Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a été licencié de son poste pour une période déterminée, prétendument pour des raisons d’ordre budgétaire - le fonctionnaire s’estimant lésé a présenté un grief pour contester le licenciement, alléguant que l’employeur avait fait preuve de discrimination à son égard et qu’il avait manqué à son obligation de prendre des mesures d’adaptation relativement à sa déficience auditive - l’arbitre de grief a accueilli le grief en partie dans 2011 CRTFP 33 - l’arbitre de grief a conclu que bien que la décision de licencier le fonctionnaire s’estimant lésé n’était pas entachée de discrimination, le fonctionnaire s’estimant lésé avait néanmoins été victime de discrimination et l’employeur n’avait pas pris les mesures d’adaptation requises - les parties ne se sont pas entendues sur le redressement, et une audience a eu lieu afin de décider du redressement approprié - le fonctionnaire s’estimant lésé a demandé des dommages pour préjudice moral en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, une indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la même loi, ainsi que des mesures de redressement systémiques en vertu du paragraphe 226(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la << Loi >>) - l’arbitre de grief a refusé d’ordonner le remboursement des frais de counseling familial car aucun reçu n’a été produit ni aucune preuve que son recours à ces services était attribuable au manquement par l’employeur de prendre des mesures d’adaptation - l’arbitre de grief a ordonné à l’employeur de verser au fonctionnaire s’estimant lésé une somme de 10000 $ pour préjudice moral - il lui a ordonné également de verser une rémunération spéciale au montant de 17500 $ parce que l’employeur avait agi de façon inconsidérée à son égard durant une période de trois ans - l’employeur est un employeur important et averti et sait qu’il a l’obligation d’offrir des mesures d’adaptation - l’arbitre de grief a rejeté l’argument de l’employeur voulant qu’il n’avait pas compétence d’ordonner d’autres mesures de redressement car ses pouvoirs en vertu de la Loi se limitaient à rendre une ordonnance prévoyant les dommages et les indemnités stipulées à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP - l’acceptation du raisonnement de l’employeur signifierait que les pouvoirs d’un arbitre de grief d’ordonner des mesures de redressement dans le cas d’un grief portant sur des enjeux liés aux droits de la personne seraient davantage restreints que dans le cas d’un grief portant sur d’autres questions - il ne pouvait pas être l’intention du législateur d’obliger les fonctionnaires de déposer à la fois un grief et une plainte en vertu de la Loi et de la LCDP - les alinéas 226(1)g) et h) et le paragraphe 208(2) de la Loi ont été inclus dans la Loi afin de spécifier la nouvelle compétence élargie des arbitres de grief à l’égard des questions liées aux droits de la personne - l’arbitre de grief a accordé au fonctionnaire s’estimant lésé des intérêts sur l’indemnité pour préjudice moral et l’indemnité spéciale mais refusé les autres mesures de redressement demandées. Ordonnance comportant des mesures de redressement.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2011-09-12
  • Dossier:  566-02-1858 et 1859
  • Référence:  2011 CRTFP 110

Devant un arbitre de grief


ENTRE

JEFFREY STRINGER

fonctionnaire s'estimant lésé

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(ministère de la Défense nationale)

employeur

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(ministère de la Défense nationale)

défendeur

Répertorié
Stringer c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale)
et Administrateur général (ministère de la Défense nationale)

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Renaud Paquet, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
David Yazbeck, avocat

Pour l'employeur:
Martin Charron, avocat

Affaire entendue à Kingston (Ontario),
le 10 août 2011.
(Traduction de la CRTFP).

I. Questions devant l’arbitre de grief

1 Jeffrey Stringer, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), a travaillé au ministère de la Défense nationale (l’« employeur ») du 28 avril 2003 au 24 avril 2006 comme dessinateur à la base des Forces canadiennes (BFC) de Trenton, en Ontario.

2 Le fonctionnaire a été licencié par son employeur avant qu’il ait complété trois années d’emploi continu. Le fonctionnaire a présenté un grief pour contester cette décision. Il a aussi déclaré dans son grief que l’employeur avait agi de façon discriminatoire à son endroit et avait manqué à son obligation de prendre des mesures d’adaptation.Le fonctionnaire a déposé un seul grief, mais l’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’« agent négociateur ») l’a renvoyé deux fois à l’arbitrage, en vertu de deux dispositions différentes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la « Loi »). Il l’a renvoyé à l’arbitrage une première fois pour violation de la clause d’élimination de la discrimination de la convention collective conclue entre l’agent négociateur et le Conseil du Trésor à l’égard du groupe Services techniques et qui expirait le 21 juin 2007 (la « convention collective »), puis une deuxième fois à titre de grief portant sur le licenciement du fonctionnaire, en vertu du sous-alinéa 209(1)c)(i) de la Loi. Le fonctionnaire a informé la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) qu’il soulevait une question liée à l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »), dans le cadre d’une demande d’arbitrage d’un grief.

3 Le 14 mars 2011, j’ai rendu la décision 2011 CRTFP 33, accueillant le grief en partie. L’ordonnance rendue à cet égard se lit comme suit :

[…]

[94]   Le grief est accueilli en partie.

[95]    L’employeur a agi de façon discriminatoire contre le fonctionnaire à plusieurs occasions.

[96]    Les parties ont 60 jours pour s’entendre sur le redressement.

[97]    Si les parties ne s’entendent pas sur un redressement dans les 60 jours de la présente décision, une audience sera convoquée pour entendre leurs arguments.

[98]   La décision de l’employeur de licencier le fonctionnaire n’était pas entachée de discrimination. Par conséquent, la partie du grief portant sur le licenciement du fonctionnaire est rejetée.

4 Les parties ne se sont pas entendues sur un redressement et, par conséquent, une date d’audience a été fixée au 10 août 2011 pour entendre leurs arguments respectifs quant au redressement indiqué dans les circonstances. Avant de procéder à l’analyse de ces arguments, je voudrais tout d’abord dresser un portrait sommaire de la situation du fonctionnaire et des questions qui m’ont amené à conclure que l’employeur a fait preuve de discrimination à son égard. La décision 2011 CRTFP 33 contient plus de détails.

II. Mes conclusions dans 2011 CRTFP 33

5 Le fonctionnaire est malentendant depuis sa naissance. Il a également un trouble de la parole. Sa première langue est l’American Sign Language (ASL). Sa langue seconde est l’anglais, qu’il a appris à l’école. Même s’il peut fonctionner en anglais écrit, il a de la difficulté à comprendre certains termes anglais qui n’existent pas en ASL, un langage visuel qui a sa propre grammaire et syntaxe (ordre des mots) et qui se distingue du langage parlé. La Société canadienne de l’ouïe (SCO) recommande que l’employeur qui a des interactions avec un employé malentendant dont la première langue est l’ASL devrait avoir recours à un interprète compétent en ASL pour les entrevues, les réunions, les séances de formation, les rencontres disciplinaires et les évaluations du rendement. Un interprète qualifié en ASL peut interpréter l’esprit et l’intention de tout ce qui est communiqué par le geste et la parole. Le dactylangage, le sous-titrage en temps réel et les notes manuscrites sont utiles dans bien des situations, mais, selon la SCO, les courts messages écrits peuvent aboutir à des communications incomplètes.

6 L’employeur savait que le fonctionnaire était atteint d’une déficience au sens du paragraphe 3(1) de la LCDP et d’une incapacité au sens de la clause 19.01 de la convention collective. Par conséquent, en vertu de l’article 7 de la LCDP ou de la clause 19.01 de la convention collective, l’employeur ne pouvait pas établir directement ou indirectement une distinction illicite au détriment du fonctionnaire en raison de sa déficience ou de son incapacité. Dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, la Cour suprême a statué que les employeurs ont l’obligation de prendre des mesures raisonnables d’adaptation aux limites professionnelles de l’employé tant que cela ne leur impose pas de contrainte excessive. Dans les cas où le fonctionnaire lui avait demandé de prendre des mesures d’adaptation et où l’employeur avait refusé de le faire, l’employeur avait la charge de prouver l’existence d’une contrainte excessive.

7 L’employeur a refusé à plusieurs reprises de lui fournir les services d’un interprète en ASL. Le premier incident a eu lieu en novembre 2002, quand l’employeur a rencontré le fonctionnaire pour parler des formalités d’embauche. Le fonctionnaire a demandé des services d’interprétation en ASL pour mieux comprendre les documents et pour pouvoir poser facilement des questions. L’employeur a rejeté sa demande en lui disant qu’il allait devoir s’habituer à écrire. Le fonctionnaire s’est également fait refuser des services d’interprétation en ASL en mai 2004 ainsi qu’en avril 2005, les deux fois qu’on lui a présenté son évaluation du rendement. Faute d’avoir accès aux services d’un interprète en ASL, le fonctionnaire n’a pas pu comprendre parfaitement son évaluation ni en parler en toute connaissance de cause. Le fonctionnaire s’est aussi vu refuser les services d’un interprète en ASL à l’occasion des réunions mensuelles de 15 minutes sur la sécurité; 14 de ces réunions ont eu lieu en 2003 et en 2004. L’employeur a permis au fonctionnaire d’avoir accès à la documentation écrite et aux vidéos, mais le fonctionnaire n’était pas en mesure de profiter pleinement de tout ce qui se disait à ces réunions en raison de son incapacité. L’employeur lui a également refusé les services d’un interprète en ASL lors d’une réunion à laquelle tous les employés devaient assister en novembre 2005 pour parler d’un sondage sur le moral des employés; le fonctionnaire tenait à bien comprendre ce qu’on dirait. De plus, le fonctionnaire a demandé un interprète en ASL pour l’aider à comprendre le manuel d’instructions du Blackberry qui lui a été fourni en mars 2006. Cette demande a été rejetée par son gestionnaire, qui a alors écrit ce qui suit au fonctionnaire : [traduction] « Lis le maudit manuel. »

8 Le fonctionnaire a fait toutes ces demandes à l’avance, et elles étaient légitimes. En refusant d’offrir les services d’un interprète en ASL à ces occasions, l’employeur a manqué à son obligation d’adaptation à l’incapacité du fonctionnaire et a fait preuve de discrimination à son égard. À chacune de ces occasions, il a empêché le fonctionnaire de comprendre pleinement ou de participer pleinement à des activités liées à son travail comme tous les autres employés. Le fonctionnaire avait le droit d’être traité avec dignité, mais il ne l’a pas été.

9 Le fonctionnaire n’écrivait pas parfaitement en anglais et avait de la difficulté à comprendre certains mots qui n’existaient pas en ASL. Toutefois, ces difficultés ne nuisaient pas à son rendement professionnel. Dans le rapport d’évaluation du rendement du fonctionnaire d’avril 2005, l’employeur a écrit ce qui suit : [traduction] « Bien qu’il soit malentendant, il est capable d’avoir des interactions efficientes avec ses pairs, ses superviseurs et ses clients […] Jeff est conscient qu’il a besoin de formation pour maîtriser l’anglais écrit, mais cela n’a pas le moindrement affecté son rendement professionnel. » Lors d’un entretien avec le fonctionnaire en janvier 2006, l’employeur a déclaré que l’anglais était une exigence du poste et il a recommandé que le fonctionnaire suive des cours d’anglais. L’employeur a dit qu’il avait accepté de prendre des mesures d’adaptation pour le fonctionnaire, mais qu’il estimait que ces mesures d’adaptation dans le cadre de l’équité en matière d’emploi [traduction] « ne devraient pas être des caprices ». L’employeur a alors informé le fonctionnaire qu’il lui fournirait des services d’interprétation en ASL pour une rencontre une fois par mois, mais que ce ne devait pas être considéré [traduction] « comme une béquille » par le fonctionnaire au lieu d’améliorer ses aptitudes en anglais.

10 En agissant comme il l’a fait concernant la maîtrise de l’anglais du fonctionnaire, l’employeur a agi de façon discriminatoire à son égard. Il m’apparaît que l’employeur ait voulu que le fonctionnaire arrive à maîtriser suffisamment bien l’anglais écrit pour ne plus demander d’interprétation en ASL. Ainsi, alors qu’il jugeait que le fonctionnaire s’acquittait entièrement des exigences de son poste, l’employeur a décidé d’exiger davantage de lui afin que le fardeau lié aux mesures d’adaptation qu’il était tenu de lui fournir soit moins lourd. Il s’agit là d’une conduite répréhensible. Qui plus est, l’emploi d’expressions comme [traduction] « ne devraient pas être des caprices » ou être considéré [traduction] « comme étant une béquille » est tout à fait inacceptable dans le contexte d’une demande de mesures d’adaptation. Il s’agissait là de remarques humiliantes, et qui constituaient de la discrimination contre le fonctionnaire.

11 L’employeur ne s’est pas non plus acquitté de son obligation de prendre des mesures d’adaptation en n’offrant pas de formation, de conseils ni d’aide à ses gestionnaires de la BFC de Trenton sur ce qui devait être fait, la façon de le faire et les services auxquels ils pouvaient s’adresser pour obtenir de l’aide afin d’offrir au fonctionnaire les mesures d’adaptation nécessaires.Le fonctionnaire avait été embauché dans le cadre d’un programme d’équité en matière d’emploi, et son supérieur immédiat ne savait pas comment prendre les mesures d’adaptation requises ni où trouver les ressources pour l’aider. Aucun spécialiste du programme d’équité en matière d’emploi ni des ressources humaines de l’employeur n’avait été dépêché auprès des représentants de l’employeur pour les former, les sensibiliser, les éduquer et les aider afin qu’ils puissent s’acquitter de leur obligation de prendre des mesures d’adaptation et effectivement comprendre ce que cette obligation supposait et ce qu’elle signifiait.

12 Aux fins de la présente décision, il est également pertinent de souligner qu’au cours de son témoignage en juillet 2010, le fonctionnaire a affirmé qu’il s’était senti blessé, insulté et victime de discrimination par des propos du représentant de l’employeur lors de la rencontre de janvier 2006. Ses aptitudes en anglais n’ont jamais nui à son travail et elles étaient soudainement devenues un problème pour l’employeur. Le fonctionnaire était convaincu qu’il n’avait pas été [traduction] « capricieux ». Il a simplement demandé un interprète en ASL et il a eu l’impression que l’employeur [traduction] « en avait assez ». Quand l’employeur a comparé le recours à l’interprétation en ASL à une béquille, le fonctionnaire a eu l’impression que le plancher [traduction] « s’était effondré sous ses pieds ». Le fonctionnaire a également témoigné qu’il s’était senti humilié ou personnellement rabaissé plusieurs fois au cours de son emploi quand l’employeur refusait de prendre des mesures d’adaptation pour lui, la plupart du temps en rejetant ses demandes d’interprétation en ASL quand il en avait besoin.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour le fonctionnaire s’estimant lésé

13 Le fonctionnaire demande qu’une ordonnance soit rendue contre l’employeur l’obligeant à lui verser, en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, une somme de 17 500 $ à titre de dommages généraux pour le préjudice moral qu’il a subi, ainsi qu’une somme supplémentaire de 17 500 $ à titre d’indemnité spéciale aux termes du paragraphe 53(3) de la LCDP.À cet effet, le fonctionnaire m’a renvoyé à la preuve présentée à l’audience de juillet 2010 et aux faits à l’appui du cas tels que relatés dans 2011 CRTFP 33. Le fonctionnaire a par ailleurs établi des comparaisons entre la preuve et les faits dans la présente affaire et ceux des divers cas cités plus loin dans la présente décision et les dommages accordés par les tribunaux ou les cours de justice dans ces cas.

14 Le fonctionnaire réclame en outre le remboursement des frais de counseling familial qu’il a dû encourir en raison de la discrimination de son employeur à son égard. Aucun reçu ni pièce justificative n’a toutefois été produit au soutien de cette réclamation, ni à l’audience de juillet 2010 ni à la présente audience.

15 Le fonctionnaire demande également la mise en place de mesures de redressement systémiques pour éviter la répétition d’actes discriminatoires de cette nature à l’avenir, et un renforcement des pratiques en matière d’adaptation à la BFC de Trenton. En outre, le fonctionnaire demande que l’ordonnance que je rendrai soit affichée dans tous les endroits prévus à cette fin sur les lieux de travail et que je demeure saisi de l’affaire afin de constater le résultat des efforts de l’employeur dans la mise en œuvre des mesures de redressement. Les mesures de redressement systémiques demandées sont les suivantes :

  • qu’il soit ordonné à l’employeur de réviser ses politiques en matière d’adaptation, tant de manière générale que celles ayant trait en particulier aux malentendants;
  • que l’employeur établisse des mécanismespour s’assurer que tous ses employés et gestionnaires de la BFC de Trenton reçoivent la formation, les conseils et l’aide qui s’imposent au sujet des mesures d’adaptation destinées en général à toutes les personnes atteintes d’une déficience ou d’une incapacité, et en particulier aux malentendants;
  • que l’employeur dispose d’experts chargés de former, de sensibiliser et d’éduquer les anciens gestionnaires du fonctionnaire ainsi que les personnes qui les succèdent et les autres gestionnaires, au sujet de leurs obligations en matière d’adaptation;
  • que ces mesures soient présentées aux fins d’étude et d’approbation au fonctionnaire ainsi qu’à l’agent négociateur, et qu’elles soient élaborées en consultation avec la CCDP;
  • que ces mesures soient mises en place au plus tard dans un délai de six mois.

16 Le fonctionnaire a fait valoir que je disposais de toute la compétence nécessaire pour ordonner des mesures de redressement systémiques en vertu du paragraphe 226(1) de la Loi et que ma compétence en matière de redressement ne se limite pas aux seules mesures prévues à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Les mesures demandées par le fonctionnaire visent à donner suite aux conclusions de discrimination formulées à la décision 2011 CRTFP 33 rendue dans cette affaire.

17 Le fonctionnaire m’a renvoyé aux décisions suivantes : Audet c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 25; Association des sourds du Canada c. Canada, 2006 CF 971; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4; Johnstone v. Canada Border Services, 2010 TCDP 20; Milano c. Triple K Transport Ltd., 2003 TCDP 30; Alliance de la Capitale nationale sur les relations inter-raciales (ACNRI) c. Canada (Santé et Bien-être social), 1997 TCDP no 3 (QL); Richards c. Canadian National Railway, 2010 TCDP 24. Le fonctionnaire m’a également renvoyé à des politiques publiques et à divers autres documents publiés par la Commission ontarienne des droits de la personne, la Société canadienne de l’ouïe, la National Association of the Deaf, le Rehabilitation Engineering Research Center on Workplace Accommodations, et le Conseil du Trésor.

B. Pour l’employeur

18 À la lumière de ma décision dans 2011 CRTFP 33 et invoquant des décisions antérieures rendues par la Commission en la matière, l’employeur conteste la demande du fonctionnaire voulant que la Commission lui accorde une indemnité de 17 500 $ pour le préjudice moral qu’il aurait subi. L’employeur estime plutôt qu’une somme de 6 000 $ serait indiquée. Il plaide qu’en établissant l’indemnité à verser, l’arbitre de grief doit tenir compte du fait que le fonctionnaire n’a produit aucune preuve médicale justifiant sa réclamation et, de plus, que l’employeur n’a pas entièrement refusé de lui accorder des mesures d’adaptation, mais qu’il avait failli à cette obligation uniquement à certaines occasions.

19 L’employeur s’oppose également à la demande du fonctionnaire que l’employeur lui verse une somme de 17 500 $ à titre d’indemnité spéciale aux termes du paragraphe 53(3) de la LCDP. Il a plaidé qu’une telle indemnité n’est versée que dans les cas où l’arbitre de grief conclut que l’employeur s’est livré à une pratique discriminatoire de façon délibérée ou inconsidérée. L’employeur a affirmé qu’il n’avait pas agide façon délibérée ou inconsidérée dans le présent cas et que, par conséquent, il n’y avait pas lieu d’accorder une indemnité spéciale au fonctionnaire.

20 Par ailleurs, comme il l’a fait dans le cadre de 2011 CRTFP 33, l’employeur a plaidé que les manquements allégués en matière de mesures d’adaptation seraient survenus avant l’entrée en vigueur de la Loi le 1er avril 2005 et que, par conséquent, je n’ai pas compétence à l’égard d’incidents ou d’événements qui se seraient produits avant le 1er avril 2005.L’employeur a soumis également, comme il l’a fait dans son argumentation dans le cadre de 2011 CRTFP 33, qu’il avait déjà pris les mesures d’adaptation réclaméespar le fonctionnaire quand le grief a été déposé en avril 2006, et que la plupart des manquements allégués à cet égard s’étaient produits plus de 25 jours avant le dépôt du grief.

21 L’employeur a soutenu que je n’avais pas compétence en vertu du paragraphe 226(1) de la Loi de rendre une ordonnance prévoyant des mesures de redressement systémiques tel que demandé par le fonctionnaire. L’alinéa 226(1)h) de la Loi traite en particulier du pouvoir de l’arbitre de grief en ce qui a trait à la LCDP et restreint ce pouvoir à celui d’ordonner les mesures de redressement conformément aux dispositions de l’alinéa 53(2)e) ou du paragraphe 53(3) de la LCDP. Il plaide qu’il est évident que le législateur ait voulu, en faisant renvoi à l’alinéa 226(1)h) de la Loi aux mesures de redressement prévues à la LCDP, restreindre les pouvoirs des arbitres de grief à ces seules mesures.

22 L’employeur m’a renvoyé aux décisions suivantes : Canada (Attorney General) v. Tipple, 2011 FC 762; Canada (Procureur général) c. Cameron et Maheux, 2009 CF 618; Cyr c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2011 CRTFP 35; McNeil c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2009 CRTFP 84; Lloyd c. Agence du revenu du Canada, 2009 CRTFP 15; Pepper c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2008 CRTFP 8; Pepper c. Administrateur général (ministère de la Défense nationale), 2008 CRTFP 71; Lafrance c. Conseil du Trésor (Statistique Canada), 2006 CRTFP 56; Brown c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2004 TCDP 24. L’employeur m’a également renvoyé au paragraphe 2:1410 de l’édition 2011 de l’ouvrage de Brown et Beatty, Canadian Labour Arbitration.

IV. Motifs

23 Le fonctionnaire réclame une indemnité pour préjudice moral en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP et une indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. Il demande aussi que j’ordonne à l’employeur de lui rembourser ses frais de counseling. Je traiterai tout d’abord de ces mesures de redressement puis ensuite de l’objection de l’employeur ayant trait à ma compétence d’ordonner les autres mesures de redressement demandées par le fonctionnaire et décrites plus amplement au paragraphe 15 et, enfin, de la valeur d’imposer à l’employeur des mesures de redressement supplémentaires.

24 L’employeur a fait valoir que les manquements allégués quant à son obligation de prendre des mesures d’adaptation envers le fonctionnaire sont survenus avant l’entrée en vigueur de la Loi le 1er avril 2005 et, par conséquence, je n’avais pas alors compétence pour décider des questions relatives aux droits de la personne. L’employeur a aussi soutenu qu’il avait déjà pris les mesures d’adaptation réclaméespar le fonctionnaire quand le grief a été déposé en avril 2006, et que la plupart des manquements allégués à cet égard s’étaient produits plus de 25 jours avant le dépôt du grief. J’ai déjà statué à l’égard de ces deux arguments, préalablement soulevés par l’employeur d’ailleurs, et que j’avais rejetés dans 2011 CRTFP 33. Cette décision demeure, et il n’y a pas lieu de revoir mon avis au sujet de ces deux arguments dont il a déjà été disposé.

A. Indemnité en remboursement des dépenses, pour préjudice moral, et indemnité spéciale 

25 Le fonctionnaire a demandé notamment le remboursement de ses frais de counseling familial. Cependant, il n’a produit aucune preuve du fait que les manquements de l’employeur à son égard l’auraient amené à recourir à un counseling familial. De plus, aucun reçu ni pièce justificative n’a été produit au soutien de cette réclamation, ni à l’audience de juillet 2010 ni à la présente audience. Par conséquent, je n’ordonnerai pas à l’employeur de rembourser les frais du fonctionnaire pour un counseling familial.

26 Il n’y a aucun désaccord entre les parties au sujet de ma compétence à ordonner des mesures de redressement aux termes de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. L’une et l’autre de ces dispositions prévoient une indemnité maximale de 20 000 $. Le fonctionnaire estime qu’il a droit à une indemnité de 17 500 $ dans le cadre de chacune de ces dispositions. Selon l’employeur, je devrais ordonner le paiement d’une indemnité de 6 000 $ en vertu de l’alinéa 53(2)e) et aucune indemnité au titre du paragraphe 53(3) de la LCDP. Je passerai tout d’abord en revue les décisions auxquelles les parties m’ont renvoyé puis examinerai les faits pertinents de ce cas afin d’établir quel montant il y a lieu d’ordonner à l’employeur de verser au fonctionnaire.

27 Dans Pepper (2008 CRTFP 71), l’arbitre de grief a passé en revue plusieurs décisions jurisprudentielles dans lesquelles le Tribunal canadien des droits de la personne (le « TCDP », ou le « Tribunal ») avait accordé des indemnités. Cette décision est la première dans laquelle un arbitre du grief de la Commission a attribué des indemnités en raison d’une contravention à la LCDP. Dans ce cas, l’arbitre de grief a ordonné à l’employeur de verser au fonctionnaire s’estimant lésé une somme de 9 000 $ pour le préjudice moral subi et une somme de 8 000 $ en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. Elle a fondé sa décision sur le fait que l’employeur avait agi de manière discriminatoire à l’égard de M. Pepper en le congédiant de manière inéquitable alors qu’il était en congé de maladie, qu’il avait agi de façon inconsidéréeà son égard, et qu’il avait violé le caractère confidentiel du processus de médiation.

28 Dans Lloyd, l’arbitre de grief a conclu que l’employeur avait fait preuve de discrimination à l’égard de la fonctionnaire s’estimant lésée en mettant en place un plan d’adaptation ne convenant pas à son incapacité physique et parce qu’il avait tardé à lui offrir son aide. L’arbitre de grief a ordonné à l’employeur de verser à la fonctionnaire s’estimant lésée une somme de 6 000 $ pour le préjudice moral subi. Il n’a pas toutefois ordonné le versement d’une indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP parce que la fonctionnaire s’estimant lésée n’avait pas établi que l’employeur s’était livré à une pratique discriminatoire de façon délibérée ou inconsidérée.

29 Dans Cyr, après avoir comparé les faits en l’instance à ceux dans Pepper et Lloyd, l’arbitre de grief a conclu que l’attitude de l’employeur envers la fonctionnaire s’estimant lésée lui avait occasionné beaucoup de stress, l’avait rendue anxieuse et avait contribué à la détérioration de son état de santé. La situation avait aussi eu un impact négatif sur la vie de famille de la fonctionnaire s’estimant lésée. Bien que Mme Cyr n’ait pas subi des conséquences objectives aussi graves que celles observées dans Pepper, les conséquences subjectives des actes de l’employeur n’en étaient pas moins sérieuses. L’arbitre de grief a notamment conclu que le préjudice moral subi par Mme Cyr était beaucoup plus important que celui observé dans Lloyd. Il a ordonné à l’employeur de verser à Mme Cyr une somme de 8 000 $ à titre de préjudice moral. Il a en plus ordonné à l’employeur de lui verser une somme de 10 000 $ à titre d’indemnité spéciale en raison de l’accumulation au fil du temps de communications écrites et de commentaires inconsidérés. L’arbitre de grief a jugé qu’une telle conduite constituait une violation grave des obligations de l’employeur et de ses représentants, lesquels avaient pourtant affirmé être au courant des lois, des politiques et des obligations en matière d’adaptation.

30 Dans Johnstone, le TCDP a ordonné à l’employeur de verser une somme de 15 000 $ pour préjudice moral et de 20 000 $ à titre d’indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le TCDP a conclu qu’en refusant d’accorder une mesure d’adaptation pour tenir compte de la situation familiale de la fonctionnaire s’estimant lésée, l’employeur lui avait occasionné un préjudice moral important et miné sa confiance en soi et terni sa réputation tant au plan personnel que professionnel. Le TCDP a aussi conclu que l’employeur avait agi de façon délibérée ou inconsidéréeet qu’il avait manqué de respect envers la situation familiale de la fonctionnaire s’estimant lésée.

31 Dans Brown, le TCDP a ordonné au défendeur de verser à la plaignante une somme de 10 000 $ pour le préjudice moral subi. Le Tribunal a conclu que la plaignante avait souffert au plan émotif et avait commencé à remettre en question son amour-propre en raison de la discrimination de l’employeur à son égard. Le Tribunal a toutefois souligné que la plaignante n’avait pas été raisonnable dans toutes ses prises de position et qu’elle souffrait de troubles psychologiques préexistants. Le Tribunal n’a pas accordé d’indemnité spéciale à la plaignante en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. Il a estimé que le défendeur s’était comporté de façon mesurée et professionnelle et qu’en outre, il n’était pas au courant à l’époque de l’état psychologique fragile de la plaignante.

32 Dans Audet, le TCDP a ordonné à défendeur de verser une somme de 10 000 $ à la plaignante pour préjudice moral, en plus d’une somme de 10 000 $ en raison de sa conduite inconsidérée à son égard. Le plaignant a témoigné que le comportement du défendeur à son égard avait eu d’importantes répercussions sur son état émotif. Son estime de soi en avait souffert et on l’avait fait sentir comme s’il était un « moins que rien ». Le Tribunal a en outre souligné que le défendeur avait agi de façon inconsidérée envers le fonctionnaire. Il était au courant de ses obligations en matière de mesures d’adaptation et avait même établi des modalités à suivre à cet égard, mais les personnes chargées de superviser le plaignant avaient fait fi de ces politiques et avaient attendu plusieurs mois avant d’entreprendre quelque démarche afin de lui offrir des mesures d’adaptation.

33 Dans Milano, le TCDP a ordonné au défendeur de verser une somme de 10 000 $ pour préjudice moral et de 5 000 $ à titre d’indemnité spéciale. Le plaignant a témoigné qu’il avait été complètement démoli par les gestes du défendeur, ce qui avait laissé d’importantes séquelles psychologiques et au plan de son estime de soi. Le Tribunal n’a toutefois pas conclu que le défendeur s’était comporté de façon délibérée ou inconsidérée. Il a également tenu compte de la petite taille de l’entreprise du défendeur et qu’un montant de 5 000 $ à titre d’indemnité spéciale était suffisant dans les circonstances.

34 Dans Richards, le TCDP a ordonné au défendeur de verser une somme de 15 000 $ au plaignant pour préjudice moral et de 20 000 $ à titre d’indemnité spéciale. Le Tribunal a conclu que la conduite et l’attitude nonchalante du défendeur avaient perturbé le plaignant. Aussi, en raison de la présence d’une politique sur les mesures d’adaptation et du fait que les cadres supérieurs aient choisi de l’ignorer et de ne pas tenter de comprendre la situation du plaignant, le Tribunal a conclu que le défendeur avait donc agi de façon inconsidérée.

35  Je ne vois pas en quoi Hughes me serait particulièrement utile dans l’établissement des sommes à verser par l’employeur au fonctionnaire dans la présente affaire, car il ne s’agissait pas d’une affaire en matière de relations employeur-employé, mais plutôt d’une question d’accès entravé à un bureau de vote lors d’une élection et d’une élection partielle fédérales.

36  Lors de mon analyse des huit décisions pertinentes auxquelles les parties m’ont renvoyé (en écartant donc Hughes), il m’est apparu que la plupart d’entre elles ne proposaient pas de raisonnement détaillé pour arriver à un montant précis à accorder à titre d’indemnité pour préjudice moral ou d’indemnité spéciale, selon le cas. Il m’apparaît toutefois évident que la gravité des répercussions psychologiques subies par les plaignants ou les fonctionnaires s’estimant lésés, selon le cas, et occasionnées par la discrimination à leur égard ou le manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation est le principal facteur invoqué pour justifier leur décision. Il ressort également que c’était plutôt la façon inconsidérée de traiter les fonctionnaires s’estimant lésés ou les plaignants, selon le cas, qui était invoquée pour justifier l’imposition d’une indemnité spéciale dans l’ordonnance.

37 J’établis à 10 000 $ la somme devant être versée au fonctionnaire au titre du préjudice moral qu’il a subi, en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le fonctionnaire a affirmé qu’il s’était senti blessé, insulté et victime de discrimination par des propos de représentants de l’employeur. Il a eu l’impression que l’employeur en avait assez. Quand l’employeur a comparé le recours à l’interprétation en ASL à une béquille, le fonctionnaire a eu l’impression que le plancher [traduction] « s’était effondré sous ses pieds ». Le fonctionnaire a également témoigné qu’il s’était senti humilié ou personnellement rabaissé plusieurs fois au cours de son emploi quand l’employeur refusait de prendre des mesures d’adaptation pour lui. Je le crois. Le fonctionnaire a dû endurer ces manquements à son égard sur une période de près de trois ans. Je conclus que le fonctionnaire en a souffert, et que les répercussions du défaut de l’employeur de prendre les mesures d’adaptation requises sont comparables à celles décrites dans Brown, Audet et Milano, dans lesquelles le TCDP a accordé une somme de 10 000 $ à ce titre, ou dans Pepper, l’arbitre de grief ayant accordé une somme de 8 000 $ à titre d’indemnité pour préjudice moral.

38 Par ailleurs, j’accepte la demande du fonctionnaire d’établir à la somme de 17 500 $ l’indemnité spéciale devant lui être versée en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. En effet, il s’agit ici d’un cas comparable à celui de Johnstone et Richards, pour lesquels le TCDP a ordonné le versement d’une indemnité de 20 000 $. En l’espèce, l’employeur a agi de façon inconsidérée sur une période de près de trois ans à l’égard du fonctionnaire, à partir du moment de son embauche presque jusqu’à son congédiement. Le ministère de la Défense nationale et le Conseil du Trésor comptent parmi les employeurs les plus importants, les plus articulés et les plus avertis au Canada. L’employeur sait qu’il a l’obligation d’offrir des mesures d’adaptation; il dispose de politiques détaillées à cet égard, de son propre programme d’équité en matière d’emploi, et de ses propres spécialistes dans ce domaine. Or, d’une fois à l’autre, il a systématiquement ignoré les demandes de mesures d’adaptation que lui formulait le fonctionnaire. Il s’agit là d’une conduite inconsidérée de la part de l’employeur, tout comme le fait de qualifier de « caprice » ou de « béquille » les demandes de mesures d’adaptation du fonctionnaire, en plus de lui suggérer en termes peu élogieux de «[lire] le maudit manuel », au lieu de lui proposer une mesure d’adaptation. Il m’apparaît particulièrement inconsidéré de la part de l’employeur d’admettre officiellement que le fonctionnaire maîtrisait suffisamment la langue anglaise pour s’acquitter des exigences de son poste tout en lui reprochant ses capacités limitées en langue anglaise et l’incitant à suivre des cours d’anglais, et ce, afin que le fardeau lié aux mesures d’adaptation qu’il était tenu de lui fournir soit moins lourd : voilà un cas flagrant de discrimination.

B. Compétence

39 L’employeur a soutenu que je n’ai pas compétence pour rendre une ordonnance prévoyant les mesures de redressement systémiques demandées par le fonctionnaire, car mes pouvoirs en vertu de la Loi se limiteraient à rendre une ordonnance prévoyant uniquement les mesures de redressement énoncées à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Parmi ces autres mesures, l’arbitre de grief peut imposer le versement d’intérêts sur l’indemnité pour préjudice moral et l’indemnité spéciale, le tout en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Cela comprend également la série de mesures de redressement systémiques proposée par le fonctionnaire.

40 Afin de décider de cette objection, j’examinerai tout d’abord les dispositions suivantes de la Loi :

[…]

226. (1) Pour instruire toute affaire dont il est saisi, l’arbitre de grief peut :

[…]

g) interpréter et appliquer la Loi canadienne sur les droits de la personne, sauf les dispositions de celle-ci sur le droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes, ainsi que toute autre loi fédérale relative à l’emploi, même si la loi en cause entre en conflit avec une convention collective;

h) rendre les ordonnances prévues à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

i) dans le cas du grief portant sur le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire, adjuger des intérêts au taux et pour la période qu’il estime justifiés; […]

[…]

228. (2) Après étude du grief, il tranche celui-ci par l’ordonnance qu’il juge indiquée. Il transmet copie de l’ordonnance et, le cas échéant, des motifs de sa décision […]

[…]

41 J’examinerai également les dispositions suivantes de la LCDP :

[…]

53. (1) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur rejette la plainte qu’il juge non fondée.

(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

(4) Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

[…]

42 Je ne souscris pas à l’argument de l’employeur voulant que, dans le présent cas, mes pouvoirs se limiteraient à la seule imposition d’indemnités aux termes de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. L’acceptation d’un tel raisonnement signifierait que les pouvoirs d’un arbitre de grief d’ordonner des mesures de redressement seraient davantage restreints dans le cas d’un grief portant sur des enjeux liés aux droits de la personne que dans le cas d’un grief portant sur d’autres questions. Cela signifierait en outre qu’un fonctionnaire serait obligé de déposer à la fois un grief et une plainte en vertu de la LCDP afin d’obtenir une mesure corrective intégrale. Je ne crois pas que c’était là l’intention du législateur lorsqu’il a rédigé le libellé de l’alinéa 226(1)h) de la Loi.

43 En fait, il me semble plutôt que l’alinéa 226(1)h) de la Loi, tout comme l’alinéa 226(1)g) et le paragraphe 208(2), aient été inclus dans la Loi afin de préciser qu’un grief pouvait être déposé à l’égard d’un motif lié aux droits de la personne et pour ainsi mettre en relief la nouvelle compétence élargie des arbitres de grief à l’égard des questions liées aux droits de la personne, ce qui n’était pas prévu avant l’édiction de la  Loi en avril 2005. Le paragraphe 208(2) se lit comme suit :

208. (2) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

44 Dans son grief, le fonctionnaire a allégué que l’employeur avait violé la clause d’élimination de la discrimination de la convention collective, laquelle se lit en partie comme suit :

19.01 Il n’y aura aucune discrimination, ingérence, restriction, coercition, harcèlement, intimidation, ni aucune mesure disciplinaire exercée ou appliquée à l’égard d’un employé-e du fait de son âge, sa race, ses croyances, sa couleur, son origine nationale ou ethnique, sa confession religieuse, son sexe, son orientation sexuelle, sa situation familiale, son incapacité mentale ou physique, son adhésion à l’Alliance ou son activité dans celle-ci, son état matrimonial ou une condamnation pour laquelle l’employé-e a été gracié.

[…]

45 La compétence d’entendre le présent grief et d’ordonner des mesures de redressement s’il est accueilli m’est conférée au premier chef en vertu des dispositions de l’alinéa 209(1)a) de la Loi, ce grief portant sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention collective. Cette disposition se lit comme suit :

209. (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, le fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur :

a) soit l’interprétation ou l’application, à son égard, de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale; […]

46  Après avoir entendu le grief à l’arbitrage, je dois tout d’abord rendre une décision sur le sort du grief, c’est-à-dire l’accueillir en entier, l’accueillir en partie ou le rejeter. Ce pouvoir ne m’est pas conféré en vertu du paragraphe 226(1) de la Loi ni des alinéas de ce paragraphe, mais découle plutôt du paragraphe 228(2), lequel prévoit que je dois trancher le grief par l’ordonnance que je juge indiquée.

47 Outre ce pouvoir fondamental qui m’est conféré de trancher le grief en rendant l’ordonnance indiquée, l’alinéa 226(1)g) de la Loi me confère le pouvoir d’interpréter et d’appliquer la LCDP ainsi que toute autre loi fédérale relative à l’emploi. L’alinéa 226(1)g) ne renvoie pas à une disposition particulière de la LCDP mais à cette dernière loi dans son ensemble, sauf ses dispositions en matière d’équité salariale. Si le législateur avait eu l’intention d’exclure de ma compétence d’autres dispositions de la LCDP, il en aurait fait mention expressément comme il l’a fait dans le cas des dispositions en matière d’équité salariale.

48 Mon interprétation est conforme aux décisions rendues par la Cour suprême du Canada, notamment dans St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, 2003 CSC 42; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9. Dans ces décisions, la Cour suprême a statué que, règle générale, les tribunaux en matière de droit du travail ont compétence à l’égard de tout différend entre les parties ayant trait à une convention collective ou dont l’essence même découle d’une convention collective. Ces décisions trouvent toute leur application aux faits en l’instance et viennent appuyer l’argument voulant que ma compétence ne soit pas restreinte, comme l’employeur l’a soutenu, à rendre une ordonnance uniquement conformément aux dispositions prévues à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Si l’on devait en arriver à une conclusion autre, cela signifierait que le fonctionnaire se verrait obligé de se tourner vers le TCDP afin d’obtenir d’autres mesures correctives ou mesures de redressement.

49 La plupart des décisions invoquées par les parties ne m’étaient pas d’un grand secours pour décider de l’objection de l’employeur, car elles émanaient essentiellement du TCDP ou d’une autre cour siégeant en révision judiciaire d’une décision rendue par le TCDP. Il appert toutefois que des arbitres de grief de cette Commission ont par le passé accordé d’autres mesures de redressement, notamment dans Pepper et Lloyd, bien que ni l’une ni l’autre de ces décisions n’ait directement abordé la question de la compétence de l’arbitre de grief en ce qui a trait à l’imposition d’autres mesures de redressement. Dans Pepper, l’arbitre de grief a ordonné le versement d’intérêts sur les sommes accordées à la fonctionnaire s’estimant lésée à titre d’indemnité pour le préjudice moral subi et à titre d’indemnité spéciale. Dans Lloyd, l’arbitre de grief a ordonné à l’employeur qu’il présente une formation à l’intention de deux de ses gestionnaires, en consultation avec l’agent négociateur, portant sur les mesures d’adaptation. En ordonnant ces mesures de redressement, ces deux arbitres de grief ont décidé, de manière implicite, qu’ils avaient effectivement le pouvoir d’ordonner d’autres mesures de redressement que celles prévues à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP.

C. Autres mesures de redressement

50 Le fonctionnaire a demandé que des intérêts lui soient versés sur les sommes que l’employeur serait appelé à lui payer à titre d’indemnité pour préjudice moral et d’indemnité spéciale dans le cadre de l’ordonnance que je rendrais à cet égard. Sauf dans Cyr et Lloyd, les décisions rendues par l’arbitre de grief ou le TCDP, selon le cas, dans Pepper, Audet, Hughes, Johnstone et Milano prévoient toutes le versement d’intérêts sur ces indemnités en vertu du paragraphe 53(4) de la LCDP, les intérêts courant à partir de la date du dépôt du grief dans la plupart des cas. Je souscris à ces décisions et j’ordonnerai à l’employeur de verser des intérêts sur la somme totale de 27 500 $ que je lui ordonne de payer au fonctionnaire en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Les intérêts seront calculés à compter du 16 avril 2006, la date du dépôt du grief par le fonctionnaire, sous la forme d’intérêt simple calculé suivant le taux d’intérêt moyen sur les obligations d’épargne du Canada pour la période d’avril 2006 à septembre 2011.

51 Le fonctionnaire a demandé qu’il soit ordonné à l’employeur de revoir ses politiques en matière d’adaptation. Je n’ordonnerai pas une telle mesure, car aucune preuve ne m’a été présentée pouvant établir que les manquements au plan des mesures d’adaptation étaient attribuables à quelque lacune au niveau des politiques de l’employeur à cet égard. Les manquements étaient plutôt attribuables au fait que les responsables ne se soient pas conformés à ces politiques.

52 Le fonctionnaire m’a demandé également d’ordonner à l’employeur qu’il donne une formation aux employés et gestionnaires travaillant à la BFC de Trenton, y compris aux anciens gestionnaires du fonctionnaire, sur l’obligation d’offrir des mesures d’adaptation. Je n’ordonnerai pas une telle mesure, car je ne pense pas que cela permettrait suffisamment, en soi, de prévenir le type de discrimination subie par le fonctionnaire.

53 Lorsque le fonctionnaire a été embauché, l’employeur a dès lors manqué à ses obligations en ne fournissant pas à ses gestionnaires à la BFC de Trenton l’expertise et l’assistance nécessaires au sujet de ce qu’il fallait faire pour offrir des mesures d’adaptation au fonctionnaire, un malentendant. L’employeur a manqué à ses obligations en ne fournissant pas à ses gestionnaires l’aide et le soutien qui s’imposaient afin que ceux-ci soient en mesure de s’acquitter de l’obligation légale qui leur incombait d’offrir au fonctionnaire des mesures d’adaptation. Voilà le nœud du problème, et c’est ce problème auquel l’employeur doit s’attaquer. Je n’ordonnerai pas de mesure spécifique à cet égard, et laisserai le soin à l’employeur de veiller à ce que ses gestionnaires ne soient pas laissés à eux-mêmes lorsque viendra le temps de mettre en place des mesures d’adaptation destinées à des employés aux besoins différents. Il revient aux experts et aux spécialistes dans ce domaine à aider les gestionnaires à choisir les moyens, les méthodes et les outils les plus judicieux pour offrir des mesures d’adaptation convenables à ceux et celles qui en ont besoin.

54 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

55 L’employeur doit payer au fonctionnaire, dans un délai 60 jours, une somme de 10 000 $ à titre de préjudice moral, en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP.

56 L’employeur doit payer au fonctionnaire, dans un délai 60 jours, une somme de 17 500 $ à titre d’indemnité spéciale, en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP.

57 L’employeur doit verser au fonctionnaire des intérêts sur les deux sommes précitées, sous la forme d’intérêt simple calculé suivant le taux d’intérêt moyen sur les obligations d’épargne du Canada pour la période d’avril 2006 à septembre 2011.

58 Je demeure saisi de l’affaire pour une période de 60 jours afin de régler toute question ayant trait à l’exécution de ma décision, le cas échéant.

Le 12 septembre 2011.

Traduction de la CRTFP

Renaud Paquet,
arbitre de grief

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