Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La fonctionnaire s’estimant lésée a demandé une ordonnance de non-publication, la tenue d’une audience à huis clos, le caviardage de toute preuve documentaire pouvant révéler son identité ainsi que la mise sous scellés de documents, et ce, pour les deux griefs dont l’arbitre de grief est saisi - un tribunal criminel avait rendu une ordonnance de non-publication relativement à un cas où la fonctionnaire s’estimant lésée agissait à titre de plaignante et de témoin des faits allégués - l’ordonnance du tribunal criminel a interdit la publication du nom de la fonctionnaire - la fonctionnaire s’estimant lésée a allégué que sa situation personnelle de présumée victime d’une violente agression sexuelle ainsi que l’existence d’une ordonnance d’un tribunal exigeant la non-publication de son nom appuyaient ses demandes - l’employeur a soutenu que le principe de transparence judiciaire devait l’emporter et que la fonctionnaire s’estimant lésée ne satisfaisait pas au critère de Dagenais/Mentuck permettant d’échapper à la présomption voulant que l’audience soit publique - l’arbitre de grief a conclu que la Charte canadienne des droits et libertés protégeait le principe de transparence judiciaire, lequel s’applique aux audiences quasi judiciaires, telles que celle dont est saisi l’arbitre de grief - le principe de transparence judiciaire est reconnu par la Politique sur la transparence et la protection de la vie privée de la CRTFP - la demande de la fonctionnaire s’estimant lésée concernait le principe de transparence judiciaire, et le critère de Dagenais/Mentuck s’appliquait - l’arbitre de grief a jugé que la situation personnelle de la fonctionnaire s'estimant lésée ne justifiait pas l’imposition de restrictions au principe de transparence judiciaire - cependant, en raison de l’existence d’une ordonnance de non-publication par le tribunal criminel protégeant le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée, il est dans l’intérêt du public concernant la saine administration de la justice que l’arbitre de grief n’aille pas à l’encontre de l’ordonnance du tribunal au risque de voir le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée publié dans le rôle d’audience public et dans la décision - les effets bénéfiques de l’ordonnance de l’arbitre de grief de ne pas nommer la fonctionnaire s’estimant lésée au rôle d’audience public ou dans la décision l’emportent sur ses effets préjudiciables au regard de l’intérêt du public en matière de transparence et de l’accessibilité aux procédures judiciaires - la demande d’audience à huit clos a été rejetée - la divulgation de certains document a été ordonnée, avec restrictions. Instructions données.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2012-12-11
  • Dossier:  566-02-5964 et 6736
  • Référence:  2012 CRTFP 129

Devant un arbitre de grief


ENTRE

N. J.

fonctionnaire s'estimant lésée

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(Service correctionnel du Canada)

défendeur

Répertorié
N. J. c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Linda Gobeil, arbitre de grief

Pour la fonctionnaire s'estimant lésée:
Linelle S. Mogado, avocate, et Grace Chychul, Institut professionnel de la fonction publique du Canada

Pour le défendeur:
Richard E. Fader, avocat, Marie‑Eve Cantin et Charlotte Castonguay

Affaire entendue à Ottawa (Ontario) et Edmonton (Alberta), par vidéo-conférence,
le 10 octobre 2012..
(Traduction de la CRTFP)

I. Griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

1 Le 6 mai 2011 et le 20 octobre 2011, N. J., la fonctionnaire s’estimant lésée (la « fonctionnaire »), a présenté deux griefs. Le premier grief contestait la décision du Service correctionnel du Canada (le « défendeur » ou l’« employeur ») de lui imposer une suspension sans rémunération le 14 avril 2011 en attendant les conclusions d’une enquête disciplinaire, et le deuxième grief contestait son licenciement par l’employeur le 27 septembre 2012. Les deux griefs ont été renvoyés à l’arbitrage en vertu de l’alinéa 209(1)b) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la « Loi »).

2 Le 24 avril 2012, un représentant de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (l’« agent négociateur ») a écrit au greffe de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (le « greffe »). Dans sa lettre, le représentant a allégué que la fonctionnaire avait été agressée sexuellement par un détenu et licenciée à la suite de cet événement. Afin de protéger son droit à la vie privée ainsi que pour sa sécurité, le représentant a demandé que le nom de la fonctionnaire ne figure pas au rôle d’audience, contrairement à ce qui est prévu à la Politique sur la transparence et la protection de la vie privée (la « Politique ») de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « Commission »). Le représentant a également demandé la divulgation complète de tous les documents se rapportant au licenciement de la fonctionnaire.

3 Le 16 mai 2012, l’avocat de l’employeur a écrit au greffe pour s’opposer à la demande de la représentante de la fonctionnaire de ne pas inclure le nom de la fonctionnaire au rôle d’audience. Il a soutenu essentiellement que la divulgation du nom des parties était un élément fondamental du principe de transparence judiciaire, tel qu’il a été statué par la Cour suprême du Canada dans Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43. L’avocat de l’employeur a également fait valoir que la Cour suprême avait reconnu l’existence d’une forte présomption voulant que les procédures judiciaires soient publiques, et que cette présomption était intrinsèquement liée au droit à la liberté d’expression garanti par la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »).

4 L’avocat de l’employeur a en outre soutenu que le « critère de Dagenais/Mentuck », établi par la Cour suprême du Canada dans Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, était le critère juridique applicable en l’espèce afin d’établir s’il y avait lieu de restreindre les procédures judiciaires, et qu’il incombait à la partie demandant une dérogation au principe de transparence judiciaire d’établir ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;

Si les effets bénéfiques de l’ordonnance sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression […] et sur l’efficacité de l’administration de la justice.

5 L’avocat de l’employeur a également fait valoir qu’en l’espèce, la fonctionnaire avait été licenciée parce qu’elle avait entretenu une relation inappropriée avec un détenu.

6 L’avocat de l’employeur a soutenu que la fonctionnaire ne satisfaisait pas au critère de Dagenais/Mentuck, permettant la restriction du principe de transparence judiciaire, en ce qui concerne la question de l’anonymat. Selon lui, il n’existe pas de preuve réelle, importante et légitime, ainsi que le requiert le critère de Dagenais/Mentuck, qu’il y a un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, ou que les effets bénéfiques de l’omission du nom de l’une des parties dans le rôle d’audience l’emportent sur les effets préjudiciables de cette mesure sur les droits et les intérêts des parties et du public.

7 Quant à l’argument de la représentante de la fonctionnaire voulant que la sécurité de la fonctionnaire soit compromise si son nom devait être connu publiquement, l’avocat de l’employeur a fait valoir qu’au regard de toutes les circonstances de l’affaire, aucune preuve n’a été présentée au soutien de cette allégation.

8 En ce qui concerne la divulgation des documents, l’avocat de l’employeur a fait savoir que, préalablement à l’audience, il communiquerait à la représentante de la fonctionnaire les documents qu’il avait l’intention de déposer lors de l’audience, une fois qu’il les aurait identifiés. En ce qui a trait au rapport d’enquête, il a précisé que j’avais le pouvoir d’ordonner la production de documents de cette nature en vertu de l’alinéa 226(1)e) de la Loi.

9 Enfin, l’avocat de l’employeur a demandé que tous les détails de quelque maladie ou affection médicale que la fonctionnaire entend présenter lors de l’audience pour appuyer sa cause soient divulgués avant la tenue de l’audience.

10 Le 19 juillet 2012, à ma demande, le greffe a informé les parties que je réglerais les questions préliminaires soulevées par celles-ci dans le cadre d’une audience préliminaire qui aurait lieu en juillet 2012.

11 Le 23 juillet, la représentante de la fonctionnaire a informé le greffe qu’elle ne serait pas disponible avant le 24 août 2012. Elle a également mentionné que dans le cadre d’une affaire connexe devant la chambre criminelle d’une cour provinciale dans laquelle le détenu était impliqué à titre de défendeur et la fonctionnaire à titre de plaignante et témoin à charge (le « tribunal criminel »), une ordonnance de non-publication avait été émise relativement à toute information permettant d’identifier la plaignante. En conséquence, la représentante de la fonctionnaire a demandé ce qui suit :

  • que je rende une ordonnance de non-publication conforme à celle déjà rendue par le tribunal criminel relativement à l’arbitrage des griefs en l’espèce;
  • que toute audience, y compris les conférences préparatoires à l’audience de même que l’audience elle-même, soit tenue à huis clos;
  • que toute preuve documentaire pouvant révéler l’identité de la fonctionnaire
    • soit caviardée de manière à protéger les renseignements d’identification de la fonctionnaire et qu’elle ne soit fournie qu’à moi-même et au personnel de la Commission, à l’avocat de l’employeur et aux témoins-experts, le cas échéant;
    • soit assujettie à une ordonnance de mise sous scellés.

12 Le 10 août 2012, à ma demande, le greffe a informé les parties qu’une audience préliminaire serait convoquée et qu’ils devaient se préparer à pouvoir y débattre des questions suivantes :

  • les demandes de la représentante de la fonctionnaire en ce qui concerne la confidentialité et l’ordonnance de mise sous scellés, ainsi que la preuve présentée à l’appui de ces demandes, conformément au critère de Dagenais/Mentuck tel qu’il est formulé dans Sierra Club du Canada c. Canada (ministre des Finances), 2002 CSC 41;
  • selon le cas, la portée et la pertinence de l’ordonnance de non-publication rendue par le tribunal criminel, et les répercussions globales des procédures de ce tribunal au regard de l’affaire dont je suis saisie;
  • la divulgation des informations;
  • la présentation de précisions au sujet de la condition médicale alléguée de la fonctionnaire.

13 En attendant que le début de l’audience préliminaire ou que j’en décide autrement, j’ai ordonné ce qui suit :

  • les parties devaient restreindre à elles-seules et à leurs représentants respectifs, l’accès à tout dossier et à tout document se rapportant aux griefs en l’instance;
  • ces griefs ne seraient pas inscrits au rôle d’audience public; ils devaient toutefois être mis au rôle en vue de leur audition sur le fond;
  • l’audience préliminaire aurait lieu uniquement en ma présence et en celle des parties et de leurs représentants respectifs.

II. Résumé de l’argumentation

14 Le 10 octobre 2012, une audience préliminaire a eu lieu par vidéoconférence à laquelle assistaient tous les représentants des parties.

A. Ordonnance de non-publication, huis clos, et mise sous scellés des documents

1. Argumentation de l’avocate de la fonctionnaire

15 L’avocate de la fonctionnaire a réitéré les arguments formulés dans ses arguments écrits présentés les 24 avril 2012 et 23 juillet 2012. Elle a également fait valoir qu’au mois de mars 2011 la fonctionnaire, qui travaillait pour l’employeur à titre de psychologue avant son congédiement, avait été victime d’une violente agression sexuelle par un détenu. Cet événement aurait mené au licenciement de la fonctionnaire par l’employeur. L’avocate de la fonctionnaire a souligné que la fonctionnaire souffrait du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) en raison de cette agression.

16 L’avocate de la fonctionnaire a soutenu qu’après l’événement du mois de mars 2011, une enquête a été lancée par la GRC. Des accusations au criminel ont été portées contre le détenu. Elle a de plus souligné que la fonctionnaire était à la fois plaignante et témoin à charge dans l’affaire devant le tribunal criminel.

17 L’avocate de la fonctionnaire a souligné que le tribunal criminel avait rendu une ordonnance de non-publication relativement à toute information pouvant révéler l’identité de la plaignante.

18 L’avocate de la fonctionnaire a soutenu que les faits en l’espèce étaient uniques et pénibles, et que l’affaire n’était pas un cas de licenciement typique.

19 L’avocate de la fonctionnaire a soutenu que les faits en l’espèce étaient graves. En conséquence, elle a recommandé que je déroge des dispositions de la Politique en ordonnant que le nom de la fonctionnaire ne soit pas porté au rôle d’audience public, et que le libellé soit plutôt, « Fonctionnaire s’estimant lésée c. Service correctionnel ». Elle a également demandé que, vu les circonstances particulières de l’affaire, je permette uniquement aux parties d’assister à l’audience et que j’ordonne que toute décision en résultant et toute preuve documentaire soient modifiées de manière à protéger l’identité de la fonctionnaire. L’avocate de la fonctionnaire a également demandé que j’ordonne que toute la preuve documentaire soit mise sous scellés.

20 L’avocate de la fonctionnaire a également soutenu qu’étant donné les circonstances, il serait très traumatisant pour la fonctionnaire de témoigner au sujet des événements qui étaient survenus si le public était admis dans la salle d’audience. Elle a fait valoir que la fonctionnaire souffrait d’un stress post-traumatique et qu’elle aurait probablement à témoigner au sujet de son état de santé. L’avocate a aussi souligné que la fonctionnaire pourrait à nouveau être traumatisée si elle devait témoigner dans le cadre d’une audience publique au sujet de ces questions des plus intimes. L’avocate de la fonctionnaire a soutenu que, dans l’affaire qui nous occupe, la vie privée de la fonctionnaire devait être protégée et qu’une exception au principe de transparence judiciaire s’imposait. Elle m’a renvoyée aux jugements rendus par la Cour suprême du Canada dans A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46 et Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122, ainsi qu’à Tipple c. Administrateur général (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2009 CRTFP 110.

21 L’avocate de la fonctionnaire a soutenu que, bien que la couverture médiatique la plus récente concernant le détenu en cause remonte à 2003, les médias avaient manifesté de l’intérêt au sujet des activités de ce dernier par le passé et que cela serait sans doute le cas dans la présente affaire. L’avocate a affirmé que cela causerait un préjudice à la fonctionnaire et serait très traumatisant pour elle.

22 En ce qui a trait à la sécurité de la fonctionnaire, l’avocate a indiqué qu’on ne pouvait savoir pour l’instant si sa sécurité serait effectivement compromise si son identité était révélée. L’avocate de la fonctionnaire a reconnu que, en l’espèce et au stade actuel de la procédure, on visait davantage la protection des renseignements personnels que la sécurité.

23 L’avocate de la fonctionnaire a soutenu que si l’anonymat de la fonctionnaire n’était pas préservé dans le cadre des procédures d’arbitrage, le public serait alors en mesure de faire le lien entre la présente affaire et les procédures devant le tribunal criminel, lequel a rendu l’ordonnance de non-publication. L’avocate a affirmé que cela irait à l’encontre de l’intention visée par le tribunal criminel.

24 Quant à la question de savoir si sa demande dépassait la portée de l’ordonnance de non-publication rendue par le tribunal criminel, l’avocate a admis que l’ordonnance précitée avait en fait une portée beaucoup moins large que la demande présentée dans le cadre de la présente affaire. Elle a toutefois soutenu que l’ordonnance rendue par le tribunal criminel ne couvrait que le strict minimum à cet égard, et que rien ne m’empêchait d’en dépasser la portée.

25 L’avocate de la fonctionnaire a conclu en demandant que l’on désigne la fonctionnaire uniquement par l’appellation « fonctionnaire s’estimant lésée » tant au rôle d’audience que dans la décision, et que la preuve documentaire soit mise sous scellés. En ce qui a trait au huis clos, elle a demandé, comme solution de rechange à celle consistant à restreindre l’assistance à l’audience aux seules parties, que j’ordonne que la fonctionnaire ait le droit de témoigner à huis clos lors de l’audience.

2. Argumentation de l’avocat de l’employeur

26 L’avocat de l’employeur a réitéré l’argumentation qu’il avait présentée dans ses arguments écrits déposés précédemment.

27 L’avocat de l’employeur a ainsi fait valoir que le principe de transparence judiciaire revêtait une grande importance et qu’il convenait de le respecter. Selon lui, on ne peut y déroger que dans des circonstances exceptionnelles. Il m’a renvoyée au critère élaboré par la Cour suprême dans Dagenais, notamment à la page 838 de cet arrêt :

Notre Cour peut « développer des principes de common law d'une façon compatible avec les valeurs fondamentales enchâssées dans la Constitution » : Dolphin Delivery, précité, à la p. 603 (le juge McIntyre). Je suis par conséquent d'avis qu'il est nécessaire de reformuler la règle de common law en matière d'ordonnance de non-publication de manière à la rendre compatible avec les principes de la Charte. Puisque, par définition même, les ordonnances de non-publication restreignent la liberté d'expression de tiers, j'estime que la règle de common law doit être adaptée de façon à exiger l'examen, d'une part, des objectifs de l'ordonnance de non-publication et, d'autre part, de la proportionnalité de l'ordonnance quant à ses effets sur les droits garantis par la Charte. La règle modifiée pourrait être la suivante :

Une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable, vu l'absence d'autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur la libre expression de ceux qui sont touchés par l'ordonnance.

[Le passage souligné l’est dans l’original]

28 L’avocat de l’employeur m’a également renvoyée à Mentuck, notamment au paragraphe 39, lequel est libellé comme suit :

39. C’est justement parce que la présomption voulant que les procédures judiciaires soient publiques et que leur diffusion ne soit pas censurée est si forte et si valorisée dans notre société que le juge doit disposer d’une preuve convaincante pour ordonner une interdiction. Même s’il importe en soi que l’enquête et la collecte d’éléments de preuve soient efficaces, elles ne doivent pas être considérées comme affaiblissant la forte présomption en faveur d’un système judiciaire transparent et d’une liberté d’expression généralement absolue sur des questions aussi importantes pour le public que l’administration de la justice, présomption que les avocats risquent d’invoquer de moins en moins au fur et à mesure qu’augmente le nombre de demandes d’interdictions de publication. 

29 L’avocat de l’employeur a soutenu que la question à trancher portait sur des droits protégés en vertu de la Charte et que la fonctionnaire n’avait présenté aucun motif justifiant une ordonnance de non-publication, le huis clos, et la mise sous scellés de la preuve documentaire, eu égard à la jurisprudence de la Cour suprême en la matière. Il a en outre fait valoir que les arguments avancés par l’avocate de la fonctionnaire n’étaient pas suffisants pour emporter la décision d’agréer à la demande de la fonctionnaire. Il m’a renvoyée à Almrei (Re), 2001 CFPI 1288, et Vancouver Sun (Re), notamment aux paragraphes 23, 24, 26 et 28 de cette dernière décision, qui sont libellés comme suit :

23. La Cour a souligné à de nombreuses reprises que le « principe de la publicité des débats en justice » est une caractéristique d’une société démocratique et s’applique à toutes les procédures judiciaires […]

24. Le principe de la publicité des débats en justice est depuis longtemps reconnu comme une pierre angulaire de la common law […]

[…]

26. Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte et sert à promouvoir les valeurs fondamentales qu’elle véhicule […]

[…]

28. La Cour a élaboré le critère souple des arrêts Dagenais/Mentuck afin de pondérer la liberté d’expression avec d’autres droits et intérêts, incorporant ainsi l’essence de la pondération selon le critère de l’arrêt Oakes : Dagenais et Mentuck, précités; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Les droits et intérêts examinés sont plus vastes que la simple administration de la justice et comportent le droit à un procès équitable : Mentuck, précité, par. 33; ils peuvent comprendre les droits qui touchent à la vie privée et à la sécurité.

30 L’avocat de l’employeur a maintenu que la fonctionnaire n’avait pas été licenciée pour avoir été prétendument agressée sexuellement par un détenu, mais pour avoir entretenu une relation inappropriée avec un détenu. Il a expliqué que les événements énumérés dans la lettre de licenciement datée du 27 septembre 2011 sont les raisons véritables ayant motivé le licenciement de la fonctionnaire, et que ces événements s’étaient produits avant que n’ait lieu l’agression sexuelle alléguée de mars 2011. L’avocat de l’employeur a indiqué que l’employeur avait décidé de licencier la fonctionnaire après avoir fait enquête au sujet des événements survenus avant la prétendue agression de mars 2011. Il a fait valoir que, sous réserve du témoignage que pourrait rendre la fonctionnaire lors de l’audience, l’employeur n’avait pas l’intention d’invoquer la question de l’agression mais plutôt les événements énumérés à la lettre de licenciement datée du 27 septembre 2011. Il pourrait toutefois mentionner l’agression alléguée à titre accessoire ou de référence contextuelle.

31 Selon l’avocat de l’employeur, les faits sur lesquels l’employeur entend fonder sa preuve lors de l’audience sont différents de ceux qui font l’objet des procédures devant le tribunal criminel. Selon l’avocat de l’employeur, le tribunal criminel aura à décider si une agression sexuelle a été commise, alors que j’aurai plutôt à décider si, avant la prétendue agression sexuelle, la fonctionnaire avait entretenu une relation inappropriée avec le détenu, tel qu’il est exposé dans la lettre de licenciement du 27 septembre 2011. Par ailleurs, selon l’avocat de l’employeur, la tribune et les faits diffèrent, de même que les parties dans les deux affaires. Il affirme qu’en conséquence, la présente affaire n’est pas différente de quelque autre affaire se rapportant au licenciement d’un fonctionnaire et dont le nom est rendu public. Quant aux questions de la sécurité ou de la santé de la fonctionnaire, l’avocat de l’employeur a soutenu qu’au stade actuel de la procédure il ne s’agissait là que de conjectures et qu’au demeurant, aucune preuve à l’appui n’avait été présentée.

32 En ce qui concerne l’ordonnance rendue par le tribunal criminel, l’avocat de l’employeur a souligné qu’elle avait une portée très restreinte et se limitait à la publication du nom de la plaignante. Il a passé en revue les modalités de l’ordonnance, et a remarqué que celle-ci n’interdisait aucunement la présence du public au cours des procédures pénales et ne prévoyait pas la mise sous scellés des documents produits devant le tribunal. Il a précisé que même dans le cadre de la correspondance du 3 octobre 2012 entre lui et l’administrateur du tribunal criminel, ce dernier n’avait pas rayé le nom de la plaignante de certains documents joints à cette correspondance. À son avis, cela ne fait que démontrer davantage que l’ordonnance du tribunal criminel se limitait à interdire la diffusion du nom de la plaignante et des informations pouvant permettre de l’identifier, et n’empêchait aucunement l’accès du public au déroulement des procédures criminelles, ni n’ordonnait la mise sous scellés de la preuve documentaire.

33 Tout en maintenant qu’en l’espèce, le principe de transparence judiciaire devait l’emporter et que le nom de la fonctionnaire devrait figurer au rôle d’audience, que l’audience devait être publique, et que la preuve documentaire ne devait pas être mises sous scellés, l’avocat de l’employeur a indiqué que, subsidiairement, il ne s’opposerait pas à ce que le nom de l’établissement en cause soit remplacé par le terme « l’employeur », et qu’il soit permis à la fonctionnaire de témoigner à huis clos.

34 L’avocat de l’employeur a fait valoir que les faits dans A.B. et Canadian Newspapers Co., citées par l’avocate de la fonctionnaire, étaient distincts de ceux dans l’affaire qui nous occupe. Dans A.B., il était question d’une personne âgée de 15 ans. Pour sa part, Canadian Newspapers Co. se distingue par le fait qu’il s’agissait d’une agression sexuelle, alors que dans la présente affaire, l’employeur a allégué que le licenciement était fondé sur des événements survenus avant que ne se produise l’agression sexuelle alléguée.

B. Production des documents

35 Lors de l’audience préliminaire tenue en octobre 2012, la représentante de la fonctionnaire a fait valoir qu’en mai 2009, une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information (la « LAI ») avait été présentée à l’employeur afin d’obtenir tous les documents se rapportant aux allégations visant la fonctionnaire. Elle a indiqué qu’en janvier 2012, elle n’avait encore reçu qu’une infime partie des documents et que la plupart des pages avaient été caviardées en vertu de la LIA.

36 La représentante de la fonctionnaire avait spécifiquement demandé la version intégrale du rapport d’enquête ayant mené au licenciement de la fonctionnaire, ainsi qu’une copie du dossier du détenu consigné au Système de gestion des délinquants (SGD).

37 Quant aux précisions se rapportant à l’état de santé de la fonctionnaire demandées par l’employeur, la représentante de la fonctionnaire a indiqué qu’elle était en voie de les acheminer à l’employeur.

38 L’avocat de l’employeur a affirmé de nouveau qu’il était disposé à partager avec la représentante de la fonctionnaire tous les documents qu’il entendait présenter dans le cadre de l’audience. Il a souligné qu’en vertu des restrictions imposées à cet égard sous le régime de la LAI, il était interdit à l’employeur de communiquer certaines informations. Il m’a également renvoyée à l’alinéa 226(1)e) de la Loi, autorisant les arbitres de grief à ordonner la production de tels documents.

III. Motifs

39 Avant d’aborder les questions soulevées lors de l’audience préliminaire, je veux signaler aux parties que la présente décision vise uniquement les questions préliminaires et qu’elle ne porte aucunement sur les arguments relatifs au bien-fondé des griefs dont je suis saisie.

A. Ordonnance de non-publication, huis clos et mise sous scellés des documents

40 Sous le régime de la common law, les décideurs, incluant les arbitres de grief qui exercent leurs fonctions en vertu de la Loi, sont maîtres de leurs procédures. À titre d’exemple, un décideur est doté du pouvoir discrétionnaire lui permettant de décider de la marche à suivre dans le déroulement des instances qu’il ou elle préside. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé dans le respect des règles de justice naturelle et de l’équité procédurale. Par ailleurs, ainsi que l’a affirmé la Cour suprême notamment dans Dagenais, Sierra Club du Canada et Vancouver Sun (Re), le pouvoir discrétionnaire du décideur doit être exercé conformément aux dispositions de la Charte.

41 La liberté d’expression est garantie en vertu de l’alinéa 2b) de la Charte, lequel est libellé comme suit :

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

[…]

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication […]

[…]

42 Dans Sierra Club du Canada et Vancouver Sun (Re), la Cour suprême du Canada a déclaré que la liberté d’expression comprenait en outre le droit du public de savoir ce qui se passe dans le cadre des instances judiciaires, un principe communément appelé « principe de transparence judiciaire ». Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada dans ces décisions, le principe de transparence judiciaire constitue une pierre angulaire de notre société démocratique.

43 L’article 1 de la Charte appuie le principe de transparence judiciaire, « [… ne pouvant être restreint] que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. » Dans Dagenais, Sierra Club du Canada et Vancouver Sun (Re), la Cour suprême du Canada a statué que le principe de transparence judiciaire ne pouvait être restreint que dans la mesure où cela était nécessaire pour assurer la bonne administration de la justice et que, par conséquent, les procédures judiciaires sont présumées publiques.

44 Les parties n’ont pas contesté, et je conclus par ailleurs que le principe de transparence judiciaire vaut en outre pour les tribunaux quasi-judiciaires et, en particulier, en ce qui a trait aux procédures dont je suis saisie. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada dans Vancouver Sun (Re) :

[…]

23. La Cour a souligné à de nombreuses reprises que le « principe de la publicité des débats en justice » est une caractéristique d’une société démocratique et s’applique à toutes les procédures judiciaires […]

[…]

25. L’accès du public aux tribunaux assure l’intégrité des procédures judiciaires en démontrant « que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit » : Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), précité, par. 22. La publicitéest nécessaire au maintien de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux. Elle fait partie intégrante de la confiance du public dans le système de justice et de sa compréhension de l’administration de la justice. En outre, elle constitue l’élément principal de la légitimité du processus judiciaire et la raison pour laquelle tant les parties que le grand public respectent les décisions des tribunaux.

26. Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte et sert à promouvoir les valeurs fondamentales qu’elle véhicule […]

[…]

45 La Commission des relations de travail dans la fonction publique a également reconnu, dans le cadre de sa politique à cet égard, que le principe de transparence judiciaire s’appliquait aux procédures entreprises sous le régime de la Loi, sauf dans des circonstances exceptionnelles et très particulières. Comme on peut le constater à la lecture de l’extrait ci-après de la politique précitée, il apparaît clairement que le public a le droit d’être informé du déroulement des audiences, lesquelles sont publiques :

[…]

Sur son site Web, de même que dans ses avis, bulletins d'information et autres publications, la Commission fait savoir aux parties ainsi qu’à la communauté des relations de travail que ses audiences sont ouvertes au public. Les parties qui recourent aux services de la Commission doivent savoir qu'elles s’engagent dans un processus où il est entendu que le différend qui les oppose sera débattu en public. Les parties et leurs témoins sont soumis à l'examen du public lorsqu'ils témoignent devant la Commission; ils sont donc plus enclins à dire la vérité si leur identité est connue. Les décisions de la Commission indiquent le nom des parties et des témoins et fournissent toute information à leur sujet qui est pertinente et nécessaire pour décider du différend.

[…]

Dans des circonstances exceptionnelles, la Commission déroge à son principe de transparence judiciaire pour accéder à des demandes de protection de la confidentialité d’éléments spécifiques de la preuve et adapter ses décisions au besoin de protection de la vie privée d'une personne (notamment en tenant une audience à huis clos, en scellant des pièces présentées en preuve qui contiennent des renseignements personnels de nature délicate ou en protégeant l’identité de témoins ou de tierces parties).

[…]

46 Ce fait n’est pas contesté en l’espèce. De plus, je conclus qu’habituellement le fait de déterminer s’il y a lieu d’inscrire le nom de la fonctionnaire au rôle d’audience, si l’audience doit avoir lieu ou non en public, ou s’il y a lieu ou non de mettre certains documents sous scellés, implique le principe de transparence judiciaire.

47 L’avocate de la fonctionnaire a soutenu que les faits en l’espèce étaient à ce point graves et singuliers que je devais déroger aux dispositions de la Politique en renvoyant seulement à la « fonctionnaire s’estimant lésée » sans mentionner son nom, en tenant des audiences à huis clos, et en ordonnant que la preuve documentaire soit mise sous scellés. Pour les motifs exposés précédemment, l’avocat de l’employeur a maintenu que le principe de transparence judiciaire ne devrait souffrir aucune exception en l’espèce.

48 Tel qu’il a été mentionné précédemment, d’aucuns reconnaissent que le principe de transparence judiciaire s’applique tant aux cours qu’aux tribunaux quasi‑judiciaires. Il est également reconnu que, dans certaines circonstances, il pourrait y avoir lieu d’imposer des restrictions à l’accessibilité des procédures judiciaires. À cet égard, la Cour suprême du Canada a élaboré le critère de Dagenais/Mentuck, qui agit à titre de guide lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu d’imposer des restrictions dans l’application du principe de transparence judiciaire. Aussi, le critère de Dagenais/Mentuck a été reformulé comme suit dans Sierra Club du Canada :

[…]

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important […] dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque

b) ses effets bénéfiques y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[…]

1. Application du critère de Dagenais/Mentuck

49 Le critère de Dagenais/Mentuck, tel que reformulé dans Sierra Club du Canada, s’articule en deux étapes. Dans un premier temps, je dois déterminer s’il est nécessaire de rendre une ordonnance limitant le principe de transparence judiciaire afin d’écarter un risque sérieux pour un intérêt important, et ce, dans le contexte des procédures d’arbitrage. Ensuite, il me faut décider si les effets bénéfiques d’une telle mesure l’emportent sur ses effets préjudiciables, notamment en regard de l’intérêt du public en ce qui concerne la transparence et l’accessibilité des procédures d’arbitrage.

a. Une telle ordonnance est-elle nécessaire pour écarter un risque sérieux?

50 L’avocate de la fonctionnaire fonde sur deux motifs son argumentation voulant que le nom de la fonctionnaire ne soit pas divulgué, que l’audience se déroule à huis clos et que la preuve documentaire soit mise sous scellés. Tout d’abord, elle a essentiellement soutenu que les faits sur lesquels la fonctionnaire s’appuiera et à propos desquels elle témoignera sont si pénibles à évoquer et sérieux que cela constituerait une atteinte à sa vie privée; elle se sentirait intimidée, et elle serait à nouveau traumatisée si elle devait témoigner dans le cadre d’une audience publique ou si son identité devait être divulguée.

51 Ces arguments ne me convainquent guère. J’estime qu’il incombe à la partie cherchant à limiter ou à restreindre le principe de transparence judiciaire de justifier une dérogation au droit à l’information, droit qui jouit d’une protection constitutionnelle. La partie ne doit pas seulement établir que la restriction demandée est nécessaire, mais qu’il n’y a pas d’autres mesures raisonnables et que l’ordonnance envisagée constitue le moyen le moins intrusif de prévenir un risque sérieux pour un intérêt public réel et important.

52 Je suis d’accord avec l’avocat de l’employeur que, bien que cela puisse être très pénible pour la fonctionnaire, aucune preuve n’a été présentée justifiant que l’on déroge au principe de transparence judiciaire. Aucune preuve n’a été présentée par l’avocate de la fonctionnaire étayant l’allégation que la situation personnelle de la fonctionnaire justifie l’imposition de restrictions au principe de transparence judiciaire afin d’assurer une administration appropriée de la justice. J’insiste pour rappeler ici que, tel qu’il a été déterminé par la Cour suprême du Canada dans Dagenais et Sierra Club du Canada, le principe de transparence judiciaire est l’une des pierres angulaires de notre société démocratique, et qu’il s’applique tant aux audiences qu’aux registres se rapportant aux diverses procédures (voir Sierra Club du Canada et Vancouver Sun (Re)). Ce principe ne peut être restreint que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. J’estime que la fonctionnaire n’a pas présenté une preuve suffisamment étayée afin d’établir que sa situation personnelle nécessitait la restriction du principe de transparence judiciaire.

53 L’autre argument avancé par la fonctionnaire est que, puisqu’elle est également la plaignante dans la cause devant le tribunal criminel, le fait que son nom apparaisse au rôle d’audience et dans la décision qui sera rendue, le public serait en mesure de faire le lien entre la cause au criminel et les deux griefs dont je suis saisie. Selon elle, il s’ensuivrait que le nom de la plaignante dans la cause devant le tribunal criminel serait publié, en contravention de l’ordonnance de non-publication rendue par le tribunal criminel.

54 Tel qu’il a été mentionné précédemment, la Cour suprême du Canada, dans Dagenais et dans Sierra Club du Canada, a statué que le principe de transparence judiciaire ne pouvait être restreint que dans la mesure où cela vise à assurer la saine administration de la justice, et qu’il existe une présomption voulant que les procédures instituées devant une cour ou un tribunal quasi-judiciaire sont accessibles au public. Dans la présente affaire, il a été souligné que le tribunal criminel avait rendu une ordonnance de non-publication relativement à toute information pouvant aider à identifier la plaignante dans cette affaire. Il a également été souligné que la plaignante devant le tribunal criminel est la fonctionnaire visée en l’espèce. Le concept d’« intérêt public » auquel renvoie le critère élaboré par la Cour suprême englobe le concept d’administration de la justice. La saine administration de la justice est, à mon avis, un intérêt public important dans le contexte de l’arbitrage des griefs. Par conséquent, si je devais permettre que la mention du nom de la fonctionnaire figure au rôle d’audience ou dans la décision, il existe un risque qu’un lien puisse effectivement être établi entre la fonctionnaire dans l’affaire en l’espèce et la plaignante devant le tribunal criminel. Le résultat non intentionnel d’une telle situation serait la contravention de l’ordonnance de non-publication rendue par le tribunal criminel, ce qui ne serait pas dans l’intérêt de l’administration de la justice. À mon avis, bien que l’on se trouve devant deux juridictions indépendantes distinctes, soit un tribunal criminel et la procédure d’arbitrage dont je suis saisie, que les parties ne sont peut-être pas les mêmes et que les faits sont aussi différents, le risque qu’un lien puisse être établi est bien réel selon la juridiction dans laquelle ils sont débattus. En effet, il existe un risque réel que le public soit en mesure d’identifier la fonctionnaire comme étant la plaignante devant le tribunal criminel. Selon moi, cela constituerait une entrave à la saine administration de la justice, bien que non intentionnelle. Une telle entrave constitue un risque sérieux à un intérêt public important dans le contexte d’un arbitrage en l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque.

2. Est-ce que les effets bénéfiques d’une telle mesure l’emportent sur ses effets préjudiciables, notamment au regard de l’intérêt du public dans la transparence et la publicité des débats judiciaires? 

55 J’ai conclu tantôt qu’il n’avait pas été établi que les intérêts personnels de la fonctionnaire justifiaient que l’on déroge au principe de transparence judiciaire. Cela étant, dans la présente affaire, il appert qu’il existe un risque réel d’une entrave à la saine administration de la justice si le nom de la fonctionnaire devait figurer au rôle d’audience ou dans ma décision. Partant, je dois décider si les effets bénéfiques d’une restriction au principe de transparence judiciaire l’emportent sur les effets préjudiciables d’une telle mesure.

56 Tel qu’il a été mentionné, malgré le fait que l’ordonnance de non-publication ait été rendue par un décideur différent exerçant sa compétence dans une juridiction différente, il est à mon avis important pour une saine administration de la justice, et il est dans l’intérêt du public que la justice soit rendue d’une manière cohérente. Bien que le public ait droit, tel qu’il a été mentionné, à des procédures judiciaires qui soient transparentes et accessibles, il importe de donner préséance dans le cadre de la présente affaire à un droit concurrent, soit le droit du public à une saine administration de la justice exercée de manière cohérente. Du moins, force est d’admettre qu’il serait malheureux qu’une décision rendue par un arbitre de grief pour rendre public le nom d’un individu ait l’effet pervers de contrevenir à une ordonnance de non-publication rendue précédemment par un tribunal criminel.

57 L’avocat de l’employeur a fait valoir qu’en plus du fait que la fonctionnaire ne s’était pas acquittée de son fardeau de justifier une restriction au principe de transparence judiciaire, on ne contreviendrait pas à l’ordonnance de non-publication du tribunal criminel en prenant certaines mesures, comme celle de ne pas identifier l’établissement correctionnel et de remplacer le nom du détenu par la mention « détenu X ». Il a soutenu qu’avec l’adoption de telles mesures, le public en général ne serait pas en mesure d’établir un lien entre les deux affaires.

58 Bien que je convienne avec l’avocat de l’employeur que les mesures administratives qu’il propose pourraient limiter quelque peu la possibilité qu’un lien puisse être établi entre les deux instances, il existe néanmoins à mon avis un risque réel que les mesures proposées puissent mener à l’identification de la plaignante devant le tribunal criminel, en particulier si la trame des faits décrits dans le cadre des deux procédures fait apparaître, en fin de compte, des similitudes et des recoupements. J’estime que l’intérêt public et la justice seraient mieux servis si le nom complet de la fonctionnaire ne figurait pas au rôle d’audience ni dans ma décision. Pour cette raison, et compte tenu de l’existence de l’ordonnance de non-publication du tribunal criminel, j’estime que, étant donné ces circonstances exceptionnelles, la fonctionnaire devrait être désignée seulement par les initiales « N. J. » au rôle d’audience et dans ma décision.

59 En plus de la non-publication du nom de la fonctionnaire, l’avocate de cette dernière a demandé que l’audience soit tenue à huis clos et que la participation à l’audience soit limitée aux seules parties directement impliquées. Elle a également demandé que tous les documents dûment produits en preuve soient mis sous scellés.

60 J’estime qu’il n’y a tout simplement pas d’élément de preuve ou de motif pouvant justifier la tenue de l’audience à huis clos ou la mise sous scellés des documents produits en preuve. Il n’est pas contesté que l’ordonnance de non-publication rendue par le tribunal criminel est d’une portée plutôt étroite. Lors de l’audience, les parties ont convenu que la portée de cette ordonnance était uniquement de restreindre la publication de quelque information pouvant révéler le nom de la plaignante. Je suis d’accord avec l’avocat de l’employeur que rien dans l’ordonnance précitée ne restreint l’accès du public au procès ou ne prévoit la mise sous scellés des documents produits en preuve. Pour les motifs mentionnés précédemment, les tribunaux ont par le passé statué que le principe de transparence judiciaire ne devait être restreint que si cela était nécessaire pour assurer la saine administration de la justice; autrement, les procédures judiciaires devaient être publiques. Bien que l’avocate de la fonctionnaire m’ait demandé d’aller au-delà des modalités de l’ordonnance rendue par le tribunal criminel, sans outrepasser l’ordonnance elle-même, sa demande n’est étayée par aucun élément de preuve. En conséquence, la demande de l’avocate de la fonctionnaire du huis clos relativement à la tenue de l’audience et de la mise sous scellés des documents produits en preuve est rejetée.

61 Dans leurs arguments écrits et lors de l’audience préliminaire, les parties ont indiqué qu’elles ne s’opposeraient pas à ce que la fonctionnaire ou, selon le cas, le détenu en cause, témoignent à huis clos. Bien que les parties ne puissent déroger par entente mutuelle au principe de transparence judiciaire, je suis néanmoins disposée à considérer la demande des parties à cet effet lors de l’audience, au besoin. Dans la même veine, si l’ordonnance rendue par le tribunal criminel devait être modifiée avant qu’une décision soit rendue sur les griefs dont je suis saisie, les parties pourraient me présenter à nouveau cette demande aux fins d’une reconsidération des éléments de la présente décision ayant trait à la préservation de l’anonymat.

B. Production des documents

62 L’avocate de la fonctionnaire a demandé la divulgation intégrale des documents se rapportant à son licenciement, y compris la version intégrale du rapport d’enquête et de ses annexes de même que du dossier du SGD se rapportant au détenu. Pour ce qui est de l’employeur, son avocat a indiqué que dans la mesure où la fonctionnaire entendait s’appuyer sur une preuve médicale, les détails de son état de santé devraient être communiqués à l’employeur.

63 Vu les circonstances, je conviens avec les deux parties qu’il est important qu’ils disposent du temps nécessaire pour consulter la documentation et se préparer en vue de l’audience prévue en février 2013. Comme il a été mentionné et signalé avec justesse par l’avocat de l’employeur, j’ai le pouvoir en vertu de l’alinéa 226(1)e) de la Loi d’ordonner la production de documents qui seraient pertinents à la présente affaire. Je conclus que les documents demandés pourraient être pertinents et donc, j’ordonne leur production. Toutefois, à la lumière de l’ordonnance de non-publication émise par le tribunal criminel, et dans l’intérêt de la justice, je conclus qu’il y a lieu d’imposer certaines restrictions relativement à la divulgation des documents produits en preuve, de manière à ne pas révéler par inadvertance l’identité de la plaignante devant le tribunal criminel.

64 De plus, certains de ces documents renferment des renseignements sensibles ayant trait à des tiers ou à la sécurité du fonctionnement interne d’un établissement correctionnel. Par conséquent, dans les circonstances, certaines restrictions s’imposent relativement au traitement de ces documents. Je souligne par ailleurs que ces restrictions ne s’appliquent qu’en ce qui a trait à la divulgation des documents produits en preuve et non à ce qui pourrait survenir relativement à un document de cette nature pouvant être présenté en preuve par la suite à titre de pièce déposée au dossier dans le cadre des procédures dont je suis saisie. La question des restrictions relatives aux pièces, s’il y en a, sera abordée au besoin.

65 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

IV. Ordonnance

66 La demande de la fonctionnaire voulant que son nom ne soit pas mentionné est accueillie, dans la mesure où elle sera désignée au rôle d’audience de la Commission par les initiales « N. J. ». Par conséquent, j’ordonne que, quarante-cinq (45) jours après le prononcé de la présente décision, la fonctionnaire soit désignée au rôle d’audience et dans la décision qui sera rendue par la suite uniquement par les initiales « N. J. ». L’employeur sera désigné au rôle d’audience et dans la décision qui sera rendue par la suite par l’appellation « Service correctionnel du Canada », sans que le nom de l’établissement correctionnel ne soit mentionné. Durant les quarante-cinq (45) jours qui suivent le prononcé de la présente décision, les griefs ne figureront pas au rôle d’audience, mais les affaires demeureront au rôle aux fins de leur audition sur le fond.

67 La demande de la fonctionnaire concernant la tenue d’une audience à huis clos est rejetée.

68 La demande de la fonctionnaire concernant la mise sous scellés des documents produits en preuve est également rejetée.

69 En vertu de l’alinéa 226(1)e) de la Loi, j’ordonne à l’administrateur général de fournir des copies non caviardées des documents suivants aux représentants de la fonctionnaire, et ce, au plus tard le 4 janvier 2013 :

  1. le rapport d’enquête de l’employeur ayant mené à la suspension et au licenciement de la fonctionnaire;
  2. tous les documents se rapportant à la suspension et au licenciement de la fonctionnaire;
  3. le dossier du SGD du détenu en ce qui a trait à la suspension et au licenciement de la fonctionnaire.

70 Dans l’éventualité où l’administrateur général revendiquerait le privilège de non-divulgation à l’égard de quelque document dont la divulgation est ordonnée, son représentant s’engage à informer le greffe par écrit au plus tard le 18 décembre 2012 du ou des motifs invoqués à cet effet, et s’engage à identifier de manière générale les documents auxquels se rapporte le ou les motifs ainsi invoqués. Le représentant de l’administrateur général ne doit pas divulguer aux représentants de la fonctionnaire quelque document à l’égard duquel le privilège de non-divulgation est revendiqué à moins qu’il ne lui soit ordonné de le faire.

71 En ce qui a trait aux documents dont la divulgation est ordonnée, la présente ordonnance prescrit par ailleurs ce qui suit :

  1. les documents seront divulgués aux représentants de la fonctionnaire à la condition expresse qu’aucune copie, que ce soit intégralement ou en partie, n’en soit faite à quiconque, y compris à la fonctionnaire, sauf pour les déposer en preuve à titre de pièce lors de l’audience;
  2. les représentants de la fonctionnaire doivent prendre toutes les mesures qui s’imposent pour s’assurer que les documents soient conservés dans un endroit sécuritaire auquel personne, à part eux-mêmes, n’a accès;
  3. les représentants de la fonctionnaire sont autorisés à partager les informations contenues dans les documents uniquement avec la fonctionnaire aux fins de la préparation en vue de l’audience et pour la présentation de la cause de la fonctionnaire lors de l’audience;
  4. pour plus de certitude, les représentants de la fonctionnaire ne sont pas autorisés à discuter ou à divulguer au personnel de l’agent négociateur ou ses représentants, quelque information contenue dans les documents;
  5. la fonctionnaire n’est autorisée à partager avec personne, à part les représentants de la fonctionnaire, quelque information que ce soit contenue dans les documents;
  6. une fois que les représentants de la fonctionnaire n’auront plus besoin des documents aux fins mentionnées précédemment dans la présente décision, ils devront les rendre au représentant de l’employeur.

72 De plus, j’ordonne à la représentante de la fonctionnaire de fournir au représentant de l’employeur, au plus tard le 4 janvier 2013, les précisions, attestations médicales, rapports médicaux, noms de médecins et de psychologues et autres renseignements de ce type se rapportant à l’état de santé de la fonctionnaire qu’ils entendent faire valoir lors de l’audience.

Le 11 décembre 2012.

Traduction de la CRTFP

Linda Gobeil,
arbitre de grief

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