Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le Tribunal avait rejeté six plaintes du plaignant au sujet de nominations effectuées en mai 2007 (« les six plaintes de mai 2007 »). Le Tribunal avait également rejeté une plainte au sujet d’une nomination effectuée en octobre 2007. Le plaignant a ensuite présenté une plainte au sujet d’une nomination effectuée en avril 2008 (« la plainte d’avril 2008 ») et une autre au sujet d’une nomination effectuée en octobre 2008 («la plainte d’octobre 2008 »). Dans la plainte d’avril 2008, le plaignant a repris les faits et arguments exposés dans les six plaintes de mai 2007. Il a ajouté un motif de favoritisme personnel dans la nomination du candidat. Dans la plainte d’octobre 2008, il a indiqué que les motifs invoqués sont les mêmes que ceux qu’il avait soulevés dans les six plaintes de mai 2007 et celle d’avril 2008. Soutenant que les questions ont déjà été tranchées, l'intimé a demandé que le Tribunal applique la doctrine de la préclusion pour même question en litige, et celle de l’abus de procédure à la plainte d’avril 2008 et à la plainte d’octobre 2008. Le plaignant a soutenu que les plaintes d’avril et octobre 2008 étaient différentes. Décision : Le Tribunal a déterminé que la doctrine de la préclusion pour même question en litige ne s’appliquait pas en l’espèce parce que les parties dans la plainte d’avril 2008 et celle d’octobre 2008 n’étaient pas les mêmes que dans les plaintes précédentes. Le Tribunal a cependant déterminé que la doctrine de l’abus de procédure s’appliquait aux plaintes d’avril et octobre 2008 pour ce qui est des questions déjà tranchées dans les plaintes de mai 2007. Réentendre ces questions ne respecterait pas le caractère final des décisions du Tribunal, exigerait que les parties aient à débattre à nouveau de questions déjà tranchées, risquerait de mener à des décisions contradictoires, et entraînerait une dépense inutile de ressources. Le plaignant a ajouté un nouveau motif dans la plainte d’avril 2008 – celle de favoritisme personnel envers la personne nommée. Ce motif a aussi été ajouté à la plainte d’octobre 2008 par renvoi. Le Tribunal a jugé que la doctrine de l’abus de procédure ne s’appliquait pas à la question de favoritisme personnel dans ces deux plaintes; il entendra les parties au sujet de cette allégation. Requête de l’intimé accordée en partie.

Contenu de la décision

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Dossier:
2008‑0275 et 2008‑0727
Rendue à:
Ottawa, le 5 juillet 2010

JEAN LAVIGNE
Plaignant
ET
LE SOUS-MINISTRE DE LA JUSTICE
Intimé
ET
AUTRES PARTIES

Affaire:
Requête pour rejet de plaintes d’abus de pouvoir présentées en vertu de l’alinéa 77(1)a) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique
Décision:
La requête est accueillie en partie
Décision rendue par:
John Mooney, vice-président
Langue de la décision:
Français
Répertoriée:
Lavigne c. le sous-ministre de la Justice et al.
Référence neutre:
2010 TDFP 0007

Motifs de décision

Introduction

1Jean Lavigne, le plaignant, a présenté deux plaintes d’abus de pouvoir visant les nominations à des postes de juriste-expert (LA‑2B) au sein du ministère de la Justice à Montréal, Québec (dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727).

2Le sous-ministre de la Justice, l'intimé, a présenté une requête pour rejet de ces plaintes parce que les motifs allégués par le plaignant au soutien de ses plaintes sont en grande partie les mêmes que ceux qu’il avait fait valoir lors de six autres plaintes que le Tribunal de la dotation de la fonction publique (le Tribunal) avait auparavant rejetées. L’intimé soutient que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique aux présentes plaintes. L'intimé soutient également que les présentes plaintes constituent un abus de procédure.

3Le plaignant, pour sa part, soutient que ces plaintes-ci sont différentes des plaintes précédentes.

Questions en litige

4Le Tribunal doit statuer sur les questions suivantes :

  1. La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique‑t‑elle aux présentes plaintes?
  2. La doctrine de l’abus de procédure s’applique-t-elle aux présentes plaintes?

Contexte

Les plaintes dans les dossiers 2007‑0241, 2007‑0242, 2007‑0274, 2007‑0314, 2007‑0400 et 2008‑0384

5L'intimé a mené deux processus de nomination (no 2006-JUS-MTL-DAF-1A-89 et no 2006-JUS-MTL-DAF-1A-130) à l’automne 2006 pour combler des postes de chef d’équipe et de juriste-expert aux groupe et niveau LA‑2B au sein du ministère de la Justice à Montréal, Québec. Le plaignant avait posé sa candidature pour ces deux postes mais celle‑ci fut rejetée à l’étape de la présélection parce qu’il ne satisfaisait pas à une des qualifications essentielles établies pour ces postes, à savoir une « [e]xpérience considérable et récente dans la conduite de litiges complexes et variés à la Cour canadienne de l’impôt ».

6Au printemps 2007, l'intimé a créé un bassin de candidats composé des personnes qui se sont qualifiées dans les deux processus de nomination. En mai 2007, l'intimé a fait six nominations à partir de ce bassin. Le 28 mai 2007, le plaignant a présenté au Tribunal six plaintes d’abus de pouvoir en vertu de l’alinéa 77(1)a) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13 (la LEFP) au sujet de ces nominations (dossiers 2007‑0241, 2007‑0242, 2007‑0274, 2007‑0314, 2007‑0400 et 2008‑0384). Le Tribunal a traité ces six plaintes ensemble. Les questions en litige, telles que formulées par le Tribunal, étaient les suivantes :

  1. Le Tribunal enfreint-il les règles de justice naturelle en procédant à une audience sur dossier?
  2. a-t-il abusé de son pouvoir en sous-déléguant l’établissement des critères de mérite au comité d’évaluation?
  3. L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en datant le document « Justification du/des critères de mérite pour le choix d’une nomination » du 8 septembre 2006 plutôt que du 22 septembre 2006?
  4. L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en éliminant le plaignant par l’utilisation de définitions qui ne sont pas incluses dans l’annonce sur Publiservice?
  5. L’intimé a-t-il omis de s’assurer que la discussion informelle soit conduite conformément à la LEFP?
  6. Le plaignant a-t-il droit à des dommages moraux et exemplaires?

7Le Tribunal a répondu par la négative à toutes ces questions et a rejeté les six plaintes le 27 mai 2008 (Lavigne c. Sous-ministre de la Justice et al., 2008 TDFP 0013) (Lavigne (TDFP)). Le 17 juin 2008, le plaignant a présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Le 2 juillet 2009, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judicaire du plaignant (Lavigne c. Canada (Justice), 2009 CF 684). Le plaignant n’a pas porté cette décision en appel.

La plainte dans le dossier 2007-0565

8Le 17 octobre 2007, l'intimé a nommé Me Susan Shaughnessy au poste de juriste-expert pour une période de moins de quatre mois à partir du bassin qui avait été créé au printemps 2007. Le 5 novembre 2007, le Tribunal a reçu du plaignant une plainte au sujet de cette nomination intérimaire (dossier 2007‑0565). Le plaignant alléguait que Me Shaughnessy ne possédait pas l’expérience requise. Le Tribunal a rejeté cette plainte le 28 novembre 2007 au motif qu’il n’avait pas compétence pour l’entendre parce qu’il s’agissait d’une nomination intérimaire de moins de quatre mois. Le paragraphe 14(1) du Règlement sur l’emploi dans la fonction publique, DORS/2006‑6 prévoit que de telles nominations ne sont pas sujettes au recours prévu à l’article 77 de la Lavigne c. Sous-ministre de la Justice et al., 2007 TDFP 0045).

Les présentes plaintes (dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727)

9En avril 2008, l'intimé a nommé Me Shaughnessy au poste de juriste-expert LA‑2B pour une période indéterminée à partir du bassin qui avait été créé au printemps 2007. Le 24 avril 2008, le plaignant a présenté une plainte d’abus de pouvoir en vertu de l’alinéa 77(1)a) de la LEFP concernant cette nomination (dossier 2008‑0275). Le plaignant indique dans sa plainte qu’il reprend et réitère les faits et arguments exposés dans les dossiers 2007‑0241, 2007‑0242, 2007‑0274, 2007‑0314, 2007‑0400 et 2007‑0565. Il invite le Tribunal à se référer aux documents et pièces versées à ces dossiers. Le plaignant ajoute un motif dans la plainte 2008‑0275, celui de favoritisme personnel dans la nomination de Me Shaughnessy.

10En octobre 2008, l'intimé a procédé à une autre nomination à partir du bassin qui avait été créé au printemps 2007. Le 7 novembre 2008, le plaignant a présenté une plainte d’abus de pouvoir en vertu de l’alinéa 77(1)a) de la LEFP concernant cette nomination (dossier 2008‑0727). Dans la lettre accompagnant sa plainte, le plaignant a indiqué que les motifs invoquées au soutien de sa plainte dans le dossier 2008‑0727 sont les mêmes que ceux qu’il avait soulevés dans les dossiers 2007‑0241, 2007‑0242, 2007‑0274, 2007‑0314, 2007‑0400, 2008‑0384 et 2008‑0275.

Demande de jonction des plaintes dans les dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727

11Le 3 décembre 2009, l’intimé a demandé que les plaintes dans les dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727 soient jointes. Le Tribunal constate que ces deux plaintes visent le même processus d’évaluation et que les allégations sont les mêmes. Le Tribunal accorde donc la demande de l’intimé et joint ces deux plaintes, conformément à l’article 8 du Règlement du Tribunal de la dotation de la fonction publique, DORS/2006‑6, afin d’assurer la résolution rapide de ces plaintes.

Requête pour rejet des plaintes 2008‑0275 et 2008‑0727

12Le 10 décembre 2009, l’intimé a demandé que les plaintes 2008‑0275 et 2008‑0727 soient rejetées parce que les questions soulevées dans ces plaintes ont déjà été tranchées par le Tribunal. Il soutient que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (issue estoppel en anglais) et celle de l’abus de procédure s’appliquent à ces plaintes. Le Tribunal a demandé aux autres parties de soumettre des arguments au sujet de cette requête.

Arguments des parties

A) Arguments de l’intimé

13L'intimé demande au Tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à ces plaintes-ci pour ce qui est des questions qui étaient en litige dans la décision Lavigne (TDFP). Cette doctrine permet à un tribunal de refuser d’entendre à nouveau un litige qui a déjà été tranché par un tribunal. L'intimé soutient que sa demande satisfait aux conditions d’application de cette doctrine, telles qu’énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44. La Cour suprême a jugé que cette doctrine peut s’appliquer lorsque la question à trancher a déjà été décidée par un tribunal, lorsque la décision du tribunal est finale et lorsque le litige implique les mêmes parties. Selon l'intimé, le plaignant soumet au Tribunal les mêmes allégations et les mêmes faits que ceux qu’il avait soumis au Tribunal dans l’affaire Lavigne (TDFP), sauf la question de favoritisme personnel à l’endroit de la nomination de Me Shaughnessy.

14L'intimé soutient également que les présentes plaintes impliquent les mêmes parties que celles dans l’affaire Lavigne(TDFP) : le plaignant, l’intimé et la Commission de la fonction publique (CFP). Bien que les personnes nommées ne sont pas les mêmes dans les deux séries de plaintes, l’essence du litige dans les deux cas implique le plaignant et l’intimé.

15L'intimé soutient également que d’entendre ces plaintes de nouveau constituerait un abus de procédure. L'intimé subirait une injustice puisqu’il serait obligé de se défendre à nouveau à l’égard de questions qui ont déjà été résolues. Cela engendrerait également le risque que le Tribunal rende des décisions contradictoires. Il en résulterait également une dilapidation des ressources du Tribunal.

16Pour ce qui est de l’allégation de favoritisme personnel, l’intimé maintient que les présentes plaintes sont devenues sans objet puisque le plaignant ne peut être nommé aux postes impliqués dans ces processus de nomination puisque le Tribunal a déjà décidé dans la décision Lavigne (TDFP) que le plaignant ne satisfait pas à une des qualifications essentielles établies pour ces postes.

B) Arguments du plaignant

17Le plaignant s’oppose à la requête de l’intimé. Dans les présentes plaintes, il invite le Tribunal à rendre une décision « autre » que la décision que le Tribunal a pris dans Lavigne (TDFP), fondée sur une preuve « autre ». Il signale que le Tribunal dans Lavigne (TDFP) n’a pas traité de la question de favoritisme personnel. Il souligne également que les personnes nommées dans ces plaintes-ci ne sont pas les mêmes que celles nommées dans les plaintes qui ont fait l’objet de la décision du Tribunal dans Lavigne (TDFP).

18Le plaignant signale que la CFP n’a pas pris position sur le fond dans l’affaire Lavigne (TDFP). La CFP ne saurait subir quelque préjudice que ce soit si le Tribunal entendait ces plaintes-ci.

19Le plaignant soutient que la décision Lavigne (TDFP) a été rendue en se fondant sur des arguments que l'intimé n’a pas prouvés. Le plaignant n’a pas pu faire entendre ses témoins puisque la décision du Tribunal a été rendue sans la tenue d’une audience. Selon le plaignant, il s’agit d’une irrégularité majeure de nature à empêcher l’application de la doctrine de la préclusion.

C) Arguments de la Commission de la fonction publique

20La CFP ne s’oppose pas à la requête.

D) Arguments des personnes nommées

21Les personnes nommées n’ont pas répondu à la requête.

Analyse

22L’alinéa 77(1)a) de la LEFP prévoit qu’une personne dans la zone de recours peut présenter au Tribunal une plainte selon laquelle elle n’a pas été nommée ou fait l’objet d’une proposition de nomination en raison d’un abus de pouvoir par la CFP ou par l’administrateur général dans l’exercice de leurs pouvoirs. Cette disposition se lit comme suit :

77 (1) Lorsque la Commission a fait une proposition de nomination ou une nomination dans le cadre d’un processus de nomination interne, la personne qui est dans la zone de recours visée au paragraphe (2) peut, selon les modalités et dans le délai fixés par règlement du Tribunal, présenter à celui-ci une plainte selon laquelle elle n’a pas été nommée ou fait l’objet d’une proposition de nomination pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

(a) abus de pouvoir de la part de la Commission ou de l’administrateur général dans l’exercice de leurs attributions respectives au titre du paragraphe 30(2);

[…]

Le paragraphe 30(2) traite de l’application du mérite lors de nominations effectuées en vertu de cette Loi.

23Il s’ensuit qu’une personne dans la zone de recours peut présenter au Tribunal une plainte chaque fois que l’administrateur général procède à une nomination ou une proposition de nomination. Il arrive que l’administrateur fasse des nominations à différents temps à partir d’un même processus d’évaluation. C’est ce qui est arrivé dans ce cas-ci. L'intimé a fait six nominations en mai 2007, une autre en octobre 2007, une autre en avril 2008 et une autre en octobre 2008, toutes à partir du même bassin de candidats créé au printemps 2007. Le plaignant a exercé son droit de plainte lors des six nominations de mai 2007 et le Tribunal a rejeté ses plaintes dans la décision Lavigne (TDFP). Il a également porté plainte lors la nomination intérimaire de Me Shaughnessy en octobre 2007 et le Tribunal a rejeté cette plainte-là dans la décision Lavigne c. Sous-ministre de la Justice et al., 2007 TDFP 0045. Il entend maintenant exercer ce droit pour ce qui est des nominations effectuées en avril et octobre 2008, mais l'intimé demande que le Tribunal applique à ces dernières plaintes la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et celle de l’abus de procédure.

Question I :La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique-t-elle aux présentes plaintes?

24La Cour suprême a établi dans l’arrêt Danyluk au paragraphe 33 que l’analyse de l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée se fait en deux volets. Le Tribunal doit d’abord juger si les trois conditions d’application de cette doctrine sont remplies. Le Tribunal doit ensuite décider s’il devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’appliquer cette doctrine. Au paragraphe 25 de l’arrêt Danyluk, la Cour suprême énumère les trois conditions d’application de cette doctrine :

  1. la même question a été décidée;
  2. la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion est finale; et
  3. les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, sont les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée, ou leurs ayants droit.

25Le Tribunal est d’avis que, outre la question de favoritisme personnel à l’endroit de Me Shaughnessy, les présentes plaintes soulèvent les mêmes questions que celles soulevées dans la décision Lavigne (TDFP). Le plaignant indique lui-même que ses allégations sont les mêmes dans les deux cas, sauf la question de favoritisme personnel.

26Le Tribunal note que la décision Lavigne (TDFP) est finale. En effet, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire du plaignant et celui-ci n’a pas porté le jugement de la Cour fédérale en appel.

27Le Tribunal est d’avis, cependant, que les présentes plaintes ne satisfont pas à la troisième condition énoncée dans Danyluk puisque les parties ne sont pas les mêmes que celles dans l’affaire Lavigne (TDFP). Le paragraphe 79(1) de la LEFP précise que le plaignant, l’administrateur général, la CFP et les personnes nommées ont le droit de se faire entendre par le Tribunal. Il est vrai que le plaignant, l’administrateur général et la CFP étaient des parties dans les plaintes faisant l’objet de la décision Lavigne (TDFP) et ils sont également des parties dans les présentes plaintes, mais les personnes nommées, elles, ne sont pas les mêmes dans les deux séries de plaintes. Les personnes nommées dans les présentes plaintes n’ont donc pas participé au litige dont a traité le Tribunal dans la décision Lavigne (TDFP). Le Tribunal estime donc que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’applique pas en l’espèce parce que les parties ne sont pas les mêmes dans les deux cas.

Question II :La doctrine de l’abus de procédure s’applique-t-elle aux présentes plaintes?

28Dans Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; [2003] S.C.J. No. 64 Q.L., la Cour suprême explique que les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture d’un litige dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’étaient pas remplies mais où la réouverture pourrait néanmoins porter atteinte au caractère définitif des décisions judiciaires et à l’intégrité de l’administration de la justice. La Cour suprême énonce dans cet arrêt les principes qui sous-tendent cette doctrine, notamment assurer la finalité des décisions, éviter qu’une personne ait à se défendre à nouveau à l’encontre d’un même litige, éviter que le tribunal ne soit pas placé dans une situation dans laquelle il pourrait rendre des décisions contradictoires et éviter de devoir consacrer des ressources pour un litige qui a déjà été tranché :

[37] […] la doctrine de l’abus de procédure fait intervenir [TRADUCTION] « le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière […] qui aurait […] pour effet de discréditer l’administration de la justice » (Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par [2002] 3 R.C.S. 307, 2002 CSC 63).  Le juge Goudge a développé la notion de la façon suivante aux par. 55 et 56 :

[TRADUCTION]  La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice. […]

Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée.

(Souligné dans la version originale)

[38] […] Les raisons et principes étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause sont identiques à celles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée […] :

[TRADUCTION]  Les deux raisons de principe, savoir qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même caused’action, ont été invoqués comme principes fondant l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause.  D’autres principes ont également été invoqués : la préservation des ressources des tribunaux et des parties, le maintien de l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires et la protection du principe du caractère définitif des instances si important pour la bonne administration de la justice.

29Le Tribunal est d’avis que lorsqu’une plainte concerne une question que le Tribunal a déjà tranchée et que la décision du Tribunal est finale, il lui incombe d’examiner s’il y a lieu d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure. Le Tribunal juge qu’il est important que le principe de la finalité de ses décisions soit respectée, que les parties n’aient pas à débattre à nouveau le même litige et que les parties et le Tribunal ne soient pas obligés de consacrer inutilement des ressources pour une question qui a déjà été tranchée.

30Le Tribunal est d’avis que, dans les présentes plaintes, il y a lieu d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure. Le plaignant cherche à rouvrir le litige au sujet des questions que le Tribunal a tranchées dans la décision Lavigne (TDFP). Tel qu’expliqué ci-dessus, le plaignant indique lui-même dans les présentes plaintes que ses allégations sont les mêmes que celles présentées dans les plaintes qui ont fait l’objet de la décision Lavigne (TDFP), sauf la question de favoritisme personnel (nous traiterons de la question de favoritisme personnel plus bas). Réentendre ces questions ne respecterait pas le caractère final des décisions du Tribunal. Cela exigerait que les parties aient à débattre à nouveau des questions qui ont déjà été tranchées et risquerait  de mener à des décisions contradictoires. Il en résulterait également pour les parties et le Tribunal une dépense inutile de ressources.

31Dans Toronto (Ville), la Cour suprême souligne qu’un tribunal devrait éviter de rouvrir un litige qui a déjà été tranché, sauf s’il existe des circonstances qui militent en faveur de la réouverture du litige, tels un élément de fraude ou de malhonnêteté qui aurait entaché la première instance ou la découverte de nouveaux éléments de preuve qui n’avaient pu être présentés auparavant :

[52]  […] D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble.  Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jette de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte

[…]

32On ne retrouve pas dans les présentes plaintes de telles circonstances. La décision du Tribunal dans Lavigne (TDFP) n’a pas été entachée de fraude ou de malhonnêteté. La Cour fédérale a confirmé la décision du Tribunal.

33Le plaignant ne soulève pas non plus de nouveaux éléments de preuve pour ce qui est des questions qui ont fait l’objet de la décision Lavigne (TDFP). Le plaignant voudrait faire témoigner des personnes pour faire ressortir de nouveaux éléments de preuve puisque, selon lui, il ne pouvait le faire précédemment parce que le Tribunal avait décidé de ne pas tenir d’audience orale. Le présent Tribunal est d’avis que le plaignant a déjà eu l’occasion de présenter toute sa preuve dans l’affaire Lavigne (TDFP). La Cour fédérale a conclu que le Tribunal n’avait pas commis d’erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de tenir une audience sur dossier. La Cour fédérale a indiqué au paragraphe 97 de sa décision qu’il « ne s’agit pas d’un dossier qui requiert une preuve ou plaidoirie orale ».

34Le Tribunal conclut donc qu’il est approprié d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure aux présentes plaintes pour ce qui est des questions traitées dans la décision Lavigne (TDFP). Les parties ne pourront donc aborder ces questions dans les présentes plaintes.

35Le plaignant a ajouté un motif de plainte dans le dossier 2008‑0275. Il allègue que l'intimé a fait preuve de favoritisme personnel en nommant Me Shaughnessy au poste de juriste-expert LA‑2B pour une période indéterminée en mars 2008. Puisque la question de favoritisme personnel n’a pas été traitée dans la décision Lavigne (TDFP), le Tribunal juge que la doctrine de l’abus de procédure ne s’applique pas à cette question. Le Tribunal entendra donc les parties au sujet de l’allégation de favoritisme personnel à l’endroit de Me Shaughnessy dans le dossier 2008‑0275.

36Dans le dossier 2008‑0727, le plaignant réfère aux motifs invoqués dans le dossier 2008‑0275. Tel qu’expliqué ci-dessus, le dossier 2008‑0275 contenait l’allégation de favoritisme personnel à l’endroit de Me Shaughnessy. Le dossier 2008‑0727 contient donc lui aussi, par renvoi, cette allégation. Les parties pourront donc soulever la question de favoritisme personnel à l’endroit de Me Shaughnessy dans le 2008‑0727, même s’il n’est pas évident comment cette question puisse être pertinente dans le dossier 2008‑0727 puisque ce n’est pas cette personne qui a été nommée dans le cadre de ce dossier.

Décision

37Le Tribunal accorde la demande de l’intimé de joindre les plaintes 2008‑0275 et 2008‑0727 parce que ces deux plaintes visent le même processus d’évaluation et les allégations sont les mêmes.

38Le Tribunal applique la doctrine de l’abus de procédure dans les dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727 aux questions suivantes qui ont déjà été tranchées par le Tribunal dans la décision Lavigne (TDFP) :

  1. Le Tribunal enfreint-il les règles de justice naturelle en procédant à une audience sur dossier dans la décision Lavigne (TDFP)?
  2. L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en sous-déléguant l’établissement des critères de mérite au comité d’évaluation?
  3. L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en datant le document « Justification du/des critères de mérite pour le choix d’une nomination » du 8 septembre 2006 plutôt que du 22 septembre 2006?
  4. L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en éliminant le plaignant par l’utilisation de définitions qui ne sont pas incluses dans l’annonce sur Publiservice?
  5. L’intimé a-t-il omis de s’assurer que la discussion informelle soit conduite conformément à la LEFP?
  6. Le plaignant a-t-il droit à des dommages moraux et exemplaires?

Les parties ne pourront donc pas soulever ces questions dans les dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727.

39Puisque la question de favoritisme personnel à l’endroit de Me Shaughnessy que le plaignant a soulevée dans les dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727 n’a pas été abordée dans la décision Lavigne (TDFP), le Tribunal juge que la doctrine de l’abus de procédure ne s’applique pas à cette question. Le plaignant pourra donc soulever l’allégation de favoritisme personnel à l’endroit de Me Shaughnessy dans les dossiers 2008‑0275 et 2008‑0727.

John Mooney

Vice-président

Parties au dossier

Dossier du Tribunal:
2008-0275 et 2008-0727
Intitulé de la cause:
Jean Lavigne c. le sous-ministre de la Justice et al.
Audience:
Audition sur dossier
Date des motifs:
5 juillet 2010

REPRéSENTANTS :

Pour le plaignant:
Jean Lavigne
Pour l'intimé:
Erin Smith
Pour la Commission
de la fonction publique:

Lili Ste-Marie
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