illimité. La Commission peut statuer seulement sur les « questions » qui peuvent figurer dans une ESE. Une ESE est entente obligatoire que le défendeur et la demanderesse doivent conclure aux termes d’une loi et dans laquelle sont précisés les types de postes compris dans l’unité de négociation qui sont nécessaires pour permettre au défendeur de fournir les services essentiels, le nombre de ces postes qui est nécessaire pour permettre au défendeur de fournir ces services et les postes en question. La détermination à laquelle le défendeur arrive en application de l’article 120 pour continuer d’offrir certains services essentiels au public à un certain niveau ne fait pas partie d’une ESE. Elle ne relève donc pas de la compétence de la Commission. En tant que tribunal administratif, la Commission est une entité d’origine législative qui ne saurait excéder les pouvoirs dont elle est investie par sa loi constituante.

60 Puisqu’elle ne peut pas décider si le défendeur s’est conformé à la Loi lorsqu’il a déterminé le niveau auquel les services essentiels fournis par les occupants de poste d’agent des services aux citoyens PM-01 de Service Canada doivent être offerts au public en cas de grève, la Commission n’a pas compétence pour exiger du défendeur qu’il communique des renseignements à la demanderesse sur cette détermination. Les renseignements dont la demanderesse réclame la divulgation ne sont pas pertinents pour une affaire du ressort de la Commission, et c’est pourquoi le défendeur lui demande de rejeter la requête de la demanderesse.

61 Le défendeur est d’avis que le régime législatif pertinent que la Commission doit interpréter comprend les dispositions suivantes de la Loi sur la gestion des finances publiques (LGFP), L.R.C. (1985), ch. F-11 :

7. (1) Le Conseil du Trésor peut agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard des questions suivantes :

[…]

b) l’organisation de l’administration publique fédérale ou de tel de ses secteurs ainsi que la détermination et le contrôle des établissements qui en font partie;

[…]

e) la gestion des ressources humaines de l’administration publique fédérale, notamment la détermination des conditions d’emploi;

[…]

11.1 (1) Le Conseil du Trésor peut, dans l’exercice des attributions en matière de gestion des ressources humaines que lui confère l’alinéa 7(1)e) :

a) déterminer les effectifs nécessaires à la fonction publique et assurer leur répartition et leur bonne utilisation;

En plus du paragraphe 4(1), de l’article 120 et des paragraphes 123(1) à (4) et 127(4) de la Loi, le défendeur m’a renvoyé à ses articles 6 et 7, qui se lisent comme suit :

6. La présente loi n’a pas pour effet de porter atteinte au droit ou à l’autorité du Conseil du Trésor conféré par l’alinéa 7(1)b) de la Loi sur la gestion des finances publiques.

7. La présente loi n’a pas pour effet de porter atteinte au droit ou à l’autorité du Conseil du Trésor ou d’un organisme distinct quant à l’organisation de tout secteur de l’administration publique fédérale à l’égard duquel il représente Sa Majesté du chef du Canada à titre d’employeur, à l’attribution des fonctions aux postes et aux personnes employées dans un tel secteur et à la classification de ces postes et personnes.

62 Le principe moderne d’interprétation législative exige que les termes des dispositions en question soient [traduction] « […][lus] dansleur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd., LexisNexis Canada Inc., chapitre 1 (« Sullivan ») et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, au paragraphe 26. Voir aussi ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4 (« ATCO »), aux paragraphes 37 et 48. La Cour suprême a déclaré qu’une analyse textuelle et téléologique peut aussi faciliter l’application du principe moderne d’interprétation législative : Hypothèques Trustco Canada. c. Canada, 2005 CSC 54, au paragraphe 10.

63 Le pouvoir conféré par l’article 120 de la Loi découle d’abord des articles 7 et 11.1 de la LGFP, puis des articles 6 et 7 de la Loi. Une interprétation téléologique et contextuelle de ces dispositions force la conclusion que le pouvoir du défendeur de déterminer le niveau auquel les services essentiels seront offerts au public est exclusif et n’est pas négociable entre les parties ni susceptible d’être examiné par la Commission. Sous le régime de la LGFP, le Conseil du Trésor en tant qu’employeur est investi du pouvoir d’agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard de toutes les questions liées à l’organisation de l’administration publique fédérale ainsi qu’à la détermination et au contrôle des établissements qui en font partie, de même qu’à la gestion des ressources humaines, incluant leur répartition et leur bonne utilisation. Le régime législatif de la Loi réserve pareillement ce pouvoir à l’employeur aux articles 6 et 7. Ces dispositions sur les droits de la direction ont été décrites comme des droits patronaux « exclusifs » et des prérogatives « intouchables » de l’employeur : voir Chong c. Canada (Conseil du Trésor), [1997] A.C.F. no 832 (P.I.) (QL) (pour les « droits patronaux exclusifs ») et A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] A.C.F. no 240 (C.A.) (QL) (pour la « prérogative intouchable »).

64 Déterminer le niveau de service en vue d’offrir les services essentiels est un aspect intrinsèque des droits de la direction réservés au défendeur, comme la Cour suprême l’a confirmé dans ACCTA. Le législateur a codifié, par la Loi, le raisonnement sous-jacent à cet arrêt.

65 Le sens grammatical et ordinaire de l’expression « droit exclusif » que le législateur a employée à l’article 120 de la Loi indique clairement que le pouvoir de déterminer le niveau de service était censé être réservé au seul défendeur. Le « droit » accordé lui est exclusif; il ne peut être exercé que par lui, à l’exclusion de quiconque. Le législateur a seulement précisé que la détermination du défendeur comprend « […] dans quelle mesure et selon quelle fréquence [le service] doit être fourni ». Le législateur a insisté davantage encore sur la nature exclusive du droit du défendeur en déclarant : « Aucune disposition de la présente section ne peut être interprétée de façon à porter atteinte à ce droit. »

66 Pour insister davantage et pour plus de clarté, le législateur a précisé au paragraphe 123(4) de la Loi que la Commission ne peut obliger l’employeur à modifier le niveau de service. Le niveau de service n’est pas une question qui relève de la compétence de la Commission.

67 Le paragraphe 123(3) de la Loi donne à la Commission le pouvoir de statuer sur « toute question » en litige pouvant figurer dans une ESE. L’expression « toute question » se rapporte aux seules questions pouvant figurer dans une ESE sous le régime du paragraphe 4(1), qui énumère de façon exhaustive le contenu d’une telle entente. Or le « niveau de service » ne fait pas partie de la liste.

68 Lorsqu’on les interprète globalement, dans leur sens commun et grammatical, les dispositions de la Loi mènent inexorablement à la conclusion que le niveau de service n’est pas une des questions sur lesquelles la Commission peut statuer en vertu du paragraphe 123(3). Cette interprétation est conforme à une interprétation téléologique et harmonieuse de la Loi. Toute autre interprétation en nierait ou en saperait la raison d’être. Sullivan souligne ce qui suit à la page 255 :

[Traduction]

[…]

[…] l’analyse téléologique part du principe, dans la mesure où le langage du texte le permet, que les interprétations qui sont compatibles avec la raison d’être de la législation ou qui lui sont propices devraient être retenues; les interprétations qui la nient ou qui la sapent devraient être évitées.

[…]

69 La raison d’être de la Loi dans son ensemble et de sa section 8 en particulier sont le mieux servies par une interprétation qui préserve la prérogative exclusive que l’article 120 reconnaît au défendeur. La Loi et sa section 8 en particulier sont de toute évidence des textes législatifs de politique publique qui établissent un régime soigneusement équilibré et calibré en vue de promouvoir l’exercice légitime du droit de négocier collectivement des fonctionnaires, tout en protégeant l’intérêt public général du maintien des services essentiels. Cela se reflète dans le préambule, qui se lit notamment comme suit :

[…]

Attendu :

que le régime de relations patronales-syndicales de la fonction publique doit s’appliquer dans un environnement où la protection de l’intérêt public revêt une importance primordiale;

[…]

[Je souligne]

En l’occurrence, l’intérêt en cause est l’intérêt public d’assurer le maintien des services essentiels en cas de grève, ce qui fait partie intégrante de la prérogative du défendeur.

70 Dans Parcs, la Commission a reconnu l’importance primordiale de l’intérêt public. Elle a également reconnu que l’article 120 de la Loi accorde au défendeur le pouvoir de prendre la décision d’intérêt public de fixer le niveau de service, en déclarant toutefois qu’il ne faudrait pas que la détermination du niveau de service par le défendeur soit substituée à sa propre décision définissant les services essentiels dans un premier temps (voir le paragraphe 190). Ce risque est inexistant en l’espèce puisque la Commission a déjà rendu sa décision sur les services essentiels.

71 Il n’entrait pas dans l’intention du législateur de faire du niveau de service une question à régler entre les parties. Le Parlement a expressément prévu que les parties s’entendraient plutôt sur les postes nécessaires à la prestation des services essentiels et sur le nombre de ces postes, comme le prévoit l’article 122 de la Loi. Même pour ces questions, le législateur a jugé bon de protéger la prérogative exclusive du défendeur en précisant que celui-ci n’est pas tenu de changer le cours normal de ses opérations, notamment en ce qui concerne les heures normales de travail et le matériel utilisé (voir l’article 121).

72 Les renseignements réclamés par la demanderesse ne sont pas pertinents pour une question sur laquelle la Commission peut statuer, notamment parce que la Loidispose que la Commission ne peut pas obliger le défendeur à changer le niveau de service. Si la Commission devait ordonner la divulgation de documents relatifs à la détermination du niveau de service, elle outrepasserait la compétence dont le législateur l’a investie.

73 Le défendeur a résumé sa position de la façon suivante :

[Traduction]

[…]

  • L’article 120 donne à l’employeur le droit exclusif de déterminer le niveau auquel un service essentiel doit être offert, y compris dans quelle mesure et à quelle fréquence il doit l’être.
  • Dans le contexte et pour les fins de la [Loi], c’est non seulement un droit de l’employeur, mais aussi un droit exclusif de l’employeur, comme le législateur l’a précisé.
  • Rien dans la section 8 de la Loi ne doit être interprété comme limitant ce droit. Cette injonction s’applique tant à l’obligation des parties de conclure une ESE qu’à la compétence de la Commission relativement à une ESE.
  • En vertu du paragraphe 123(4), le législateur a expressément interdit à la Commission d’obliger l’employeur à changer le niveau de service.
  • La détermination du niveau de service par l’employeur dans l’exercice du « droit exclusif » que lui confère l’article 120 de la [Loi] n’est pas de la compétence de la Commission.
  • Puisque la Commission n’a pas compétence, rien ne lui permet d’instruire la demande d’information que l’agent négociateur a présentée au sujet du niveau de service. Ce n’est tout simplement pas pertinent pour la question dont elle est saisie. La demande de l’agent négociateur vise quelque chose que la Commission n’a pas le pouvoir d’examiner, au regard de la [Loi].
  • La compétence générale dont la Commission est investie par l’alinéa 40(1)h) ne s’applique pas en l’occurrence. Cette compétence a pour but d’exiger la production de documents relatifs à toute question dont la Commission est saisie à n’importe quel stade d’une procédure. Il est donc logique que la Commission ne puisse ordonner la production de documents qu’à l’égard d’une question relevant vraiment de sa compétence. Ce n’est pas le cas de la détermination du niveau de service par l’employeur.

2. Autres arguments présentés de vive voix

74 Rien dans l’article 120 de la Loi n’établit de processus auquel le défendeur doit se conformer pour fixer le niveau de service. L’article 120 précise seulement que le défendeur détermine dans quelle mesure et selon quelle fréquence les services essentiels doivent être fournis. Il a satisfait à cette exigence dans sa lettre du 22 juin 2009 (pièce R-1). Le défendeur estime avoir fourni suffisamment de renseignements dans cette lettre. Il n’était pas tenu de donner plus d’explications, mais il a bel et bien fourni un complément d’information à la demanderesse.

75 Le pouvoir de la Commission prévu à l’article 36 de la Loi doit être interprété dans le contexte de l’ensemble du régime législatif. L’article 36 ne déroge pas à l’autorité exclusive conférée au défendeur par l’article 120. Si la Commission devait invoquer le pouvoir que lui accorde l’article 36 pour intervenir dans le processus de détermination du niveau de service, elle rendrait le paragraphe 123(4) vide de sens ou redondant.

76 Aucune des questions de processus énumérées par Jones et de Villars ne revêt de pertinence pour la décision que la Commission doit rendre en l’espèce. Dans son analyse de la jurisprudence citée par la demanderesse, la Commission doit prendre soin d’étudier la nature précise des pouvoirs discrétionnaires accordés par la loi qui sont examinés dans ces affaires. L’emploi de l’expression « droit exclusif » distingue l’article 120 de la Loi des autres dispositions législatives, et il faut accorder à cette expression le sens qu’elle a clairement. On ne trouve pas nécessairement d’expression comme celle-là dans d’autres lois accordant des pouvoirs discrétionnaires.

77 Si la Commission estime être habilitée à juger de la façon dont le défendeur exerce son pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 120 de la Loi, elle devrait interpréter ce pouvoir comme étant de la nature d’une décision stratégique de haut niveau où n’interviennent pas de considérations de justice naturelle ou d’équité procédurale.

78 Le défendeur a contesté la validité de l’analogie que la demanderesse a faite avec l’ancienne LEFP en déclarant que, contrairement à la Loi, l’ancienne LEFP offrait aux parties un recours permettant d’examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

79 Le défendeur n’a pas contesté que le critère de pertinence défendable est approprié pour évaluer une demande de divulgation. Il a toutefois maintenu que la demande doit viser une question sur laquelle la Commission a vraiment compétence, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

3. Article 36 de la Loi

80 L’article 36 de la Loi, qui est simplement une codification de la doctrine de common law de « compétence par implication nécessaire », ne peut être invoqué pour contourner l’intention manifeste du législateur d’attribuer des fonctions, des responsabilités et des pouvoirs. Alors que la Commission est investie du pouvoir global de statuer « sur toute question [que les parties] n’ont pas réglée et qui peut figurer » dans une ESE, l’employeur, lui, se fait confier le « droit exclusif » de déterminer le niveau auquel un service essentiel sera offert au public pour maintenir et protéger l’intérêt public. Le législateur est allé plus loin, en déclarant catégoriquement que rien sous le régime législatif des ESE « […] ne peut être interprété […] de façon à porter atteinte à ce droit [exclusif] » de l’employeur de fixer le niveau de service.

81 La Cour suprême s’est penchée sur la doctrine de compétence par implication nécessaire dans ATCO, en se demandant si la compétence générale de surveillance de l’Alberta Energy & Utilities Board (AEUB) sur les services de gaz et sur leurs propriétaires lui donnait le pouvoir d’approuver une proposition de répartition du produit de la vente d’un tel service. Elle a déclaré que, dans le domaine du droit administratif, les tribunaux et les commissions tirent leur compétence de deux sources : 1) les pouvoirs qui leur sont expressément accordés (pouvoirs explicites) et 2) la common law, conformément à la doctrine de compétence par implication nécessaire (pouvoirs implicites). La Cour suprême a jugé que le pouvoir de répartir le produit de la vente n’était pas explicitement mentionné dans la loi régissant l’AEUB. Afin de déterminer si l’AEUB disposait d’un pouvoir implicite de répartir un tel produit, la Cour suprême a examiné la principale fonction de l’AEUB, puis les pouvoirs connexes qui pouvaient être dérivés du contexte, pour conclure que le pouvoir de répartir le produit de la vente ne pouvait pas être considéré comme dérivant du régime législatif parce que nécessairement implicite dans les pouvoirs explicites de l’AEUB.

82 Dans ATCO, la Cour suprême a expliqué que la doctrine de compétence par implication nécessaire est moins utile lorsque les pouvoirs sont largement définis que lorsqu’ils le sont étroitement. Les pouvoirs largement définis se limitent nécessairement à ceux qui sont « rationnellement liés » à la raison d’être du cadre réglementaire. La Cour suprême a retenu la liste suivante de situations dans lesquelles la doctrine de compétence par implication nécessaire peut servir : 1) lorsque la compétence désirée est nécessaire pour accomplir les objectifs du régime législatif et indispensable au tribunal ou à la commission pour s’acquitter de son mandat; 2) lorsque la loi habilitante n’accorde pas explicitement le pouvoir nécessaire pour accomplir l’objectif législatif; 3) lorsque le mandat du tribunal ou de la commission est suffisamment général pour laisser entendre que le législateur voulait l’investir implicitement de la compétence voulue; 4) lorsque la compétence désirée n’est pas du genre de celle que le tribunal ou la commission a exercée en se prévalant des pouvoirs qui lui ont été expressément accordés, ce qui révèle l’absence de nécessité; 5) lorsque la législature ne s’est pas penchée sur la question et qu’elle a préféré ne pas investir le tribunal ou la commission du pouvoir désiré.

83 L’article 36 de la Loi est rédigé au sens large, en termes généraux. Il faut donc l’interpréter de façon restrictive, puisque le législateur a expressément limité la compétence de la Commission, tant fondamentale qu’en matière de redressement, en ce qui concerne le niveau auquel un service essentiel est offert au public. Il n’est pas nécessaire d’appliquer la doctrine de compétence par implication nécessaire dans ce cas, parce que le législateur a choisi d’accorder expressément des pouvoirs. Il avait clairement l’intention de faire de la détermination du niveau de service, qui est essentiellement une décision stratégique, une question du ressort exclusif de l’employeur. La formulation en termes généraux de l’article 36 ne doit rien enlever au libellé précis de l’article 120 et des paragraphes 123(4) et 127(4), en vertu du principe generalia specialibus non derogant, l’universel n’enlève rien au spécifique.

84 La Commission ne peut statuer sur le niveau auquel les services essentiels sont offerts ni accorder un redressement à cet égard. Il s’ensuit que la compétence de surveillance que la demanderesse préconise pour la Commission ne peut pas être réputée nécessaire ni raisonnablement connexe à toute autorité que la Commission possède à l’égard du niveau de service. La Cour d’appel fédérale a cité ce principe dans Canada c. IPFPC : « Il ne faut pas déduire le pouvoir de rendre une décision purement déclaratoire d’une disposition juridique [exigeant d’]un organisme d’exercer tout pouvoir nécessaire à la réalisation de ses objectifs. »

85 Le méfait évoqué par la demanderesse pour justifier une compétence implicite de surveillance de la Commission est une fiction. Une détermination par l’employeur du niveau de service n’a en elle-même aucun sens tant que des postes n’ont pas été proposés. Quand de vrais postes sont proposés, la Commission a compétence explicite pour statuer sur le nombre de postes proposés par l’employeur en vertu de l’article 121 et du paragraphe 123(5) de la Loi,qui l’autorisent à concilier le droit de grève des employés et l’intérêt public de maintenir les services essentiels. Si un employeur abusait de son pouvoir en déterminant le niveau de service, cela se refléterait certainement dans le nombre de postes dont il proposerait l’inclusion dans l’ESE, ce sur quoi la Commission peut statuer. Rien dans le régime législatif ne laisse entendre que le niveau auquel les services essentiels sont offerts doit être réduit. La Loi prévoit plutôt la possibilité de réduire le nombre des employés inclus dans l’unité de négociation qui fournissent des services essentiels.

86 Il faut faire une distinction dans le cas de ACCTA et de Beaulne et O’Leary cités par la demanderesse. À l’égard des questions qui ont été tranchées dans ces affaires, la législation était muette quant aux pouvoirs de la Commission, aussi bien fondamentaux qu’en matière de redressement. Dans cette affaire-ci, elle n’est pas muette. Le législateur a expressément limité la compétence de la Commission.

87 Dans Leonarduzzi, la Cour fédérale a reconnu que ce qui constitue une mesure disciplinaire constituait le « cœur » des préoccupations de la Commission, une question relevant de « l’expertise et de l’expérience reconnues » des arbitres. Par contre, la Commission n’a ni une expérience, ni une expertise reconnues  en ce qui concerne la détermination du niveau auquel les services essentiels, une fois désignés, devraient être offerts. L’employeur seul a l’expérience et l’expertise nécessaires pour effectuer une telle détermination, en se fondant sur ses propres opérations, grâce à sa propre expérience et à sa propre expertise.

88 La demanderesse cite le préambule de la Loi à l’appui de sa position. Il est intéressant de souligner qu’elle omet de citer un passage évident du préambule qui se lit ainsi : « […] le régime de relations patronales-syndicales de la fonction publique doit s’appliquer dans un environnement où la protection de l’intérêt public revêt une importance primordiale » et « des relations patronales-syndicales fructueuses [accroissent] les capacités de la fonction publique de bien servir et de bien protéger l’intérêt public ». Le préambule établit clairement un intérêt ou une valeur rivalisant avec le droit de grève des employés.

89 Pour conclure, accepter que la Commission a une compétence de surveillance de l’exercice du droit exclusif que l’article 120 de la Loi donne à l’employeur en vertu de la disposition générale qu’est l’article 36 rendrait le langage clair que le législateur a employé à l’article 120 et aux paragraphes 123(4) et 127(4) redondant et vide de sens, ce qui est contraire aux principes fondamentaux de l’interprétation législative : voir Sullivan aussi bien que les instructions de la Cour suprême dans d’innombrables arrêts portant sur cette interprétation.

C. Réfutation par la demanderesse

1. Des principaux arguments écrits et des principales observations présentées de vive voix

90 Chacune des trois étapes du cheminement analytique décrit par la Commission dans Parcs est importante et fait partie intégrante du processus d’établissement d’une ESE. Si un problème se pose à une étape quelconque, la Commission — et elle seule — est investie d’un pouvoir de surveillance des parties, en vertu des articles 36 et 123 de la Loi. Dans le contexte de la deuxième étape du cheminement analytique relatif au niveau de service, la Commission doit être en mesure d’enjoindre au défendeur d’exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à la Loi si elle conclut à la nécessité d’intervenir pour corriger le processus qu’il utilise. Par exemple, si un employeur refusait d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui donne l’article 120, la Commission aurait sûrement le pouvoir de lui ordonner de le faire pour s’assurer que le processus d’établissement de l’ESE est conforme à la Loi.

91 La demanderesse a déclaré ne pas avoir entendu le défendeur contester que le législateur entendait que le pouvoir discrétionnaire prévu par l’article 120 de la Loi soit exercé à une fin appropriée. Le défendeur n’a pas non plus contesté la proposition qu’un pouvoir discrétionnaire exercé de mauvaise foi est  nul. Bien que le défendeur ait prétendu que la Loi ne prévoit aucune norme applicable à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, cela ne signifie pas que ce pouvoir échappe pour autant aux limites établies dans la jurisprudence. Le défendeur peut se servir de son pouvoir discrétionnaire pour déterminer n’importe quel niveau de service qu’il juge approprié à condition, par exemple, qu’il n’agisse pas de mauvaise foi, qu’il tienne compte des circonstances particulières du cas avant de prendre sa décision et qu’il n’ait pas de motif répréhensible. S’il se trouve que le défendeur fixe invariablement le niveau de service à 100 % dans chaque cas, il faut sonner l’alarme.

92 En ce qui concerne la LGFP, la demanderesse a maintenu que le droit des employés de participer à une grève légale ne porte atteinte à aucun droit conféré à la direction par une loi. Le pouvoir du défendeur d’attribuer des fonctions en vertu de la LGFP ne prévaut pas sur les dispositions particulières de la Loi. En fait, rien dans la LGFP ne peut faciliter l’interprétation de l’article 120 de la Loi.

93 La demanderesse a également soutenu que l’arrêt ACCTA n’est pas utile en l’occurrence. La Commission a reconnu dans Parcs, à partir du paragraphe 134, que c’est une toute nouvelle affaire. L’arrêt ACCTA n’avait rien à voir avec une ESE, le joyau du nouveau régime de la Loi. Il n’était certainement pas favorable à la proposition que le pouvoir discrétionnaire du défendeur est illimité ou que la Commission n’a pas le pouvoir d’intervenir. La doctrine juridique dont font état Jones et de Villars ainsi que la Cour suprême dans Roncarelli a gardé sa pertinence durant toute cette période; elle était appliquée à l’époque et elle reste applicable aujourd’hui.

94 La demanderesse a souligné que le défendeur errait quant à l’existence d’un processus de recours sous le régime de l’ancienne LEFP, carcette loi ne prévoyait aucun droit d’appel d’une décision de la CFP d’organiser un concours restreint.

2. Article 36 de la Loi

95 À maintes reprises, le défendeur a faussement décrit l’argument de la demanderesse en prétendant qu’elle veut que la Commission usurpe le pouvoir de l’employeur de fixer le niveau de service, ce qui rendrait redondant le libellé clair de l’article 120 et des paragraphes 123(4) et 127(4) de la Loi. Pourtant, comme les observations antérieures de la demanderesse le montrent clairement, elle maintient seulement que la Commission est investie du pouvoir résiduel de veiller à ce que l’employeur, lorsqu’il fixe le niveau de service, n’abuse pas du pouvoir que lui a délégué le législateur. Il est facile de distinguer ce pouvoir de la Commission d’une ingérence dans le droit de l’employeur de fixer le niveau de service. La Commission ne déterminera pas ce niveau; elle obligera simplement l’employeur à le déterminer d’une manière qui ne constituera pas un abus de pouvoir.

96 Le défendeur évite encore de répondre à la question du recours que la Commission aurait dans une situation où un employeur refuserait simplement d’exercer son pouvoir de fixation du niveau de service ou tarderait indûment à le faire, ce qui aurait pour effet d’arrêter le processus de conclusion d’une ESE. Il laisse implicitement entendre que la Commission n’aurait aucun moyen de remédier à une telle situation.

97 Il est facile de distinguer la situation en l’espèce de celle qui existait dans ATCO. Étant donné que la vente de la propriété privée du service de gaz en jeu dans cet arrêt n’avait rien à voir avec la principale fonction de l’AEUB, qui consistait à fixer des taux, la Cour suprême a jugé qu’il « serait absurde d’accorder à la Commission le pouvoir discrétionnaire absolu d’assortir ses ordonnances des conditions de son choix ». À cette fin, les dicta (déclarations faites en passant qui ne sont pas indispensables aux motifs de la décision) d’ATCO posaient simplement le principe que les pouvoirs implicites d’un tribunal ne sont pas illimités et qu’ils doivent être confirmés par renvoi à sa principale fonction. En l’espèce, la principale fonction de la Commission en ce qui concerne la section 8 de la Loi consiste à administrer ou superviser le processus mis en place par le législateur afin de conclure des ESE. S’assurer que le défendeur n’abuse pas du pouvoir qui lui a été délégué par le législateur pour conclure des ESE est directement lié à cette fonction, compte tenu des principes énoncés dans le préambule de la Loi et du principe de common law voulant qu’aucun pouvoir accordé par une loi n’autorise pareil abus de la part d’un délégataire. Si la Cour suprême s’intéressait dans ATCO à la conduite arbitraire de l’AEUB, dans cette affaire-ci, le défendeur tente de se réserver un pouvoir discrétionnaire illimité afin d’agir sans tenir compte des faits dont il a connaissance ou sans se soucier de la raison d’être du régime législatif qui lui a donné ce pouvoir.

98 Les cinq facteurs énumérés par la Cour suprême dans ATCO sont également favorables à l’interprétation que donne la demanderesse de l’article 36 de la Loi :

1) le pouvoir d’administrer le processus de détermination du niveau de service est nécessaire au maintien des principes énoncés dans le préambule de la Loi et à l’avancement du processus de conclusion d’ESE;

2) la Loi n’accorde pas explicitement le pouvoir de prévenir les abus de pouvoir de l’employeur, du fait que l’on présume, en common law, qu’une telle inconduite excède toujours la portée de l’autorité d’un délégataire;

3) le mandat de la Commission est suffisamment général dans cette affaire pour qu’on puisse en déduire l’intention du législateur de lui accorder implicitement la compétence nécessaire;

4) la compétence en l’occurrence n’est pas telle que la Commission s’en soit prévalue dans l’exercice des pouvoirs qui lui ont été expressément accordés;

5) rien n’indique que le législateur se soit penché sur la question et qu’il ait décidé de ne pas investir la Commission du pouvoir nécessaire pour prévenir les abus de pouvoir de l’employeur.

99 À l’appui de sa position sur l’article 36 de la Loi, le défendeur n’a pas pu citer ne serait-ce qu’une décision jurisprudentielle sous le régime des relations de travail dans la fonction publique pour étayer son interprétation.

100 Le défendeur a tort de prétendre que le législateur est resté muet quant à la compétence de la Commission dans les décisions invoquées par la demanderesse, alors qu’il s’est clairement exprimé dans cette affaire. La distinction qu’il allègue est donc sans fondement. Le défendeur n’a pas su distinguer deux questions différentes : le pouvoir de fixer le niveau de service que l’article 120 de la Loi confère à l’employeur et le silence du législateur quant à la compétence de la Commission d’appliquer la Loi pour veiller à ce qu’un employeur n’abuse pas de son pouvoir lorsqu’il se prévaut du droit que lui accorde l’article 120. La demanderesse ne conteste pas l’intention du législateur en ce qui concerne la première question, mais cela n’a rien à voir avec la question distincte de la compétence de la Commission de se fonder sur l’article 36 pour prévenir les abus de pouvoir de l’employeur.

101 Le défendeur peut tout au plus tenter de prétendre que les dispositions de la Loi sur lesquelles il se fonde démontrent l’intention expresse du législateur de l’autoriser à abuser de son pouvoir, contrairement à tous les autres décideurs à qui l’on a délégué des pouvoirs. Toutefois, d’après la jurisprudence citée dans les arguments écrits initialement présentés par la demanderesse, un libellé législatif beaucoup plus clair s’imposerait pour justifier une telle entorse aux principes de common law.

102 Contrairement à ce que prétend le défendeur, la décision que la Commission peut rendre au sujet de l’article 120 de la Loi n’est pas purement déclaratoire. Des questions importantes sur les normes applicables à tous les décideurs tirant leurs pouvoirs des lois sont en jeu. La Commission pourrait exiger d’un employeur qu’il redétermine le niveau de service en tenant compte des faits particuliers qui lui sont signalées et des autres considérations nécessaires. Quoi qu’il en soit, le défendeur ne saurait tout à la fois prétendre que la décision de la Commission serait « purement déclaratoire » et affirmer que la surveillance exercée par la Commission usurperait le droit exclusif de l’employeur de fixer le niveau de service.

103 Dans Leonarduzzi, la Cour fédérale a conclu que les arbitres conservaient une fonction de surveillance qui leur permettait de se pencher sur des décisions arbitraires ou illégitimes pour d’autres raisons, en dépit des limites expressément imposées à leur pouvoir d’instruire un grief portant sur un licenciement sous le régime de l’ancienne LEFP. Elle a déclaré qu’une autre approche rendrait possibles des décisions potentiellement tout à fait arbitraires, basées sur des considérations non pertinentes, voire sans le moindre soupçon de légitimité. Il importe de souligner que le défendeur ne conteste pas cette conclusion. Il tente plutôt d’établir une distinction en déclarant que la question en jeu dans Leonarduzzi relevait de l’expertise reconnue des arbitres, alors que l’enjeu en l’espèce dépasse l’expertise de la Commission. Même si c’était vrai, une expertise reconnue ne serait pas suffisante pour investir un organe de la compétence voulue si le texte de loi la lui refusait clairement.

104 Le « méfait » potentiel dénoncé par la demanderesse est loin d’être « fictif ». Le défendeur prétend qu’une décision arbitraire de fixer le niveau de service à 100 % pourrait être soumise à l’examen de la Commission quand elle déterminerait le nombre de postes nécessaires pour fournir le service essentiel. Toutefois, la détermination du nombre de postes est au moins en partie basée sur le niveau de service décidé par un employeur. Le défendeur ne peut pas sérieusement prétendre que la décision d’un employeur de maintenir le niveau de service à 10 % ou à 100 % n’a aucune incidence sur la décision de la Commission au sujet du nombre de postes nécessaires.

105 Le pouvoir de contrôler le nombre de postes nécessaires afin d’assurer un service essentiel est insuffisant pour remédier à une décision arbitraire de maintenir un service essentiel à 100 %. Laisser le niveau de service être déterminé arbitrairement sans égard aux faits dans une situation donnée aboutirait tout simplement à une restriction arbitraire du droit de grève des employés. Une telle restriction serait contraire aux principes énoncés dans le préambule de la Loi et à l’équilibre global recherché par ses dispositions sur les services essentiels.

III. Motifs

106 Le point de départ de cette affaire était la demande de divulgation de renseignements présentée par la demanderesse, qui cherche apparemment à comprendre comment et quand le défendeur a fixé le niveau auquel les services essentiels définis par la Commission dans Service Canada seront offerts au public en cas de grève, comme le défendeur l’a expliqué sommairement dans la pièce R-1. La raison de la demanderesse de chercher à obtenir cette divulgation est qu’elle pourra ainsi être convaincue que le défendeur a correctement exercé le pouvoir que lui accorde l’article 120 de la Loi.

107 Le pouvoir de la Commission d’ordonner la communication de renseignements découle de l’alinéa 40(1)h) de la Loi, qui se lit ainsi :

40. (1) Dans le cadre de toute affaire dont elle est saisie, la Commission peut :

[…]

h) obliger, en tout état de cause, toute personne à produire les documents ou pièces qui peuvent être liés à toute question dont elle est saisie;

108 La demande de divulgation a soulevé une question plus fondamentale concernant les pouvoirs de la Commission. La demande porte-t-elle sur une décision que la Commission a la compétence de rendre sous le régime de la Loi? Plus précisément, la Commission a-t-elle le pouvoir d’enquêter sur la façon dont le défendeur exerce son pouvoir prévu à l’article 120de déterminer le niveau de servicedans les circonstances de la présente affaire ou dans des circonstances quelconques?

109 Je dois préciser que le pouvoir accordé à la Commission par l’alinéa 40(1)h) de la Loi me semble suffisamment étendu pour lui permettre d’instruire une demande de divulgation sans nécessairement devoir se prononcer d’abord sur une question de compétence à laquelle cette demande est liée d’une façon ou une autre. En l’espèce, la demande de divulgation a été soumise dans le contexte d’une autre demande dont la Commission a été saisie en vertu de l’article 123. Au sens large, on pourrait dire que la demande de divulgation est donc liée à une question dont la Commission était déjà « saisie », au sens du paragraphe 40(1), de sorte qu’elle pourrait être tranchée sur cette base en fonction du critère de la pertinence défendable. La Commission pourrait également se prononcer directement sur la demande de divulgation en tant que question préalable, parce qu’elle porte sur des renseignements d’une pertinence défendable pour déterminer la compétence de la Commission eu égard à l’application de l’article 120. Tout comme un arbitre nommé sous le régime de la partie 2 de la Loi pourrait envisager d’ordonner la divulgation d’un document en vertu du pouvoir dont l’investit l’alinéa 226(1)e) avant de se prononcer sur sa compétence d’instruire un grief particulier fondé sur l’article 209 —, pour qu’il lui soit plus facile de trancher ce grief, par exemple — la Commission pourrait se prononcer sur une demande de divulgation dans une affaire sous le régime de la partie 1 avant de statuer sur sa compétence spécifique, si elle le jugeait approprié.

110 Je n’opte pas pour cette approche en l’occurrence. La question de compétence soulevée dans le contexte de la demande de divulgation a de sérieuses implications. Je crois que la Commission ne servirait bien ni les intérêts des parties, ni l’objet de la Loi, qui exigent que les conflits soient réglés avec efficience, si elle se contentait de considérer la demande de divulgation comme une question préalable en remettant à plus tard une décision sur la question de sa compétence en ce qui concerne l’application de l’article 120. C’est pour cette raison que j’ai décidé de me pencher sur la compétence de la Commission, parce que je la considère comme la principale question sur laquelle il me faut statuer. Si je devais conclure que la Commission n’a pas compétence pour chercher à savoir comment le défendeur a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui donne l’article 120, elle n’aurait peut-être pas compétence pour statuer sur la demande de divulgation.

A. Le pouvoir discrétionnaire accordé au défendeur par l’article 120 de la Loi

111 Cette analyse est fondée sur le libellé de l’article 120 de la Loi, qui se lit comme suit :

120. L’employeur a le droit exclusif de fixer le niveau auquel un service essentiel doit être fourni à tout ou partie du public, notamment dans quelle mesure et selon quelle fréquence il doit être fourni. Aucune disposition de la présente section ne peut être interprétée de façon à porter atteinte à ce droit.

112 La Commission a confirmé qu’elle adhère à l’approche habituelle d’interprétation législative dans des décisions antérieures concernant notamment les dispositions sur les services essentiels de la Loi. Dans la plus récente, Conseil du Trésor c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CRTFP 60, j’ai reconfirmé ce que j’entends par cette approche de la façon suivante :

73.     […] Cette approche reconnaît l’obligation de la Commission en vertu de l’article 12 de la Loi d’interprétation qui consiste à faire en sorte que les dispositions de la Loi « […] s’interprète[nt] de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ». L’approche restreinte respecte en outre la vision de la Cour suprême, résumée ci-dessous au paragraphe 149 de la décision Parcs :

149 L’employeur cite la Loi d’interprétation et les décisions de la Cour suprême du Canada – par exemple, Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex – selon lesquelles la Commission doit donner aux dispositions de la nouvelle Loi leur sens ordinaire et interpréter ces dispositions en harmonie avec le régime législatif général et l’intention du législateur. La Commission souscrit à cet énoncé. La règle principale d’interprétation législative s’applique, telle qu’elle est citée dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd., au paragraphe 21 (qui cite E. A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd., 1983, à la page 87) :

Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[…]

113 Quand on donne aux mots de l’article 120 de la Loi leur sens commun et ordinaire, le « droit » accordé au défendeur de fixer le niveau de service semble sans équivoque. Ce droit est « exclusif ». On ne trouve nulle part dans la section 8 — la partie de la Loi qui énonce les processus d’établissement et de modification d’une ESE — une disposition limitant ce droit « exclusif ». Comme la demanderesse l’a concédé, ni elle, en tant qu’agent négociateur, ni la Commission ne peuvent dicter d’une façon quelconque au défendeur le résultat fondamental de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant au niveau auquel les services essentiels seront offerts.

114 La Loi reconnaît les droits de l’employeur dans plusieurs de ses dispositions. Je dois toutefois prendre acte du fait que seul l’article 120 qualifie expressément un droit de l’employeur d’« exclusif ». La présence du mot « exclusif » doit être considérée comme téléologique; le législateur doit avoir voulu insister particulièrement sur la protection du pouvoir discrétionnaire prévu par l’article 120. Pour dissiper tout doute, il a même ajouté une seconde phrase à l’article 120 pour qu’il soit clair qu’aucune autre disposition de la section 8 ne porte atteinte à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.

115 L’argument du défendeur repose premièrement sur une interprétation des mots employés à l’article 120 de la Loidans leur sens grammatical et ordinaire. Selon lui, ces mots ne se prêtent qu’à une interprétation possible. Néanmoins, il est allé plus loin en affirmant que son interprétation de l’article 120 correspond harmonieusement à celle d’autres dispositions particulières de la Loi figurant tant dans la section 8 que dans d’autres sections, ainsi qu’à son régime global et à ses objets.

116 Les arguments et les observations du défendeur sur la concordance de l’article 120 avec d’autres dispositions spécifiques de la Loi de même qu’avec son régime et ses objets sont persuasifs quant à son point de départ essentiel, à savoir que le législateur voulait que le défendeur, et seulement le défendeur, définisse le niveau de service. Chose certaine, la demanderesse ne conteste pas cela. Elle n’a jamais prétendu avoir un rôle à jouer dans la détermination fondamentale du niveau de service, ni que la Commission peut intervenir pour ordonner un niveau de service différent de celui que le défendeur a déterminé.

117 Comme nul ne conteste que le défendeur a le pouvoir exclusif de déterminer le niveau de service, je n’ai pas besoin de commenter plusieurs des autres propositions qu’il a avancées à l’appui de cette conclusion et auxquelles je pourrais ne pas souscrire ou sur lesquelles je pourrais avoir des réserves. Elles comprennent son interprétation de l’importance du paragraphe 7(1) et de l’alinéa 11.1(1)a) de la LGFP ainsi que des articles 6 et 7 de la Loi, sa description de la définition du paragraphe 4.1 qu’il qualifie de liste exhaustive de ce que peut contenir une ESE et certains aspects de son argument sur la relation entre les paragraphes 4(1) et 123(3) de la Loi. Je me suis prononcé sur certaines de ces propositions dans Conseil du Trésor c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, qui fait actuellement l’objet d’un contrôle judiciaire.

B. Le pouvoir discrétionnaire accordé peut-il être soumis à un examen?

118 La question en litige consiste à savoir si l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 de la Loi accorde au défendeur est limité par le genre de principes de droit administratif énoncés dans Jones et de Villars ou s’il peut faire l’objet d’un examen de conformité à certaines normes comme celui que les tribunaux ont effectué dans des affaires comme Roncarelli, Dunsmuir ou Cardinal, entre autres.

119 Fondamentalement, l’argument de la demanderesse revient à dire que tous les pouvoirs discrétionnaires accordés par une loi, quelle que soit leur formulation, sont limités et doivent être compatibles avec les principes de base du droit administratif ou les exigences fondamentales d’équité procédurale. Aucun pouvoir discrétionnaire ne peut être exercé abusivement ou contrairement à la loi.

120 D’après le sens ordinaire des mots employés par le législateur, le droit exclusif prévu à l’article 120 dans le contexte de la Loi est formulé de façon exceptionnellement catégorique. Néanmoins, selon Jones et de Villars, la formulation catégorique de la disposition accordant le pouvoir discrétionnaire ne permet pas de trancher la question de façon concluante. Dans le passage suivant, aux pages 175 et 176, Jones et de Villars déclarent qu’il faut plus qu’une formulation catégorique pour exempter de tout examen l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire aux termes de l’attribution légale d’un pouvoir délégué. La loi doit plutôt exclure implicitement l’application de normes telles que l’obligation d’équité :

[Traduction]

[…]

Le thème sous-jacent reliant entre elles [toutes les erreurs commises dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire] est qu’elles font paraître l’action du délégataire si odieuse, déraisonnable ou inacceptable que les tribunaux décident que le pouvoir législatif n’aurait jamais pu avoir l’intention d’investir légalement le délégataire du pouvoir d’agir de la sorte. Toutefois, cette déclaration implicite de l’intention du législateur doit nécessairement perdre tout son sens chaque fois que le pouvoir législatif a employé des mots suffisamment spécifiques pour faire comprendre que le délégataire du pouvoir conféré par la loi est effectivement investi du pouvoir d’agir de la manière dont on se plaint, par exemple en excluant spécifiquement l’applicabilité des exigences procédurales de l’obligation d’équité ou en permettant à un délégataire d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon discriminatoire ou rétroactive.

[…]

121 L’article 120 de la Loi ne prévoit aucune exclusion spécifique de la nature de celles qui sont mentionnées dans cette citation. La proposition précisant qu’« [a]ucune disposition de la présente section ne peut être interprétée de façon à porter atteinte à ce droit » est une indication incontournable que le législateur ne voulait pas qu’on invoque d’autres articles de la section 8 pour limiter le pouvoir discrétionnaire qu’il entendait accorder au défendeur au moyen de l’article 120, mais on ne peut probablement pas l’interpréter de façon à lui impartir un sens plus général. Cette disposition n’exclut explicitement aucune des considérations de droit administratif ni aucune des normes décrites par Jones et de Villars. Il vaut peut-être la peine de rappeler qu’elle vise seulement la « section 8 ». Elle ne dit pas, par exemple, qu’« [a]ucune disposition de la présente loi ne peut être interprétée de façon à porter atteinte à ce droit [je souligne] ».

122 Si je devais ne pas retenir la conclusion de Jones et de Villars que l’article 120 de la Loi n’exempte pas expressément l’exercice du pouvoir discrétionnaire du défendeur des normes interdisant l’abus de ce pouvoir, il reste que dans les décisions et la jurisprudence citées par la demanderesse on trouve des arguments qui militent fortement en faveur de la proposition selon laquelle ces normes s’y appliquent quand même.

123 Par exemple, dans Roncarelli, la Cour suprême a écrit ce qui suit :

[…]

Dans un contexte de réglementation publique de ce genre, il n’existe pas de « pouvoir discrétionnaire » absolu et sans restriction, autrement dit de mesure pouvant être prise pour un motif ou pour une raison quelconque que l’administrateur peut avoir en tête; aucune loi ne peut, sans libellé exprès, être interprétée comme si elle envisageait un pouvoir arbitraire illimité exerçable à n’importe quelle fin, si capricieuse ou non pertinente soit-elle, sans égard à la nature ou à l’objet de la loi elle-même […] Le « pouvoir discrétionnaire » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice des fonctions publiques; il y a toujours une perspective dans laquelle une loi est censée être administrée; et tout écart manifeste de ses tendances ou de ses objets est tout aussi contestable que la fraude ou la corruption […]

[…]

124 Au sujet du pouvoir discrétionnaire du directeur d’un pénitencier fédéral en vertu de l’article 40 du Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C. 1978, ch. 1251, la Cour suprême a écrit ce qui suit dans Cardinal,au paragraphe 14 :

Il ne peut y avoir de doute […] que le directeur avait une obligation de respecter l’équité dans la procédure en exerçant le pouvoir que lui confère l’art. 40 du Règlement […] Cette Cour a confirmé que, à titre de principe général de common law, une obligation de respecter l’équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d’une personne : Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui (No 2), [1980] 1 R.C.S. 602; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735 […]

125  Dans Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Police Commissioners, arrêt mentionné ci-dessus dans Cardinal, la Cour suprême du Canada avait entre autres conclusions avalisé le principe de common law voulant que « […] dans le domaine de ce qu’on appelle le quasi-judiciaire, on applique les règles de justice naturelle et, dans le domaine administratif ou exécutif, l’obligation générale d’agir équitablement ».

126 La demanderesse a cité Ethier comme exemple d’une affaire dans laquelle les tribunaux ont exercé à juste titre leur compétence d’examiner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, lors même que la loi accordait un pouvoir qualifié de droit exclusif. L’article 8 de l’ancienne LEFP disposait en effet que la CFP possédait « de façon exclusive le droit de nommer à des postes de la Fonction publique [je souligne] » des personnes qui en étaient déjà membres ou qui n’en faisaient pas encore partie. La demanderesse a cité la Cour fédérale, qui déclarait ce qui suit à la page 11 d’Ethier :

[…]

En dépit du fait que la Loi semble conférer à la Commission le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il convient de recruter à l’interne ou à l’externe, il est clair qu’en exerçant ce pouvoir, qui peut être considéré de nature administrative, le décideur doit, dans certaines situations, respecter l’équité procédurale (Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311). Cette obligation découle du fait que les décideurs sont des organismes publics qui tirent leurs pouvoirs de la loi et qui doivent, de ce fait, les exercer conformément aux préceptes du droit administratif.

[…]

127 Cette conclusion dans Ethier est peut-être un peu moins utile que la demanderesse le pense, parce que le pouvoir discrétionnaire dont la Cour fédérale a concrètement examiné l’exercice n’était pas le droit exclusif de la CFP de nommer des personnes, mais plutôt un pouvoir dérivé de l’article 11 de l’ancienne LEFP de ne pas nommer des personnes déjà membres de la fonction publique quand, à son avis, les intérêts de la fonction publique étaient mieux servis par un processus de nomination de l’extérieur. Qui plus est, la Cour d’appel fédérale a fini par renverser Ethier, quoique pas en se fondant sur ses constatations quant à l’application des principes du droit administratif à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la CFP : voir Ethier, 2 C.F. 659 (C.A.).

128 La demanderesse a également cité Dunsmuir, au paragraphe 104, à l’appui de son argument que « […]le droit public se soucie à juste titre d’empêcher l’exercice arbitraire du pouvoir délégué ». Même si l’autorité de cette déclaration générale ne saurait être contestée, Dunsmuir porte plus directement sur la façon d’exercer les droits contractuels de common law que sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire légal précis. La relation d’emploi en jeu dans cette affaire-là était régie tant par le droit privé que par le droit contractuel. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême a écrit ce qui suit au paragraphe 105 de Dunsmuir :

105 […] l’exercice de bonne foi du droit issu du droit commun [de] congédier l’employé avec préavis ne saurait mettre en doute la légitimité de l’exercice du pouvoir public. De plus — nous y reviendrons —, lorsque l’employeur du secteur public agit de mauvaise foi ou de manière inéquitable, le droit privé offre un type de recours plus approprié, et il n’y a pas lieu de le traiter différemment de l’employeur du secteur privé qui agit de même.

129 Bien que certaines réserves s’imposent quant à l’application de Ethier et de Dunsmuir tels que cités par la demanderesse, l’analyse des principes jurisprudentiels résumés dans Jones et de Villars semble ne laisser guère planer de doute sur l’applicabilité de normes administratives à l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé par une loi. Jones et de Villars ont déclaré ce qui suit à la page 174 :

[Traduction]

[…]

[…] un pouvoir discrétionnaire illimité ne peut pas exister. Les tribunaux ont continuellement fait valoir leur droit d’examiner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire délégué pour vérifier s’il était entaché d’une vaste gamme d’abus. Il est possible de cerner au moins cinq types génériques d’abus, qui peuvent être décrits de la façon suivante. La première catégorie d’abus se produit lorsqu’un délégataire exerce son pouvoir discrétionnaire avec une intention répréhensible, ce qui subsume le fait d’agir pour une fin non autorisée, de mauvaise foi ou en se fondant sur des considérations non pertinentes. Le deuxième type d’abus survient quand le délégataire se fonde sur des données insuffisantes, notamment sans avoir les faits ou sans tenir compte de questions pertinentes. Troisièmement, les tribunaux concluent parfois à l’abus d’un pouvoir discrétionnaire quand ils constatent un résultat répréhensible, ce qui inclut des mesures administratives déraisonnables, discriminatoires ou rétroactives. La quatrième catégorie d’abus est celle où le délégataire exerce son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur une interprétation erronée de la loi. Enfin, commet un abus le délégataire qui refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire en adoptant une politique qui l’empêche d’envisager des cas individuels avec ouverture d’esprit.

[…]

Jones et de Villars poursuivent en maintenant qu’un abus commis par le délégataire dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire constitue une erreur de compétence même si le délégataire [traduction] « est dûment constitué, s’est conformé à toutes les exigences obligatoires, s’occupe de la question dont la législation lui confie la responsabilité et a sans l’ombre d’un doute le droit d’exercer le pouvoir discrétionnaire en question ». Lorsque le délégataire abuse de son pouvoir ou commet une erreur, son action devient nulle, selon eux.

130 Sur la question d’entraver un pouvoir discrétionnaire par l’application d’une politique invariable, Wade et Forsyth, une autorité du Royaume-Uni, déclarent ce qui suit à la page 328 :

[Traduction]

[…]

Une autorité peut omettre d’accorder son attention à un cas et ainsi ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire légalement en se conformant aveuglément à une politique préétablie. C’est une règle fondamentale pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire que ce pouvoir doit être exercé dans chaque cas, qui doit être analysé en fonction des faits et tranché comme l’intérêt public l’exige à ce moment-là […]

[…]

131 La réfutation des principes de droit administratif avancés par la demanderesse que l’employeur a formulée m’a semblé passablement limitée. En se fondant sur la clarté du libellé de l’article 120 de la Loi qui lui accorde un « droit exclusif », il a maintenu que le genre de questions de procédure décrites par Jones et de Villars ne peut pas s’appliquer. Il a soutenu que la jurisprudence citée par la demanderesse peut être distinguée de la situation en l’espèce parce que les décisions invoquées portent sur des dispositions accordant des pouvoirs législatifs qui peuvent être différentes de l’article 120. Subsidiairement, il a déclaré que le pouvoir discrétionnaire qu’il a exercé en application de l’article 120 correspond davantage à une [traduction] « décision stratégique de haut niveau » où n’interviennent pas de considérations de justice naturelle ni d’équité procédurale.

132 Comme la demanderesse l’a souligné dans sa réfutation, le défendeur n’a pas expressément contesté que l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par l’article 120 de la Loi doit avoir une fin appropriée, ni qu’un pouvoir discrétionnaire exercé de mauvaise foi est nul.

133 En définitive, la position du défendeur repose principalement sur la formulation de l’article 120 de la Loi. Ou j’accepte son argument fondamental que cette formulation est si simple et si dénuée d’ambiguïté qu’il est impossible qu’on puisse examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire du défendeur qui se sert de son « droit exclusif », ou je conclus que les principes administratifs conçus pour prévenir l’abus du pouvoir discrétionnaire doivent s’appliquer au moins dans une certaine mesure, en dépit de la formulation de l’article 120. Si ces principes s’appliquent, une autorité doit pouvoir examiner les décisions du défendeur si une question de conformité à ces principes se pose.

134 Une fois de plus, je n’ai aucun doute que le « droit exclusif » accordé par l’article 120 de la Loi soit énoncé de façon très catégorique et que l’intention du législateur sous-jacente à cette formulation catégorique doive être respectée. Il est absolument clair qu’un employeur possédant le « droit exclusif » de déterminer le niveau de service a le droit d’exercer un pouvoir discrétionnaire quand il se prévaut de ce droit. Le résultat de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est une détermination faisant autorité sur le niveau auquel les services essentiels convenus entre les parties ou ordonnés par la Commission doivent être maintenus. Le législateur tenait sans ambiguïté à ce que personne d’autre ne fasse cette détermination.

135 L’affaire s’arrête-t-elle là? Globalement, mon examen des décisions et de la jurisprudence m’a convaincu qu’il m’est impossible d’écarter la possibilité qu’il puisse exister des circonstances dans lesquelles il est approprié d’examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 120 de la Loi,si catégorique que soit la déclaration du « droit exclusif » du défendeur. S’il y avait des indications convaincantes que le défendeur était arrivé à sa décision sur le niveau de service en faisant preuve d’une mauvaise foi évidente, qu’il avait omis de tenir compte des circonstances particulières du cas dans sa détermination ou qu’il avait abusé de son pouvoir discrétionnaire d’une autre façon démontrable, comment le législateur aurait-il pu vouloir qu’il n’y ait aucun recours?

136 Comme la Commission le souligne depuis sa décision initiale dans Parcs, le régime de la Loi envisage une conciliation critique d’intérêts en cas de grève légale. Il faut d’abord et avant tout protéger l’intérêt public, en assurant le maintien des services vraiment essentiels à sa sécurité ou à sa protection. Parallèlement, la Loi protège le droit de grève des employés et décrit soigneusement les conditions dans lesquelles ils peuvent exercer ce droit protégé. Les dispositions sur les services essentiels de la Loi maintiennent un équilibre qui est censé calmer les tensions susceptibles d’éclater entre les intérêts du public et les intérêts privés en cas de grève. Pour parvenir à cet équilibre et le maintenir, il est essentiel que les deux parties à la relation de négociation fassent preuve de la bonne foi nécessaire pour que les dispositions sur les services essentiels de la Loi fonctionnent comme prévu. Si l’une ou l’autre des parties agit d’une façon qui sape les objets de la Loi tels qu’ils sont énoncés dans son préambule — notamment et plus particulièrement « […] l’engagement de l’employeur et des agents négociateurs à l’égard du respect mutuel et de l’établissement de relations harmonieuses » [je souligne] — il devrait exister un mécanisme permettant d’examiner ce qui s’est passé et de prendre des mesures pour faire en sorte que la Loi fonctionne comme le législateur l’envisageait.

137 En ce qui concerne plus précisément l’article 120 de la Loi, je souscris à ce que la demanderesse a souligné en déclarant que la raison d’être d’un examen quelconque de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du défendeur quand il se sert de son droit exclusif de fixer le niveau de service ne devrait pas avoir pour but de substituer à la sienne une autre détermination du niveau de service imposée par une autre autorité. Comme Jones et de Villars l’ont écrit, je reconnais que l’examen devrait se limiter à déterminer s’il existait des circonstances ayant entaché d’abus de pouvoir la détermination du niveau de service par le défendeur. Par exemple, je crois que les parties ne contestent pas qu’une décision qu’on leur prouverait avoir été manifestement prise de mauvaise foi peut être déclarée nulle, comme Jones et de Villars insistent pour le dire. La Cour suprême l’a déclaré dans Roncarelli : « […] le « pouvoir discrétionnaire » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice des fonctions publiques ». Une preuve de mauvaise foi sape l’exercice du pouvoir discrétionnaire à un point tel qu’on n’a d’autre choix que d’exiger qu’un délégataire refasse la détermination.

138 Pendant mon examen de cette affaire, je me suis demandé si le débat était largement abstrait. Dans la pratique, jusqu’à quel point est-il vraisemblable qu’une situation puisse exiger l’intervention d’une autorité pouvant examiner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire? Quelle sorte d’indication pourrait constituer une preuve d’abus de pouvoir qui rendrait nulle et non avenue une décision sur le niveau de service? Si l’on nourrit des craintes quant au processus de détermination du niveau de service en application de l’article 120 de la Loi, se pourrait-il que la Commission puisse remédier aux éventuels effets néfastes d’une détermination si elle devait être appelée ultérieurement à décider des « types de postes » nécessaires pour offrir les services essentiels, du nombre de ces postes ainsi que des postes précis qu’il faudrait, quand elle serait appelée à le faire?

139 Je suis convaincu de ne pas pouvoir répondre à ces questions pour le moment. Si la Commission a compétence pour examiner les actions du défendeur en application de l’article 120 de la Loi — la question sur laquelle je dois maintenant me pencher — elle devra tenir compte des circonstances particulières entourant une allégation qu’il aurait abusé de son pouvoir discrétionnaire et définir en termes plus concrets sa façon d’exercer sa compétence d’examen dans ces circonstances. Des questions comme celles de la charge de la preuve et de la norme de preuve figureraient parmi les questions importantes sur lesquelles elle devrait statuer en pareil cas. Je crois qu’un tel examen serait inhabituel, voire exceptionnel. On ne devrait pas s’attendre à ce que les déterminations de l’employeur sous le régime de l’article 120 soient régulièrement soumises à l’examen d’une autorité de surveillance.

140 Pour résumer, je conclus que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du défendeur découlant de son droit exclusif de fixer le niveau de service en vertu de l’article 120 de la Loi peut faire l’objet d’un examen pour déterminer s’il a abusé de son pouvoir discrétionnaire ou s’il ne s’est pas conformé à la Loi à d’autres égards.

C. La Commission a-t-elle compétence pour examiner le pouvoir discrétionnaire accordé?

                                                                                                            

141 Maintenant que j’ai décidé que le « droit exclusif » accordé au défendeur pour déterminer le niveau de service en vertu de l’article 120 de la Loi peut être soumis à un examen pour vérifier s’il a abusé de son pouvoir discrétionnaire, s’ensuit-il que la Commission a le pouvoir de procéder à cet examen?

142 La demanderesse affirme que la Commission a effectivement ce pouvoir et cite le paragraphe 123(3) et l’article 36 de la Loi en déclarant que ce sont les principales dispositions qui le lui confèrent.

143 Je commence par analyser le paragraphe 123(3) de la Loi, qui se lit comme suit :

123. (3) Saisie de la demande, la Commission peut statuer sur toute question en litige pouvant figurer dans l’entente et, par ordonnance, prévoir que :

a) sa décision est réputée faire partie de l’entente;

b) les parties sont réputées avoir conclu une entente sur les services essentiels.

144 Il m’est impossible d’accepter que le paragraphe 123(3) de la Loi investit la Commission du pouvoir d’examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 accorde au défendeur. Les mots simples du paragraphe 123(3) posent deux paramètres de la portée de ce que la Commission peut déterminer. Premièrement, il doit s’agir d’une question « en litige ». Deuxièmement, la question en litige doit pouvoir « figurer dans l’entente » sur les services essentiels. Il me suffit de tenir compte du premier de ces deux paramètres pour statuer sur cette question.

145 Compte tenu de la nature exclusive incontestée du pouvoir du défendeur de déterminer le niveau de service en vertu de l’article 120 de la Loi, le niveau de service n’est pas une question visée dans le processus de négociation bilatérale lancé par l’article 122. En tant que tel, il ne peut être une « question en litige ». Un désaccord sur la façon dont le défendeur exerce son pouvoir aux termes de l’article 120 n’est pas admissible selon le premier paramètre du paragraphe 123(3) — ce n’est pas un désaccord sur la substance d’une question pouvant être négociée, mais plutôt sur la façon du défendeur d’exercer son pouvoir discrétionnaire à l’extérieur du processus de négociation bilatérale et indépendamment de celui-ci. En vertu du paragraphe 123(3), la Commission peut seulement rendre des décisions pour trancher de véritables questions en litige portant sur certains éléments du contenu d’une ESE qui sont soulevées pendant les négociations. Elle ne peut pas aller plus loin en vertu de ce paragraphe, contrairement à ce que la demanderesse l’invite à faire, en prétendant avoir compétence pour s’assurer que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du défendeur est légal et ne constitue pas un abus d’autorité.

146 Si le paragraphe 123(3) de la Loine donne pas à la Commission le pouvoir que la demanderesse prétend, l’article 36 le lui donne-t-elle? Cet article se lit comme suit :

36. La Commission met en oeuvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle-ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en rendant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle-ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

La demanderesse fait valoir que l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 de la Loi accorde au défendeur est une question « qu’implique la réalisation [des] objets » de la Loi. Elle déclare qu’en acceptant l’obligation que lui impose l’article 36 de « mettre en œuvre » la Loi, la Commission peut procéder à un examen pour déterminer si le défendeur s’est prévalu du pouvoir discrétionnaire que lui donne l’article 120 correctement et d’une manière compatible avec les « objets » de la Loi. Le défendeur rejette cet argument et affirme que rien dans l’article 36 n’a préséance sur le droit exclusif accordé à l’employeur par l’article 120.

147 Je dois franchement déclarer que ce désaccord m’a semblé l’un des plus difficiles à surmonter de toute ma carrière de commissaire. Les deux parties ont avancé des arguments solides et crédibles à l’appui de leurs points de vue opposés sur l’article 36 de la Loi. À mon avis, il ne s’agit de toute évidence pas d’une situation dans laquelle la position de l’une ou l’autre des parties va inexorablement l’emporter.

148 Pour trouver des indications, j’ai analysé les décisions rendues par la Commission depuis que la Loi a été promulguée dans lesquelles elle a été appelée à exercer son pouvoir en vertu de l’article 36. À une exception près, je n’en ai trouvé aucune où elle s’est fondée sur l’article 36 pour examiner les prérogatives de l’employeur sous le régime de la Loi. Plusieurs de ses décisions concernant l’article 36 portaient sur la délivrance d’ordonnances sur consentement : voir par exemple Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2008 CRTFP 43; Alliance de la Fonction publique du Canada c. Agence du revenu du Canada, 2008 CRTFP 44; Alliance de la Fonction publique du Canada c. Agence Parcs Canada, 2008 CRTFP 45; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2008 CRTFP 57; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Agence du revenu du Canada, 2008 CRTFP 58;Association canadienne des employés professionnels c. Conseil du Trésor, 2009 CRTFP 59. Les autres portaient sur des questions telles que le changement du nom d’un agent négociateur (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Conseil du Trésor,2005 CRTFP 151), sur le pouvoir de la Commission de rendre des ordonnances provisoires dans des cas de plaintes fondées sur l’article 190 (Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale et section locale 147 de l’Association nationale des travailleurs correctionnels fédéraux c. Service correctionnel du Canada,2006 CRTFP 46 et Bremsak c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2008 CRTFP 49), sur d’autres questions de procédure dans des cas de plaintes fondées sur l’article 190 (Boshra c. Association canadienne des employés professionnels, 2009 CRTFP 100 et Tench c. Association canadienne des employés professionnels, 2009 CRTFP 119) et sur l’application d’une entente de règlement de griefs (Ilapogu c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), (2008 CRTFP 6)).

149 L’exception, citée par la demanderesse, est la décision que la Commission a rendue dans Quadrini. Dans cette décision, la Commission s’est penchée sur l’article 36 dans le cadre d’une analyse visant à décider si elle avait le pouvoir de déterminer la validité de la revendication du privilège du secret professionnel de l’avocat invoqué par un employeur pour se soustraire à une demande de communication de document. Elle a conclu avoir ce pouvoir, même s’il ne découlait pas seulement de l’article 36, en écrivant ce qui suit au paragraphe 90 :

90. Les pouvoirs dont la Commission est investie par les articles 36 et 40 ainsi que par les autres dispositions de la Loi doivent être interprétés d’une manière compatible avec son régime législatif global, qui en fait une instance décisionnelle quasi judiciaire. À mon sens, il serait contraire à la nature générale et globale du rôle décisionnel de la Commission sous le régime de la Loi d’admettre qu’elle puisse en sa qualité de tribunal quasi judiciaire convoquer des témoins et les contraindre à comparaître et à déposer sous serment, obliger quiconque à produire des documents ou des pièces, se prononcer sur sa propre compétence, trancher divers points de droit, interpréter la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 et la Charte, ordonner des mesures correctives — y compris le versement de dommages-intérêts — ainsi que des mesures assurant la conformité à ses décisions, entre autres pouvoirs, tout en lui refusant celui de statuer sur la validité de la revendication du privilège du secret professionnel de l’avocat à l’égard d’un document dont elle est saisie.

[Le passage souligné l’est dans l’original]

Je rappelle que la décision de la Commission dans Quadrini fait actuellement l’objet d’une demande de contrôle judiciaire.

150 En ma qualité d’auteur de Quadrini, je dois me garder de faire des commentaires susceptibles d’être interprétés comme un développement ou une explication plus poussée de ses motifs. Je crois toutefois ne pas risquer de verser dans la controverse en déclarant que Quadrini ne portait pas sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire délégué accordé à l’employeur par la Loi. Cette affaire-là concernait plutôt une contestation du pouvoir de la Commission de rendre une décision sur la preuve. J’avais conclu que la Commission avait le pouvoir de s’assurer de la validité du privilège du secret professionnel de l’avocat revendiqué par le défendeur pour éviter de communiquer un document. La décision rendue dans Quadrini n’invoquait pas l’article 36 ni aucun autre article pour permettre à la Commission de superviser l’exercice par l’employeur d’un pouvoir discrétionnaire délégué dont la Loi l’investit. Elle ne revendiquait pour la Commission que le pouvoir implicite d’enquêter sur la preuve pour une fin — déterminer l’admissibilité d’une preuve dans une audience portant sur une plainte de pratique déloyale de travail — qui relevait manifestement de sa compétence explicite.

151  Le paragraphe 21(1) de l’ancienne Loi est le prédécesseur de l’article 36 de la Loi. Il lui est virtuellement identique et se lit comme suit :

21. (1) La Commission met en œuvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle-ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en prenant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle-ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

En raison des difficultés pratiques qu’implique une recherche automatique dans les bases de données de toutes les décisions rendues sous le régime de l’ancienne Loi, il m’est impossible d’être sûr que mon examen des décisions concernant ce paragraphe 21(1) était exhaustif ou parfaitement fiable. Cela dit, il m’a été impossible de trouver une affaire instruite sous le régime de l’ancienne Loi où l’ancienne Commission des relations de travail dans la fonction publique (l’« ancienne Commission ») avait invoqué le paragraphe 21(1) pour examiner l’exercice d’un pouvoir délégué par un employeur afin de vérifier s’il avait abusé de son pouvoir discrétionnaire. (Je tiens à souligner que ACCTA et O’Leary, cités par la demanderesse, n’étaient pas expressément fondés sur l’article 21.) J’ai toutefois trouvé une décision dans laquelle l’ancienne Commission a profité d’une demande fondée sur l’article 21 pour accroître la portée de son pouvoir d’examen — en déterminant la conformité d’un agent négociateur au devoir de représentation juste même en l’absence d’une disposition prévoyant expressément cette obligation dans l’ancienne Loi : voir Deschamps c. Alliance de la Fonction publique du Canada, dossier de la CRTFP 148-2-205 (19930912). Néanmoins, j’ai vraiment l’impression que le recours aux « pouvoirs implicites » ou « résiduels » que la demanderesse presse la Commission d’invoquer dans cette affaire était sans précédent aussi bien dans la jurisprudence de l’ancienne Commission que, semble-t-il, sous le régime de la Loi.

152 Je souligne toutefois que la Commission a explicitement invoqué ses « pouvoirs résiduels » d’élargir la portée de sa compétence fondamentale dans une décision récente, quoique cette compétence ne découle pas de la Loi. Dans Beaulne, citée par la demanderesse, le commissaire a appliqué une disposition analogue à l’article 36 de la Loi pour justifier sa conclusion que le devoir de représentation juste existe aussi implicitement sous le régime de la LRTP, en écrivant ce qui suit :

[…]

277. À mon avis, […] il s’ensuit que le devoir de représentation équitable existe de façon implicite dans la LRTP. Puisque le mandat de la CRTFP est d’administrer la LRTP, il s’ensuit que la CRTFP a compétence pour entendre une plainte portant sur un manquement à ce devoir. La LRTP attribue en effet à la CRTFP le mandat d’administrer la LRTP :

10. La Commission met en œuvre la présente partie et exerce les pouvoirs et fonctions que celle-ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en prenant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente partie, des règlements pris sous le régime de celle-ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

[…]

Comme Beaulne fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire en instance, il reste à savoir si la Cour d’appel fédérale confirmera l’interprétation que la Commission a donnée de l’article 10.

153 L’absence d’indications plus explicites dans la jurisprudence sur la portée de l’article 36 de la Loi (ou sur celle de la disposition qui l’a précédé dans l’ancienne Loi) me renvoie à une analyse des mots qui y figurent. Lorsque l’article 36 investit la Commission des pouvoirs « qu’implique la réalisation [des] objets » de la Loi, qu’est-ce que cela signifie et jusqu’où ces pouvoirs s’étendent-ils? Comprennent-ils celui de surveiller l’exercice du pouvoir décisionnel discrétionnaire « exclusif » que l’article 120 donne au défendeur?

154 Le New Shorter Oxford English Dictionary, 1993, définit le mot « incidental » (implicite) en partie comme suit :

[Traduction]

implicite […] naturellement lié à […] se produisant occasionnellement ou d’importance secondaire; pas directement pertinent, conséquence secondaire […]

Les définitions suivantes figurent dans le Black’s Law Dictionary, 8e éd. :

[Traduction]

implicite […] Subordonné à quelque chose d’une plus grande importance, jouant un rôle mineur.

pouvoir implicite […] Pouvoir qui, bien qu’il ne soit pas expressément accordé, doit exister parce qu’il est nécessaire pour concrétiser un pouvoir explicite.

155 Le libellé de l’article 36 de la Loi me convainc qu’on ne peut se fonder indépendamment sur lui pour justifier un pouvoir. Les pouvoirs dont il fait état sont soit expressément accordés à la Commission par la Loi — ce qui n’est pas le cas ici —, soit acquis par la Commission parce que ce sont des pouvoirs « qu’implique la réalisation [des] objets » de la Loi. Ce sont donc des pouvoirs implicites ou dérivés en ce sens qu’ils doivent découler d’autres dispositions  législatives.

156 Dans le contexte de la présente affaire, je crois pouvoir accepter la position de la demanderesse sur le rapport entre les articles 36 et 120 seulement à condition de reconnaître que le pouvoir de surveiller l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 accorde au défendeur est un pouvoir qu’implique la réalisation d’un objet ou d’objets de la Loi ou qui est rationnellement lié à leur réalisation. En outre, compte tenu de la formulation catégorique de la disposition de l’article 120 accordant un pouvoir délégué, j’estime qu’on doit démontrer qu’il est nécessaire que la Commission soit investie de ce pouvoir de surveillance pour réaliser l’objet ou les objets spécifiés de la Loi : voir la première des cinq situations mentionnées dans ATCO, au paragraphe 82 de la présente décision.

157 Quels sont les véritables objets de la Loi? Il est évident, quoique pas étonnant, que les parties soulignent dans leurs arguments des objets différents, tous énoncés dans le préambule de la Loi. La demanderesse insiste sur l’objectif de maintenir des relations patronales-syndicales fructueuses et sur la nécessité de préserver le droit de grève des employés dans le cadre de « l’équilibre » que la Commission s’est efforcée de préserver en interprétant les dispositions sur les ESE de la Loi à partir de Parcs. Le défendeur, lui, souligne l’importance de protéger l’intérêt public, un objet auquel le préambule de la Loi accorde une importance « primordiale ». Pour le défendeur, l’intérêt public sous-jacent à la section 8 de la Loi est le maintien des services nécessaires à la sécurité ou à la protection du public. Par l’article 120, le législateur a expressément réservé à l’expertise de l’employeur le droit de décider du niveau de service nécessaire à la protection de cet intérêt public.

158 À mon avis, donner à la Commission le pouvoir de surveiller l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 de la Loi accorde à l’employeur n’est pas nécessaire ni rationnellement lié à la réalisation de l’objet primordial de la Loi consistant à protéger l’intérêt public en soi. Bien sûr, on pourrait prétendre que laisser à l’employeur une entière liberté d’arriver à sa détermination en vertu de l’article 120 serait l’approche la plus efficace pour réaliser cet objet.

159 Toutefois, la protection de l’intérêt public n’est pas le seul objet de la Loi. J’estime que la demanderesse a présenté un argument persuasif en déclarant qu’accorder à la Commission un pouvoir limité de surveillance du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 donne à l’employeur est rationnellement lié et nécessaire à la réalisation de l’objet clairement énoncé dans le préambule qu’est le maintien de relations patronales-syndicales fructueuses. Comme la demanderesse l’a fait valoir, d’après les conclusions antérieures de la Commission elle-même, l’administration du régime des ESE conformément aux objets de la Loi exige que l’équilibre entre la protection de l’intérêt public du maintien des services essentiels et la protection du droit de grève des employés soit préservé. L’abus du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 reconnaît à l’employeur pourrait menacer cet équilibre en sapant l’intégrité d’une détermination d’importance cruciale pour le processus de négociation des ESE. Le résultat pourrait jouer au détriment de relations patronales-syndicales fructueuses qui, d’après le préambule de la Loi, « [accroissent] les capacités de la fonction publique de bien servir et de bien protéger l’intérêt public ». Conformément à la logique de cet argument, la Commission exercerait à juste titre un pouvoir fondé sur l’article 36 pour réaliser les objets de la Loisi elle intervenait en cas d’abus du pouvoir discrétionnaire de l’employeur dans la détermination du niveau de service.

160 Le défendeur réplique que le « méfait » qui est allégué par la demanderesse dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui accorde l’article 120 de la Loipour justifier le besoin de surveiller sa détermination du niveau de service est une fiction. Selon lui, il est impossible que la Commission doive intervenir dans une décision fondée sur l’article 120 même si elle a ce pouvoir. Le défendeur maintient que la Commission dispose d’un pouvoir de surveillance suffisant pour veiller à assurer l’équilibre voulu entre droits et intérêts à une étape ultérieure, en se prononçant sur un éventuel conflit quant au nombre de postes proposés par un employeur en vertu de l’article 121 et du paragraphe 123(5) de la Loi.

161 De mon point de vue, la position du défendeur sur ce point n’est en définitive pas convaincante. En fait, elle semble minimiser l’importance de la décision d’un employeur sur le niveau de service en laissant implicitement entendre que le problème consiste fondamentalement à décider du nombre de postes chargés d’offrir des services essentiels et que toutes les craintes quant au niveau de service fixé par un employeur peuvent être dissipées par cette décision. Pourquoi alors le législateur a-t-il tant tenu à donner à l’employeur le droit exclusif de déterminer le niveau de service si cette détermination n’était pas réellement la pierre angulaire de la protection de l’intérêt public à partir de laquelle tous les autres éléments d’une ESE sont ensuite négociés? Contrairement à ce que le défendeur soutient énergiquement, je crois que la Commission doit partir du principe que la détermination du niveau de service est cruciale. Si cette détermination est faussée, il est logique de s’attendre à des répercussions néfastes sur tout ce qui s’ensuit — les décisions sur les types de postes, les nombres de postes et les postes précis nécessaires à la prestation des services essentiels déterminés. Sans expérience concrète, rien ne permet de s’attendre à ce que la Commission puisse remédier adéquatement à une erreur dans la détermination du niveau de service aux étapes ultérieures du cheminement analytique de l’ESE.

162 Il est tout à fait clair que l’article 36 impose à la Commission l’obligation d’appliquer la Loi, y compris les dispositions de la section 8 portant sur les services essentiels. En un sens, au moins, je pense que la Commission a déjà exercé son pouvoir à l’égard de l’article 120. Au paragraphe 111 de la décision Service Canada, par exemple, elle a ordonné au défendeur « de déterminer quel niveau des services essentiels [allait être] offert au public […] conformément à l’article 120 de la Loi et d’en informer la demanderesse et la Commission dans les 30 jours ». Le défendeur n’a pas contesté cette ordonnance, même si elle revenait à surveiller son exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 lui donne. L’ordonnance ne tentait nullement de faire intervenir la Commission dans l’exercice du pouvoir exclusif du défendeur de déterminer le niveau de service — ce qui aurait été impossible —, mais elle lui imposait des conditions procédurales. La Commission exigeait que le défendeur détermine le niveau des services essentiels « dans les 30 jours », qu’il l’en informe et qu’il en informe également la demanderesse. Bien que la Commission n’ait pas explicitement énoncé ses motifs pour imposer ces conditions au défendeur, il est juste de dire que l’ordonnance était compatible avec l’objectif de faire progresser les parties vers la conclusion de leur ESE. C’est évident dans le paragraphe suivant de Service Canada, qui se lit comme suit :

[112]   La Commission ordonne en outre aux parties de reprendre les négociations et de faire tout effort raisonnable pour négocier le reste du contenu de l’ESE concernant les postes d’agent de services aux citoyens de groupe et niveau PM-01.

163 Que serait-il arrivé si le défendeur ne s’était pas conformé à l’ordonnance de la Commission et s’il avait refusé de déterminer le niveau des services essentiels en temps voulu? Étant responsable de la mise en œuvre de la Loi, la Commission n’aurait-elle eu aucun pouvoir pour intervenir au motif que son intervention aurait constitué de l’ingérence dans l’exercice du « droit exclusif » que l’article 120 accorde au défendeur?

164 Tout compte fait, j’estime que la réponse à cette question doit être négative. Le législateur voulait que la Commission assume la responsabilité des processus de relations de travail prévus par la Loi, à condition d’agir de manière compatible avec les objets de celle-ci. Avec Vaughan et d’autres décisions plus récentes, les tribunaux tendent de plus en plus à reconnaître que les lois sur le travail créent des régimes exclusifs pour la surveillance des relations de travail et pour le règlement des conflits de travail. Pour assurer une gouvernance efficace de ces régimes, il faut que les commissions, les arbitres de différend ou les arbitres de grief, qu’il faut éviter de confondre avec les tribunaux, puissent surveiller activement les parties dans la mesure où leurs lois habilitantes (ou les conventions collectives) le permettent. En l’espèce, il m’est impossible de conclure que le législateur voulait que les responsabilités de surveillance de la Commission s’arrêtent net à l’article 120, pourvu qu’elle ne tente pas de faire ce que cet article lui interdit expressément — limiter le droit d’un employeur de déterminer le niveau des services essentiels. Le législateur n’a pas exempté l’article 120 ni, plus généralement, la section 8 de l’application de l’article 36. Comme je l’ai déjà écrit, l’article 120 dispose seulement qu’« [a]ucune disposition de la présente section [8] ne peut être interprétée de façon à porter atteinte » au pouvoir délégué d’un employeur de déterminer le niveau des services essentiels. Si le législateur avait voulu que l’article 120 fonctionne hors du champ d’application de l’exercice de n’importe quel pouvoir de surveillance administrative de la Commission, il aurait pu le faire en exemptant expressément l’article 120 de l’application de l’article 36 dans l’une ou l’autre de ses dispositions, mais il ne l’a pas fait.

165 Je pense qu’ordonner à un employeur d’exercer son droit exclusif en vertu de l’article 120 de la Loi en se conformant à certains paramètres administratifs (par exemple dans un certain délai) ne limite pas ce droit exclusif ou n’y déroge pas. Par extension, exiger qu’un employeur communique des renseignements sur la façon dont il a exercé son pouvoir discrétionnaire de déterminer le niveau des services essentiels ne constitue pas non plus en principe une ingérence dans le droit exclusif protégé par l’article 120.

166 Les pouvoirs de surveillance que l’article 36 de la Loi confère à la Commission lui permettent-ils d’aller un peu plus loin en intervenant si, par exemple, la communication de renseignements sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 donne à l’employeur incite une partie touchée à alléguer que la décision de l’employeur était entachée d’une violation d’un important principe de droit administratif? En dépit des solides arguments avancés par le défendeur pour le nier, j’en suis venu en dernière analyse à souscrire à la position de la demanderesse. Si exceptionnelles que puissent être les circonstances qui justifieraient l’intervention de la Commission, je ne crois pas, tout bien pesé, qu’il soit conforme aux objets de la Loi, pris globalement, que la Commission se cantonne dans l’inaction si un conflit portant sur un principe fondamental de droit administratif et concernant une détermination fondée sur l’article 120 éclate au beau milieu d’un processus de négociation d’une ESE. L’alternative consisterait à laisser le règlement d’un tel conflit aux tribunaux, avec les délais incontournables d’une demande de règlement judiciaire. Je serais peut-être d’un autre avis si les tribunaux plutôt que la Commission avaient les connaissances spécialisées nécessaires pour comprendre la dynamique d’une situation de grève et la mesure dans laquelle une détermination du « niveau de service » est liée aux autres éléments d’une ESE. Les choses étant ce qu’elles sont, j’estime qu’il existe d’importantes raisons stratégiques compatibles avec les objets de la Loi pour justifier ma conclusion qu’il est plus logique que la Commission commence par se prononcer sur un conflit quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu par l’article 120, sous réserve que sa décision puisse faire l’objet d’un contrôle judiciaire s’il y a lieu. En outre, et c’est une question de droit, je crois que la Commission peut invoquer l’article 36 au besoin pour régler ce conflit parce qu’agir de la sorte est rationnellement et donc implicitement lié à la réalisation des objets de la Loi, régler les conflits avec efficience et maintenir des relations patronales-syndicales fructueuses.

167 La Commission connaît très bien les questions de conformité aux principes généraux du droit administratif pour y avoir été exposée durant tout l’exercice de son mandat de surveillance. On lui présente fréquemment des arguments en déclarant qu’une partie a agi ou exercé un pouvoir discrétionnaire de manière arbitraire, capricieuse ou de mauvaise foi, ou en ne se conformant pas sous un autre aspect aux principes du droit administratif. Il n’y a aucune raison pour que la Commission ne soit pas bien placée pour en faire autant dans le cas de l’article 120 et plus particulièrement pour le faire sans déroger au pouvoir exclusif d’un employeur de déterminer le niveau de service. La Commission peut clairement limiter son intervention à une déclaration de manquement à une exigence du droit administratif et à une ordonnance enjoignant à un employeur de refaire sa détermination du niveau de service afin de remédier à ce manquement. Comme je l’ai dit et répété dans ces motifs, la Commission ne devrait ni ne pourrait substituer son jugement sur le niveau de service requis à celui de l’employeur.

168 Pour résumer, je conclus que l’article 36 de la Loi investit la Commission du pouvoir de se prononcer sur une allégation qu’un employeur a violé un principe de droit administratif ou ne s’est pas conformé à la procédure établie dans l’exercice du pouvoir exclusif que l’article 120 lui accorde pour fixer le niveau auquel les services essentiels doivent être offerts au public, ce pouvoir étant implicite à la réalisation des objets de la Loi. Il s’ensuit que la Commission peut rendre une décision sur une demande de divulgation de documents d’une pertinence défendable pour la détermination du niveau de service par l’employeur.

169 Dans la demande de divulgation qui est à l’origine de cette décision, la demanderesse réclamait ce qui suit :

[Traduction]

  • […] toute la documentation, y compris les rapports et les analyses concernant la décision de l’employeur de fixer le niveau de service à 100 % pour la prestation de ces services.

  • […] des précisions sur le processus adopté par l’employeur pour arriver à cette décision, y compris la date à laquelle elle a été prise.

  • […] une copie de « l’étude des temps et mouvements » réalisée par l’employeur, avec toute la documentation connexe utilisée dans le cadre de l’étude.

170 Je ne suis pas disposé à me prononcer sur la pertinence défendable de la demande de divulgation de la demanderesse sans donner aux deux parties une autre possibilité de discuter des détails de la demande. En outre, j’estime qu’il serait approprié que les parties commencent d’abord par tenter de régler les problèmes de divulgation restants avant que je statue. Puisque les parties ne s’entendaient pas sur la question sous-jacente de la compétence de la Commission de statuer sur une question relative à la détermination du défendeur en vertu de l’article 120 de la Loi, je ne suis pas convaincu qu’elles aient déployé des efforts raisonnables pour régler la question elles-mêmes. Je tiens à leur en offrir l’occasion.

171 Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

IV. Ordonnance

172 J’ordonne aux parties de se rencontrer et de tenter de résoudre les problèmes restants en ce qui concerne la divulgation. Dans l’éventualité où elles n’y arriveraient pas, la Commission convoquera une réunion de gestion du cas pour entendre leurs observations sur la demande de divulgation de la demanderesse et pour rendre une décision à son sujet.

173 La Commission demeure saisie de toutes les autres questions relatives aux postes d’agent de services aux citoyens de groupe et niveau PM-01 à Service Canada qui pourraient être inclus dans l’ESE qui n’ont pas été réglées par les parties.

174 La Commission demeure saisie de toutes les questions concernant les autres postes du groupe PA n’ayant pas fait l’objet d’une entente entre les parties.

Le 19 août 2010.

Traduction de la CRTFP

Dan Butler,
commissaire

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