Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Suite à une décision favorable aux plaignants dans une procédure de plainte pour abus de pouvoir, ces derniers ont demandé la révocation de la nomination et la formulation de trois recommandations. L’intimé a fait valoir que la personne nommée travaillait désormais pour un autre ministère et que le Tribunal ne devrait pas ordonner la révocation. Il a soutenu d’autre part que le Tribunal n’avait pas le pouvoir de formuler des recommandations. Décision Le Tribunal a jugé que la révocation était une mesure appropriée en l’espèce. Il n’a pas souscrit à l’argument de l’intimé selon lequel il n’y avait aucune raison d’ordonner la révocation puisque la personne nommée ne travaillait plus au ministère. Il a ajouté que l’intimé n’avait pas réussi à prouver que la personne nommée possédait les qualifications essentielles pour le poste en question; que l’intimé n’avait pas démontré pourquoi la révocation serait hors de propos. Aucun élément de preuve ne permettait d’établir comment la personne nommée avait obtenu le poste qu’elle occupait immédiatement après celui en cause et rien n’attestait que la révocation serait sans objet. Le Tribunal a établi qu’il est habilité à formuler des recommandations par déduction implicite afin de s’assurer que ses pouvoirs de réparation ne sont pas dépouillés de leur sens et qu’il est en mesure de régler les problèmes soulevés en l’occurrence. Il est clair que lorsqu’il s’agit pour le Tribunal de se prononcer sur un cas de comportement grave, il serait négligent de sa part de s’en tenir à une notion exagérément cloisonnée de son rôle et de s’abstenir de formuler des observations concrètes sur la source des abus constatés. Il en a conclu qu’une recommandation s’imposait par rapport à la formation du personnel concerné dans le secteur d’où provenait la plainte. Le Tribunal a jugé que son pouvoir de formuler des recommandations est une question de nécessité pratique afin de donner un sens à l’article de la loi l’habilitant à ordonner des mesures correctives. Le Tribunal est le seul organisme habilité à instruire les plaintes d’abus de pouvoir et demeure tout à fait indépendant de toutes les parties. Lorsque le Tribunal estime qu’il doit formuler des recommandations à la suite d’une constatation d’abus de pouvoir, il le fait en connaissance de cause, après avoir eu l’occasion d’entendre l’argumentation des parties et avoir examiné les éléments de preuve et les arguments présentés à l’audience, laquelle est assujettie aux règles de procédures et d’équité. Ce faisant, le Tribunal agit également dans le respect des valeurs énoncées dans les textes législatifs concernant la dotation. Le Tribunal a ordonné la révocation de la nomination. En outre, Il a recommandé à l’intimé d’offrir une formation aux gestionnaires délégataires et aux spécialistes des ressources humaines dans le secteur d’où provenait la plainte.

Contenu de la décision

Coat of Arms - Armoiries
Dossiers :
2007-0207, 2007-0208, 2007-0209, 2007-0295, 2007-0305, 2007-0307
Décision Rendue à:
Ottawa, le 29 septembre 2010

SUSAN AYOTTE ET AL.
Plaignantes
ET
LE SOUS-MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE
Intimé
ET
AUTRES PARTIES

Affaire:
Plainte d’abus de pouvoir en vertu des articles 77(1)a) et 77(1)b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique
Décision:
Mesures correctives
Décision rendue par:
Guy Giguère, président
Langue de la décision:
Anglais
Répertoriée:
Ayotte c. le sous-ministre de la Défense nationale
Référence neutre:
2010 TDFP 0016

Motifs de décision

Introduction


1 Le 3 juillet 2009, le Tribunal a rendu sa décision dans l’affaire Ayotte c. le sous-ministre de la Défense nationale, 2009 TDFP 0021 (Ayotte). Le Tribunal a jugé que la plainte était fondée et a conclu que l’intimé avait abusé de son pouvoir. Le Tribunal a réservé sa décision concernant les mesures correctives tel que demandé par les parties pendant l’audience. Le Tribunal a par la suite demandé les plaidoiries sur les mesures correctives et la présente décision porte sur cette question.

Plaidoiries sur les mesures correctives


2 Les plaignantes formulent quatre demandes dans leur plaidoirie. Tout d’abord, elles demandent au Tribunal de révoquer la nomination de Hope Seidman (la personne nommée) au poste de chef, Section du programme d’anglais, à l’École de langues des Forces canadiennes (ELFC), qui fait maintenant partie de l’Académie canadienne de la Défense – Programme de langues (ACD-PL). Les plaignantes demandent également au Tribunal de formuler les trois recommandations suivantes :

  1. Recommander à l’administrateur général du ministère de la Défense nationale (MDN) d’offrir une formation complète et continue sur la LEFP aux gestionnaires délégataires et au personnel des Ressources humaines de l’ELFC.
  2. Recommander à la Commission de la fonction publique (CFP) de retirer les pouvoirs de dotation délégués à l’ELFC jusqu’à ce que les gestionnaires et le personnel des Ressources humaines de l’ELFC aient suivi une formation sur la LEFP.
  3. Recommander à la CFP d’examiner toutes les nominations effectuées par Bruno Jobin depuis l’entrée en vigueur de la LEFP et de mener une vérification à cet égard, afin de s’assurer que celles‑ci sont bel et bien fondées sur le mérite et ne sont pas entachées d’abus de pouvoir.

3 Les plaignantes affirment que ces mesures correctives sont justifiées parce que la personne nommée n’a pas été évaluée de façon complète et a fait l’objet de favoritisme personnel. Elles soutiennent que l’intimé souhaitait à tout prix que ce soit la personne nommée qui occupe le poste et que la nomination ne respectait pas le mérite. Les plaignantes renvoient à la décision Burke c. le sous-ministre de la Défense nationale, 2009 TDFP 0003 pour appuyer leur demande de révocation de la nomination, ainsi qu’à la décision Beyak c. le sous-ministre de Ressources naturelles Canada, 2009 TDFP 0035 (Beyak, 2009 TDFP 0035) pour appuyer leur demande relative aux recommandations.

4 L’intimé fait valoir que la personne nommée travaille désormais pour un autre ministère. À son avis, bien que le Tribunal puisse avoir compétence pour révoquer la nomination, il devrait s’abstenir de le faire. Selon l’intimé, la révocation ne constituerait pas une mesure corrective en l’espèce.

5 L’intimé soutient également que le Tribunal n’a pas le pouvoir de formuler les trois recommandations demandées par les plaignantes. Il estime que les recommandations demandées empiètent sur les pouvoirs conférés à l’intimé en vertu de l’art. 15(3) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13 (la LEFP) en ce qui a trait aux enquêtes sur les nominations passées, et sur ceux découlant de l’art. 12 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F-11, en ce qui a trait à la formation. L’intimé affirme en outre que la demande relative à une recommandation sur le retrait des pouvoirs délégués au gestionnaire empiète sur les pouvoirs conférés à la CFP en vertu de l’art. 24(2) de la LEFP.

6 L’intimé demande également que la décision portant sur les mesures correctives soit laissée en suspens jusqu’à ce que la Cour fédérale ait rendu une décision dans le cadre de la révision judiciaire des motifs de décision modifiés par le Tribunal dans l’affaire Beyak, 2009 TDFP 0035.

7 La CFP soutient que la révocation est justifiée et qu’il ne s’agit pas d’une question théorique. À l’appui de son point de vue, elle rappelle les circonstances nébuleuses qui ont entouré la deuxième nomination de la personne nommée. Elle fait remarquer que le Tribunal a conclu qu’il n’y avait pas de preuve que toutes les qualifications essentielles avaient été évaluées ou que la personne nommée les possédaient toutes.

8 La CFP fait également valoir que le Tribunal n’a pas compétence pour formuler des recommandations. Cependant, même si le Tribunal a compétence pour le faire, ses recommandations ne sont pas exécutoires. À cet égard, la CFP fait référence à la décision Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture) [1992] 1 R.C.S. 385(Thomson c. Canada).

9 Les plaignantes soutiennent dans leur réfutation que l’intimé n’a pas établi tel qu’il lui incombait que la révocation de la nomination est sans objet, car il n’a fourni aucun élément de preuve à cet égard. Elles plaident qu’il incombe au Tribunal de se prononcer sur la situation, que ce soit sous la forme d’une recommandation ou d’une directive.

Questions en litige


10 Trois questions doivent être tranchées en réponse aux plaidoiries. Premièrement, la révocation est-elle appropriée en l’espèce? Deuxièmement, faudrait-il ordonner des mesures correctives sous la forme de recommandations? Troisièmement, si le Tribunal a le pouvoir de formuler des recommandations, devrait-il le faire dans le contexte de cette plainte?

Analyse


11 La compétence du Tribunal quant aux mesures correctives est énoncée à l’art. 81(1) de la LEFP, qui est libellé comme suit :

81(1) S’il juge la plainte fondée, le Tribunal peut ordonner à la Commission ou à l’administrateur général de révoquer la nomination ou de ne pas faire la nomination, selon le cas, et de prendre les mesures correctives qu’il estime indiquées.

12 Aux termes de l’art. 82 de la LEFP, le Tribunal ne peut ordonner à la Commission de faire une nomination ni d’entreprendre un nouveau processus de nomination.

13 Dans la décision Canada c. Cameron, 2009 CF 618 (Cameron), la Cour fédérale a conclu que les mesures correctives ordonnées par le Tribunal devaient être liées au processus de nomination faisant l’objet de la plainte. Elle a statué que les ordonnances exécutoires concernant des mesures correctives devaient viser à remédier à la faille relevée dans le processus de nomination faisant l’objet de la plainte. La Cour fédérale a également affirmé que si le Tribunal avait des préoccupations non liées au contexte de la plainte, il pouvait en faire part à l’intimé.

14 À la suite de la décision rendue par la Cour fédérale dans l’affaire Procureur général du Canada c. Beyak (17 septembre 2009), Ottawa, T-528-09 (Cour fédérale), l’affaire a été renvoyée au Tribunal afin que celui-ci puisse traiter la question des mesures correctives d’une façon qui ne soit pas en contradiction avec la décision Cameron. Le Tribunal a expliqué les changements qu’il avait apportés aux mesures correctives originales ordonnées dans la décision Beyak c. le sous-ministre de Ressources naturelles Canada, 2009 TDFP 0034 (Beyak, 2009 TDFP 0034), et il a produit une décision modifiée, soit Beyak, 2009 TDFP 0035. Dans son explication des changements apportés à l’ordonnance corrective, le Tribunal a précisé que la décision Cameron ne traitait pas de la compétence du Tribunal pour formuler des recommandations, étant donné que la Cour n’avait pas été saisie de cette question. Le Tribunal a indiqué que dans les cas où ses préoccupations sont de nature systémique telles que s’assurer que le pouvoir discrétionnaire sera exercé de la façon prévue par le législateur dans les futurs processus de nomination, il peut en faire part à l’administrateur général et à la CFP.

15 Une demande de révision judiciaire portant sur les motifs modifiés de la décision Beyak, 2009 TDFP 0035 a été présentée, mais l’audience n’a pas encore eu lieu et la décision n’a pas encore été rendue. Le Tribunal estime que le fait que la décision soit encore en suspens ne devrait pas retarder pour autant la diffusion de ses motifs.

La révocation est-elle appropriée en l’espèce?


16 Le Tribunal juge qu’une révocation constitue une mesure corrective appropriée en l’espèce. La plainte a été jugée fondée pour de nombreuses raisons et elle a soulevé des préoccupations importantes. Le Tribunal a conclu que l’intimé avait abusé de son pouvoir car la nomination n’avait pas été effectuée dans le respect du mérite. L’intimé s’est fondé sur des documents insuffisants et ne s’est pas assuré que la personne nommée possédait toutes les qualifications essentielles avant de la nommer. De plus, l’intimé a abusé de son pouvoir et a fait preuve de favoritisme personnel dans ce processus de nomination. Le Tribunal a jugé que les mesures prises par l’intimé dans ce contexte équivalaient à de la mauvaise foi. Il a donc conclu que l’intimé n’avait pas expliqué de façon appropriée pourquoi il avait agi de la sorte lorsqu’il a choisi la personne nommée en vue de la nomination en litige.

17 Le Tribunal ne souscrit pas à l’argument de l’intimé selon lequel il n’y a aucune raison d’ordonner la révocation de la nomination étant donné que Mme Seidman ne travaille plus pour le ministère. Le Tribunal n’est pas non plus d’accord avec l’intimé lorsqu’il soutient qu’il serait suffisant de s’en tenir à une constatation d’abus de pouvoir.

18 La mauvaise foi et le favoritisme personnel figurent parmi les formes les plus graves d’abus de pouvoir. Le législateur fait expressément référence à la mauvaise foi et au favoritisme personnel à l’art. 2(4) de la LEFP afin qu’il soit bien clair que ce comportement répréhensible constitue un abus de pouvoir (voir la décision Glasgow c. le sous-ministre de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2008 TDFP 0007, aux para. 36 à 40).

19 Dans la décision Cameron et Maheux c. l’administrateur général de Service Canada, 2008 TDFP 0016, le Tribunal n’a pas ordonné de révocation, mais cette décision concernait une nomination intérimaire. En l’espèce, la nomination était pour une période indéterminée. Or, même dans les cas où la nomination vise un poste à durée déterminée, le Tribunal juge qu’il existe des motifs valables pour révoquer la nomination à la fin de la période.

20 Même si la décision Lo c. Canada (Comité d’appel de la Commission de la fonction publique), 1997 CanLII 5849 (C.A.F.)(Lo) a été rendue sous le régime de dotation de l’ancienne loi, le principe fondamental qui y est énoncé en ce qui a trait au recours demeure le même. Il serait beaucoup trop facile pour un ministère ou la personne nommée de se soustraire aux mécanismes de recours simplement en changeant de poste.

21 Dans la décision Lo, la Cour d’appel fédérale a conclu que la question n’était pas théorique même si la personne nommée avait par la suite démissionné et quitté la fonction publique. Comme l’indique le juge Desjardins dans la décision unanime de la Cour, au para. 12 :

En l’espèce, une nomination a eu lieu et, même si le titulaire a quitté ce poste, et la fonction publique elle-même, la nomination contestée n’a pas été révoquée par la Commission et il faut statuer sur sa validité. Il serait trop facile pour un ministère ou pour une personne nommée d’esquiver le mécanisme d’appel et, par une simple mutation, d’empêcher que soit résolue la question de savoir si le principe du mérite a été observé dans le processus de sélection.

22 En l’espèce, l’intimé n’a pas réussi à démontrer que la personne nommée possédait les qualifications essentielles pour le poste visé. De plus, l’intimé n’a fourni aucun élément de preuve permettant d’établir qu’il ne serait plus pertinent de procéder à la révocation de la nomination.

23 Dans la décision Beyak, 2009 TDFP 0035(au para. 192), le Tribunal a cité la décision Lo et a indiqué qu’il serait inapproprié qu’il n’y ait aucune conséquence simplement parce que la personne nommée a quitté le ministère, car l’objet de la loi ne serait alors pas respecté.

24 Le Tribunal estime également qu’il existe certaines situations où, bien que la personne nommée n’occupe plus le poste, la révocation ne serait tout de même pas sans objet et pourrait constituer une mesure corrective appropriée.

25 De plus, en l’espèce, aucun élément de preuve n’indique comment la personne nommée a obtenu le poste qu’elle a occupé immédiatement après celui dont il est ici question, de sorte qu’il n’existe pas non plus d’élément de preuve attestant que la question de la révocation est sans objet.

26 Aux termes de l’art. 81(1) de la LEFP, le Tribunal peut ordonner à l’administrateur général de révoquer une nomination. La LEFP ne mentionne en aucun cas que la personne visée doit encore occuper le poste. C’est au Tribunal qu’il incombe d’examiner les faits et d’établir si, dans les circonstances, la révocation est de mise. En l’espèce, l’ordonnance de révocation est justifiée. Il est possible de conclure que la nomination n’a pas été effectuée dans le respect du mérite, étant donné que toutes les qualifications essentielles n’ont pas été évaluées ou que la personne nommée ne les possédait pas toutes. De plus, la nomination était entachée de favoritisme personnel, ce qui est inacceptable et constitue un grave cas d’inconduite.

27 Pour tous les motifs susmentionnés, le Tribunal juge que cette nomination n’aurait jamais dû avoir lieu et qu’elle devrait être révoquée. Par conséquent, le Tribunal ordonne que l’intimé révoque la nomination dans les 90 jours.

Faudrait-il ordonner des mesures correctives sous la forme de recommandations?

28Pour les motifs exposés ci-après, le Tribunal estime que, lorsque la situation s’y prête, il peut et doit formuler des recommandations.

29 L’article 81(1) de la LEFP confère au Tribunal le pouvoir de révoquer une nomination, de même que celui de « prendre les mesures correctives qu’il estime indiquées ».

30 Les mesures correctives présentées sous la forme d’une ordonnance exécutoire doivent porter sur les failles particulières qui ont été relevées dans la situation entourant la plainte. La décision Cameron stipule que l’ordonnance exécutoire ne doit porter que sur le processus de nomination visé par la plainte. Toutefois, la décision Cameron ne précise pas les pouvoirs du Tribunal quant à la formulation de recommandations. Le mot « recommandation » devrait ici avoir son sens usuel, c’est-à-dire sans caractère exécutoire (Thomson c. Canada).

31 Il est largement admis que les tribunaux possèdent des pouvoirs implicites, en particulier lorsque les dispositions dont ils doivent surveiller l’application de par leur mandat ne peuvent autrement faire l’objet d’une mise en application. Comme il est indiqué dans la décision Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) [1989] 1 R.C.S. 1722(Bell Canada), bien que les pouvoirs de tout tribunal administratif doivent être énoncés dans sa loi habilitante, ceux-ci « peuvent également découler implicitement du texte de la loi, de son économie et de son objet ». Dans la décision Bell Canada, la Cour suprême du Canada fait une mise en garde contre l’interprétation indue des dispositions de la loi habilitante d’un tribunal et qui aurait pour effet de dénuer ses pouvoirs de tout sens. Le paragraphe 50 est libellé comme suit :

[…] Les pouvoirs d’un tribunal administratif doivent évidemment être énoncés dans sa loi habilitante, mais ils peuvent également découler implicitement du texte de la loi, de son économie et de son objet. Bien que les tribunaux doivent s’abstenir de trop élargir les pouvoirs de ces organismes de réglementation par législation judiciaire, ils doivent également éviter de les rendre stériles en interprétant les lois habilitantes de façon trop formaliste.

32 La capacité du Tribunal de formuler des recommandations en vertu de l’art. 81(1) de la LEFP est une question de nécessité pratique puisqu’elle confère tout son sens à cette disposition. Si le Tribunal ne dispose pas de cette capacité, la dernière portion de l’art. 81(1) – qui permet au Tribunal de prendre les mesures correctives qu’il estime indiquées – perd tout son sens. Pour paraphraser la Cour suprême du Canada dans la décision Bell Canada, sans cette interprétation, le pouvoir discrétionnaire supplémentaire conféré au Tribunal pour régler les plaintes liées à la dotation devient stérile.

33 Comme l’a indiqué le Tribunal dans la décision Beyak, 2009 TDFP 0034, la décision Cameron ne traitait pas de la question de savoir si le Tribunal pouvait formuler des recommandations. Le Tribunal a également souligné plus haut que la décision Cameron prenait acte de son pouvoir de soulever des préoccupations de portée générale, par exemple dans le but de s’assurer que le pouvoir discrétionnaire est exercé de la façon prévue par le législateur dans d’autres processus de nomination.

34 Le pouvoir de formuler des recommandations est particulièrement important puisque, en vertu de la LEFP, seul le Tribunal est habilité àinstruire les plaintes d’abus de pouvoir. Lorsque le Tribunal estime qu’il doit formuler des recommandations après avoir conclu qu’il y a eu abus de pouvoir, il le fait en ayant entendu les parties et après avoir examiné les éléments de preuve et les arguments présentés à l’audience, laquelle est assujettie aux règles de procédures et d’équité. Ce faisant, le Tribunal agit également de façon à assurer le respect des valeurs énoncées dans la LEFP.

35 Lorsqu’il formule des recommandations, le Tribunal n’empiète pas sur la compétence de l’administrateur général ni celle de la CFP. Il va de soi que l’ordonnance ou la recommandation doit viser les pouvoirs précis dont sont investis l’administrateur général et la CFP, sans quoi il leur serait impossible d’y donner suite. Toutefois, ces pouvoirs demeurent dans les domaines de compétence respectifs de chacun. Lorsque le Tribunal formule une recommandation à titre de mesure corrective, l’administrateur général ou la CFP doit déterminer s’il y a lieu d’y donner suite et choisir la façon la plus appropriée de le faire. Le libellé de la LEFP n’est donc nullement incohérent à cet égard.

36 En outre, la Cour suprême du Canada a reconnu plusieurs facteurs qui permettent d’établir l’étendue des pouvoirs correctifs : a) le libellé des dispositions législatives qui confèrent la compétence au tribunal administratif; b) l’objet de la loi qui crée le Tribunal; c) la raison d’être de ce tribunal; d) le domaine d’expertise de ses membres; et e) la nature du problème soumis au tribunal. Voir la décision Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail) [1996] 1 R.S.C. 369.

37 L’analyse des facteurs susmentionnés indique qu’il est nécessaire que le Tribunal puisse formuler des recommandations, afin d’assurer que ses pouvoirs correctifs ne perdent pas tout sens et abordent les problèmes soulevés dans ses décisions.

38 Dans son libellé, la LEFP confère au Tribunal un pouvoir décisionnel entièrement indépendant. Le préambule de la LEFP met en évidence son objet. Les pratiques d’emploi équitables et transparentes, le respect des employés, la volonté réelle de dialogue et les mécanismes de recours destinés à résoudre les questions touchant les nominations sont des principes directeurs en matière d’emploi dans la fonction publique. Les nominations doivent être fondées sur le mérite où la personne nommée possède toutes les qualifications essentielles du poste. La CFP et les administrateurs généraux, lorsqu’ils sont investis de pouvoirs de nomination, disposent d’un pouvoir discrétionnaire considérable dans le domaine de la dotation, mais ils doivent toutefois l’exercer sans abuser de ce pouvoir. La protection contre l’abus de pouvoir est un élément central de la LEFP et c’est une valeur qu’elle cherche à protéger. (Voir la décision Tibbs c. le sous-ministre de la Défense nationale, 2006 TDFP 0008, para.61 et 62, et la décision Rinn c. le sous-ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités, 2007 TDFP 0044, para. 35.)

39 Quant à la raison d’être du Tribunal, celui-ci dispose d’un mandat unique, étant donné qu’il est le seul habilité en vertu de l’art. 88(2) de la LEFP à instruire les plaintes d’abus de pouvoir portant sur les nominations internes, l’application des mesures correctives et les mises en disponibilité. Le mandat du Tribunal inclut également les plaintes selon lesquelles la révocation d’une nomination interne n’était pas raisonnable. Les mesures de réparation énoncées à l’art. 81 de la LEFP sont formulées de façon générale et ne sont restreintes que par l’art. 82, qui stipule que le Tribunal ne peut faire une nomination ni entreprendre un nouveau processus de nomination.

40 Les membres du Tribunal doivent posséder des connaissances spécialisées dans les questions d’emploi qui touchent la LEFP. Les décisions du Tribunal sont finales et sont assujetties à une clause privative claire et formelle. Comme l’a établi la Cour fédérale au para. 41 de la décision Lavigne c. Canada (Justice) 2009 CF 684, le mandat du Tribunal touche les pratiques d’emploi dans le secteur public et consiste à reconnaître les actes répréhensibles et à imposer des mesures correctives en conséquence. La Cour a conclu que, dans ces domaines, les décisions du Tribunal doivent être considérées avec déférence.

41 Pour ce qui est de la nature du problème, cette plainte démontre qu’il existe des situations où les conclusions du Tribunal portent non seulement sur les problèmes relevés dans le processus de nomination dont il est question, mais également sur le contexte plus large où le comportement flagrant est à l’origine des problèmes relatifs à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du gestionnaire délégataire. De par sa nature, le problème ne peut donc pas être réglé uniquement par des mesures rétroactives. Dans de tels cas, il serait également approprié de traiter les problèmes systémiques qui sous-tendent la situation.

42 Compte tenu des facteurs qui précèdent, il est clair que les pouvoirs correctifs du Tribunal doivent faire l’objet d’une interprétation large. L’étendue de ces pouvoirs doit comprendre l’identification du problème qui a mené à l’abus de pouvoir et être instructif sur les mesures à prendre pour rectifier la situation et éviter ce même type d’abus à l’avenir. Étant donné les valeurs énoncées dans la LEFP, il est également clair que lorsqu’un comportement flagrant a été relevé, le Tribunal ferait preuve de négligence s’il s’en tenait à un rôle exagérément étroit et s’abstenait de formuler des observations concrètes sur la source des abus constatés.

43 Lorsqu’il y a constatation d’abus de pouvoir dans un processus de nomination, il n’y a pas forcément de problèmes systémiques et il n’est pas toujours nécessaire de formuler une recommandation. Cependant, il y a des situations où le pouvoir de faire des recommandations sur une plainte fondée devient une nécessité logique en vue d’éviter la résurgence d’un problème sous-jacent. Dans les cas d’abus de pouvoir graves, il peut arriver que le Tribunal reçoive des éléments de preuve qui démontrent des problèmes systémiques. C’est le cas en l’espèce.

44 Ce raisonnement tient également compte de la nature des problèmes de dotation relevés dans la fonction publique fédérale. Dans la décision Canada (Procureur général) c. Bates (1re inst.), [1997] 3 C.F. 132 (Bates), qui a été rendue sous l’ancien régime législatif de dotation, la Cour fédérale a indiqué qu’en adoptant une approche large pour rectifier les erreurs, on protégeait le mérite. La Cour a également affirmé que pour être efficaces, les mesures correctives devaient s’inscrire dans une approche qui tenait compte des façons d’éviter la répétition des mêmes erreurs à l’avenir :

En souscrivant à l’idée du requérant suivant laquelle le processus d’appel ne constitue pas une mesure corrective, on limiterait à tel point son rôle qu’on le rendrait inutile.
[…]
Les divers aspects que comporte la fonction corrective du comité d’appel indiquent nécessairement que celui-ci procède à une analyse critique et qu’il réponde en donnant des directives. Pour être efficace, le comité d’appel doit préciser en quoi le processus de sélection est imparfait et, bien qu’il soit vrai que cette analyse critique pourrait être considérée comme une critique ou une défense, selon le point de vue que l’on adopte, elle constitue néanmoins un élément nécessaire du processus d’appel. J’estime qu’il relève parfaitement du rôle et de la fonction d’un comité d’appel de mettre le doigt sur les erreurs et de formuler des recommandations en précisant les mesures qui devraient être prises pour corriger la situation en cause et ce qui doit être fait ou ne pas être fait pour éviter que la même erreur ne se répète à l’avenir.

45 Dans la décision Bates, la Cour fédérale a reconnu la nécessité d’adopter une approche proactive dans la fonction corrective du processus décisionnel. Cette affaire portait sur un appel interjeté en vertu d’un ancien régime législatif. Or sur le plan des pouvoirs du Tribunal, rien dans le nouveau régime législatif n’indique que la démarche adoptée dans la décision Bates ne s’appliquerait à de graves erreurs s’apparentant à l’abus de pouvoir. Par exemple, vu la formulation générale de l’art. 81(1) portant sur le recours et les valeurs énoncées dans la LEFP, il est tout à fait indiqué que le Tribunal relève un abus de pouvoir, ordonne des mesures correctives dans le cadre du processus de nomination visé en vue de rectifier la situation et donne des directives par voie de recommandations quant à ce qu’il convient de faire ou ne pas faire pour éviter la répétition du même type de problèmes à l’avenir. Ainsi, afin d’assurer l’efficacité de ses pouvoirs correctifs, le Tribunal estime que l’art. 81(1) englobe le pouvoir de donner des directives concrètes par voie de recommandation afin d’éviter la répétition de la situation d’abus de pouvoir.

46 Même si ce pouvoir ne pouvait être déduit implicitement, le Tribunal peut formuler par ailleurs des recommandations non exécutoires dans ses observations faites sous forme d’obiter dicta. Bien qu’elles ne soient pas essentielles à la décision et qu’elles n’aient pas force de loi, les remarques faites sous forme d’obiter dicta permettent au décideur de formuler une recommandation pertinente aux éléments de preuve et aux arguments qui lui ont été présentés. Ces recommandations ne font pas partie de l’ordonnance du Tribunal.

Une recommandation devrait-elle être formulée?


47 Étant donné qu’il a établi que ses pouvoirs de réparation englobaient le pouvoir implicite de formuler des recommandations non exécutoires, le Tribunal doit maintenant se pencher sur la demande de mesures correctives des plaignantes. Des trois demandes de recommandations présentées par les plaignantes, le Tribunal estime que l’une d’entre elles, qui est directement liée aux éléments de preuve présentés à l’audience, doit être formulée.

48 Comme l’a établi le Tribunal dans la décision Ayotte, les actes de l’intimé, tout au long du processus de nomination, constituaient une dérogation flagrante aux valeurs de dotation que sont l’équité et la transparence, énoncées dans le préambule de la LEFP, aux exigences de la LEFP et aux lignes directrices en matière de choix du processus de nomination de la CFP. Dans ses motifs, le Tribunal a également constaté que les gestionnaires responsables à l’ELFC et les conseillers en ressources humaines avaient fait preuve de favoritisme personnel. Le Tribunal a fait référence à des écarts importants observés dans les éléments de preuve présentés par l’intimé, notamment à la difficulté de déterminer comment les qualifications avaient réellement été évaluées, aux incertitudes quant à la façon dont l’intimé s’était assuré d’évaluer toutes les qualifications essentielles et aux problèmes dans le traitement de documents importants, comme l’énoncé des critères de mérite. L’intimé aurait pu s’assurer de la transparence du processus de bien des façons, mais il a décidé de procéder d’une manière prédéterminée en vue d’atteindre le résultat souhaité. Cette façon d’agir a eu des conséquences négatives sur certains employés de l’ELFC ainsi que sur le processus de nomination et la crédibilité du système de nomination dans un contexte où un vaste pouvoir discrétionnaire est conféré aux gestionnaires délégataires pour la sélection des personnes à nommer.

49 Il y a eu dérogation importante aux valeurs énoncées dans la LEFP, ce qui soulève des préoccupations au sujet de la structure de responsabilisation de l’ELFC et de sa capacité de satisfaire aux exigences législatives. Le Tribunal est préoccupé du fait qu’en l’espèce, les conseils fournis par les conseillers en ressources humaines aux gestionnaires délégataires n’étaient pas appropriés, de sorte que les gestionnaires délégataires n’ont pas compris les conséquences qu’occasionnerait le fait de procéder à une nomination en faisant fi des exigences de la LEFP et des valeurs qu’elle sous-tend.

50 Une constatation d’abus de pouvoir dans un processus de nomination ne suppose pas toujours qu’il existe des problèmes systémiques. Toutefois, les failles relevées dans ce processus sont tellement graves qu’une personne raisonnable s’inquiéterait des répercussions possibles à l’ELFC de Saint-Jean, au-delà du contexte de la plainte. Les constatations du Tribunal dans le cadre de cette plainte devraient également soulever des préoccupations au sujet de la capacité des gestionnaires délégataires à obtenir des conseils appropriés du personnel des ressources humaines et de la capacité des ressources humaines en général.

51 Compte tenu des considérations exposées ci-dessus, le Tribunal juge que cette plainte soulève de nombreuses préoccupations quant à la capacité de la fonction consultative à l’ELFC de Saint-Jean, qui fait maintenant partie de l’ACD-PL. Par conséquent, il recommande à l’intimé d’offrir une formation à Saint-Jean à l’intention des gestionnaires délégataires qui travaillent de près ou de loin pour l’ELFC ainsi qu’à tout le personnel des ressources humaines qui lui fournit des conseils. Cette formation devrait porter sur les exigences de la LEFP, sur l’importance des responsabilités conférées aux gestionnaires délégataires en vertu de la LEFP ainsi que sur la façon dont le personnel des ressources humaines doit assumer son rôle consultatif dans le respect des exigences de la LEFP. Le Tribunal recommande que cette formation ait pour objectif principal de faire en sorte que les gestionnaires délégataires de l’ELFC de Saint-Jean et le personnel des ressources humaines comprennent bien l’importance de se conformer aux exigences de la LEFP ainsi que les conséquences d’un manquement à celles-ci.

Mesures correctives


52 Le Tribunal ordonne à l’intimé de révoquer la nomination de Mme Seidman à compter de la date d’entrée en vigueur et d’appliquer cette mesure corrective dans les 90 jours.

53 Le Tribunal recommande également que les membres du personnel des ressources humaines et de la direction qui travaillent de près ou de loin pour l’ELFC de Saint-Jean, qui fait maintenant partie de l’ACD-PL, suivent une formation sur les exigences de la LEFP. La formation devra mettre l’accent sur l’importance des exigences de la LEFP de même que sur les grandes responsabilités qui sont confiées aux gestionnaires délégataires et sur la façon dont le personnel des ressources humaines doit assumer sa fonction de consultation pour veiller à ce que le ministère respecte les exigences de la LEFP. Le Tribunal recommande que cette formation vise principalement à expliquer de façon détaillée aux gestionnaires délégataires et au personnel des ressources humaines l’importance de se conformer aux exigences de la LEFP et les conséquences d’un manquement à celles-ci.

Guy Giguère
Président


Parties au dossier


Dossiers du Tribunal :
2007-0207, 2007-0208, 2007-0209, 2007-0295, 2007-0305, 2007-0307
Intitulé de la cause :
Susan Ayotte et le sous-ministre de la Défense nationale
Audience :
Instruction sur dossier
Date des motifs :
Ottawa, le 29 septembre 2010
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