Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

L’Association des juristes de justice (l’<<Association>>) a déposé un grief de principe contestant l’obligation des juristes travaillant à la direction du droit de l’immigration d’être disponible sur appel et sans compensation le vendredi soir et la fin de semaine (la <<garde>>) afin de répondre aux demandes de sursis devant la Cour fédérale - l’Association soutient que l’obligation des juristes de fournir leur disponibilité sur appel, et ce, sans compensation empiète sur leur vie privée, est contraire à l’article 7 de la Charte et est incompatible avec les termes de la sentence arbitrale - la convention collective ne contient aucune disposition concernant une prime de disponibilité pour la garde - avant la signature de la présente convention collective, l’obligation d’effectuer la garde était volontaire et indemnisée - l’employeur s’est objecté à la compétence d’un arbitre de grief de trancher le grief parce que celui-ci ne traite ni de l’interprétation de la convention collective ni du contenu d’une sentence arbitrale - un arbitre de grief a la compétence de traiter des demandes fondées sur la Charte mais n’a pas une compétence illimité - il ne faut pas confondre la question de la disponibilité sur appel et celle des heures supplémentaires ou de la durée des heures de travail - le fait d’être sur appel n’est pas considéré comme du travail - le temps de disponibilité sur appel réclamé par les juristes ne peut être considéré comme du temps travaillé - la politique dont se plaint l’Association ne fait pas partie, expressément ou implicitement, de la convention collective - l’employeur a avisé les juristes du changement de politique concernant l’indemnisation de la garde pendant la période de négociation collective entre les parties, mais l’Association n’a pas revendiqué l’indemnisation à la table de négociation - l’Association a donc abdiqué son droit de revendiquer l’indemnisation de la garde. Objection accueillie. Dossier clos.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2011-11-28
  • Dossier:  569-02-94
  • Référence:  2011 CRTFP 135

Devant un arbitre de grief


ENTRE

ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE

agent négociateur

et

CONSEIL DU TRÉSOR

employeur

Répertorié
Association des juristes de justice c. Conseil du Trésor

Affaire concernant un grief de principe renvoyé à l'arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Michele A. Pineau, arbitre de grief

Pour l'agent négociateur:
Bernard Philion, avocat

Pour l'employeur:
Adrian Bieniasiewicz, avocat

Affaire entendue à Montréal (Québec),
du 2 au 4 mars, le 16 et le 26 septembre 2011.

I. Grief de principe renvoyé à l'arbitrage

A. Mise en contexte

1 Le 18 mai 2010, l’Association des juristes de justice (l’« Association » ou « l’agent négociateur ») a déposé un grief de principe contestant l’obligation des juristes œuvrant à la direction du droit de l’immigration du bureau régional du Québec (les « juristes »), d’être disponibles, à tour de rôle sur appel et sans compensation le vendredi soir et la fin de semaine. Cette disponibilité sur appel s’appelle communément la garde du vendredi soir et de la fin de semaine. Les juristes visés par le grief travaillent pour le ministère de la Justice (l’« employeur ») et fournissent leurs services aux ministères clients, soit l’Agence des services frontaliers et le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration.

2 Le 2 juillet 2010, le grief a été rejeté au dernier palier de la procédure de règlement des griefs par la sous-ministre adjointe, secteur de la rémunération et des relations de travail et a été renvoyé à l’arbitrage le 15 juillet 2010.

3 L’Association soutient que l’obligation de fournir leur disponibilité sur appel sans compensation le vendredi soir et la fin de semaine empiète sur la vie privée des juristes, est contraire à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte ») et incompatible avec les termes de la sentence arbitrale en date du 23 octobre 2009.

4 L’Association a été accréditée le 28 avril 2006 (voir 2006 CRTFP 45). Une sentence arbitrale établissant certaines dispositions de la convention collective a été rendue le 23 octobre 2009.  Les parties ont continué à négocier et l’Association a signé une première convention collective avec le Conseil du Trésor le 27 juillet 2010, dont la date d’expiration est le 9 mai 2011 (« la convention collective »). La convention collective ne contient aucune disposition concernant l’obligation des juristes de fournir leur disponibilité sur appel et, par conséquent, ne prévoit aucune compensation pour cette disponibilité. 

5 Avant la décision arbitrale, l’obligation d’effectuer la garde du vendredi soir et de la fin de semaine était volontaire et indemnisée. Depuis l’entrée en vigueur de la décision arbitrale, la garde est obligatoire pour tous les juristes et n’est pas indemnisée. Les juristes assurent aussi une garde en semaine, entre 17 h et 22 h du lundi au jeudi, mais cette prestance n’est pas en litige. Cette décision porte uniquement sur la décision de l’employeur de changer sa pratique de compensation par rapport à la garde du vendredi soir et de la fin de semaine. 

B. Description du travail qui fait l’objet de la garde

6 La garde est requise par l’employeur afin de répondre aux demandes de sursis devant la Cour fédérale. Il y a deux types de demande : soit d’une demande déposée à la Cour fédérale de suspendre temporairement une déportation dont la date et l’heure ont été déterminées, jusqu’à ce que la Cour puisse se prononcer sur la demande de contrôle judicaire de la décision de renvoi, soit d’une demande du ministre qui s’oppose à une ordonnance de libération qui s’apprête à être rendue.

7 Ces demandes peuvent être présentées à toute heure du jour ou de la nuit et doivent être traitées immédiatement. Il n’est pas inhabituel que les demandes de sursis soient présentées en fin d’après-midi et que le travail continue tard en soirée. Les demandes déposées pendant la fin de semaine sont moins fréquentes, mais tout aussi imprévisibles. 

8 Le juriste qui répond à une demande de sursis doit être disponible selon le rôle établi par la Cour fédérale et selon l’horaire du juge nommé pour entendre la demande. Le greffier de la Cour fédérale téléphone à la direction de l’immigration en prévision du dépôt de la procédure. Une fois la demande déposée, des arguments écrits sont rédigés et déposés, suivis d’une audience ou d’une téléconférence avec le juge de la Cour fédérale qui entend les parties sur le bien-fondé de la demande. Pour avoir accès au dossier et aux outils de travail en dehors des heures normales de travail, le juriste doit se déplacer au bureau, même si exceptionnellement, il peut assister à la téléconférence à partir de son domicile.

C. Circonstances ayant mené au dépôt du grief

9 Depuis le début des années 1990, à tout le moins, le ministère de la Justice exigeait que les juristes travaillant à la direction des affaires civiles du bureau de Montréal soient disponibles sur appel à compter de 17 h le vendredi soir jusqu’à 8 h le lundi matin. Une équipe de deux juristes était de garde, soit un juriste-civiliste et un juriste spécialisé en droit de l’immigration, car les urgences avaient le plus souvent trait à des demandes de sursis. L’équipe était constituée de façon à pouvoir offrir des services bilingues. Les juristes qui se portaient volontaires pour la garde étaient indemnisés en temps compensatoire selon le nombre de jours de congé, qu’il y ait ou non une urgence qui demandait leur déplacement au bureau : soit 2,5 jours pour une fin de semaine de deux jours, 3,5 jours si la fin de semaine comprenait un jour férié et 5 jours pour les congés de Pâques et de Noël. Comme il y avait toujours des volontaires, aucun juriste ne se voyait contraint de faire la garde.

10 En 2005, la direction des affaires civiles a été scindée et la direction du droit de l’immigration est devenue une direction distincte. En raison de compressions budgétaires, la garde a été réduite à un seul juriste de la direction du droit de l’immigration qui devait être en mesure de fournir des services bilingues. Par conséquent, les juristes unilingues n’étaient pas sollicités pour faire la garde à moins d’être jumelés à un juriste bilingue, hormis la formation d’un nouveau juriste. 

11 Le 24 mars 2010, après l’émission de la sentence arbitrale, les juristes de la direction du droit de l’immigration ont été informés que le temps de disponibilité sur appel ne serait plus compensé. Le 31 mars 2010, l’employeur a cessé toute compensation pour la disponibilité sur appel. En l’absence de volontaires, le 14 avril 2010, l’employeur a imposé à tous les juristes qu’ils soient disponibles à tour de rôle pour la garde du vendredi soir et de la fin de semaine, en raison de deux à trois fins de semaine par année (ci-après la « nouvelle politique »).

D. Objection de l’employeur à la compétence de l’arbitre de grief

12 L’employeur soutient que je n’ai pas la compétence pour trancher le grief parce qu’il s’agit d’un grief exclu d’un renvoi à l’arbitrage en vertu de l’article 220 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP) : le grief ne traite ni de l’interprétation de la convention collective, ni du contenu d’une sentence arbitrale. La sentence arbitrale et la convention collective sont toutes deux silencieuses sur la question de la disponibilité des juristes sur appel.

13 L’Association soutient que le grief est arbitrable, car il met en cause l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et au surplus que la politique n’est ni équitable, ni raisonnable au sens des articles 5 et 6 de la convention collective. L’Association soumet que la compétence de l’arbitre découle du sous‑paragraphe 226(1)(g) de la LRTFP concernant l’obligation d’interpréter et l’appliquer la convention collective, même si l’arbitre doit recourir à l’application d’une loi externe.

14 L’employeur réplique qu’un grief qui invoque la Charte doit d’abord avoir fait l’objet d’un avis en vertu de l’article 222 de la LRTFP, ce que l’Association a omis de faire.

15 J’ai pris l’objection de l’employeur sous réserve d’entendre la preuve.

E. La politique de l’employeur

16 La politique de l’employeur qui s’applique à la garde du vendredi et de la fin de semaine a été énoncée d’abord dans un courriel envoyé le 8 février 2007 par Me Michel Synnott avant la signature de la convention collective. La nouvelle politique a été communiquée par courriel le 13 avril 2010, par Me Annie Van Der Meerschen. Voici les extraits pertinents sous forme d’un tableau comparatif :

La politique en vigueur depuis le courriel du 8 février 2007

La nouvelle politique en vigueur depuis le courriel du 13 avril 2010

[…]
Afin de répondre à certaines questions relativement aux différentes gardes en immigration – voici un résumé relativement à leur fonctionnement :
[…]

[…]
En attendant de vous transmettre la liste de garde des fins de semaine et du vendredi, je vous envoie un rappel relativement aux différentes gardes en immigration et leur fonctionnement. S’il vous plaît en prendre connaissance. Merci
[…]

La garde de soirée et de fin de semaine :
La Direction du droit et de l’immigration offre à ses clients une garde de 365 jours par année, 24 sur 24 (i.e. certaines urgences peuvent subvenir au CPI ou à la frontière en tout temps). Ainsi, la garde soirée et de fin de semaine vise à répondre tant aux demandes de sursis urgentes signifiées en dehors des heures ouvrables qu’aux demandes d’opinion de même nature.

La garde de soirée et de fin de semaine :
La Direction du droit et de l’immigration offre à ses clients une garde de 365 jours par année, 24 sur 24 (i.e. certaines urgences peuvent subvenir au CPI ou à la frontière en tout temps). Ainsi, la garde soirée et de fin de semaine vise à répondre tant aux demandes de sursis urgentes signifiées en dehors des heures ouvrables qu’aux demandes d’opinion de même nature.

L’avocat(e) de garde de fin de semaine (i.e. de garde en soirée la semaine, entre 17 h et 9 h, et la fin de semaine) pourra à la discrétion d’un chef d’équipe, se voir attribuer un sursis qui nous est signifié le vendredi et qui est susceptible de nécessiter du travail durant la fin de semaine. Ceci implique qu’un sursis de nature urgente (i.e. plaidable la fin de semaine ou au début de la semaine suivante) ira généralement à la personne de garde la fin de semaine.

L’avocat(e) de garde de fin de semaine (i.e. de garde en soirée la semaine, entre 17 h et 21 h, et la fin de semaine de 9 h à 21 h – sous réserve de changement) pourra à la discrétion d’un chef d’équipe, se voir attribuer un sursis qui nous est signifié le vendredi et qui est susceptible de nécessiter du travail durant la fin de semaine. Ceci implique qu’un sursis de nature urgente (i.e. plaidable la fin de semaine ou au début de la semaine suivante) ira généralement à la personne de garde la fin de semaine.

Ainsi, dans la mesure où cette personne risque de se voir attribuer un sursis durant la journée du vendredi, nous demandons à l’avocat(e) d’être présente au bureau (i.e. CGF) le vendredi durant toute la journée.
Ainsi, dans la mesure où cette personne risque de se voir attribuer un sursis durant la journée du vendredi, nous demandons à l’avocat(e) d’être présente au bureau (i.e. CGF) le vendredi durant toute la journée.

Ainsi, dans la mesure où cette personne risque de se voir attribuer un sursis durant la journée du vendredi, nous demandons à l’avocat(e) d’être présente au bureau (i.e. CGF) le vendredi durant toute la journée.
Ainsi, dans la mesure où cette personne risque de se voir attribuer un sursis durant la journée du vendredi, nous demandons à l’avocat(e) d’être présente au bureau (i.e. CGF) le vendredi durant toute la journée.

L’avocat(e) qui fait la garde est compensé(e) par deux journées et demie de congé discrétionnaire (699).
Dans la mesure où il y a suffisamment de volontaires, cette garde ne sera pas obligatoire.

Cette garde est obligatoire.

Les sursis qui surviennent en soirée et la fin de semaine seront comptabilisés sur la liste des attributions des sursis.
Pour éviter certains problèmes qui sont survenus par le passé, nous vous invitons à vérifier le bon fonctionnement du téléavertisseur dès réception. Vous pouvez également téléphoner au client afin de mieux planifier votre fin de semaine.

Les sursis qui surviennent en soirée et la fin de semaine seront comptabilisés sur la liste des attributions des sursis.
Pour éviter certains problèmes qui sont survenus par le passé, nous vous invitons à vérifier le bon fonctionnement du téléavertisseur dès réception. Vous pouvez également téléphoner au client afin de mieux planifier votre fin de semaine.

La garde du vendredi :

La liste du vendredi a été créée afin de répondre notamment aux préoccupations de certain(e)s avocat(e)s qui se faisaient attribuer bien avant leur tour sur la liste régulière des sursis le vendredi en raison du nombre plus restreint d’avocat(e)s présent(e)s au bureau cette journée.

La garde du vendredi :

La liste du vendredi a été créée afin de répondre notamment aux préoccupations de certain(e)s avocat(e)s qui se faisaient attribuer bien avant leur tour sur la liste régulière des sursis le vendredi en raison du nombre plus restreint d’avocat(e)s présent(e)s au bureau cette journée.

Chaque semaine, un(e) avocat(e) sera désigné(e) comme étant de garde pour les sursis du vendredi entre 9 h et 17 h. Par équité envers tous, cette présence sera obligatoire et chaque avocat(e), dont le nom est susceptible d’être sur la liste régulière des sursis, sera sollicité(e) deux à trois fois par année.

Chaque semaine, un(e) avocat(e) sera désigné(e) comme étant de garde pour les sursis du vendredi entre 9 h et 17 h. Par équité envers tous, cette présence sera obligatoire et chaque avocat(e), dont le nom est susceptible d’être sur la liste régulière des sursis, sera sollicité(e) deux à trois fois par année.

Si un sursis est assigné et qu’une partie du travail s’effectue durant la fin de semaine, l’avocat(e) ne sera pas normalement compensé(e), mais sa contribution, s’il y a sursis, sera comptabilisée sur les listes d’attribution des sursis et sur sa charge de travail. L’avocat(e) devra être présent(e) au bureau le vendredi.

Il peut arriver qu’un sursis soit assigné et qu’une partie du travail s’effectue durant la fin de semaine. S’il y a sursis, il sera comptabilisé sur les listes d’attribution des sursis et sur la charge de travail. L’avocat(e) devra être physiquement présent(e) au bureau le vendredi.

Les chefs d’équipe, selon les circonstances, détermineront qui entre l’avocat(e) sur la liste de garde de fin de semaine et celui/celle sur la liste du vendredi se verra attribuer un sursis signifié à nos bureaux durant la journée du vendredi. Généralement, le sursis qui risque de déborder la fin de semaine sera attribué à l’avocat(e) de garde de fin de semaine. Selon les circonstances, il peut en être décidé autrement.

Les chefs d’équipe détermineront selon les circonstances et en fonction de différents facteurs, qui entre l’avocat(e) sur la liste de garde de fin de semaine et celui/celle sur la liste du vendredi se verra attribuer un sursis signifié à nos bureaux durant la journée du vendredi.

En terminant, nous vous invitons à discuter avec votre chef d’équipe si vous avez des questions. Un grand merci de votre collaboration habituelle.

En terminant, nous vous invitons à discuter avec votre chef d’équipe si vous avez des questions. Un grand merci de votre collaboration habituelle.

[La clause de la politique en litige est surlignée.]

II.Résumé de la preuve

17 Les témoins de l’Association ont témoigné concernant les contraintes et inconvénients que leur cause l’obligation de faire la garde, particulièrement en regard du fait que la garde est maintenant obligatoire et qu’elle n’est pas indemnisée. Le témoin de l’employeur a expliqué l’historique de la politique et le fait qu’il n’a eu d’autre choix que d’appliquer la convention collective telle que négociée.

18 Me Jocelyne Murphy travaille en droit de l’immigration depuis 1998. Elle travaille selon un horaire de travail comprimé, ce qui fait en sorte qu’elle accumule une journée de congé une fois par mois en travaillant des heures plus longues tous les jours. Elle prend sa journée de congé le vendredi.

19 Comme juriste de niveau LA-2B, elle n’a pas droit aux heures supplémentaires lorsqu’elle est de garde, ou lorsqu’elle doit se présenter au travail pour répondre à une demande de sursis. Toutefois, elle peut demander jusqu’à 5 jours de congé compensatoire par année dans le cas d’un nombre excessif d’heures travaillées. L’an dernier, elle avait accumulé 60 heures de travail, sans compter sa disponibilité pour la garde et a reçu 4 jours de congé compensatoire. Elle a précisé que selon la convention collective, les juristes de niveau LA-1 et LA-2A ont droit au paiement intégral de leurs heures supplémentaires s’ils se présentent au travail pendant une période de garde.

20 Me Murphy a expliqué que les équipes de travail sont organisées de façon à ce que les urgences pendant les heures normales de travail entre le lundi et le jeudi soient assignées aux juristes à tour de rôle selon une liste prédéterminée. Ils organisent alors leurs heures de travail pour en tenir compte. Les juristes ne contestent pas ce régime.

21 Par contre, les urgences du vendredi qui risquent de dépasser les heures normales de travail sont assignées au juriste qui sera de garde pour le vendredi soir et la fin de semaine. Pour les juristes qui travaillent des heures comprimées, à temps partiel ou qui font du télétravail, ils doivent se présenter au travail le vendredi pour leur fin de semaine de garde sans égard au fait qu’ils ne travaillent habituellement pas le vendredi. Ils sont rémunérés pour cette journée.

22 Me Murphy a témoigné que les congés compensatoires se sont terminés le 31 mars 2010. Les congés compensatoires visaient à indemniser les juristes pour les imprévus et les limitations imposées à la vie privée pendant la période de garde. Avant le 31 mars 2010, les juristes unilingues qui ne pouvaient exercer en anglais étaient exclus du volontariat puisque les requêtes se plaident le plus souvent en anglais. Lorsque l’employeur a cessé d’indemniser le temps de garde, il n’a trouvé aucun volontaire. Par conséquent, une liste de garde obligatoire a été établie pour tous les juristes de la direction de l’immigration, sans égard à leurs compétences linguistiques, leur niveau ou leur horaire de travail.

23 Pendant la période de garde, le juriste est tenu de porter un téléavertisseur qui permet à la Cour fédérale de communiquer avec lui et un téléphone cellulaire avec les divers numéros de téléphone de contact. Le téléavertisseur doit rester ouvert jusqu’à 21 heures. Pendant la période de garde, le juriste doit rester dans un rayon qui permet la communication par téléavertisseur et par cellulaire.

24 Me Murphy a témoigné que pendant la période de garde, elle ne peut se déplacer comme elle veut ou exercer ses activités normales de fin de semaine. Par exemple, elle ne peut assister à un spectacle de l’Opéra de Montréal, parce qu’elle ne peut entendre le téléavertisseur, ni rappeler pendant le spectacle. Elle ne peut visiter sa famille qui habite à l’extérieur de Montréal, suivre son cours de piano du vendredi soir ou aller prendre son fils après ses activités sportives, de peur de ne pouvoir répondre à un appel en temps opportun pour préparer une procédure ou se présenter au bureau dans l’heure qui suit l’appel du greffier de la cour. Il lui devient difficile de visiter ses amies, sauf celles qui sont à proximité de son domicile, de prendre une consommation alcoolique, d’entreprendre des activités récréatives comme le ski et la planche avec son fils dans les Cantons de l'Est.

25 Lorsqu’il y avait compensation, Me Murphy se portait volontaire parce qu’elle pouvait choisir sa fin de semaine en fonction de ses activités et récupérer du temps avec sa famille à un autre moment qui lui convenait. Maintenant, elle doit se conformer à un horaire et elle ne reçoit aucune compensation pour les inconvénients.

26 Me Isabelle Brochu travaille en droit de l’immigration depuis 1999. Elle est classifiée LA-2A. Elle travaille à temps partiel en raison de trois jours semaine, soit le lundi au bureau, le mardi en télétravail et le jeudi au bureau, sauf lorsque des audiences à la cour font en sorte qu’elle doit modifier son horaire. Depuis l’arrivée de son second enfant, elle a fait un choix personnel de travailler à temps partiel afin de privilégier une vie de famille et les nombreuses activités qui en font partie.

27 La nouvelle directive concernant l’obligation de faire la garde s’applique à elle et sans prorata en fonction de son horaire de travail. Pour la garde, Me Brochu est jumelée avec un juriste de moins d’expérience pour assurer les services en anglais puisqu’elle n’exerce pas le droit en anglais. Avant que lui soit imposée la garde, elle se portait rarement volontaire, sauf pour accommoder un collègue qui devait prendre de l’expérience.

28 Entre les mois de septembre et de mars, la saison des activités de hockey de son fils, elle se déplace toutes les fins de semaine dans différents endroits dans la province. Le téléavertisseur ne fonctionne pas dans tous les arénas et par conséquent, elle ne peut assister à un match avec ses garçons si elle est de garde. Elle doit alors trouver un remplaçant pour surveiller ses enfants dans l’aréna. Elle ne peut non plus planifier du ski ou des activités sportives, puisque celles-ci l’amènent à plus d’une heure du bureau, ou encore accepter les invitations de rencontre avec amis ou famille.  Elle ne peut consommer d’alcool puisqu’il y a un risque qu’elle doive plaider un sursis. Son conjoint n’est pas toujours présent pour la remplacer parce qu’il est souvent appelé à voyager, parfois à la dernière minute. Bref, sa vie privée l’empêche d’être disponible les fins de semaine.

29 Me Caroline Doyon travaille en droit de l’immigration depuis 1996. Elle est classifiée LA-2A. Depuis 2005, elle travaille quatre jours semaine, du lundi au jeudi, en raison de ses obligations familiales. Avant 2005, elle ne faisait la garde que si elle était jumelée à un juriste bilingue parce qu’elle ne plaide pas en anglais. Lorsque l’équipe de garde a été réduite à un seul juriste, elle a cessé d’en faire.

30 Depuis que la garde est obligatoire, elle doit réorganiser sa vie pour être au bureau le vendredi. Elle ne peut visiter sa famille à Trois-Rivières la fin de semaine où elle est de garde; les activités avec son conjoint et ses enfants sont limitées, car elle ne peut se déplacer bien loin. Me Doyon se dit contrariée et stressée par l’attente d’un appel lorsqu’elle fait la garde. Si ce n’était de l’imposition de la garde obligatoire, elle n’accepterait pas d’en faire. Pendant la dernière année, elle a fait la garde à deux reprises. La dernière fois, le sursis demandé était en français et elle a plaidé par téléconférence à partir de la maison. MeDoyon est indemnisée pour la journée de travail du vendredi, mais ne l’est pas pour sa disponibilité pour la garde.

31 Me Émilie Tremblay travaille au ministère de la Justice en droit de l’immigration depuis 2008. Elle est classifiée LA-1 et travaille à temps plein. Les fins de semaine, elle s’entraîne avec une équipe triathlon. Pendant la période de natation, elle trouve fort désagréable d’avoir à guetter constamment le téléavertisseur sur le bord de la piscine, de peur de manquer un appel. Pour elle, la garde veut dire qu’elle ne peut pas quitter l’île de Montréal pour des épreuves sportives. Lorsqu’elle est de garde, elle n’accepte pas d’invitation chez ses amis ou sa famille qui habite à Québec et ne consomme pas d’alcool.  Elle peut demander un changement de fin de semaine pour accommoder son entraînement, mais elle doit à un moment donné prendre son tour comme les autres.

32 Me Gretchen Timmins est juriste depuis 1983 et travaille en droit de l’immigration depuis 2002. Pour des motifs personnels, elle travaille maintenant quatre jours par semaine. Elle n’a appris qu’après son embauche qu’elle devait être de garde deux ou trois fois par année. Cette responsabilité imprévue a eu un impact direct sur sa vie familiale. Elle et son conjoint sont propriétaires d’un chalet de ski à Mansonville à 1 h 40 de Montréal dans les Cantons de l'Est où ils vont tous les week‑ends avec leurs trois enfants. Leur vie familiale et sociale est organisée autour des activités du club de ski, y compris les concours sportifs pendant l’hiver. Alors qu’elle est de garde, Me Timmins doit demeurer à Montréal. Son conjoint refuse d’accepter des invitations sociales pendant ces fins de semaine, à la grande déception de toute la famille. Elle s’y était résignée lorsqu’elle était indemnisée. Elle considère que de faire la garde alors qu’elle n’est pas indemnisée enfreint à sa vie privée et elle n’accepterait jamais de faire cette tâche si elle n’y était pas obligée et encore moins sans compensation.

33 Me Michel Synnott travaille en droit de l’immigration depuis 1987 et avec le ministère de la Justice depuis 1991. Il est devenu cadre en 2002 et a été promu avocat général en 2006. Il supervise un groupe de 40 juristes, dont les témoins déjà entendus. Les juristes sont appelés à plaider devant la Cour supérieure, la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale et la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ainsi que la section d’appel en immigration.

34 La garde existe depuis une vingtaine d’années. Quand la garde a été établie, les juristes qui se retrouvaient au bureau le vendredi, inévitablement les mêmes, s’occupaient des urgences. En 2001, des listes plus structurées ont été établies. En 2005, pour des raisons budgétaires et opérationnelles, un seul juriste en droit de l’immigration assurait la garde de fin de semaine. Entre 2001 et 2010, la garde était rémunérée par un congé compensatoire. Le service de garde a été réaménagé pour offrir un service de garde de 17 h à 22 h du lundi au jeudi. À cette époque, il y avait de deux à trois urgences par année pendant la garde de la fin de semaine. Entre 2005 et 2006, il y a une hausse importante de dossiers et les requêtes en sursis ont triplé. Selon un sondage informel à cette époque, il y avait environ six requêtes de sursis par année pendant la garde de fin de semaine. Me Synnott a témoigné que le nombre de requêtes est inégal et imprévisible. Les dossiers sont le plus souvent anglais ou bilingues; les dossiers français sont rares. À cette époque, le ministère de la Justice a embauché cinq nouveaux juristes bilingues pour subvenir à leurs besoins. Selon Me Synnott, le nombre de requêtes de sursis pendant la fin de semaine a diminué depuis cette époque.

35 Après la signature de la convention collective, Me Synnott a appris de façon définitive que la disponibilité sur appel ne serait plus rémunérée. Les diverses solutions proposées à ses supérieurs n’ont pas été retenues.  Le 22 mars 2010, les juristes ont été rencontrés pour expliquer les changements et demander des volontaires pour assurer la garde. Aucun ne s’est porté volontaire. Par conséquent, la garde leur a été imposée. Des griefs individuels ont été déposés, puis le grief de principe qui fait l’objet du présent litige.

36 Me Synnott a expliqué que la garde sert à accommoder les urgences, surtout en ce qui a trait aux déportations par l’Agence des services frontaliers du Canada. Cette dernière s’est dite très déçue que les services de garde soient réduits de 9 h à 21 h la fin de semaine et de 17 h à 22 h la semaine. Me Synnott a témoigné qu’il y a peu de requêtes urgentes après 21 h et qu’il lui a fallu gérer les risques de ne pas avoir un juriste de garde après ces heures-là. Les juristes LA-1 et LA-2A sont rémunérés pour les services rendus après 17 h et en heures supplémentaires pour plus de 150 heures de travail par mois. Les heures supplémentaires pour répondre aux urgences n’ont pas à être préautorisées. Me Synnott a admis que la plupart des juristes préfèrent recevoir un congé compensatoire au lieu d’une rémunération en heures supplémentaires.

37 La confection de la liste de garde doit accommoder la langue, la confession religieuse, les obligations et les horaires de tous. La liste est dressée et affichée pour les mois d’avril à décembre, puis jusqu’à la fin mars. Les juristes s’accommodent entre eux pour se faire remplacer. En l’absence d’indemnisation, les périodes du congé de Noël et de Pâques sont des périodes de garde difficiles à combler.

38 La décision arbitrale a été déposée le 23 octobre 2009, mais les congés compensatoires comme rémunération pour la garde ont pris fin officieusement le 31 mars 2010, parce que plusieurs juristes avaient déjà pris leurs congés compensatoires. Pour éviter d’avoir à récupérer les congés déjà accordés et pour traiter tous les juristes équitablement pendant l’année de transition, les congés compensatoires ont été accordés jusqu’au 31 mars 2010. Puis le nouveau régime de garde sans compensation a été instauré.

39 Me Synnott a admis que les heures de travail facturables des juristes de la direction du droit de l’immigration sont facturées aux ministères clients, soit depuis 2008 dans le cas de l’Agence des services frontaliers et depuis tout dernièrement dans le cas du ministère de la Citoyenneté et Immigration. La facturation aux clients du service de garde est une question qui n’est pas réglée en ce moment. La fréquence des requêtes en sursis est tributaire des politiques des clients et des événements politiques mondiaux. Tant qu’il y a eu des congés compensatoires, les juristes se portaient assez facilement volontaires et acceptaient de remplacer leurs collègues. Les seules contraintes imposées aux juristes qui sont de garde est de porter le téléavertisseur, de vaquer à des activités qui leur permettent de répondre rapidement aux appels qu’ils reçoivent et de retourner au bureau en une heure après avoir reçu un appel de la Cour fédérale.

40 Questionné sur la pratique en vigueur dans le Service des poursuites pénales du Canada, Me Synnott a témoigné que leur situation diffère quelque peu, car les juristes de ce service reçoivent une compensation pour une comparution précise entre 8 h et 16h le samedi. Dans le cas de la direction de l’immigration, les urgences sont imprévisibles. Le besoin d’un service de garde est un besoin réel des clients 365 jours par année depuis 1987.

III. Résumé de l’argumentation

[ Note :  L’argumentation des parties s’est faite en deux temps.  Les parties ont présenté leurs arguments à la fin de l’audience. Puis elles ont été convoquées à nouveau pour répondre à des questions très précises soulevées par l’arbitre de grief.  Pour simplifier le texte, les arguments sont résumés ensemble.]

A. Pour l’Association

41 L’Association plaide que les dispositions de la Charte sont incorporées à la convention collective par l’entremise de l’article 5 de la convention collective et que l’employeur doit exercer son autorité de façon raisonnable, équitablement et de bonne foi.

42 En l’instance, l’employeur exige que les juristes soient disponibles sur appel deux à trois fins de semaine par année, y compris les jours fériés. En l’absence d’indemnisation, les heures qui ne figurent pas dans la semaine normale de travail font partie de la vie privée de l’individu; il doit avoir la discrétion d’utiliser ce temps libre comme bon lui semble. En l’espèce, l’obligation de porter un téléavertisseur, de se tenir dans un rayon précis du bureau, de répondre aux urgences dans un court délai sont des contraintes injustifiées qui font en sorte qu’un juriste qui est de garde doit limiter ses activités personnelles, sociales et familiales. Pour un juriste qui travaille à temps partiel, l’obligation de faire la garde du vendredi soir et de la fin de semaine impose la contrainte de travailler le vendredi et de réorganiser sa vie personnelle pour se rendre disponible à des heures inhabituelles.

43 Avant 2010, la garde de fin de semaine était volontaire et les juristes étaient prêts à se rendre disponible en contrepartie d’une compensation qui permettait de rattraper ces journées plus tard. Le choix était libre et volontaire et personne ne s’en plaignait. Les juristes qui ont témoigné ont été unanimes à dire qu’elles ne feraient pas la garde si elles n’y étaient pas contraintes. Le seul motif invoqué par l’employeur pour refuser la compensation est le manque d’une disposition dans la convention collective.

44 L’article 7 de la Charte comprend le droit au respect de la vie privée. Le choix de résidence est un choix de vie privée, comme le sont les activités personnelles à l’extérieur du travail, l’éducation des enfants et les activités exercées en famille. L’employeur ne peut décider unilatéralement qu’un employé donnera une prestation en dehors des heures prévues par son contrat de travail sans compensation.  L’Association cite B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315 à l’effet qu’un individu doit avoir suffisamment d’autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne. Dans cette affaire la Cour suprême a entériné l’interprétation libérale donnée au concept de la liberté en matière familiale par la Cour suprême des États-Unis.  L’Association cite également R. v. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 au soutien de sa position que la notion de vie privée comprend la notion de liberté.  Qui plus est, dans Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Association c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27 la Cour suprême a reconnu que les instruments internationaux font partie de notre droit.  La Déclaration universelle des droits de l’homme est un instrument auquel le Canada a adhéré qui protège non pas seulement la vie privée, mais la vie dans le domicile. 

45 Pour supprimer un tel droit, l’employeur doit démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et qu’ils ont été exercés dans le respect des valeurs d’une société libre et démocratique. Les droits de l’employeur doivent donc s’exercer de façon non arbitraire, non intrusive et être proportionnels aux valeurs protégées. L’atteinte minimale est de ne pas porter atteinte. L’Association cite les affaires suivantes à l’appui de sa position : Godbout c. Ville de Longueuil, [1997] 3 R.C.S. 844 (obligation de résidence), Aubry c. Éditions Vice-Versa, [1998] 1 R.C.S. 591 (droit à l’image), Gazette (The) (Division Southam inc.) c. Valiquette, [1997] R.J.Q. 30 (droit à l’anonymat), Syndicat des professionnelles du Centre jeunesse de Québec (CSN) c. Desnoyers, [2005] 2 R.J.Q. 414 (intégrité du domicile), Rassemblement des employés techniciens ambulanciers de l’Abitibi-Témiscamingue (C.S.N.) et Ambulance du Nord., D.T.E. 99T-36 (intégrité du domicile).

46 Même s’il s’agit de décisions qui ont leur origine au Québec, la Cour suprême du Canada a soutenu dans Godbout que la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. ch. C-12, doit être interprétée et appliquée de la même manière que la Charte canadienne. Les mêmes libertés sont protégées dans la Charte canadienne comme dans la Charte québécoise. Les tribunaux québécois ont rendu plus de décisions concernant le concept de la vie privée en vertu de sa Charte que la Charte fédérale. Ceci n’empêche pas toutefois un tribunal fédéral de s’inspirer des décisions québécoises pour interpréter le sens à donner au concept de la protection de la vie privée.

47  L’Association soutient que ce n’est pas l’obligation de porter une pagette ou un téléphone cellulaire qui blesse, mais l’ensemble de la directive qui stipule que les juristes doivent être prêts à répondre en tout temps à un appel pendant la période où ils sont de garde. Afin de se rendre prêts et disponibles dans l’heure qui suit un appel les juristes doivent faire des choix qui limitent leur vie personnelle, dont le soin de leurs enfants, leur vie familiale et leurs loisirs.  Essentiellement l’employeur ne peut exercer son droit de gérance en forçant les employés à limiter leur vie privée pour se rendre disponible.  Le droit à la liberté comprend le droit de vaquer aux occupations ordinaires de la vie.  Pendant la période où les juristes se rendent disponibles, il ne peuvent vaquer aux  occupations ordinaires de la vie.

48 En l’instance, l’employeur dispose d’un moyen fort simple de ne pas porter atteinte aux droits des juristes, soit d’obtenir leur consentement moyennant compensation. L’Association demande d’accueillir le grief et de déclarer que l’employeur doit cesser sa pratique d’imposer les fins de semaine de garde sans compensation.

49 L’Association plaide qu’elle n’avait pas à donner d’avis en vertu de l’article 222 de la LRTFPparce qu’elle ne soulève pas une question liée à l’interprétation ou à l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (LCDP).  La Charte n’est pas subordonnée à la LCDP. L’Association cite Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357 au soutient de son argument que la Charte fait partie de la Constitution canadienne, qu’elle est la loi suprême du Canada et ne doit pas être interprétée de façon étroite et formaliste.  L’Association plaide qu’elle n’a pas à donner un avis aux procureurs généraux d’une question constitutionnelle parce que le grief n’attaque pas la validité d’une loi ou d’un règlement.  L’Association cherche tout simplement à faire déclarer qu’une action de l’employeur va à l’encontre de la liberté fondamentale de ses employés. Il n’est pas question de donner un quelconque avis dans un litige comme celui-ci.  Au soutien de cet argument, l’Association invoque Première nation Dene Tha’ First Nation c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 265.

50 L’Association plaide que l’estoppel ne s’applique pas en l’espèce puisqu’une convention collective est venue remplacer le champ libre du contrat individuel de travail qui existait avant la décision arbitrale.  Un régime collectif de relations de travail est maintenant la loi des parties et la convention collective a remplacé les politiques et directives applicables aux contrats individuels, tel que décidé dans McGavin Toastmaster Ltd c. Ainscough, [1976] 1 R.C.S. 718, General Motors c. Brunet, [1977] 2 R.C.S. 537 et St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. Ltd. c. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704.

B. Pour l’employeur

51 L’employeur admet que l’Association n’avait pas à donner un avis en vertu de l’article 222 de la LCDP.  L’objection faite en début d’audience a été soulevé en anticipation d’une position qu’aurait pu prendre le syndicat à ce sujet.

52 L’employeur plaide que les témoignages entendus indiquent que les juristes aiment leur travail et qu’ils sont des professionnels dévoués, même lorsqu’ils ne sont pas compensés. Selon l’employeur, l’Association n’a aucun recours pour faire renverser la nouvelle politique en raison du silence de la convention collective à ce sujet. L’article 5 de la convention collective est déclaratoire et l’article 6 doit se lire avec un autre article de la convention collective pour avoir un effet. Il revient à l’Association de faire la preuve que l’employeur a violé le paragraphe 5.02 de la convention collective, ce qu’il n’a pas fait en l’instance.

53 L’employeur soutient que les conditions de travail qui existaient avant la signature de la convention collective ont été abrogées par les nouvelles conditions d’emploi édictées par la décision arbitrale. Or la décision arbitrale est muette quant au service de garde. Si l’Association souhaitait que les juristes soient indemnisés pour le service de garde, elle n’avait qu’à inclure une disposition à cet effet dans ses revendications. L’employeur plaide que je ne peux modifier la convention collective en ajoutant une indemnité qui ne s’y retrouve pas.  Par ailleurs, lorsque les juristes sont appelés à travailler pendant la garde de fin de semaine, ils sont rémunérés en temps supplémentaire ou en temps compensatoire prévu dans la convention collective. Ces dispositions compensent pour le temps réellement travaillé.  Avant le régime de travail collectif, les juristes n’étaient pas payés pour le temps supplémentaire.

54 L’employeur plaide que la compétence de l’arbitre est limitée par l’article 220 de la LRTFP qui stipule qu’un grief de principe ne peut porter que sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention collective ou de la décision de la décision arbitrale.  La seule clause qui pourrait être en litige ici est celle sur les heures supplémentaires. Or, les juristes appelés à travailler la fin de semaine sont payés pour le temps supplémentaire.

55 L’employeur souligne que le nombre de fins de semaine où un juriste est appelé à faire la garde est minime et que le nombre de fois où il doit répondre à une urgence est tout aussi minime. L’empiètement sur sa vie privée est minimal. Lorsqu’il est de garde, le juriste peut faire des activités dans une certaine mesure, pourvu qu’il soit disponible pour se rendre au bureau. Pendant qu’il est de garde, le juriste ne travaille pas, il attend un appel.

56 Le juriste connaît sa fin de semaine de garde à l’avance et l’employeur l’accommode quant aux activités personnelles qui empêchent sa disponibilité. Il peut échanger ses fins de semaine de garde avec d’autres. Deux fins de semaine par année ne sont pas une atteinte à la vie privée permanente et continue. L’article 7 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11, permet à l’employeur d’organiser la fonction publique selon ses besoins. Le service de garde est établi pour répondre à l’urgence de certains dossiers. L’employeur n’agit pas de façon déraisonnable ou de mauvaise foi en demandant aux juristes d’assurer un service qu’il doit rendre à ses clients.

57 L’employeur plaide que la Charte québecoise ne s’applique pas aux décisions d’un tribunal fédéral et cite Rivet c. Procureur général, 2007 CF 1175 et Elkayam c. Procureur général, 2005 CAF 101 et R. c. Breton [1967] S.C.R. 503, au soutien de sa position. L’employeur plaide également que la Charte canadienne n’a aucune application en l’instance. 

58 L’employeur plaide qu’il n’y a aucune décision interprétant l’article 7 de la Charte fédérale dans le sens que veut lui donner l’Association.  Les décisions citées par l’Association concernent le droit pénal qui est une toute autre sphère d’activité.

59 La preuve a démontré que les avocats peuvent vaquer à leurs occupations.  Si atteinte, il y a, elle est minimale, voire inexistante selon le test énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Il y a lieu d’examiner l’importance de l’objectif.  En l’espèce, l’objectif est d’assurer le service d’urgence devant la Cour fédérale lorsqu’il y a une demande de sursis d’une ordonnance de déportation.  Il s’agit d’un objectif important qui a trait aux intérêts légitimes de la société de voir à ce que les ordonnances soient exécutées.

60 Il y a un lien rationnel entre l’obligation d’être disponible et la raison pour imposer la disponibilité.  L’atteinte est minimale puisque les juristes doivent être disponibles que deux ou trois fins de semaine par année et qu’ils connaissent leur horaire bien à l’avance.  Le port d’un téléavertisseur donne aux juristes la liberté de vaquer à la plupart de leurs obligations habituelles puisqu’ils n’ont pas à rester chez eux à attendre un appel.

61 L’employeur se dit d’accord avec l’agent négociateur que la doctrine d’estoppel ne s’applique pas.  Une décision arbitrale a été rendue le 23 octobre 2009. Les juristes ont été informés le 24 mars 2010 qu’à compter du 1er avril 2010 ils ne seraient plus payés pour leur disponibilité pour la garde.  L’Association a déposé son grief de principe à l’encontre du changement de politique le 18 mai, 2010. Les négociations se sont poursuivies après la décision arbitrale et les parties ont signé une convention collective le 27 juillet 2010 qui ne fait aucune mention d’une prime de disponibilité pour la garde.  L’employeur cite Dubé c. Canada (Procureur général), 2006 C.F. 796 à l’appui de sa position.

62 L’employeur soutient également qu’il peut demander aux juristes d’assurer le service de garde eu égard à ses droits résiduels de direction énoncés à l’article 5 de la convention collective et les pouvoirs qui lui sont conférés en vertu de l’article 7 de la LGFP d’organiser la fonction publique ainsi que la détermination et le contrôle des établissements qui en font partie. 

63 À ceci l’employeur ajoute que la preuve est uniquement à l’effet que les juristes du bureau régional de Montréal bénéficiaient d’une compensation pour assurer la disponibilité pour le service de garde le vendredi soir et la fin de semaine. Ainsi, même s’il pouvait y avoir un doute par rapport à la pratique passée, l’employeur a clairement avisé les juristes qu’il y mettait fin. L’employeur cite Chafe et al. c. Conseil du Trésor (ministère des Pêches et Océans), 2010 CRTFP 112. 

64 Malgré tout, l’Association a signé une convention collective le 27 juillet 2010.

65 L’employeur me demande de rejeter le grief.

C. Réplique de l’Association

66 L’Association soutient que l’opinion de l’employeur ne répond pas à la vraie question, à savoir si le changement à sa politique concernant la disponibilité du juriste pour les fins de semaine de garde porte atteinte à la vie privée de l’individu. L’employeur n’a pas démontré que son objectif est suffisamment important pour justifier une violation de la Charte. L’employeur se rabat sur l'opinion qu’il fournit le service à la demande du client.

67 Comme le service de garde continue à exister malgré l’absence d’une disposition dans la convention collective, c’est qu’elle relève d’une politique patronale et que cette politique doit satisfaire les critères de l’article 5 de la convention collective. L’Association me demande de déclarer la politique déraisonnable et inéquitable parce qu’elle viole le droit fondamental d’un employé à sa vie privée.

68 La politique n’est pas moins déraisonnable parce que les appels d’urgence ne se produisent pas toutes les fins de semaine. L’employeur exige la disponibilité du juriste en dehors de ses heures de travail et selon des conditions qui portent atteinte à sa vie privée, une liberté individuelle garantie par la Charte. Si minime soit cette intrusion, elle n’est pas justifiée par les conditions qui ont été présentées.

69 L’association ajoute que les droits constitutionnels des juristes ne sont pas restreints par la convention collective : Parry Sound, et McLeod c Egan (1974), 46 D.L.R. (3d) 150 (C.S.C.). Les droits de la direction sont subordonnés aux lois sur l’emploi, dont la Charte canadienne et l’arbitre de grief peut accorder des redressements fondés sur la Charte canadienne. Qui plus est, les parties ont expressément inclus dans la convention collective une disposition concernant les droits des juristes accordés par une loi du Parlement canadien.  L’association observe que l’article 220 de la LRTFP comprend les droits préservés à l’article 5 de la convention collective. 

70 L’Association soutient que Chafe traite d’un argument fondé sur une pratique passée et non une question d’estoppel.

71 L’Association me demande d’accueillir le grief.

IV. Motifs

72 Le grief déposé par l’Association soulève deux questions : la compétence de l’arbitre de grief en raison du paragraphe 220(1) de la LRTFP; et la compétence de l’arbitre de grief d’accorder une réparation en vertu de la Charte canadienne

73 L’employeur soutient que je suis sans compétence en vertu du paragraphe 220(1) de la LRTFP pour décider du grief parce que le grief ne traite ni de l’interprétation de la convention collective, ni du contenu d’une décision arbitrale, la décision arbitrale et la convention collective étant toutes deux silencieuses sur la question de la disponibilité des juristes sur appel. L’article 220 de la LRTFP stipule ce qui suit :

220. (1) Si l’employeur et l’agent négociateur sont liés par une convention collective ou une décision arbitrale, l’un peut présenter à l’autre un grief de principe portant sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention ou de la décision relativement à l’un ou l’autre ou à l’unité de négociation de façon générale.

[Mes soulignés]

74 L’Association soutient que la compétence de l’arbitre de décider du grief découle du sous paragraphe 226(1)g) de la LRTFP concernant l’obligation d’interpréter et d’appliquer la convention collective, même si l’arbitre doit recourir à l’application d’une loi externe, en l’occurrence l’article 7 de la Charte canadienne, et au surplus que la nouvelle politique n’est ni équitable ni raisonnable au sens des articles 5 et 6 de la convention collective. Le sous-paragraphe 226(1)g) de la LRTFP se lit comme suit:

226. (1) Pour instruire toute affaire dont il est saisi, l’arbitre de grief peut :

[…]

g) interpréter et appliquer la Loi canadienne sur les droits de la personne, sauf les dispositions de celle-ci sur le droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes, ainsi que toute autre loi fédérale relative à l’emploi, même si la loi en cause entre en conflit avec une convention collective;

[Mes soulignés]

75 Selon le paragraphe 220(1) de la LRTFP, pour être arbitrable, un grief de principe doit porter sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention collective. En vertu du sous-paragraphe 226(1)g) de la LRTFP, l’arbitre de grief peut tenir compte dans l’interprétation du grief de toute autre loi fédérale relative à l’emploi, même si la loi en cause entre en conflit avec une convention collective.

76 La compétence d’un arbitre de grief d’interpréter une loi d’application générale, outre la convention collective, est issue d’une décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt McLeod. Avant que soit décidé McLeod, le principe directeur était qu’un arbitre, dans le contexte d’un arbitrage de grief, n’avait compétence que pour interpréter et appliquer les dispositions de la convention collective, sans égard à d’autres lois, hormis à des fins d’interprétation et ce, même si le résultat pouvait être contraire à la loi. Dans McLeod, la Cour suprême a décidé qu’une disposition de la convention collective donnant à l’employeur un large pouvoir de direction, au point d’exiger que les employés travaillent des heures supplémentaires, était contraire aux normes provinciales en vigueur, et par conséquent illicite.

77 Le principe dans McLeod qu’une convention collective doit être interprétée en tenant compte de toutes les lois applicables a reçu une interprétation large dans Weber c. Ontario Hydro [1995] 2 R.C.S. 929. Dans Weber, la Cour suprême du Canada a privilégié la compétence exclusive de l’arbitre de grief dans les cas où l’essence même du litige porte sur l’interprétation, l’application, l’administration ou l’inexécution de la convention collective :

[…]

[58] En résumé, le modèle de la compétence exclusive est tout à fait conforme au libellé du paragrahe 45(1) de la Loi sur les relations de travail et il concorde avec la position adoptée par notre Cour dans Ste. Anne Nackawic. En outre, il exauce le souhait que la procédure de règlement de litige établie par les diverses lois sur les relations du travail au pays ne soit pas doublée ou minée par des actions concomitantes. Il obéit à une tendance de plus en plus forte à faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de la procédure d’arbitrage et de grief et à reconnaître des restrictions corrélatives, aux droits des parties d’intenter des actions en justice qui sont parallèles ou se chevauchent…

[…]

78 Dans Weber, la Cour suprême a donné son aval à la compétence de l’arbitre de grief de traiter des demandes fondées sur la Charte :

[…]

[59] L’appelant Weber fait valoir que l’arbitre ne peut examiner ses demandes fondées sur la Charte. La Cour d’appel a partagé son avis et s’est demandé si les demandes fondées sur la Charte ne soulevaient pas des considérations de principe uniques, qu’il vaudrait mieux soumettre aux cours supérieures de compétence inhérente.

[60] Dans la mesure où cet argument participe de considérations de principe, on peut lui opposer les commentaires que notre Cour à la majorité a formulés dans Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, précité. Dans cette affaire comme en l’espèce, un grief avait été soumis à un arbitre. Là aussi des questions relatives à la Charte étaient soulevées. On a notamment soutenu qu’il ne convenait pas de débattre des questions relatives à la Charte dans le cadre de l’arbitrage. Au terme d’une analyse approfondie des avantages et des inconvénients qu’entraîne le fait de soumettre ces questions aux tribunaux du travail, le juge La Forest a conclu que, si la procédure informelle de ces tribunaux peut ne pas convenir tout à fait aux questions constitutionnelles, elle offre toutefois de nets avantages. Ainsi, les citoyens sont autorisés à faire valoir les droits qui leur sont garantis par la Charte de façon rapide, peu coûteuse et informelle. Les parties ne sont pas obligées de présenter deux requêtes à deux juridictions différentes pour que soient tranchées deux questions juridiques distinctes. Un tribunal spécialisé peut rapidement passer les faits au crible et dresser un dossier pour le tribunal d’appel. Et l’expertise du tribunal peut être utile au tribunal d’appel. L’arrêt Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College repousse également le doute exprimé par la Cour d’appel en l’espèce, suivant lequel la Charte retire l’affaire du contexte des relations du travail et met l’État en cause. La question relative à la Charte peut soulever des préoccupations de principe globales, mais elle n’est pas moins un élément du conflit de travail et, partant, elle relève de la compétence de l’arbitre. L’existence de préoccupations de principe globales concernant une question donnée ne peut empêcher l’arbitre de résoudre tous les aspects du conflit de travail.

[…]

79 Encore plus récemment dans Parry Sound c. Syndicat des employés et employées de la fonction publique de l’Ontario, section locale 324, 2003 CSC 42, la Cour suprême a entériné le principe mis de l’avant dans McLeod et Weber concernant le pouvoir des arbitres d’interpréter les lois ayant une incidence sur les relations de travail entre les parties ainsi que le principe que le syndicat et l’employeur ne peuvent conclure une convention collective qui serait contraire à la loi. La Cour s’est exprimée ainsi :

[28] En pratique, cela signifie que les droits et obligations substantiels prévus par les lois sur l’emploi sont contenus implicitement dans chaque convention collective à l’égard de laquelle l’arbitre a compétence. Une convention collective peut accorder à l’employeur le droit général de gérer l’entreprise comme il le juge indiqué, mais ce droit est restreint par les droits conférés à l’employé par la loi. L’absence d’une disposition expresse qui interdit la violation d’un droit donné ne permet pas de conclure que la violation de ce droit ne constitue pas une violation de la convention collective. Les lois sur les droits de la personne et les autres lois sur l’emploi fixent plutôt un minimum auquel l’employeur et le syndicat ne peuvent pas se soustraire par contrat.

[29] Par conséquent, on ne peut pas déterminer les droits et obligations substantiels des parties à une convention collective en se reportant uniquement aux intentions réciproques qu’ont exprimées les parties contractantes dans la convention. En vertu de l’arrêt McLeod, certaines dispositions sont implicites dans la convention collective, quelles que soient les intentions réciproques des parties contractantes. Plus précisément, il est interdit qu’une convention collective réserve le droit de l’employeur de gérer les opérations et de diriger le personne autrement que conformément aux droits garantis par la loi aux employés, que ce soit expressément ou par omission de préciser les limites à ce que certains arbitres considèrent comme le droit inhérent de la direction de gérer l’entreprise comme elle le juge indiqué. Les droits reconnus aux employés par la constituent un ensemble de droits et que les parties peuvent élargir, mais auquel elles ne peuvent rien enlever.

[…]

80 Cette jurisprudence appuie le principe qu’un tribunal d’arbitrage est une instance compétente pour décider non seulement des litiges concernant les conventions collectives, mais aussi des questions relatives à la Charte.

81 Par contre, il ne faut pas perdre de vue que la jurisprudence ne donne pas à l’arbitre de grief une compétence illimitée.  Il y a lieu de préciser que dans Weber, la Cour suprême n’a pas élargi le type de différends qui relèvent de la compétence de l’arbitre, mais a plutôt décidé de la limite d’intervention des tribunaux dans les conflits de travail. 

82 Dans la mesure où un employé syndiqué exerce un droit civil qui n’a aucun lien avec la convention collective, Weber ne donne pas pour autant la compétence à un arbitre d’en décider.  Ce droit fait encore partie de la compétence exclusive des tribunaux civils.  Par contre, si le grief soulève à la fois l’interprétation de la convention collective et une autre loi ayant trait à l’emploi, ce qui comprendrait la Charte, Weber relègue à l’arbitre de grief la compétence exclusive d’en décider.  Bref, depuis Weber, l’arbitre de grief a la compétence exclusive de décider dans le seul forum d’un arbitrage de grief de toutes les questions soulevées par un grief.

83 L’effet le plus important de Weber est de modifier la façon dont les arbitres de grief traitent des différends dans le milieu de travail en leur donnant un plus grand coffre à outils avec lequel régler les différends et accorder des redressements. 

84 Il faut aussi noter que l’arbitrage des différends dans la fonction publique fédérale a des limites qui lui sont propres.  Par exemple, sont exclus de l’arbitrage de grief, le licenciement ou la mutation prévu sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (l’article 211 de la LRTFP), les mesures disciplinaires qui n’entraînent pas un licenciement, une rétrogradation, une suspension ou une sanction pécuniaire (le sous-paragraphe 209(1)b) de la LRTFP) et dans le cas d’un grief de principe l’existence d’un recours administratif de réparation sous le régime d’une autre loi fédérale (paragraphe 220(2) de la LRTFP).

85 Par rapport aux faits ayant trait au présent grief, je suis d’avis que la politique dont se plaint l’Association ne fait pas partie expressément ou implicitement d’un sujet que traite de la convention collective.  Il ne faut pas confondre la question de la disponibilité sur appel et celle des heures supplémentaires ou encore celle la durée des heures de travail. La disponibilité sur appel n’est un concept nouveau ou exclusif aux juristes; des dispositions à ce sujet existent dans de nombreuses conventions collectives de la fonction publique fédérale, dont la convention collective des groupes CS, SH et RE où se trouvent des clauses de disponibilité séparées des clauses qui traitent du temps supplémentaire.

86 L’employeur a soutenu que le fait d’être sur appel n’est pas du « travail ». Sur cette question, je dois être d’accord avec lui. Maple Leaf Mills Inc. and U.F.C.W., Loc. 401, (1995) 50 L.A.C. (4th) 246, représente un bon aperçu du droit sur cette question. Dans cette affaire, en vertu de ses droits de direction, l’employeur avait obligé unilatéralement deux employés affectés à l'entretien avec le moins d’ancienneté à porter un téléavertisseur et d’être sur appel en dehors des heures de travail. L’employeur ne faisait appel à ces deux employés que lorsqu’il n’avait trouvé aucun autre employé plus ancien pour faire le travail. Les deux employés ont déposé un grief demandant d’être rémunéré pour la période en dehors des heures de travail et à l’extérieur du lieu de travail où ils devaient être disponibles sur appel. Selon les nouvelles dispositions de la convention collective, ils n’étaient rémunérés que pour les occasions où ils entraient au travail. Le syndicat n’avait jamais négocié l’obligation de porter un téléavertisseur et la convention collective ne contenait aucune disposition à cet effet. Citant une jurisprudence antérieure sur cette question, l’arbitre Sims a été d’avis que les heures pendant lesquelles les employés portaient la téléavertisseur n’étaient pas des heures de travail ouvrant droit à la rémunération pour les heures supplémentaires au sens de la convention collective :

[TRADUCTION]

39.  Dans la mesure où les affaires citées ci-dessus traitent de cette situation, elles ont unanimement décidé que la disponibilité sur appel n’est pas du temps travaillé.  Le port d’un téléavertisseur peut être un inconvénient, et avoir à limiter ses activités au rayon du téléavertisseur l’est sans doute, mais cette situation ne fait pas du temps d’attente du temps travaillé au sens de la convention collective.  Ceci demeure vrai que l’employeur ait ou non  imposé sa règle selon le test énoncé dans KVP. Pour ce motif, je dois rejeter le grief.

[…]

87 Dans le même sens que la jurisprudence arbitrale précitée, je suis d’avis que le temps de disponibilité sur appel réclamé par les juristes, ne peut être considéré du temps travaillé.  Bien que le port du téléavertisseur et de téléphone cellulaire constituent certes un inconvénient et limite les déplacements et les activités des juristes pendant leur fin de semaine de garde, les dispositions actuelles de la convention collective est silencieuse quant au droit à une indemnisation pour cet inconvénient.

88 Un autre élément de preuve m’a persuadé que la question de la disponibilité sur appel n’est pas un sujet implicitement dans la convention collective entre les parties.  La preuve non-contredite est qu’il existait avant la décision arbitrale une politique concernant la disponibilité sur appel. Suite à la décision arbitrale, les parties ont continué à négocier d’autres sujets qui ne faisaient pas partie de la décision arbitrale, et ceci pendant plusieurs mois.  Pendant la période de négociation, l’employeur a avisé les juristes d’un changement de politique concernant l’indemnisation de la période de garde, comme le lui permettait ses droits de direction.  L’Association a déposé un grief de principe, mais n’a pas revendiqué l’indemnisation de la période de garde à la table de négociation.

89 J’estime qu’en signant une convention collective après que les juristes aient été avisés du changement de politique sans soulevé cette question, alors qu’elle était en mesure de le faire, l’Association a abdiqué son droit de revendiquer l’indemnisation de la période de garde et, en l’instance, de faire déclarer la politique illégale ou contraire à une autre loi fédérale.  Cette conclusion n’exclut pas la négociation de cette question lors d’une prochaine ronde de négociations, mais il s’agit tout de même d’une question qui doit faire l’objet d’une entente entre les parties. Je ne suis donc pas persuadée que l’Association a été induite en erreur par la conduite de l’employeur ou que l’employeur a tiré avantage de sa situation.

90 Qui plus est, les clauses 5 et 6 de la convention collective doivent s’interpréter à la lumière des dispositions et des droits prévus à la convention collective.  Ces clauses n’ont pas une portée générale qui peut servir à ouvrir le droit à un redressement sur un sujet exclu de la convention collective. 

91 Comme la Cour suprême l’enseigne dans McGavin Toastmaster inc., la convention collective est la pièce maîtresse des rapports collectifs du travail entre les parties.  Le droit commun applicable au contrat individuel de travail, y compris les politiques et directives applicables jusque-là, ne valent plus une fois que les relations de travail sont régies par une convention collective.

92 Je conclus que je n’ai pas compétence pour décider du grief.

93 Par conséquent, la question de la compétence de l’arbitre de grief d’accorder une réparation en vertu de la Charte est devenue sans objet.

94 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

95 L’objection préliminaire de l’employeur quant à ma compétence est accueillie.

96 J’ordonne la fermeture du dossier.

Le 28 novembre 2011.

Michele A. Pineau,
arbitre de grief

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