Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Les plaignants ont déposé leurs plaintes au motif que l’intimé aurait abusé de son pouvoir dans l’application du mérite dans le cadre d’un processus de nomination annoncé. Décision Le Tribunal a estimé qu’il n’y avait pas de preuve à l’appui des allégations selon lesquelles l’intimé aurait commis des erreurs dans la correction des examens servant à l’évaluation des candidats. Il a ajouté que les plaignants n’avaient pas prouvé que l’un des membres du comité d’évaluation avait un parti pris contre certains candidats. Les plaignants n’ont pas démontré que l’intimé avait favorisé les personnes nommées. Le Tribunal a jugé d’autre part que les plaignants n’avaient pas établi de preuve prima facie de discrimination de l’intimé à leur égard à cause de leur race, leur religion ou leur origine ethnique. Ils n’ont pas réussi non plus à démontrer qu’il y avait une distribution inégale de nominations intérimaires et de formations liées au travail entre les personnes issues des minorités visibles et les autres. En outre, la preuve a établi que ces possibilités n’offraient aucun avantage dans le processus de nomination. Enfin, le Tribunal a conclu qu’en dépit des allégations des plaignants, l’intimé avait évalué correctement les qualifications des personnes nommées. Plaintes rejetées.

Contenu de la décision

Coat of Arms - Armoiries
Dossiers :
2010-0101, 2010-0102 et 2010-0103
Décision
rendue à :

Ottawa, le 20 septembre 2012

RADHOUANE BEN ACHOUR, LAHCEN BEN JAB ET HASSANE BHAR
Plaignants
ET
LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA
Intimé
ET
AUTRES PARTIES

Affaire :
Plaintes d’abus de pouvoir en vertu de l’article 77(1)a) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique
Décision :
Les plaintes sont rejetées
Décision rendue par :
John Mooney, vice-président
Langue de la décision :
Français
Répertoriée :
Ben Achour c. le Commissaire du Service correctionnel du Canada
Référence neutre :
2012 TDFP 0024

Motifs de décision


Introduction

1 Radhouane Ben Achour, Lahcen Ben Jab et Hassane Bhar, les plaignants, allèguent que le Commissaire du Service correctionnel du Canada, l’intimé, a abusé de son pouvoir dans l’application du mérite dans ce processus de nomination. Plus spécifiquement, ils soutiennent qu’il a commis plusieurs erreurs dans la correction de l’examen écrit, qu’un membre du comité d'évaluation était partial à l’endroit de certains candidats à cause de conflits d’intérêts, qu’il a favorisé des personnes nommées et qu’il a mal évalué l’expérience d’une des personnes nommées. Les plaignants allèguent également que l’intimé a fait preuve de discrimination à leur endroit à cause de leur religion, leur race et leur origine ethnique. L’intimé nie toutes ces allégations.

2 La Commission de la fonction publique (CFP) n’a pas participé à l’audience mais a fait parvenir au Tribunal de la dotation de la fonction publique (le Tribunal) des observations écrites dans lesquelles elle décrit ses lignes directrices et ses guides en matière de nomination, notamment ses lignes directrices générales, celles portant sur l’évaluation des candidats et celles portant sur la discussion informelle. La CFP ne s’est pas prononcée sur le bien-fondé des plaintes.

3 Pour les raisons qui suivent, le Tribunal juge que les plaignants n’ont pas établi que l’intimé a abusé de son pouvoir dans l’application du mérite dans ce processus de nomination.

Contexte

4 Le 16 juin 2009, l’intimé a affiché une Annonce de possibilité d’emploi sur Publiservice, le site Web du gouvernement fédéral, pour doter à titre intérimaire ou pour une période indéterminée des postes de gestionnaire correctionnel aux groupe et niveau CX-04 dans trois établissements : l’Établissement Leclerc, l’Établissement Cowansville et l’Établissement Archambault. Le même énoncé de critères de mérite (ECM) et les mêmes outils d’évaluation ont été utilisés pour les trois établissements : un examen écrit, une entrevue et des vérifications des références. Les zones de sélection, cependant, étaient différentes pour chaque établissement. Seuls les employés qui occupaient un poste dans un des trois établissements pouvaient poser leur candidature pour un poste dans le même établissement. Les plaignants travaillaient à l’Établissement Leclerc et désiraient être nommés à un poste dans cet établissement.

5 Le comité d’évaluation pour les trois établissements était composé de Rénald Dubois, alors directeur adjoint intérimaire Opérations à l’Établissement Leclerc (maintenant à la retraite), Sylvie Plante, gestionnaire Opérations à l’Établissement Archambault et Karine Dutil, gestionnaire Interventions à l’Établissement Cowansville. 

6 Les plaignants ont échoué à l’examen écrit qui évaluait deux connaissances essentielles pour le poste.  Ils ont donc été éliminés du processus de nomination à cette étape. Neuf candidats travaillant dans l’Établissement Leclerc se sont qualifiés et l’intimé a nommé huit d’entre eux aux postes en question dans cet établissement pour une période indéterminée.

7 Le 23 février 2010, chacun des plaignants a présenté au Tribunal une plainte d’abus de pouvoir concernant les huit nominations à l’Établissement Leclerc en vertu de l’article 77(1)a) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, articles 12 et 13 (la LEFP).

8 Les trois plaintes ont été jointes aux fins de ces procédures, conformément à l’article 8 du Règlement du Tribunal de la dotation de la fonction publique DORS/2006 6, mod. par DORS/2011-116.

9 Les plaignants ont envoyé un avis à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) pour l’aviser qu’ils avaient l’intention de soulever une question liée à l’interprétation ou à l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne L.R.C., 1985, ch. H-6 (LCDP). La CCDP a informé le Tribunal qu’elle n’entendait pas participer à l’audience ni présenter d'observations.

Questions en litige

10 Afin de déterminer si l’intimé a abusé de son pouvoir dans l’application du mérite dans ce processus de nomination, le Tribunal doit statuer sur les questions suivantes :

  1. L’intimé a-t-il commis des erreurs dans la correction de l’examen écrit?
  2. Un des membres du comité d'évaluation était-il partial à l’endroit de certains candidats à cause de conflits d’intérêts?
  3. L’intimé a-t-il favorisé des personnes nommées?
  4. L’intimé a-t-il fait preuve de discrimination à l’endroit des plaignants à cause de leur religion, leur race ou de leur origine ethnique?
  5. L’intimé a-t-il bien évalué l’expérience d’une des personnes nommées?

Analyse

11 L’article 77(1) de la LEFP stipule qu’une personne qui est dans la zone de recours peut présenter une plainte selon laquelle elle n’a pas été nommée ou n’a pas fait l’objet d’une proposition de nomination au motif que la CFP ou l’administrateur général a abusé de son pouvoir dans le processus de nomination. La LEFP ne définit pas ce qu’est un abus de pouvoir, mais l’article 2(4) indique qu’« [i]l est entendu que, pour l’application de la présente loi, on entend notamment par “abus de pouvoir” la mauvaise foi et le favoritisme personnel ».

12 Comme l’a établi la jurisprudence du Tribunal, cette formulation inclusive indique que l’abus de pouvoir ne se limite pas à la mauvaise foi et au favoritisme personnel. La Cour d’appel fédérale a précisé dans la décision Kane c. le Procureur général du Canada, 2011 CAF. 19 (la Cour suprême du Canada a accepté d’entendre cette cause en appel), qu'une erreur peut également constituer un abus de pouvoir (para. 64). Il ressort cependant clairement du préambule de la LEFP et de la LEFP dans son ensemble qu’il faut plus que de simples erreurs ou omissions pour constituer un abus de pouvoir. Le fait qu’une erreur constitue ou non un abus de pouvoir dépend donc de la nature et de la gravité de l’erreur.

13 L'abus de pouvoir peut aussi comprendre une omission et une conduite irrégulière. L'ampleur de l'omission et la mesure dans laquelle la conduite est irrégulière peuvent déterminer si elles constituent un abus de pouvoir ou non. Voir, par exemple, la décision Tibbs c. Sous‑ministre de la Défense nationale, 2006 TDFP 0008.

Question I : L’intimé a-t-il commis des erreurs dans la correction de l’examen écrit?

14 Les plaignants affirment que l’intimé a commis plusieurs erreurs dans la correction de l’examen écrit.

Les réponses des plaignants

15 Les plaignants allèguent que le comité d’évaluation a mal corrigé plusieurs de leurs réponses à l’examen écrit. M. Ben Achour et M. Bhar ont été éliminés du processus de nomination parce qu’ils ont échoué aux questions qui évaluaient deux connaissances essentielles, soit la « [c]onnaissance du règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous caution et autres lois reliées au poste » (connaissance 1) et la « [c]onnaissance des politiques et pratiques de la sécurité » (connaissance 2). M. Ben Jab a échoué à la connaissance 1. Chaque connaissance était évaluée par plusieurs questions et il y avait une note de passage pour chaque connaissance.

16 Le Tribunal a jugé dans nombre de décisions que son rôle consiste à déterminer s’il y a eu abus de pouvoir, et non pas à réévaluer les candidats Voir, par exemple, la décision Broughton c. Sous-ministre de Travaux publics et Services gouvernementaux, 2007 TDFP 0020. Ainsi le Tribunal, après avoir examiné la correction de toutes les questions que les plaignants ont portées à son attention, juge qu’il n’y a pas eu d’abus de pouvoir dans cette correction. Les réponses étaient toutes tirées du manuel de sécurité du Service correctionnel du Canada (SCC) et des directives du Commissaire du SCC qui se retrouvent sur le site intranet de l’intimé, et chaque question de l’examen indiquait clairement quel document contenait la réponse à la question. Le Tribunal a vérifié les réponses contenues dans ces documents et elles ne correspondaient pas à celles fournies par les plaignants. Voici quelques exemples.

17 La question 1 de la connaissance 2 demandait aux candidats d’indiquer le nombre d’agents nécessaires pour une escorte sécuritaire pour deux détenus dont l’un possède une cote de sécurité maximale et l’autre une cote de sécurité moyenne. M. Ben Achour a répondu qu’il en fallait cinq. Selon le comité d’évaluation, cette réponse était incorrecte. Le Tribunal estime que la réponse du plaignant était en effet incorrecte puisque le para. 9 de la p. 5 de la Directive du commissaire 566-6 Escortes de sécurité indique que cela prend trois agents pour effectuer cette tâche.

18 La question 15 de la connaissance 2 donnait deux définitions et demandait aux candidats à quoi correspondaient ces définitions. Une des définitions était : « ceintures de cuir, lanières, camisole de force et autres dispositifs de ce type décrits dans le Manuel du matériel de sécurité ». M. Ben Achour a répondu qu’il s’agissait de la définition des « contraintes lourdes ». Le Tribunal convient que la réponse est fausse. M. Dubois a expliqué que le para. 6.a. de la p. 2 dela Directive du commissaire 844 Utilisation de matériel de contrainte pour des raisons de santé indique que c’est la définition de « matériel de contrainte souple ».

19 La deuxième définition fournie dans cette question se lisait comme suit :

[…] un dispositif de contrainte souple servant à attacher les quatre membres et permettant de restreindre d’autres parties (p. ex., la tête et les épaules) selon la situation en question, l’utilisation de matériel de contrainte aux quatre extrémités nécessite l’approbation préalable d’un médecin/ou d’un psychiatre. Lorsque le détenu est restreint à moins de quatre points d’attache, un membre du personnel infirmier et/ou un psychologue peut autoriser l’emploi du matériel de contrainte souple sans l’autorisation préalable d’un médecin ou d’un psychiatre.

20 M. Ben Achour avait écrit que c’était la définition des « contentions », mais le para. 6.b. de la p. 2 de la Directive du commissaire 844 Utilisation de matériel de contrainte pour des raisons de santé indique que c’est la définition de « [m]atériel de contrainte aux quatre extrémités ».

Les qualifications de Marie-Pierre Tétreault à réviser l’examen

21 Les plaignants allèguent que la correction de l’examen écrit a été effectuée par une personne qui ne possédait pas les qualifications requises pour effectuer cette tâche. Selon eux, Mme Tétreault, une agente d’administration aux groupe et niveau AS‑01, ne connaissait pas la législation et les directives sur le système correctionnel et les libérations conditionnelles.

22 Le Tribunal juge que cette allégation n’est pas fondée. M. Dubois a déclaré que c’est lui et non Mme Tétreault qui a corrigé les examens. Celle-ci ne faisait pas partie du comité d’évaluation. C’était un examen objectif composé de trois types de questions : des questions dans lesquelles le candidat devait indiquer si l’affirmation dans la question était vraie ou fausse, des questions avec des réponses à choix multiples, et des phrases que les candidats devaient compléter par un mot ou une expression. M. Dubois avait un corrigé avec les bonnes réponses. La participation de Mme Tétreault à cette correction consistait à vérifier, à l’aide du même corrigé, si M. Dubois avait bien corrigé les réponses et s’il avait bien calculé les notes accordées. De telles tâches ne nécessitent aucune expertise particulière.

Possibilité de divulgation des questions de l’examen à d’autres candidats

23 Les plaignants allèguent qu’il est possible que des candidats dans le processus de nomination aient divulgué des questions de l’examen à d’autres candidats parce que le même examen a été offert à trois périodes différentes : l’avant-midi du 10 septembre 2009, l’après-midi du même jour et le lendemain.

24 M. Dubois a expliqué que c’était pour des raisons de logistique qu’il a fallu faire passer l’examen en deux temps le 10 septembre 2009. Il a également dû faire passer l’examen le lendemain pour une candidate parce que celle-ci était en vacances le jour prévu pour l’examen.

25 M. Dubois a déclaré qu’il a pris les précautions nécessaires pour éviter que des questions d’examen soient divulguées. Mme Tétreault et lui ont surveillé les candidats lors de l’examen. Les candidats ne devaient apporter aucun document dans la salle d’examen et ne pouvaient quitter la salle avec des documents. Après l’examen, M. Dubois a mis les documents dans le classeur de son adjointe qui était verrouillé.

26 M. Dubois a ajouté que les candidats n’avaient pas intérêt à divulguer des questions d’examen aux autres candidats puisqu’ils étaient en compétition pour le même poste. De plus, les candidats savaient que s’ils trichaient, ils seraient assujettis à des mesures disciplinaires sévères pouvant aller jusqu’au congédiement.

27 Le Tribunal juge que l’allégation des plaignants n’est pas fondée. Les plaignants, qui ont le fardeau de preuve, n’ont pas établi que des candidats ont divulgué le contenu de l’examen à d’autres candidats. Un soupçon d’une possibilité de divulgation ne constitue pas une preuve convaincante. Le Tribunal est d’avis que l’intimé a pris suffisamment de précautions pour garder les documents d’examen hors de portée de tout candidat futur.

La discussion informelle

28 M. Dubois a tenu une discussion informelle avec chaque plaignant pour leur expliquer la correction de leur examen. La discussion informelle est une étape prévue à l’article 47 de la LEFP. Son but est de permettre à ceux qui ont participé au processus d’évaluation d’expliquer au candidat non reçu pourquoi sa candidature n’a pas été retenue.

29 M. Ben Achour a déclaré que lors de la discussion informelle, M. Dubois lui avait dit qu’il ferait part de ses commentaires aux autres membres du comité d’évaluation, mais il ne l’a jamais fait puisqu’il n’est jamais revenu sur ce sujet.

30 Le Tribunal juge qu’il ne s’agit pas d’une irrégularité. Comme l’a expliqué M. Dubois, il a discuté avec les autres membres du comité d’évaluation des commentaires de certains candidats, mais ne rencontrait ces candidats à nouveau que lorsqu’il avait décidé de changer la note du candidat, ce qui ne fût pas le cas pour ce qui est des plaignants.

Question II : Un des membres du comité d'évaluation était-il partial à l’endroit de certains candidats à cause de conflits d’intérêts?

31 Les plaignants soutiennent que M. Dubois n’aurait pas dû faire partie du comité d’évaluation puisqu’il était partial à l’endroit de certains candidats à cause de trois conflits d’intérêts. M. Dubois était le gestionnaire de certains candidats, M. Bhar s’est plaint auprès de la direction de l’établissement de la façon dont M. Dubois a géré une situation de harcèlement par un collègue et M. Bhar s’est plaint auprès de cette même direction de la révocation de sa nomination intérimaire à un poste d’agent correctionnel aux groupe et niveau CX-02.

32 Au paragraphe 125 de la décision Denny c. le sous-ministre de la Défense nationale, 2009 TDFP 0029, le Tribunal cite à la décision Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, [1976] A.C.S. No 118 (QL), dans laquelle a été établi le critère de la crainte raisonnable de partialité, à la page 394 (R.C.S.) :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet […] [c]e critère consiste à se demander "à quelle conclusion en arriverai une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?"

33  Dans une décision plus récente, soit la décision Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; [1992] A.C.S. No 21 (QL), la Cour suprême a expliqué ce critère de la façon suivante, au paragraphe 22 (QL) : « [C]e critère consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez un décideur ». Les critères objectifs énoncés par la Cour suprême dans les décisions Committee for Justice et Newfoundland Telephone Co. s’appliquent également aux membres des comités d’évaluation dans le cadre d’une nomination effectuée en vertu de le LEFP. Voir, par exemple, la décision Gignac c. le sous-ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, 2010 TDFP 0010, aux paras. 64‑71.

Le fait que M. Dubois cumulait les fonctions de gestionnaire et de membre du comité d’évaluation

34 Les plaignants soutiennent que ce cumul de fonctions plaçait M. Dubois dans une situation de conflit d’intérêts. Le Tribunal ne voit pas de conflit d’intérêts du fait que M. Dubois, qui était le gestionnaire des postes à doter pour ce qui est de l’Établissement Leclerc, était aussi le gestionnaire des plaignants et d’autres candidats dans ce processus de nomination. Au contraire, il est normal, et même dans certains cas souhaitable, que le gestionnaire des postes à doter participe au processus de nomination puisque ce gestionnaire connait bien la nature et les fonctions des postes à doter. Ce n’est en aucune façon une situation de conflit d’intérêts.

35 La preuve présentée en l’espèce est donc insuffisante pour établir une crainte raisonnable de partialité de la part de M. Dubois. Un observateur relativement bien renseigné ne conclurait pas que M. Dubois a mal évalué les plaignants et les autres candidats dont il a eu la supervision du seul fait qu’il était leur gestionnaire. Il faut aussi souligner que M. Dubois jouissait de peu de marge de manœuvre dans sa correction de l’examen écrit puisque, tel que mentionné précédemment, il s’agissait d’un examen objectif composé de questions de type vrai ou faux ou à choix multiples. On ne pourrait conclure qu’il est plus probable que non que l’évaluation des qualifications des plaignants était partiale.

La façon dont M. Dubois a géré une situation de rapport anonyme

36 Selon M. Bhar, M. Dubois était en situation de conflit d’intérêts parce que M. Bhar s’était plaint auprès de Robert Poirier, le directeur de l’Établissement Leclerc, de la façon dont il avait géré une situation de rapport anonyme qui incriminait M. Bhar. Le rapport accusait M. Bhar d’avoir quitté un poste de surveillance sans se faire remplacer.

37 Le 4 mars 2009, M. Bhar travaillait dans l’unité 1 de l’Établissement Leclerc. Une personne avait fait parvenir à M. Dubois un rapport anonyme dans lequel elle accusait M. Bhar d’avoir abandonné son poste pour aller prier. Cette même personne déplore dans ce rapport que les règlements de l’établissement ne soient pas appliqués de façon égale à toutes les races et à tous les groupes ethniques.

38 M. Bhar a déclaré qu’il n’avait jamais abandonné son poste; il est allé prendre sa pause-repas et s’était fait remplacer avant de partir. Il a demandé une copie du rapport anonyme à M. Dubois mais celui-ci refusait de le lui remettre. M. Dubois a expliqué au Tribunal qu’il préférait faire enquête plutôt que de remettre le rapport anonyme à M. Bhar.

39 M. Dubois a déclaré que lorsqu’il a reçu le rapport anonyme, il a demandé à Steve Stockless, gestionnaire correctionnel et superviseur immédiat de M. Bhar, de faire enquête sur la situation. M. Dubois et M. Stockless ont appris que l’allégation contenue dans le rapport n’était pas fondée. M. Bhar avait pris sa pause-repas comme il en avait le droit et s’était fait remplacer avant de quitter son poste. Ils ont aussi appris l’identité de l’auteur du rapport anonyme. M. Dubois a rencontré l’agent correctionnel qui avait émis le rapport et l’a averti de vérifier les faits avant de faire des accusations qui peuvent s’avérer sans fondement. M. Dubois lui a aussi dit que les règlements de l’établissement étaient appliqués de façon égale à tous, qu’il n’était pas content de la situation, que son comportement était inacceptable et qu’il aurait des problèmes s’il continuait d’agir ainsi.

40 Le 21 avril 2009, M. Dubois a répondu à M. Bhar qu’il avait fait enquête et qu’il était satisfait que M. Bhar était en pause-repas comme il en avait le droit. M. Dubois a ajouté qu’il considérait que l’incident était clos.

41 Le 21 mai 2009, M. Bhar et M. Ben Achour ont rencontré M. Dubois pour lui faire part de la problématique avec l’auteur du rapport anonyme et lui demander une médiation à cet égard. M. Dubois a transmis leur demande à Pierre Gautier, directeur adjoint intérimaire du service de gestion.

42 Le 28 juin 2009, M. Bhar a remis à M. Poirier une plainte de harcèlement contre l’auteur du rapport anonyme, qui, selon M. Bhar, le harcelait depuis une dizaine d’années à cause de sa religion et de son origine ethnique. Dans cette plainte, M. Bhar reproche à M. Dubois sa façon d’avoir géré la situation du rapport anonyme décrite ci‑dessus et son refus de lui remettre le rapport.

43 M. Gautier a tenu une séance de médiation le 2 juillet 2009 avec M. Ben Achour, M. Bhar et l’auteur du rapport anonyme. Dans son rapport sur cette médiation, M. Gautier mentionne que l’auteur du rapport anonyme s’était excusé d’avoir préparé le rapport et que M. Bhar avait accepté ses excuses. M. Bhar a reçu une copie du rapport anonyme après cette médiation.

44 Le Tribunal ne peut conclure que le comportement de cet agent correctionnel plaçait M. Dubois en situation de conflit d’intérêts. Le conflit décrit par M. Bhar est un conflit entre l’auteur du rapport anonyme et M. Bhar, et non entre M. Bhar et M. Dubois. M. Bhar n’accuse pas M. Dubois de le harceler; il lui reproche d’avoir mal géré la situation du rapport anonyme. Le Tribunal note que M. Dubois n’était pas insensible à la problématique entre M. Bhar et son présumé harceleur. Il l’a sommé de cesser son comportement, sinon il subirait des conséquences négatives.

45 La preuve présentée en l’espèce est donc insuffisante pour établir une crainte raisonnable de partialité de la part de M. Dubois. Un observateur relativement bien renseigné ne conclurait pas que M. Dubois a mal évalué M. Bhar parce que ce dernier s’est plaint de la façon dont il a géré un conflit entre M. Bhar et un autre agent correctionnel sous sa gouverne. Le Tribunal rappelle que les plaignants ont échoué à un examen objectif qui laissait peu de marge de manœuvre au correcteur. On ne peut conclure qu’il est plus probable que non que l’évaluation des qualifications de M. Bhar était partiale à cause de cette plainte.

La révocation de la nomination intérimaire de M. Bhar

46 Le 7 août 2009, M. Bhar s’est plaint à M. Poirier, le directeur de l’Établissement Leclerc, que M. Dubois avait révoqué sa nomination intérimaire à un poste d’agent correctionnel CX-02 pour se venger du fait que M. Bhar s’était plaint de la façon dont M. Dubois avait géré la situation du rapport anonyme décrite plus haut.

47 Le Tribunal conclut que rien ne prouve que M. Dubois ait voulu se venger de quoi que ce soit en mettant fin à cette nomination intérimaire. M. Dubois a expliqué dans son témoignage qu’une des conditions imposées à M. Bhar pour sa nomination intérimaire à un poste dans l’unité 1 était qu’il ne change pas de quart de travail avec des employés dans les autres unités de l’établissement. M. Bhar avait accepté cette condition. Les changements de quart étaient permis dans d’autres unités parce que le travail des agents correctionnels dans ces unités était semblable. Mais le travail dans l’unité 1 était très différent. On y accueillait des détenus qui revenaient à l’établissement à cause du non-respect des conditions de liberté surveillée. C’était une unité difficile dans laquelle les détenus étaient nerveux et anxieux. Il y avait beaucoup d’antagonismes entre détenus. Il était important que les agents correctionnels de cette unité y demeurent pour assurer une certaine stabilité. Les agents de cette unité devenaient familiers avec les détenus et s’habituaient au fonctionnement de l’unité. Ils pouvaient ainsi mieux répondre aux demandes des détenus.

48 M. Dubois avait reçu des plaintes de plusieurs gestionnaires correctionnels selon lesquelles M. Bhar avait à plusieurs reprises échangé son quart de travail avec des agents correctionnels des autres unités. M. Dubois a donc demandé qu’on mette fin à sa nomination intérimaire  pour cette raison.

49 Le Tribunal juge que M. Dubois a fourni une explication raisonnable pour avoir mis fin à la nomination intérimaire de M. Bhar. Sans juger formellement au sujet de cette révocation, il n’y a rien qui démontre de la vengeance. M. Dubois a déclaré que lors du processus de nomination, il n’était pas au courant de la plainte que M. Bhar avait fait auprès de M. Poirier et les plaignants n’ont pas établi que sa déclaration était fausse. Si M. Dubois n’était pas au courant de cette plainte, elle ne pouvait influencer son évaluation des qualifications de M. Bhar. Même s’il avait été au courant de cette plainte, rien n’indique pour autant que M. Dubois était dans une situation de conflit d’intérêts et qu’il était partial à l’endroit de M. Bhar. Le Tribunal note encore une fois que l’examen auquel M. Bhar a échoué était un examen objectif qui laissait peu de marge de manœuvre au correcteur. Un observateur relativement bien renseigné ne conclurait donc pas que M. Dubois a mal évalué M. Bhar parce que ce dernier s’est plaint de la révocation de sa nomination intérimaire. On ne peut dire qu’il est plus probable que non que l’évaluation des qualifications de M. Bhar était partiale pour cette raison.

Question III : L’intimé a-t-il favorisé des personnes nommées?

50 Les plaignants soutiennent que les personnes qui occupaient le poste contesté à titre intérimaire et celles qui avaient reçu une formation sur la gestion des situations d’urgence ont été favorisées dans ce processus de nomination puisque ces nominations et cette formation leur procuraient un avantage sur les autres candidats. Ils soutiennent également que lors d’un autre processus de nomination intérimaire, l’intimé a favorisé Hugo Bazinet, un des candidats nommés dans le processus qui fait l’objet de ces plaintes.

Les nominations intérimaires

51 Selon les plaignants, les personnes qui avaient occupé le poste en question à titre intérimaire jouissaient d’un avantage sur les autres candidats dans ce processus de nomination. Plusieurs d’entre eux occupaient le poste depuis plusieurs années.

52 Par exemple, Claude Bérard, selon son curriculum vitae, a occupé le poste de gestionnaire correctionnel à titre intérimaire de septembre à décembre 2006 et d’octobre 2007 jusqu’à la date du processus contesté.

53 M. Bérard a confirmé avoir occupé le poste de gestionnaire correctionnel à titre intérimaire, mais il a souligné qu’il a aussi acquis une vaste expérience dans d’autres postes qui a pu lui être utile dans ce processus. Il possède 11 ans d’expérience en tant qu’agent correctionnel aux groupe et niveau CX-02. De 1988 à aujourd’hui, il a occupé beaucoup d’autres postes à titre intérimaire qui lui ont procuré des connaissances importantes dans le domaine correctionnel. Il a déclaré toutefois qu’avoir occupé le poste contesté à titre intérimaire ne garantissait pas un succès dans un processus pour ce poste pour une période indéterminée puisqu’il a dû participer à neuf processus de nomination pour un poste de gestionnaire CX-04 avant d’être nommé à ce poste pour une période indéterminée.

54 Le Tribunal juge que les plaignants n’ont pas établi que le processus de nomination favorisait les personnes qui avaient occupé le poste à titre intérimaire. Ils n’ont pas démontré, par exemple, que les questions de l’examen les favorisaient.

55 Les plaignants n’ont pas établi, non plus, qu’avoir occupé le poste à titre intérimaire aurait assuré au candidat une réussite dans ce processus de nomination. Vingt-neuf candidats ont subi l’examen écrit. Même si neuf des onze candidats qui occupaient le poste de gestionnaire correctionnel à titre intérimaire ont réussi l’examen écrit, cinq candidats qui n’avaient jamais occupé ce poste à titre intérimaire l’ont également réussi. Il est aussi révélateur que M. Bérard n’a obtenu le poste de gestionnaire correctionnel pour une période indéterminée qu’après neuf tentatives, même s’il avait déjà occupé le même poste sur une base intérimaire.

56 La preuve démontre également qu’avoir occupé le poste à titre intérimaire n’a pas eu d’impact sur les résultats de l’examen écrit puisque c’était un examen de connaissances pour lequel les candidats pouvaient se préparer. Toutes les réponses se retrouvaient dans le manuel de sécurité du SCC et dans les directives du Commissaire du SCC.

La formation sur la gestion des situations d’urgence

57 Les plaignants ont aussi soutenu que les candidats qui avaient reçu une formation sur la gestion des situations d’urgence jouissaient d’un avantage dans ce processus.

58 M. Dubois a expliqué que cette formation était obligatoire pour occuper le poste de gestionnaire correctionnel, que ce soit à titre intérimaire ou pour une période indéterminée. Seuls les employés qui s’étaient partiellement ou complètement qualifiés dans un processus de nomination annoncé pour ce poste pouvaient recevoir cette formation. L’intimé n’a pas offert cette formation aux plaignants parce qu’ils ne se sont jamais qualifiés dans un tel processus.

59 Selon M. Dubois, le fait d’avoir subi ou non cette formation n’a eu aucun impact sur l’examen écrit auquel les plaignants ont échoué puisqu’il n’y avait aucun élément de gestion de crise dans l’examen écrit.

60 Le Tribunal juge que les plaignants n’ont pas établi que l’intimé a procuré un avantage aux personnes qui avaient reçu cette formation. Ils n’ont pas établi que cette formation les avantageait dans l’examen écrit.

La nomination intérimaire de M. Bazinet

61 Les plaignants allèguent que l’intimé a fait preuve de favoritisme à l’égard de M. Bazinet lors d’une nomination intérimaire à un poste de gestionnaire correctionnel en février 2009. M. Bazinet est également un des candidats nommés dans le processus de nomination contesté.

62 Les plaignants ont signalé leur intérêt pour cette nomination intérimaire mais elle a été offerte à M. Bazinet. Ils fondent leur allégation sur le fait que la date butoir pour faire connaître son intérêt pour le poste était le vendredi 27 février 2009, et qu’ils ont appris que M. Bazinet avait débuté dans ses fonctions le lundi suivant, soit le 2 mars 2009. Selon les plaignants, l’intimé avait choisi M. Bazinet avant même la date de clôture des candidatures, ce qui amène des derniers à conclure que l’intimé a fait preuve de favoritisme à l’égard de M. Bazinet.

63 M. Dubois a expliqué qu’il s’agissait d’une nomination intérimaire de moins de quatre mois, tel qu’indiqué dans l’avis d’intérêt. On devait procéder rapidement pour le doter en raison d’un besoin urgent. L’employée qui jusque-là avait occupé le poste venait d’être affectée à un autre poste dans l’établissement. Le vendredi 27 février 2009, c’est-à-dire la date butoir pour faire connaître son intérêt pour le poste, M. Dubois a donc examiné toutes les demandes reçues. M. Dubois a décidé à la fin de cette journée que M. Bazinet satisfaisait le mieux aux critères du poste. Le 2 mars 2009, M. Bazinet a commencé une formation de deux semaines pour le poste en question et il a débuté son travail le 13 mars 2009. M. Dubois a précisé qu’il ne connaissait pas M. Bazinet autrement qu’à titre professionnel.

64 M. Bazinet a confirmé dans son témoignage qu’il a commencé sa formation le 2 mars 2009 et a débuté à son travail de gestionnaire correctionnel deux semaines plus tard. Il a aussi confirmé que sa relation avec M. Dubois était uniquement professionnelle.

65 Le Tribunal veut d’abord préciser qu’il ne peut se prononcer sur la légalité de cette nomination intérimaire puisqu’il n’a pas compétence sur cette mesure de dotation. En effet, il s’agit d’une nomination intérimaire de moins de quatre mois et l’article 14(1) de la REFP précise que ces nominations sont soustraites de l’application de l’article 77(1) de la LEFP qui accorde aux employés un droit de recours au Tribunal dans les cas de nominations.

66 Le Tribunal peut cependant examiner ce processus de nomination intérimaire pour voir s’il y a un lien entre ce processus et celui qui a mené aux nominations visées par ces plaintes-ci. Le Tribunal juge qu’il n’y a aucun lien entre ces deux processus de nomination. Les plaignants n’ont pas réussi à établir que l’intimé a fait preuve de favoritisme personnel envers M. Bazinet lors de cette nomination intérimaire, et que ce favoritisme personnel s’étend aux nominations contestées. L’explication fournie par M. Dubois au sujet de la nomination intérimaire de M. Bazinet est pleinement raisonnable. Son témoignage indique qu’il a choisi M. Bazinet parce que ce dernier satisfaisait le mieux aux critères du poste et seulement après avoir examiné toutes les déclarations d’intérêt reçues pour ce poste. Le fait que M. Dubois ait nommé M. Bazinet le jour ouvrable suivant la date de clôture des déclarations d’intérêt ne suffit pas pour démontrer que l’intimé avait choisi ce dernier avant même la date butoir ou qu’il l’a favorisé de quelque façon que ce soit.

Question IV : L’intimé a-t-il fait preuve de discrimination à l’endroit des plaignants à cause de leur religion, leur race ou de leur origine ethnique?

67 Les plaignants allèguent que l’intimé a fait preuve de discrimination à leur égard à cause de leur race, de leur religion et de leur origine ethnique. Il n’est pas contesté que les plaignants sont des musulmans nés dans des pays du Maghreb.

68 Selon l’article 80 de la LEFP, pour déterminer si la plainte est fondée en vertu de l’article 77, le Tribunal peut interpréter et appliquer la LCDP.

69 L’article 7 de la LCDP stipule que le fait de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu ou de le défavoriser en cours d’emploi par des moyens directs ou indirects constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. L’article 3 de la LCDP énumère les motifs de distinction illicite, lesquels comprennent la race, la religion et l’origine ethnique.

Le cadre analytique pour l’allégation de discrimination

70 Le Tribunal a établi dans sa jurisprudence qu’il revient au plaignant de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’intimé a abusé de son pouvoir dans le processus de nomination. Voir, par exemple, la décision Tibbs aupara. 49.

71 Dans un contexte de droits de la personne, il incombe au plaignant d’établir une preuve à première vue de discrimination. Dans la décision Ontario (Commission ontarienne des droits de la personne) c. Simpsons Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536 (également connue sous le nom de décision O’Malley), la Cour suprême du Canada a énoncé le critère permettant d’établir une preuve à première vue de discrimination:

28 [...] Dans les instances devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit faire une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire qu’il y a discrimination. Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé. [...]

72 Le Tribunal doit donc déterminer si, en donnant foi à la preuve du plaignant, elle est suffisamment complète pour justifier une conclusion de discrimination, en l’absence d'explication de l’intimé. Si le plaignant réussit à établir une preuve à première vue de discrimination, il incombe alors à l’intimé de fournir une explication raisonnable démontrant que la discrimination ne s’est pas produite comme cela est allégué ou que la conduite était d’une manière ou d’une autre non discriminatoire. Voir Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, para. 49.

73 La Cour fédérale a indiqué dans l’affaire Canada (Human Rights Commission) c. Canada (Department of National Health and Welfare), 1998 CanLII 7740 au para. 17 (Chopra C.F.), qu’il est possible de prouver la discrimination par inférence en utilisant la preuve circonstancielle lorsqu’il n’y a pas de preuve directe. Cette preuve consiste d’une série de faits qui ensemble pourraient prouver la discrimination.

74 En l’espèce, la preuve que les plaignants invoquent au soutien de leurs allégations est de nature circonstancielle. Le critère à appliquer pour examiner une preuve circonstancielle a été énoncé par Beatrice Vizkelety dans l’ouvrage Proving Discrimination in Canada (Toronto : Carswell, 1987), à la page 142, dont voici un extrait que la Cour fédérale a également cité dans l’affaire Chopra C.F. avec approbation:

Le critère approprié à appliquer lorsqu’il s’agit de preuves circonstancielles, lequel doit respecter la norme de la prépondérance de la preuve, peut donc être expliqué de la façon suivante : il est possible de conclure à la discrimination quand la preuve présentée à l’appui rend cette conclusion plus probable que n’importe quelle autre conclusion ou hypothèse. [traduction]

75 Même si le Tribunal jugeait qu’il y avait suffisamment de preuve circonstancielle pour établir l’existence d’un acte discriminatoire, les plaignants doivent quand même démontrer qu’il existe un lien entre cette preuve circonstancielle et la preuve de discrimination individuelle à leur égard afin qu’une preuve à première vue de discrimination puisse être établie. Voir les décisions suivantes : Swan c. Forces armées canadiennes, (1994) 25 C.H.R.R. 312, para. 30 (T.C.D.P.), Hill c. Air Canada, 2003 TCDP 9, para. 133, Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social), 2001 CanLII 8492 (T.C.D.P.), para. 211 (Chopra TCDP). Ainsi, la question que le Tribunal doit trancher est celle à savoir si les distinctions fondées sur des motifs illicites ont été des facteurs par rapport à ce processus de nomination. Ultimement, les plaignants doivent établir un lien entre la preuve d’un acte discriminatoire et l’expérience particulière des plaignants. Voir Ogunyankin c. Queen’s University, 2011 HRTO 1910 (CanLII), para. 221.

Les plaignants ont-ils établi une preuve à première vue de discrimination?

76 Les plaignants soutiennent qu’en raison de leur race, leur religion ou leur origine ethnique, l’intimé leur a accordé peu de nominations intérimaires et de formation, et a refusé à M. Bhar une formation sur les armes à feu. De plus, un agent correctionnel harcelait M. Bhar pour ces mêmes motifs.

i) Les nominations intérimaires et les formations

77 Selon les plaignants, qui font tous partie de minorités visibles, les employés qui font partie de ces groupes ont reçu moins de nominations intérimaires que ceux qui n’en font pas partie. M. Ben Jab travaille à l’Établissement Leclerc depuis 11 ans, mais il n’a occupé qu’une seule fois pendant un an un poste d’agent correctionnel CX-02 à titre intérimaire. Il a été nommé une deuxième fois à ce même poste à titre intérimaire en janvier 2011. Il n’a jamais été nommé à titre intérimaire au poste contesté. La situation est très différente pour les personnes qui ne font pas partie des minorités visibles. M. Dubois leur a accordé plusieurs nominations intérimaires dans le poste contesté pour des périodes pouvant aller jusqu’à 17 ans.

78 Selon les plaignants, les membres qui ne font pas partie des minorités visibles ont également reçu plus de formation que ceux qui en font partie. M. Bérard, par exemple, a, selon M. Bhar, reçu 15 formations liées au travail.

79 Le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur ces nominations intérimaires puisque les plaignants n’ont jamais présenté de plaintes concernant ces nominations. Il n’a pas compétence non plus sur les questions reliées à la formation accordée aux employés. Toutefois, le Tribunal peut en tenir compte dans son analyse de la preuve circonstancielle.

80 Le Tribunal note que la preuve de distribution inégale de nominations intérimaires est faible. Les plaignants n’ont déposé aucun document à cet effet. Les déclarations des plaignants sont les seules preuves à ce sujet. Ces déclarations sont vagues. Les plaignants n’ont identifié que quelques cas d’employés qui avaient reçu de telles nominations, dont M. Bérard. Les plaignants ne précisent pas combien d’employés qui ne faisaient pas partie des minorités visibles ont reçu une nomination intérimaire au poste contesté dans les dernières années. Leurs déclarations ne donnent donc pas l’ordre de grandeur de cette inégalité de distribution.

81 De toute façon, le Tribunal n’a pas besoin de tirer une conclusion sur cette présumée inégalité de distribution des nominations intérimaires parce qu’elle n’a eu aucun impact sur ce processus de nomination car il s’agissait d’un examen objectif de connaissances pour lequel les candidats pouvaient se préparer. L’examen de M. Ben Achour, que ce dernier a mis en preuve, indique que les réponses de l’examen se retrouvaient toutes dans le manuel de sécurité du SCC et dans les directives du Commissaire du SCC. Avoir occupé le poste à titre intérimaire ne procurait donc aucun avantage aux candidats.

82 Pour ce qui est de la distribution des formations reliées au travail entre les employés qui font partie des minorités visibles et ceux qui n’en font pas partie, même si le Tribunal acceptait l’affirmation des plaignants que cette distribution était inégale, cela ne suffirait pas pour établir une preuve à première vue de discrimination puisque les plaignants n’ont pas démontré que cela aurait avantagé les personnes qui ont reçu ces formations.

La formation sur les armes à feu

83 M. Bhar allègue que l’intimé a fait preuve de discrimination à son égard à cause de sa race, sa religion ou son origine ethnique en lui refusant une formation sur les armes à feu. Il a déclaré qu’une gestionnaire correctionnelle à l’Établissement Leclerc lui avait dit que le directeur adjoint des opérations correctionnelles au même établissement s’opposait à ce qu’il reçoive cette formation parce qu’il est musulman. (Le Tribunal ne nomme pas ces personnes parce qu’elles n’ont pas été appelées à témoigner pour fournir leur version des faits.)

84 Même si le Tribunal donnait foi à l’affirmation de M. Bhar, il ne pourrait conclure qu’il y a preuve à première vue de discrimination de ce fait parce qu’il n’y a aucun lien entre ce refus de formation et un comportement discriminatoire dans ce processus de nomination. Selon le témoignage de M. Dubois et M. Bhar lui-même, ces deux personnes n’ont joué aucun rôle dans ce processus de nomination. De plus, aucune question de l’examen écrit ne portait sur les armes à feu.

Le comportement de l’auteur du rapport anonyme

85 M. Bhar a aussi fait allusion à l’auteur du rapport anonyme dont il a été question plus haut. Selon M. Bhar, cette personne le harcelait depuis une dizaine d’années. Même si le Tribunal était prêt à croire que cette personne harcelait M. Bhar depuis plusieurs années à cause de sa race, de sa religion ou de son origine ethnique, il ne pourrait conclure que cela constitue une preuve à première vue de discrimination dans ce processus de nomination parce que cet agent n’a pas participé au processus de nomination et n’y a joué aucun rôle. Il n’y a aucun lien entre le comportement de cet agent correctionnel et le processus de nomination.

86 Le Tribunal conclut donc que dans l’ensemble, même si elle était avérée, la preuve du plaignant ne permet pas d’établir une preuve à première vue de discrimination. Les plaignants n’ont pas établi qu’une distribution inégale de nominations intérimaires et de formations reliées au travail aurait eu un impact sur les résultats de ce processus de nomination. Quant aux commentaires du directeur adjoint des opérations correctionnelles au sujet du refus de donner à M. Bhar une formation sur les armes à feu, même en donnant foi à la preuve de M. Bhar, les plaignants n’ont pu établir un lien entre ce comportement et le processus de nomination en cause puisque cette personne n’a eu aucun rôle à jouer dans ce processus et aucune question de l’examen écrit ne portait sur les armes à feu. Le même commentaire s’applique au présumé harceleur de M. Bhar; il n’a participé d’aucune façon à ce processus de nomination. Voir la décision Chopra TCDP, au para. 211 (QL). Les plaignants n’ont donc pas établi une preuve de discrimination à première vue à leur égard à cause de leur race, leur religion ou leur origine ethnique.

Question V : L’intimé a-t-il bien évalué l’expérience d’une des personnes nommées?

87 Les plaignants soutiennent que Jean-François Joly, une des personnes nommées, ne possède pas d’expérience dans la participation des activités reliées à la gestion de cas, une des qualifications essentielles dans ce processus de nomination. Selon les plaignants, faire de la gestion de cas implique faire le suivi du détenu pendant sa détention jusqu’à sa réinsertion sociale. Cela implique également que l’intimé a confié à l’agent correctionnel une dizaine de détenus dont il devait suivre le cheminement.

88 M. Ben Achour a expliqué qu’il y a quatre unités à l’Établissement Leclerc. Il a travaillé dans les unités 1 et 2. M. Joly travaillait dans l’unité 1 et, selon M. Ben Achour, l’intimé ne fait pas de gestion de cas dans cette unité parce que les détenus n’y demeurent que temporairement. La description de travail pour cette unité ne mentionne pas la gestion de cas et il n’y a pas d’équipe de gestion de cas. Dans toutes les autres unités, les détenus sont gérés par une équipe de gestion de cas.

89 M. Dubois a déclaré que la participation dans la gestion de cas est définie dans le document Gestionnaire correctionnel où l’on indique que cette expérience implique la participation en tant que membre d’une équipe dans la revue et/ou la rédaction de rapports ayant trait à la gestion de cas, et/ou la participation aux activités reliées au cheminement de la réintégration des détenus.

90 M. Dubois a déclaré que M. Joly avait démontré dans sa lettre de présentation et dans son curriculum vitae qu’il avait acquis cette expérience à la fois dans l’unité 1 et dans d’autres secteurs de l’établissement.

91 Selon M. Dubois, les agents correctionnels dans l’unité 1 font de la gestion de cas. Ils n’ont pas un lot de détenus dont ils doivent suivre le cheminement, mais on y fait beaucoup d’activités reliées à la gestion de cas. Le curriculum vitae de M. Joly indique qu’il a fait de la gestion de cas lorsqu’il était dans cette unité. Il effectuait les évaluations initiales des détenus. Selon M. Dubois, c’est une activité importante de gestion de cas, car il faut déterminer si le détenu est dans une situation problématique. S’il est suicidaire, par exemple, il faut lui fournir des services psychiatriques.

92 M. Dubois a aussi souligné que M. Joly avait indiqué dans son curriculum vitae que lorsqu’il était agent correctionnel intérimaire de janvier 2008 à mai 2009, il était responsable de consigner toute information importante sur les détenus dans le livre de bord de l’unité. Ces renseignements aident à la prise de décision pour la gestion de cas. Par exemple, en isolement, si le détenu est violent, l’agent correctionnel le note et l’équipe de gestion de cas prend cet élément en considération pour évaluer la situation.

93 Le curriculum vitae de M. Joly indique également que lorsqu’il était agent correctionnel CX-02 intérimaire de mai 2006 à janvier 2008, il motivait et encourageait les détenus à participer à des programmes. Cela constitue, selon M. Dubois, de la participation à la gestion de cas. Un programme axé sur le travail, par exemple, aidera le détenu à se trouver un emploi à sa sortie. Un programme portant sur la violence aidera le détenu à changer son comportement. M. Dubois a donné plusieurs autres exemples de tâches qu’a effectuées M. Joly et qui constituaient, selon M. Dubois, de la gestion de cas.

94 M. Dubois a précisé qu’il ne connaissait pas M. Joly avant qu’il vienne travailler à l’Établissement Leclerc et que sa relation avec lui était uniquement professionnelle.

95 M. Joly a déclaré qu’il possédait l’expérience requise. Il a repris essentiellement les mêmes exemples fournis par M. Dubois et en a ajouté quelques autres. Par exemple, lorsqu’il travaillait dans l’unité 1, il dirigeait les détenus à des psychologues au besoin et transmettait l’information sur le détenu au gestionnaire correctionnel.

96 M. Bérard, un des candidats nommés, a témoigné à ce sujet. Selon lui, les employés qui travaillaient dans l’unité 1 faisaient de la gestion de cas, mais pas de la même manière que les autres unités parce que la clientèle était différente. M. Bérard a donné quelques exemples. L’agent correctionnel doit, par exemple, administrer l’entrevue initiale du détenu et le classer dans un des deux groupes de l’unité 1, soit la population ordinaire ou la population à activités restreintes. L’agent correctionnel participe aussi à la gestion de cas en aidant les détenus de plusieurs façons : par exemple, en les conseillant comment mettre fin à leur bail d’habitation puisqu’ils sont incarcérés, en prévenant la famille du détenu de son incarcération, en conseillant le détenu au sujet de son emploi à l’extérieur de l’établissement, en l’aidant à communiquer avec un avocat, etc. L’agent correctionnel doit également rédiger des rapports d’observation.

97 Le Tribunal note d’abord que l’ECM exige peu quant à la gestion de cas. On ne demandait pas aux candidats d’avoir fait de la gestion de cas, mais seulement qu’ils possèdent une expérience « dans la participation des activités reliées à la gestion de cas » des détenus. Vu ce libellé très large, le Tribunal juge que M. Dubois pouvait raisonnablement conclure que les exemples qu’il a fournis constituaient une participation à des activités de gestion de cas, surtout ceux reliés à la rédaction de rapports ou de parties de rapports. Il en est de même des exemples donnés par M. Joly et M. Bérard. Le Tribunal conclut donc que l’intimé n’a pas abusé de son pouvoir en évaluant cette qualification.

Décision

98 Pour les motifs énoncés ci-haut, les plaintes sont rejetées.


John Mooney
Vice-président

Parties au dossier


Dossiers du Tribunal :
2010-0101, 2010-0102 et 2010-0103
Intitulé de la cause :
Radhouane Ben Achour, Lahcen Ben Jab, Hassane Bhar et le Commissaire du Service correctionnel du Canada
Audience :
Les 17 et 18 février 2011 et du 21 au 23 juin 2011
Montréal (Québec)
Date des motifs :
Le 20 septembre 2012

COMPARUTIONS

Pour les plaignants :
Radhouane Ben Achour, Lahcen Ben Jab et Hassane Bhar
Pour l'intimé :
Me Martin Charron
Pour la Commission
de la fonction publique :
Céline B. Henry
(soumissions écrites)
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