Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a allégué que l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’<<employeur>>) a transgressé la convention collective en omettant de lui payer en heures supplémentaires le temps qu’il consacre chaque jour à se préparer pour ses quarts de travail, notamment le temps qu’il passe à enfiler sa tenue blanche et autres vêtements, son équipement de protection individuel et ses outils ainsi qu’à vérifier l’horaire de la journée - la convention collective ne faisait aucune mention du temps requis pour se préparer, bien qu’elle prévoyait du temps après un quart de travail pour se laver - le fonctionnaire s’estimant lésé a réclamé des heures supplémentaires pour le temps qu’il a passé à se préparer pour ses quarts de travail - selon une décision antérieure de la Commission sur la même question, la disposition sur les heures supplémentaires de la convention collective ne s’appliquait pas - l'arbitre de grief a estimé qu’il faudrait des motifs sérieux pour faire fi de la décision antérieure, puisqu’elle concernait les mêmes parties, la même disposition de la convention collective, le même groupe et niveau de poste et la même question - l’arbitre de grief a également rejeté l’argument du fonctionnaire s’estimant lésé selon lequel la disposition sur les heures supplémentaires de la convention collective ne prévoyait pas qu’il devait y avoir un minimum de 15minutes de travail supplémentaire pour justifier le paiement des heures supplémentaires et que les périodes pouvaient être regroupées - même si l’arbitre de grief avait été enclin à faire fi de la jurisprudence de la Commission, le fonctionnaire s’estimant lésé ne s’était pas acquitté de son fardeau de la preuve, qui consistait à établir le temps qu’il a pris à se préparer pour ses quarts de travail. Grief rejeté.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2011-11-01
  • Dossier:  166-32-37690
  • Référence:  2011 CRTFP 123

Devant un arbitre de grief


ENTRE

SANDY STAFFORD

fonctionnaire s'estimant lésé

et

AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

employeur

Répertorié
Stafford c. Agence canadienne d’inspection des aliments

Affaire concernant un grief renvoyé à l’arbitrage en vertu de l’article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Beth Bilson, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
John T. Haunholter, Alliance de la Fonction publique du Canada

Pour l'employeur:
Caroline Engmann, avocate

Affaire entendue à Calgary (Alberta),
du 19 au 21 avril 2011.
(Traduction de la CRTFP)

I. Grief individuel renvoyé à l’arbitrage

1  Au moment où le présent grief a été déposé, le 13 février 2004, Sandy Stafford, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), travaillait pour l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA ou l’« employeur ») à titre d’inspecteur en hygiène des viandes à l’usine de Cargill Beef (l’« usine ») à High River, en Alberta. Dans son grief, le fonctionnaire a allégué que l’employeur a violé la convention collective pertinente entre l’ACIA et l’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’« agent négociateur ») visant le groupe Soutien technologique et scientifique, qui expirait le 31 décembre 2002 (la « convention collective »), en omettant de lui payer des heures supplémentaires pour le temps qu’il consacrait à se préparer pour son quart de travail quotidien à l’aire d’abattage de l’usine. La convention collective en question était encore en vigueur au moment où le grief a été présenté, puisque aucune nouvelle convention collective n’a été conclue avant mars 2005.Le fonctionnaire a démissionné de son poste à l’ACIA en juillet 2007.

2 Le 1er avril 2005, la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, édictée par l’article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, a été proclamée en vigueur. En vertu de l’article 61 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, ce renvoi à l’arbitrage de grief doit être décidé conformément à l’ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35.

II. Résumé de la preuve

3 Le fonctionnaire est le seul témoin que l’agent négociateur a présenté. Avant de se joindre à l’ACIA, il était cavalier de pâturages dans le cadre du Programme de pâturages communautaires de l’Administration du rétablissement agricole des Prairies et était cowboy et maréchal-ferrant à son compte. Il a commencé à travailler pour l’employeur en 1992, à titre d’inspecteur de viandes. À cette époque, il occupait un poste à Edmonton, en Alberta. Après avoir travaillé à plusieurs autres endroits, il a été transféré à l’usine.

4 L’usine de Cargill emploie environ 800 personnes chargées de l’abattage et du dépeçage des bovins, ainsi que de la préparation des coupes de bœuf en vue de les expédier aux consommateurs de différentes parties du monde. L’ACIA a des inspecteurs de viandes et des vétérinaires sur place dont le mandat est de veiller à ce que la transformation des bovins dans l’usine soit effectuée conformément aux lois et aux règlements régissant la salubrité et la sécurité des aliments. Certains inspecteurs sont postés aux aires d’emballage et d’expédition de l’usine, mais la majorité d’entre eux passent leur quart de travail à l’aire d’abattage, où ils examinent des parties de carcasses d’animaux pour s’assurer qu’il n’y a pas de problème de propreté, de contamination ou de maladie. Cet examen peut comprendre une inspection visuelle, une palpation d’organes, ou une incision de la partie de l’animal inspectée.

5 Le fonctionnaire a commenté la façon dont les inspecteurs doivent effectuer leur travail suivant un horaire établi et a présenté un exemple d’horaire des quarts de travail (pièce E-10). Bien que le numéro et le nom des postes figurant sur l’horaire aient quelque peu changé, le fonctionnaire a affirmé que les horaires semblent être régis selon les mêmes principes de base qui prévalaient lorsqu’il était à l’usine. L’horaire indique le poste occupé par chaque inspecteur au début de son quart de travail. Au cours de leur journée de travail, les inspecteurs font la rotation entre un certain nombre de postes à des intervalles de 25 minutes. Les fonctions associées à ces postes comprennent l’inspection des cœurs et des poumons, des têtes et des langues ainsi que des foies et des reins. L’un des postes est appelé le poste « interne/externe »; lorsqu’ils occupent ce poste, les inspecteurs doivent s’assurer que le cuir et les viscères d’une carcasse donnée ont été complètement enlevés. Dans la plupart des postes, les inspecteurs se tiennent à côté d’une table située au centre de l’aire d’abattage et dont la surface se déplace, de manière à transporter les spécimens devant eux afin qu’ils puissent les examiner. Étant donné la vitesse de la chaîne de production, les inspecteurs ne disposent que de quelques secondes pour examiner chaque échantillon ou carcasse et pour juger si certains éléments posent problème.

6 Pendant la majeure partie du temps où il a travaillé à l’usine, le fonctionnaire occupait un poste de jour. Pour cette période de travail, certains inspecteurs commencent leur journée à 7 h 25, d’autres, à 8 h 10. Les employés de Cargill commencent à abattre des animaux à 7 h environ, et les carcasses et les parties d’animaux arrivent aux premiers postes d’inspection aux alentours de 7 h 25, ce qui correspond donc à l’heure à laquelle les inspecteurs doivent être à leur poste, prêts à commencer leurs tâches d’inspection.

7 À l’instar d’autres employés de l’ACIA et de Cargill, les inspecteurs doivent passer un point de contrôle de sécurité pour entrer dans l’usine. Ensuite, les inspecteurs se rendent à l’aire de bureau et de détente réservée à l’ACIA pour se préparer pour leur quart de travail. Cette aire comprend des vestiaires pour les inspecteurs et pour les inspectrices, une buanderie, quelques petits bureaux, un grand espace garni d’une table où les inspecteurs peuvent se rassembler pour tenir des réunions ou prendre leurs pauses, plusieurs postes informatiques, un espace équipé d’un réfrigérateur pour conserver des échantillons, des étagères pour ranger les manuels et la documentation et plusieurs tableaux d’affichage de grande taille. Selon les politiques de l’ACIA, les inspecteurs doivent porter des chemises et des pantalons blancs pour travailler. Tous les inspecteurs doivent se procurer une tenue de travail propre dans les casiers de la buanderie située dans l’aire de bureau de l’ACIA; les vêtements sont rangés par grandeur. Les inspecteurs sont également tenus de porter un filet à cheveux, des bouchons d’oreille et des gants, qui sont mis à leur disposition dans l’aire de bureau de l’ACIA. Chaque inspecteur se voit également remettre un équipement de protection individuelle comprenant des bottes de caoutchouc à embout d’acier, un tablier en latex, un casque de sécurité et un gant résistant aux coupures. De plus, chaque inspecteur dispose d’un espace personnel avec un casier et un crochet où ces effets sont rangés. Tous les inspecteurs ont également un ensemble de couteaux, un crochet de boucherie, une ceinture, un fourreau et un fusil pour aiguiser les couteaux, qui sont également gardés à cet endroit. Des protecteurs oculaires sont offerts aux inspecteurs, mais leur port n’est pas obligatoire.

8 Le fonctionnaire a déclaré qu’il était essentiel pour les inspecteurs d’établir des normes élevées en matière de propreté et d’apparence professionnelle dans l’usine pour souligner l’importance de l’hygiène et pour témoigner d’un souci de la sécurité. Dans ce contexte, il importe que les inspecteurs se préparent soigneusement pour chaque quart de travail en s’assurant que leurs vêtements sont propres, que leur équipement de protection est en bon état, et que leurs couteaux sont propres et aiguisés.

9 Le fonctionnaire a également mentionné que lorsqu’il travaillait à l’usine, les inspecteurs devaient accomplir d’autres tâches pour se préparer à leur quart de travail. Il a affirmé qu’ils devaient vérifier leur horaire pour confirmer à quels postes ils devaient commencer leur quart de travail, qu’ils devaient parfois consulter des courriels et qu’à l’occasion, les superviseurs et les vétérinaires leur communiquaient des renseignements sur des questions particulières.

10 Le fonctionnaire a déclaré que le temps nécessaire à l’accomplissement de ces préparatifs variait, mais qu’il pouvait passer quelques minutes, cinq ou six selon son estimation, à se changer et à vérifier l’équipement. Si un couteau devait être aiguisé, deux options s’offraient : utiliser l’un des deux postes d’aiguisage dotés par des employés de Cargill ou se servir de la meule à aiguiser dans l’aire de bureau de l’ACIA. Dans un cas comme dans l’autre, le temps nécessaire pour aiguiser le couteau dépendait de l’état de celui-ci, selon qu’il était plus ou moins émoussé, et de l’expérience de la personne qui l’affûtait. En général, cela prenait entre deux et cinq minutes. Le temps consacré à prendre connaissance des renseignements transmis par un superviseur, à consulter des courriels et à confirmer l’horaire pouvait également varier. Le déplacement entre les locaux de l’ACIA et l’aire d’abattage était parfois ralenti par la congestion dans le corridor, étant donné que les employés de Cargill empruntaient aussi ce passage. À l’entrée de l’aire d’abattage, les inspecteurs devaient tremper leur équipement dans une solution sanitaire, le rincer et laver leurs bottes. Le fonctionnaire a déclaré que chaque inspecteur s’assurait que tout était en place au premier poste, dont le savon, le désinfectant et les serviettes. Après quoi l’inspecteur était prêt à commencer son quart de travail.

11 À la fin de la journée, c’était le processus inverse. Les inspecteurs nettoyaient leur équipement, en partie à leurs postes, en partie à l’aire de l’équipement, et lavaient leurs bottes à l’entrée de l’aire d’abattage. Les inspecteurs retournaient ensuite à l’aire de bureau de l’ACIA, plaçaient leur équipement sur leur crochet et enlevaient leur uniforme blanc, qu’ils mettaient dans un conteneur à linge. Le fonctionnaire a déclaré qu’il pensait que la convention collective prévoyait une compensation pour le temps consacré au nettoyage.

12 Lorsque le fonctionnaire travaillait à l’usine, les employés de l’ACIA étaient tenus de remplir des feuilles de temps sur lesquelles ils inscrivaient leurs heures de travail, dont les heures supplémentaires, et indiquaient les moments où ils avaient pris congé. Sur une série de feuilles de temps datant de 2003 (pièce E-7), le fonctionnaire avait inscrit du temps pour les périodes de préparation avant ses quarts de travail, sous le code correspondant aux heures supplémentaires. Il a affirmé que lorsqu’on lui avait retourné les feuilles de temps pour ses dossiers, toutes ces périodes de préparation en heures supplémentaires avaient été biffées. Il ne savait pas qui avait fait ces ratures.

13 Le fonctionnaire a mentionné qu’il avait déjà été le président et chef délégué syndical de la section locale de l’agent négociateur et que la question du temps de préparation avait été soulevée au cours de discussions avec la direction. Il a rapporté avoir souligné, lors de ces discussions, l’importance pour les inspecteurs d’être adéquatement préparés pour faire leur travail et a fait allusion à la documentation et à la formation fournies par l’employeur, qui confirment que ce dernier considérait également cette préparation comme importante. Il a reconnu avoir présenté la demande de paiement des heures supplémentaires relativement aux périodes de préparation en vue de recueillir des preuves montrant qu’une telle demande ne serait pas acceptée. Lorsqu’on lui a retourné les feuilles de temps sur lesquelles les périodes de préparation avaient été biffées, il a consulté un représentant régional du personnel de l’agent négociateur et a déposé le présent grief.

14 L’employeur a fait entendre deux témoins, la Dre Connie Taylor, vétérinaire en chef à l’usine, et Richard Boucher, inspecteur en hygiène des viandes. La Dre Taylor travaille à l’usine depuis 1989. Le poste de vétérinaire en chef qu’elle occupe actuellement est le poste de gestion de niveau supérieur de l’ACIA à l’usine. Elle supervise le travail d’environ 37 inspecteurs de viandes, dont 3 superviseurs et 6 vétérinaires. Au Canada, seulement deux postes de vétérinaires en chef ont été créés, dont un à l’usine de Cargill, en raison de sa dimension et du nombre d’employés de l’ACIA qui y travaillent.

15 La Dre Taylor a décrit le travail des inspecteurs qui, selon ses explications, consiste à examiner les carcasses d’animaux et à surveiller les travailleurs et les opérations ayant cours dans l’usine pour s’assurer que la réglementation régissant la salubrité alimentaire est respectée. En plus de l’aire de travail qui lui est réservée près de l’entrée de l’usine, l’ACIA opère un certain nombre de postes dans l’aire d’abattage. Au moment de l’audience, on comptait trois postes à la chaîne des têtes, où des inspecteurs examinaient les têtes et les langues suspendues à des crochets sur une chaîne mobile. Il y avait une table d’éviscération à surface mobile de six pieds par huit pieds. D’un côté, deux inspecteurs examinaient les cœurs et les poumons, tandis que de l’autre côté, deux inspecteurs examinaient les reins, les foies et d’autres organes. Grâce à un système d’accrochage, le reste des carcasses des animaux passaient sur une chaîne mobile, et lorsqu’elles arrivaient au bout de la table, l’inspecteur assigné au poste « interne/externe » examinait chacune d’entre elles. Plus loin sur la chaîne, un inspecteur vérifiait que la moelle épinière avait été complètement enlevée. La Dre Taylor a précisé que ce poste était relativement nouveau, qu’il trouvait son origine des exigences japonaises en matière de salubrité alimentaire et qu’il ne devait pas être en place à l’époque où le fonctionnaire travaillait à l’usine.

16 La Dre Taylor a décrit plusieurs autres postes figurant sur l’horaire des quarts de travail qui ne sont pas sur la chaîne. Le poste de [traduction] « surveillance » est assigné à un inspecteur faisant partie du [traduction] « programme d’inspection de la chaîne à haute vitesse » de l’ACIA et consiste à observer le fonctionnement de la chaîne pour s’assurer que sa vitesse ne compromet pas la sécurité. Le poste [traduction] « comptoir d’exportation » désigne un inspecteur chargé de surveiller les activités d’expédition et de distribution de l’usine.

17 L’horaire comporte également des indications relatives à un poste [traduction] « administratif » que les inspecteurs occupent par rotation. Ce poste, également appelé [traduction] « temps hors chaîne », a été prévu pour leur donner la possibilité de s’acquitter de tâches administratives dans le bureau, comme consulter des courriels, remplir des formulaires ou utiliser l’ordinateur. Cette période peut aussi être utilisée pour la réalisation de projets spéciaux approuvés. Ce mode de fonctionnement particulier permettant d’effectuer du travail administratif par rotation ne devait pas être en œuvre au moment où le fonctionnaire travaillait à l’usine, mais du temps était alloué pour l’accomplissement de tâches administratives similaires. De plus, l’horaire des quarts de travail prévoit pour chaque inspecteur deux pauses-café de 15 minutes et une pause-repas de 30 minutes.

18 La Dre Taylor a mentionné qu’à leur embauche, les inspecteurs reçoivent une formation portant notamment sur la façon de se préparer pour commencer leur quart de travail à l’aire d’abattage. Elle a affirmé qu’elle avait le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires à l’égard des employés, mais qu’elle réglait généralement les problèmes en donnant des directives et en engageant des discussions. Elle se souvenait n’avoir adressé qu’une réprimande pour retards et ne se rappelait pas les détails de l’incident. Elle a relaté qu’elle commençait habituellement à travailler à 8 h et qu’elle n’observait pas de façon régulière les préparatifs de la majorité des inspecteurs avant 7 h 25, mais que d’après son expérience, la période de préparation ne s’étendait pas sur une longue période. Il y avait peu d’activités officielles, comme des séances d’information ou des réunions, mais il arrivait parfois qu’un superviseur ait des directives ou des renseignements à transmettre aux inspecteurs. À l’occasion, les inspecteurs prennent un café avant de commencer leur quart de travail, et selon ses dires, ils [traduction] « bavardent alors de choses avant de se rendre à l’aire d’abattage ». Elle a déclaré avoir travaillé dans d’autres usines et n’avoir jamais travaillé quelque part où le travail débute à un moment autre que l’heure où l’inspecteur se présente à son poste à l’aire d’abattage.

19 La Dre Taylor a reconnu l’importance, pour les inspecteurs, de garder leur équipement propre et en bon état. D’après elle, les inspecteurs aiguisaient leurs couteaux ou les faisaient aiguiser à différents moments pendant leur quart de travail, souvent lorsqu’ils étaient en temps hors chaîne ou en pause. Elle ne pensait pas que cette activité était nécessairement liée à la période précédant le commencement d’un quart de travail.

20 Au moment de l’audience, M. Boucher occupait une fonction de supervision à l’usine depuis 12 ans. Le travail des inspecteurs de viandes consiste, selon lui, à s’assurer que les règlements sont respectés et à déterminer si le bœuf produit à l’usine est propre à la consommation humaine. Il a corroboré les descriptions données par la Dre Taylor des différents postes occupés par les inspecteurs et a également expliqué comment les postes étaient planifiés dans l’horaire. Le système de rotation des inspecteurs entre les différents postes à des intervalles de 25 minutes a pour but d’éviter que les employés perdent leur concentration ou [traduction] « tombent dans la lune ». Les quarts de travail des inspecteurs se terminent à des heures décalées de façon à refléter la relation entre la fonction effectuée par un inspecteur et la position sur la chaîne, et pour certains postes, notamment celui de surveillance, cela suppose une période rémunérée au taux des heures supplémentaires. La rotation régulière des postes dans l’horaire permet de veiller à ce que les heures supplémentaires soient également réparties entre les inspecteurs. La quantité d’heures supplémentaires exigées des employés à la fin de la journée de travail dépend du nombre d’animaux mis sur la chaîne un jour donné. Toutes heures supplémentaires qui ne sont pas indiquées à l’horaire ou qui n’ont pas été demandées pendant un quart de travail doivent être autorisées par un superviseur.

21 M. Boucher a indiqué que l’équipement de protection individuelle que les inspecteurs doivent porter est décrit dans les « barèmes de distribution autorisée » fournis par l’employeur (pièce E-8). Un exemplaire est affiché sur le tableau d’affichage de l’aire de bureau de l’ACIA, et l’information est aussi accessible en ligne. En tant que superviseur, M. Boucher passe une partie de son quart de travail dans l’aire d’abattage, en alternance avec les vétérinaires, et revêt un équipement semblable à celui des inspecteurs, sauf qu’il ne porte pas de couteaux.

22 M. Boucher a décrit la période consacrée par les inspecteurs à se préparer pour leur quart de travail et a affirmé qu’il suivait une routine similaire pour mettre son uniforme et enfiler son équipement de protection individuelle. Il a déclaré que se changer devait lui prendre deux à trois minutes et il estimait qu’il devait en être de même pour les inspecteurs. Il a affirmé qu’il parlait avec les inspecteurs avant que ceux-ci se rendent à l’aire d’abattage. Leurs conversations étaient généralement de nature informelle et portaient peu sur le travail, mais il est parfois nécessaire de transmettre des renseignements. En contre-interrogatoire, il a soutenu qu’il n’y avait pas de « séance d’information quotidienne », mais qu’une réunion officielle établie à l’avance était tenue une fois par mois pendant la pause-repas.

23 M. Boucher a déclaré lors de son témoignage que les deux autres superviseurs et lui-même étaient responsables de préparer l’horaire des quarts de travail, qui était approuvé par la Dre Taylor. L’horaire est communiqué sept jours à l’avance; une copie papier est placardée sur le tableau d’affichage, et les employés en reçoivent une copie par courriel, pratique qui ne devait pas avoir lieu à l’époque où le fonctionnaire travaillait à l’usine. Il est souvent nécessaire d’apporter des changements à l’horaire, lesquels sont ajoutés sur l’horaire affiché, annoncés par courriel aux employés et communiqués verbalement aux employés visés. Bien que l’envoi de l’horaire par courriel soit une pratique nouvelle, le fonctionnement devait être essentiellement le même au moment où le grief a été déposé.

24 En tant que superviseur, M. Boucher commence son quart de travail à 6 h 30, mais il est habituellement au travail à partir de 6 h. Il utilise ce temps supplémentaire pour faire du café et effectuer du travail de bureau. Il n’y a pas de pointage ou de système de carte à bande magnétique; les employés arrivent à différents moments pour se préparer à leur quart de travail. L’une de ses fonctions est de confirmer que tous les postes sont comblés quand le quart de travail commence, afin que la chaîne ne soit pas inutilement interrompue. Si nécessaire, il transfère des employés qui occupent des postes hors chaîne, comme celui de surveillance. Si un inspecteur doit quitter la chaîne pour une raison quelconque, comme pour aller aux toilettes ou pour aiguiser un couteau, M. Boucher prendra la place occupant le poste de surveillance et affectera celui-ci au poste à pourvoir. La plupart du temps, les inspecteurs s’organisent pour aller aux toilettes ou entretenir leur équipement pendant les pauses ou le temps hors chaîne. M. Boucher a confirmé que la propreté était vraiment importante pour les inspecteurs et qu’ils profitaient souvent du temps où ils n’étaient pas sur la chaîne pour faire tremper leur tablier ou rincer leurs couteaux ou d’autres équipements.

25 M. Boucher a mentionné que le matin, la plupart des employés de Cargill étaient déjà à l’aire d’abattage au moment où les inspecteurs commençaient leur quart de travail et qu’il y avait donc relativement peu de congestion dans le corridor. Par contre, la fin du quart de travail de la plupart des inspecteurs pouvait coïncider avec celle des employés de Cargill, alors le corridor était plus achalandé à ce moment-là.

26 M. Boucher a indiqué que le temps de travail des employés était maintenant enregistré sur des formulaires électroniques contenant les mêmes renseignements que les feuilles de temps du fonctionnaire (pièce E-7). Il a confirmé que sa signature figurait sur la feuille de temps présentée en preuve. Il ne savait pas exactement qui avait biffé et paraphé les parties sur lesquelles le fonctionnaire avait indiqué sa demande pour le temps de préparation, mais ces entrées étaient barrées quand il avait signé la feuille. M. Boucher ne se rappelait pas avoir déjà autorisé des heures supplémentaires pour cette raison.

27 M. Boucher a affirmé qu’il n’avait pas accès aux politiques ni au matériel de formation de Cargill, mais qu’il avait l’impression que les attentes à l’égard des employés de l’usine étaient sensiblement les mêmes, c’est-à-dire que l’accent soit mis sur les conditions de propreté dans lesquelles les opérations devaient être effectuées et sur la sécurité des employés. L’équipement de protection individuelle utilisé par les employés de Cargill semble vraiment similaire à celui qui était remis aux inspecteurs de l’ACIA. M. Boucher a déclaré ne pas être au courant des détails financiers des arrangements entre Cargill et l’ACIA concernant le travail des inspecteurs.

28 Les parties ont visité les installations de l’ACIA à l’usine. La visite avait été prévue pour coïncider avec la période précédant le début du quart de travail de 7 h 25, afin que je puisse voir le site ainsi que les activités des inspecteurs. Nous avons pu nous rendre dans l’aire de bureau de l’ACIA et observer les inspecteurs travailler dans l’aire d’abattage.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour le fonctionnaire s’estimant lésé

29 L’avocat du fonctionnaire a expliqué que, selon le grief, l’employeur avait violé la convention collective en ne rémunérant pas le fonctionnaire au taux des heures supplémentaires pour le temps qu’il avait passé à se préparer avant de commencer ses quarts de travail. La clause 27.01 de la convention collective en vigueur à la période pertinente (qui est identique dans la convention actuelle) se lit en partie comme suit :

27.01 Chaque période de quinze (15) minutes de travail supplémentaire est rémunérée aux tarifs suivants :

a) tarif et demi (1,5), sous réserve des dispositions des alinéas 27.01b) ou c)

30 Les heures supplémentaires sont définies à la clause 2.01 (qui est maintenant la clause 2.01j)) de la convention collective comme étant « […] dans le cas d’un-e employé-e à temps plein, le travail autorisé qu’il ou elle exécute en plus des heures de travail prévues à son horaire ». Le représentant du fonctionnaire m’a également renvoyée à l’article 60 concernant le temps alloué pour se laver, qui se lit en partie comme suit :

60. (1)Lorsque l’Employeur décide qu’en raison de la nature du travail, il existe un besoin évident, il est permis de prendre une période maximale de dix (10) minutes pour se laver juste avant la fin d’une journée de travail ou juste après et contigu au jour de travail.

60. (2) Le temps alloué pour se laver conformément à l’article 60.01 et juste après et contigu au jour de travail devra être considéré comme donnant droit à la rémunération pour temps supplémentaire aux fins de l’article 27.01.

31 Il a aussi fait remarquer que l’article 21 de la convention collective exige que l’employeur prenne toute « mesure raisonnable » concernant la santé et la sécurité au travail des employés et que dans les cas où une formation s’avérait nécessaire à la suite de changements technologiques ou autres, la clause 23.07 recommande que l’employeur s’efforce de fournir cette formation pendant les heures de travail sans qu’il y ait de frais pour les employés.

32 Le représentant du fonctionnaire a fait valoir que la preuve avait clairement démontré que le fonctionnaire prenait régulièrement 15 minutes ou plus pour se préparer à son quart de travail et que cette preuve n’avait pas été contestée. Il a également laissé entendre que la preuve avait été confirmée par les activités des inspecteurs que les parties et moi-même avons observées lors de la visite à l’usine. Il est vrai que les heures supplémentaires sont définies comme étant le « travail autorisé » qui est exécuté en plus des heures de travail prévues à l’horaire, mais il a soutenu que ce critère avait été rempli étant donné que l’employeur s’attendait à ce que les employés soient adéquatement préparés pour commencer leurs tâches au début de leur quart de travail, et qu’il insistait même sur ce point. Les attentes de l’employeur pouvaient être considérées comme ayant autant de poids qu’une simple autorisation et dépassaient les critères requis pour correspondre à la définition des heures supplémentaires contenue dans la convention collective.

33 Le représentant du fonctionnaire s’attendait à ce que l’employeur s’appuie sur Grégoire et al. c. Agence canadienne d’inspection des aliments, 2009 CRTFP 146, qui semble traiter d’une question similaire concernant le temps de préparation des inspecteurs des aliments. Il a déclaré que l’agent négociateur n’était pas d’accord avec l’analyse de l’arbitre de grief dans ce cas. Il a allégué plus particulièrement que l’arbitre de grief n’avait pas tenu compte du fait que l’employeur s’attend à ce que les employés se préparent de façon à satisfaire des normes précises avant de commencer leur quart de travail et que cela constituait une autorisation de faire des heures supplémentaires.

34 Le représentant du fonctionnaire m’a renvoyée à plusieurs cas qui traitaient de la question à savoir si un employé est au travail ou effectue un travail, laissant entendre que leurs conclusions étayaient sa position selon laquelle un employé a le droit d’être rémunéré lorsqu’il effectue un travail exigé par l’employeur ou attendu de celui-ci : voir Slaney et Williams c. Conseil du Trésor (Pêches et Océans), dossiers de la CRTFP 166-02-17761 et 17762 (19890216); Suchma c. Conseil du Trésor (Cour canadienne de l’impôt), dossier de la CRTFP 166-02-19518 (19900710); Chicorelli c. Conseil du Trésor (Défense nationale), dossier de la CRTFP 166-02-23844 (19940114).

35 Dans ce contexte, l’avocat du fonctionnaire m’a renvoyée à un certain nombre de cas portant sur les concepts d’équité que sont l’enrichissement injustifié et la restitution et a affirmé qu’ils s’appliquaient au présent grief. Un énoncé souvent cité sur le principe d’équité sous-tendant ces concepts provient de Fibrosa Spolka Akcyjna v. Fairbairn Lawson Combe Barbour Ltd., [1943] A.C. 32, au paragraphe 61, et se lit en partie comme suit :

[Traduction]

[…]

Il est clair que tout système de droit civilisé se doit de prévoir des recours pour ces situations qualifiées d’enrichissement ou d’avantage injustifié, c’est-à-dire empêcher une personne de garder l’argent ou de conserver un avantage qu’elle a reçu d'une autre personne et qu’il serait moralement inacceptable de garder ou de conserver. Ces recours en droit anglais sont génériquement différents de ceux qui sont propres aux contrats ou aux délits, et ils appartiennent maintenant à une troisième catégorie de la common law appelée quasi-contrat ou restitution.

[…]

36 On peut trouver des exemples de l’application de ces concepts au Canada dans James More & Sons Ltd. v. University of Ottawa (1975), 5 O.R. (2e) 162; Deglman v. Guaranty Trust Co. of Canada and Constantineau, [1954] S.C.R. 725; Carleton (County of) v. Ottawa (City), [1965] S.C.R. 663; Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161; Canada (Attorney General) v. Confederation Life Insurance Co. (1995), 24 O.R. (3e) 717. Dans le dernier cas, la cour a déclaré ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Les principes qui entraînent l’imposition d’une fiducie par interprétation, fondée sur l’enrichissement injustifié, requièrent la démonstration qu’il y a eu bénéfice ou enrichissement conféré à une partie ayant donné lieu à un appauvrissement corrélatif chez l’autre, et ce, en l’absence de tout motif juridique au bénéfice ou à l’enrichissement […]

[…]

37 Le représentant du fonctionnaire a aussi soutenu qu’un arbitre de grief avait compétence pour appliquer ces concepts d’équité dans le contexte d’un arbitrage de grief et a cité Vancouver School District No. 39 v. International Union of Operating Engineers, Local 963 (2000), 92 L.A.C. (4e) 182; Lapierre c. Conseil du Trésor (Anciens combattants Canada), dossier de la CRTFP 166-02-22301 (19930415); Ménard c. Canada, [1992] 3 C.F. 521 (C.A.).

38 Selon lui, en l’espèce, l’employeur a exigé de ses employés qu’ils accomplissent un travail et a refusé de leur verser une rémunération appropriée, contrevenant ainsi à la convention collective. Les concepts d’équité que sont l’enrichissement injustifié et la restitution s’appliquent au présent cas, ce qui impose une mesure corrective équitable.

B. Pour l’employeur

39 L’avocate de l’employeur m’a rappelé qu’il s’agit d’un grief individuel, et non d’un grief de principe; il faut donc porter une attention particulière à la question suivante : les faits présentés comme éléments de preuve appuient-ils l’affirmation selon laquelle l’employeur a violé la convention collective en refusant de payer le fonctionnaire en heures supplémentaires pour le temps de préparation. Elle a ajouté que le grief ne porte que sur l’omission de payer des heures supplémentaires sans qu’aucune autre violation de la convention collective n’ait été sérieusement avancée.

40 L’avocate de l’employeur a soutenu qu’il n’existe aucune preuve indiquant que le fonctionnaire a effectué des activités considérées comme du travail dans le cadre de la relation entre les parties ou de la convention collective. De plus, la convention collective prévoit clairement que l’employeur doit autoriser tout travail qui sera payé au taux des heures supplémentaires. La convention collective ne prévoit aucune situation où l’autorisation serait implicite, et aucune autorisation n’a été accordée.

41 Bien que le représentant du fonctionnaire a présenté comme « non contestée » la feuille de temps présentée comme preuve que le fonctionnaire a effectué le travail pour lequel il demande à être payé, l’avocate de l’employeur a soutenu qu’elle a bel et bien été contestée, puisque M. Boucher a témoigné qu’il ne pouvait confirmer le temps de préparation réclamé par le fonctionnaire. Elle a ajouté que le fonctionnaire a déclaré avoir rempli ces feuilles de temps après coup et que son témoignage concernant le temps passé à chaque tâche manquait de précision.

42 L’avocate de l’employeur a soutenu que la décision de l’arbitre de grief dans Grégoire devrait orienter cette décision, puisqu’elle portait sur le même problème que celui soulevé par le fonctionnaire dans ce cas-ci. Elle a convenu qu’un arbitre de grief n’est pas lié par des décisions antérieures, et elle a soutenu qu’une décision antérieure portant sur la même convention collective et la même question devrait avoir beaucoup de poids. Elle a cité Timson et al. c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2011 CRTFP 8 et Breau et al. c. Conseil du Trésor (Justice Canada), 2003 CRTFP 65. Elle a renvoyé à la lettre (pièce E-13) dans laquelle l’agent négociateur cherchait à obtenir un report de l’audience portant sur ce grief afin d’attendre le résultat de Grégoire. Elle a déclaré que cela supposait que l’agent négociateur s’attendait à ce que la question qui nous concerne soit résolue dans le cadre de ce cas. Le fait que la décision n’ait pas été au goût de l’agent négociateur n’est pas un motif pour faire fi de ses conclusions.

43 La position de l’employeur en ce qui concerne ce grief est essentiellement la même que celle qui a été avancée dans Grégoire – que les tâches servant à la préparation pour le travail ne sont pas du travail et que, de plus, l’employeur n’a pas autorisé à ce qu’elles soient réalisées en heures supplémentaires. Bien que le terme « travail » ne soit pas défini dans la convention collective, il s’agit d’un terme bien compris et les définitions données par les dictionnaires n’incluent pas le temps de préparation dans la définition du travail comme tel. Le fait d’être adéquatement vêtu et équipé est dans l’intérêt de chacun, notamment celui des employés, et les politiques appliquées par l’employeur au sujet de l’équipement de protection individuel et des procédures sanitaires visent à respecter ses obligations en matière de sécurité au travail. Les employés ont également l’obligation de se protéger en inspectant leur équipement et en le maintenant en bon état, mais cela ne signifie pas que ces tâches représentent du « travail ». La description de poste (pièce E-9) ne laisse pas entendre que la préparation est considérée comme une tâche que les inspecteurs doivent réaliser.

44 En ce qui concerne l’argument avancé au nom du fonctionnaire selon lequel l’autorisation peut être considérée comme sous-entendue dans les politiques, qui indiquent qu’il est attendu de l’employé qu’il soit adéquatement équipé avant le début de son quart de travail, l’avocate de l’employeur considère qu’il se distingue du contexte des cas que le représentant du fonctionnaire a cités. Dans Suchma et dans Chicorelli, les tâches pour lesquelles les employés ont demandé à être payés faisaient partie de leur travail, contrairement au processus de préparation dont il est question en l’espèce. Dans Slaney et Williams, la question visait plutôt à déterminer si des employés confinés à leur lieu de travail au-delà des heures normales en raison d’intempéries devaient être considérés comme « au travail » et être rémunérés. Cette situation était quelque peu différente des circonstances soulevées par le fonctionnaire en l’espèce.

45 L’avocate de l’employeur m’a plutôt renvoyée à Burns Meats v. United Food and Commercial Workers (International Union),Local 111, (1989), 14 C.L.A.S. 13, qui correspondait davantage aux circonstances du présent grief. Dans ce cas, qui portait également sur une réclamation présentée par des employés pour le temps passé à se laver et à se changer, l’arbitre de grief a écrit ce qui suit à la page 11 :

[Traduction]

[…]

La fonction d’une commission d’arbitrage comme celle-ci consiste à interpréter et à appliquer les dispositions de la convention collective. Cette convention collective ne contient aucune disposition prévoyant une période payée dans le but de se laver et de se changer, ce qui n’est d’ailleurs pas requis par l’entreprise ni par un inspecteur. Une telle disposition devra, si elle est souhaitée, être négociée entre les parties […]

[…]

L’avocate de l’employeur m’a renvoyée à Turcotte et Turmel (Co-opérative Fédérée de Québec) c. Syndicat des travailleurs (euses) de l’Abattoir de Princeville (1988), 10 C.L.A.S. 97, dans laquelle on a également rejeté une demande de paiement du temps consacré à la préparation au travail, dans ce cas-ci pour le retour après une pause.

46 En ce qui concerne l’argument du fonctionnaire au sujet de l’enrichissement injustifié et de la restitution, l’avocate de l’employé a soutenu qu’un élément clé de Ménard, Lapierre et Vancouver School Board est que des promesses ou des déclarations avaient été formulées et qu’on s’était fondé sur celles-ci, ce qui n’a pas eu lieu en l’espèce. L’analyse présentée dans Confederation Life Insurance Co. est pertinente, selon l’avocate de l’employeur, puisqu’il n’y a aucune preuve de perte pour le fonctionnaire, l’un des principaux éléments servant à déterminer s’il y a eu enrichissement injustifié. De plus, l’employeur pourrait avancer un [traduction] « motif juridique » (voir Confederation Life Insurance Co.) pour exiger les procédures que les employés doivent suivre pour se préparer en vue de leur quart de travail, que des tiers, notamment des législateurs et l’agent négociateur, ont imposé cette obligation à l’endroit des employés afin de les protéger. L’avocate de l’employeur m’a demandé avec insistance de faire preuve de prudence au moment d’appliquer des doctrines d’équité aux faits présentés dans ce cas. Les principes associés à ces doctrines, comme le révèlent des cas comme Confederation Life, suggèrent qu’elles ne seraient pas applicables.

47 L’employeur et le fonctionnaire n’avaient pas la même interprétation de la clause 27.01 de la convention collective. Selon l’avocate de l’employeur, la disposition établissait qu’il faut un minimum de 15 minutes pour qu’une période soit admissible au paiement en heures supplémentaires, et elle a souligné que la disposition avait été interprétée ainsi dans Grégoire. De son côté, le fonctionnaire a affirmé que la clause 27.01 ne devrait pas être interprétée comme signifiant qu’un employé doit travailler au moins 15 minutes avant de pouvoir être payé en heures supplémentaires, mais plutôt comme une indication qu’un employé devrait être payé au moins 15 minutes même s’il travaille moins longtemps que cela. Il a soutenu que la disposition permettait de regrouper des périodes plus courtes en segments de 15 minutes aux fins de la rémunération.

C. Réplique du fonctionnaire s’estimant lésé

48 Dans sa réplique à l’argument de l’avocate de l’employeur, le représentant du fonctionnaire a affirmé que les tâches réalisées par le fonctionnaire en préparation pour son quart de travail étaient attendues de l’employeur et étaient essentielles pour accomplir son travail. Il a soutenu que la preuve appuyait la conclusion factuelle que le fonctionnaire méritait d’être rémunéré pour les tâches qu’il effectuait avant de commencer son quart de travail. Bien que la doctrine d’enrichissement injustifié représente un bon moyen de formuler et de renforcer le dossier présenté par le fonctionnaire, il n’est pas nécessaire de faire appel à ses aspects techniques pour établir sa réclamation.

IV. Motifs

49 Comme le révèlent bon nombre des cas cités par les parties, il existe souvent une divergence d’opinions entre un employé et son employeur sur ce qui constitue du travail et sur les moments où il est considéré au travail. La frontière entre le temps personnel d’un employé et le temps où il est au travail – et devrait donc être rémunéré par l’employeur – peut être difficile à définir, et la question du temps qu’un employé devrait consacrer à titre personnel à se préparer pour son travail peut prêter à controverse. Pour prendre un exemple extrême, le niveau d’instruction obtenu par un employé peut être nécessaire pour lui permettre de réaliser ses tâches, mais on ne s’attend généralement pas à ce qu’un employeur verse un salaire à un employé pour le temps qu’il a passé à l’école. Il peut toutefois être plus difficile de trancher lorsque les tâches sont liées directement à la préparation pour le travail, comme les déplacements pour se rendre au travail et en revenir, le fait d’enfiler un uniforme ou de l’équipement de sécurité, vérifier les horaires ou l’affectation des tâches, ou entretenir l’équipement. Dans un certain nombre de cas cités par les parties dans leur argumentation, les décideurs ont reconnu le besoin de veiller à ce que la limite entre le temps personnel et le temps au travail soit respectée, et à ce qu’un employeur n’ait pas la permission d’empiéter sur le temps personnel d’un employé en exigeant qu’il réalise ses tâches en dehors des périodes appropriées prévues à son horaire. Par exemple, dans Suchma, l’arbitre de grief a jugé qu’un employeur ne pouvait décider de façon arbitraire qu’un employé n’était plus au travail et lui demander en même temps qu’il effectue du travail qui lui a été assigné.

50 Cependant, dans des cas comme Burns Foods Limited, Turcotte et Turmel ainsi que Grégoire, les arbitres de grief ont considéré que certaines tâches préparatoires relèvent du temps personnel de l’employé et ne sont donc pas des tâches pour lesquelles il devrait être rémunéré. Comme l’a avancé l’arbitre de grief dans Burns Foods Limited, les parties ont toujours le loisir de conclure une entente dans le cadre de laquelle les employés seraient rémunérés pour une partie ou l’ensemble de ce type de tâches; c’est ce qu’ont fait l’ACIA et l’agent négociateur au sujet du temps de lavage à la fin des quarts de travail. À l’article 60 de la convention collective, les parties se sont entendues sur le fait que les employés peuvent prendre jusqu’à 10 minutes payées en heures supplémentaires pour se laver.

51 Dans Grégoire, l’arbitre de grief a fermement classé les tâches préparatoires dans la catégorie ne faisant pas partie du travail, acceptant de ce fait l’argument de l’employeur, ce qui est résumé comme ceci au paragraphe 59 :

Le temps qu’un employé consacre à se préparer afin d’être présent à l’heure ne constitue pas du travail. Plus précisément, le temps qu’un employé prend pour quitter sa voiture dans le stationnement, se rendre à l’abattoir, revêtir son uniforme et son équipement protecteur, rassembler ses outils, laver ses mains, se diriger à son poste de travail et ajuster sa plateforme sur la chaîne ne constitue pas du travail. Un employé a l’obligation d’être présent à son poste sur la chaîne de production de l’abattoir (ou à son poste hors chaîne) à l’heure à laquelle débute son quart de travail.

[…]

52 L’arbitre de grief dans ce cas a également conclu que la clause 27.01 de la convention collective ne s’appliquait pas, puisque les preuves qui lui ont été présentées à l’audience l’ont convaincu que les tâches, qu’il ne considérait de toute façon pas comme du travail, prenaient moins de 15 minutes à réaliser. Pour en arriver à cette conclusion, il a adopté l’interprétation qui m’a été proposée par l’avocate de l’employeur, selon qui il doit y avoir un minimum de 15 minutes pour que du temps supplémentaire soit payé. Il a cité une interprétation semblable d’une disposition comparable, formulée dans Lirette et Nadon c. Conseil du Trésor (Transports Canada), dossiers de la CRTFP 166-02-15325 et 15328 (19870406). L’arbitre de grief a également conclu que l’employeur n’avait pas autorisé d’heures supplémentaires, comme l’exige la clause 27.01, contrairement à ce qui s’était produit dans les cas cités par l’agent négociateur.

53 Le représentant du fonctionnaire m’a exhortée à faire fi de Grégoire, soutenant que l’arbitre y avait mal interprété la clause 27.01 de la convention collective et avait erré en concluant que les tâches préparatoires ne constituaient pas du travail pour lequel les fonctionnaires s’estimant lésés devraient être rémunérés. Il m’a rappelé qu’un arbitre de grief n’est pas lié par des décisions prises antérieurement.

54 Il est vrai qu’il n’existe pas de doctrine stare decisis (une obligation de respecter les précédents) exigeant officiellement qu’un arbitre de grief respecte des décisions antérieures. Cependant, comme l’avocate de l’employeur l’a mentionné, les arbitres de grief sont généralement peu disposés à faire fi de décisions antérieures, notamment celles qui concernent les mêmes parties ou la même convention collective, à moins d’avoir de très bons motifs pour le faire. L’arbitre de grief dans Breau et al. a formulé une observation à cet égard au paragraphe 13, qui se lit comme suit :

[…] On reconnaît généralement que nier l’influence des décisions antérieures rendues dans des circonstances factuelles similaires et réclamer une interprétation de dispositions identiques ou très voisines de conventions collectives entre les mêmes parties saperait complètement des valeurs universellement reconnues comme essentielles pour tout système rationnel de règlement des différends par un tiers, à savoir la certitude, l’uniformité, la stabilité et la prévisibilité. D’un autre côté, ni la justice, ni l’équité ne doivent être sacrifiées à ces valeurs, puisque, dans notre régime de négociation collective, si l’on ne conteste pas leur compétence, l’arbitre de différends ou l'arbitre de griefs sont tenus par la loi d'arbitrer au fond les affaires dont ils sont saisis. Le fait est d'ailleurs qu'agir autrement en retenant aveuglément les motifs d’une décision rendue dans une affaire antérieure pourrait raisonnablement être considéré comme un déclinatoire de compétence indu.

55 Un avertissement semblable a été formulé comme suit par l’arbitre de grief dans Timson et al., au paragraphe 22 :

Si la jurisprudence arbitrale n’est pas unanime à propos de l’application des principes de la préclusion et de res judicata au processus d’arbitrage, il reste que ces principes ne sont pas rigoureusement consacrés dans le régime d’arbitrage établi dans la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP). Il n’en demeure pas moins que le caractère définitif de la procédure d’arbitrage aux termes du paragraphe 233(1) de la LRTFP révèle à mon avis une volonté de maintenir l’effet des décisions antérieures, non sans considérer cependant les intérêts légitimes de chaque partie.

56 À mon avis, il faudrait de très bons motifs pour faire fi de Grégoire, puisqu’elle porte sur les mêmes dispositions de la même convention collective, les mêmes parties, le même groupe et niveau de poste et la même question, soit le temps consacré à la préparation avant d’entamer un quart de travail. À cet égard, je ne considère pas que Grégoire manque de logique ou atteint un niveau d’injustice qui puisse justifier que je n’en tienne pas compte. Pour ce qui est de la conclusion selon laquelle les tâches préparatoires ne représentent pas du travail dans le sens donné par les parties, l’arbitre de grief s’est appuyé sur Burns Foods Limited et Turcotte et Turmel pour conclure qu’il est raisonnable de considérer ces tâches comme faisant partie du temps personnel des employés.

57 La décision dépendait également d’une interprétation de la clause 27.01 de la convention collective, qui établissait à 15 minutes le seuil pour que du travail soit rémunéré au taux des heures supplémentaires. L’avocat du fonctionnaire avait avancé une interprétation différente selon laquelle ce seuil de 15 minutes comprend toute période moins longue pendant laquelle du travail est effectué. Bien que cette interprétation ne soit pas impossible en soi, celle retenue par l’arbitre de grief de Grégoire, qui est aussi celle acceptée par l’arbitre de Lirette et Nadon, est selon moi plus raisonnable. Si le temps de préparation était considéré comme du travail, et si toute période de moins de 15 minutes devait être rémunérée comme 15 minutes au taux des heures supplémentaires, il aurait alors été inutile, pour les parties, d’inclure l’article 60 (qui est maintenant la clause 59.01) dans la convention collective, qui prévoit explicitement 10 minutes pour le lavage.

58 Même si j’acceptais de faire fi de Grégoire, je serai obligée de conclure que le fonctionnaire ne s’est pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait pour appuyer sa réclamation. Son représentant a décrit comme non contestées les feuilles de temps présentées à titre de preuve (pièce E-7), qui montraient que le fonctionnaire avait minutieusement consigné le temps qu’il prenait pour se préparer en vue de son quart de travail à l’aire d’abattage de l’usine. Il est cependant difficile de savoir quoi faire de cette preuve, et il ne me semble pas juste de la décrire comme non contestée. Le fonctionnaire a inscrit des périodes de 15 minutes sur les feuilles de temps, alors que son représentant a mentionné dans son argumentation que les employés prenaient [traduction] « au moins » 15 minutes pour se préparer. Cela ne correspond cependant pas au témoignage du fonctionnaire, puisqu’il a associé des durées variables à chaque tâche et indiqué qu’il ne les accomplissait pas toujours avant chaque quart de travail. Les autres témoins ont aussi déclaré des périodes variables pour se changer et accomplir les autres tâches. Selon ce que j’ai moi-même constaté lors de ma visite de l’usine avant le quart commençant à 7 h 25, les employés effectuaient différentes choses qui ne semblaient pas prendre 15 minutes. Le représentant du fonctionnaire a indiqué que certains inspecteurs avaient déjà quitté l’aire des bureaux de l’ACIA dès 7 h 11, mais aucune preuve n’a été présentée pour indiquer ce qu’ils faisaient alors jusqu’à 7 h 25, et je ne peux tirer quelque conclusion que ce soit à partir de ce fait. S’il est effectivement arrivé que le fonctionnaire a passé plus de 15 minutes à se préparer, comme l’a avancé son représentant, il est étrange de constater qu’il n’ait jamais réclamé plus d’une période de 15 minutes en heures supplémentaires.

59 Je conviens qu’un employeur ne devrait pas avoir la permission d’empiéter sur le temps personnel des employés en s’attendant à ce qu’ils travaillent sans être rémunérés. Cependant, en ce qui concerne la zone grise qu’est la limite où le temps personnel prend fin et où le travail débute, je trouve raisonnable le jugement rendu dans Grégoire, selon lequel les préparatifs en cause ne constituent pas du travail, tout comme l’interprétation selon laquelle il faut, de tous les cas, qu’un employé travaille au moins 15 minutes pour avoir droit à une rémunération en heures supplémentaires.

60 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

61 Le grief est rejeté.

Le 1er novembre 2011.

Traduction de la CRTFP

Beth Bilson,
arbitre de grief

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