Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a eu une carrière exceptionnelle pendant plusieurs années, mais les choses ont commencé à changer à la suite d’une série d’incidents en milieu de travail - il a été gravement malade à la suite de ces incidents et, par la suite, est parti en affectation spéciale - à la fin de cette affectation, il avait l’impression de n’avoir d’autre choix que d’accepter un poste classifié à un groupe et niveau inférieurs - en novembre 2011, il a déposé une série de griefs, lesquels ont été rejetés - en mai 2012, il a pris un autre congé de maladie - il a renvoyé quatre de ces griefs à l’arbitrage en septembre 2012, présentant en même temps une demande de prorogation de délai en raison de son retard dans le renvoi de ses griefs - après avoir examiné les critères dans Schenkman visant à déterminer si une prorogation de délai devrait être accordée, le vice-président a conclu qu’il existait des raisons claires, logiques et convaincantes justifiant le retard du fonctionnaire s’estimant lésé à renvoyer ses griefs à l’arbitrage - tout en n’accordant que peu de valeur probante à la preuve documentaire médicale produite par le fonctionnaire s’estimant lésé, le vice-président a accepté son témoignage concernant son état de santé au moment de renvoyer les griefs à l’arbitrage - le défendeur n’a présenté aucune preuve réfutant la preuve du fonctionnaire s’estimant lésé relativement aux raisons justifiant son retard - dès qu’il s’est senti capable de le faire, il a agi de manière diligente afin de renvoyer ses griefs à l’arbitrage - il s’agit d’un retard relativement court - en ce qui a trait aux chances de succès, le vice-président a conclu qu’un arbitre de grief n’avait pas compétence en ce qui concerne plusieurs des allégations formulées dans ses griefs - par conséquent, la demande de prorogation de délai se rapportant à un de ses griefs a été rejetée - en ce qui a trait au deuxième dossier de grief, la demande de prorogation de délai a été accueillie en partie - le vice-président a mentionné l’allégation selon laquelle la rétrogradation du fonctionnaire s’estimant lésé avait été effectuée sous la contrainte et a considéré que cela constituait une mesure disciplinaire imposée au fonctionnaire s’estimant lésé par son employeur - le vice-président a conclu qu’un arbitre de grief avait compétence pour décider si le fonctionnaire s’estimant lésé avait fait l’objet d’une mesure disciplinaire et, le cas échéant, s’il y avait lieu qu’on lui impose une rétrogradation - le vice-président n’a pas retenu l’argument du défendeur voulant qu’une décision sur cette question puisse être rendue sans le bénéfice d’une preuve ni d’une argumentation détaillée. Demande accueillie en partie.

Contenu de la décision



Loi sur les relations de travail 
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  2013-10-09
  • Dossier:  568-02-287 XR : 566-02-7651 et 7652
  • Référence:  2013 CRTFP 125

Devant le président de la
Commission des relations de travail
dans la fonction publique


ENTRE

ALFRED LEGERE

demandeur

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(Service correctionnel du Canada)

défendeur

Répertorié
Legere c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant une demande visant la prorogation d’un délai visée à l’alinéa 61b) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Renaud Paquet, vice-président

Pour le demandeur:
Lui-même

Pour le défendeur:
Zorica Guzina, avocate

Affaire entendue à Moncton (Nouveau-Brunswick),
le 12 septembre 2013.
(Traduction de la CRTFP)

I. Demande devant le président

1 Alfred Legere (le « demandeur ») était le directeur de l’Établissement Nova du Service correctionnel du Canada (le « SCC », ou le « défendeur ») jusqu’au 11 mai 2008. Il est aujourd’hui directeur adjoint des services de gestion à l’Établissement de Springhill. Le 22 novembre 2011, il a déposé une série de griefs contre le SCC. Les griefs ont tous été rejetés entre le 19 et le 26 juillet 2012. M. Legere a renvoyé à l’arbitrage quatre de ces griefs le 28 septembre 2012. Il a présenté, la même journée, une demande de prorogation de délai en raison de son retard à renvoyer ses griefs à l’arbitrage.

2 Le dossier 566-02-7651 de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « CRTFP » ou la « Commission ») comprend un grief. Le 19 juillet 2012, le SCC a répondu à ce grief au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Le dossier de la CRTFP 566-02-7652 comprend trois griefs. Le 26 juillet 2012, le SCC a répondu à ces griefs au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. En vertu du paragraphe 90(1) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (le « Règlement »), le renvoi d’un grief à l’arbitrage peut se faire au plus tard quarante jours après le jour où la réponse au dernier palier de la procédure applicable au grief est reçue. Selon la date qui apparaît dans les réponses données au dernier palier de la procédure, soit la date la plus hâtive à laquelle M. Legere aurait pu recevoir ces réponses, le renvoi à l’arbitrage du grief dans le dossier de la CRTFP 566-02-7651 a été fait vingt-neuf (29) jours en retard, et le renvoi à l’arbitrage des griefs dans le dossier de la CRTFP 566-02-7652 a été fait vingt-deux (22) jours en retard.

3 En vertu de l’article 45 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (la « Loi »), édictée par l’article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, le président m’a autorisé, à titre de vice-président, à exercer tout pouvoir ou toute fonction qu’il possède, conformément à l’alinéa 61b) du Règlement, pour entendre et trancher toute question relative aux prorogations de délai.

II. Résumé de la preuve

4 Les parties ont conjointement déposé en preuve une série de dix documents. Le demandeur a de plus versé quatre documents en preuve et a témoigné à l’audience. Le défendeur n’a cité aucun témoin à comparaître.

5 Les parties ont attiré mon attention sur les quatre griefs contenus dans les deux dossiers de la Commission visés par une demande de prorogation de délai. L’essence de ces griefs est succinctement résumée dans les extraits reproduits ci-dessous. Le premier extrait est tiré du grief visé par le dossier de la CRTFP 566-02-7651, alors que les trois suivants sont tirés des griefs visés par le dossier de la CRTFP 566-02-7652.

[Traduction]

[…]

Par ce grief, je conteste le fait que je n’ai pas reçu de prime au rendement en bonne et due forme durant mon affectation à l’Administration régionale […] Je n’ai pas été évalué correctement et aucun objectif formel n’a été établi à mon égard. J’ai déposé une plainte auprès du commissaire aux services correctionnels, laquelle a été redirigée au sous-commissaire régional (SCR) de la région de l’Atlantique duquel je n’ai reçu aucune communication à ce sujet. J’ai offert de participer au SGIC et aucune offre ne m’a été proposée à cet égard.

[…]

Je demande à être réintégré à un poste classifié au groupe et niveau EX-1 à l’Établissement Nova, sinon à l’Administration centrale. La Directive du SCT sur la transition dans la carrière des cadres supérieurs n’a pas été respectée et j’ai accepté une double rétrogradation. Ma rétrogradation à un poste classifié au groupe et niveau AS-7 a été faite sous la contrainte et j’ai fait l’objet de harcèlement et d’un cas grave de mauvaise gestion […].

[…]

Par ce grief, je conteste le fait que je n’ai pas bénéficié d’un statut prioritaire à la fin de ma mutation spéciale à titre de conseiller spécial auprès du SCAOÉ en mai 2011 […]. Il convient de noter que cette omission a fait en sorte que j’ai manqué plusieurs occasions d’affectation à des postes unilingues au groupe et niveau EX-1 durant la période en cause. J’ai demandé de participer au SGIC afin de résoudre cette situation et on ne m’y a pas donné accès.

[…]

Par ce grief, je conteste le fait que je n’ai pas eu droit au maintien de ma rémunération pendant la première année suivant ma rétrogradation volontaire au groupe et niveau AS-7. Je conteste de plus le fait qu’on ne m’a pas donné l’occasion de bénéficier de la gestion informelle des conflits tel que je l’avais demandé dans ma lettre au commissaire datée du 2012/11/08 […].

[…]

6 Ces griefs ont été présentés le 22 novembre 2011. Au début du mois de décembre 2011, les parties ont convenu d’envoyer ces griefs directement au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Le processus de traitement de ces griefs a été mis en suspens en attendant qu’une séance de médiation puisse être tenue entre les parties. Le 13 juin 2012, le demandeur a demandé que cesse la suspension du processus et que les griefs suivent leur cours puisque la médiation avait été annulée. Le 19 juillet et le 26 juillet 2012, respectivement, le défendeur a rejeté les griefs au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. M. Legere était alors en congé de maladie. Il ne se souvient pas exactement du moment où il a reçu les réponses au dernier palier, mais il croit que c’était peu de temps après la date inscrite sur les réponses données au dernier palier. Le défendeur n’a présenté aucune preuve à cet égard.

7 Le 10 juillet 2012, avant qu’il ne reçoive les réponses au dernier palier, M. Legere a écrit au service des ressources humaines de SCC afin qu’on l’informe des mesures qu’il devait prendre pour [traduction] « envoyer ses griefs à l’arbitrage » puisque le SCC n’avait pas respecté les délais prévus pour répondre à ses griefs. Le service des relations de travail lui a répondu qu’il n’était pas en mesure de lui donner des conseils et qu’il devrait consulter le site Internet de la Commission afin d’y obtenir des renseignements au sujet du renvoi des griefs à l’arbitrage.

8 M. Legere travaille pour le SCC depuis 30 ans. Il a commencé sa carrière au Service des loisirs du SCC. Il a reçu un prix pour 25 années de services exemplaires. Il a obtenu plusieurs promotions au cours de sa carrière. Notamment, en 2005, il a été nommé directeur de l’Établissement Nova, un poste classifié au groupe et niveau EX-01. Il a été le premier titulaire masculin du poste de directeur d’un établissement correctionnel pour femmes, et il était fier de cet accomplissement. Son travail au SCC a toujours été apprécié. Lors de sa dernière évaluation du rendement, visant l’exercice 2007-2008, il a satisfait toutes les attentes de son poste. M. Legere a témoigné que de 1982 jusqu’en 2008, il avait eu une carrière exceptionnelle au sein du SCC. Le défendeur n’a pas remis en question ni mis en doute cette affirmation lors de son contre-interrogatoire.

9 M. Legere aimait beaucoup son travail à l’Établissement Nova. Ses relations étaient excellentes avec tout le monde. En 2007, les choses ont commencé à changer à la suite d’une prise d’otages par des détenues impliquant des employés, et d’une série d’incidents mettant en cause une détenue en particulier. M. Legere s’est alors concentré sur le bien-être de son personnel et la gestion des activités de l’établissement. Il ne s’est pas soucié de lui-même et de son propre bien-être. D’après lui, le SCC ne s’est guère préoccupé de lui apporter du soutien au cours de cette période pénible ni d’ailleurs au cours des années qui ont suivi cette période. Il avait le sentiment d’avoir été laissé à lui-même.

10 Vers le début de l’année 2008, M. Legere a été gravement malade des suites des difficultés qu’il avait vécues au travail au cours de l’année 2007. Il a alors pris un congé de maladie de trois mois. À son retour au travail, il a accepté une affectation spéciale à l’administration régionale du SCC à Moncton, toujours au groupe et niveau EX-01. L’affectation spéciale était du 12 mai 2008 au 11 mai 2010. M. Legere n’était pas satisfait de cette affectation. Il n’était pas habitué à travailler dans un bureau. Il trouvait également que ses supérieurs ne l’aidaient pas à réussir dans sa nouvelle affectation. Selon lui, il était devenu le bouc émissaire pour les problèmes et les controverses de l’époque. Il a affirmé que des articles le mettant en cause étaient parus dans des médias et que personne au SCC n’avait pris sa défense ou ne l’avait soutenu.

11 Selon M. Legere, contrairement à ce qui devait se produire, le SCC ne lui a pas offert un poste classifié au groupe et niveau EX-01 à la fin de sa mutation spéciale. Le SCC ne lui a plutôt laissé aucun autre choix que d’accepter un poste classifié au groupe et niveau AS-07 à l’Établissement de Springhill. Le 21 avril 2010, M. Legere a accepté ce poste. Son entrée en fonction était prévue le 1er mai 2010. Il a toutefois continué à travailler au bureau régional pendant quelques semaines après avoir accepté le poste classifié au groupe et niveau AS-07 à l’Établissement de Springhill.

12 En juin 2012, M. Legere a pris un autre congé de maladie. Il a alors présenté une demande d’indemnisation d’accident de travail. Selon lui, les événements qui se sont produits à son travail l’avaient rendu malade et incapable de travailler. Sa demande d’indemnisation a été refusée. Il a contesté cette décision; l’affaire n’a toujours pas été entendue. Par la suite, même s’il se sentait encore malade, M. Legere n’a pas eu le choix de retourner travailler en octobre 2012, n’ayant aucun autre revenu.

13 M. Legere a témoigné que la période au cours de laquelle il aurait dû renvoyer son grief à l’arbitrage était nébuleuse dans son esprit. Il était déprimé et avait perdu tout intérêt dans quoi que ce soit. Il ne parlait à peu près à personne. Il se sentait complètement désespéré et isolé. Il a témoigné qu’il lui avait fallu plusieurs semaines avant d’émerger de cet état psychologique. M. Legere a présenté en preuve des opinions médicales détaillées signées par son médecin traitant et son psychothérapeute. Le défendeur s’est opposé à la production de ces documents au motif que le médecin et le psychothérapeute n’avaient pas été cités comme témoins et qu’ils ne pouvaient donc pas être interrogés relativement à leurs évaluations respectives. J’ai néanmoins admis en preuve ces documents, tout en avisant toutefois les parties que je ne leur accorderais qu’une valeur limitée pour les motifs invoqués par le défendeur.

14 M. Legere a témoigné que le SCC lui avait laissé entendre qu’il n’avait aucun autre choix que d’accepter une rétrogradation au groupe et niveau AS-07. Il était en proie à un stress énorme à cette époque. Il a dit qu’il avait signé l’offre de rétrogradation uniquement sous la contrainte et qu’il avait été harcelé. Il avait besoin de travailler, et il ne savait pas ce qui serait advenu s’il avait refusé la rétrogradation. En contre-interrogatoire, il a admis qu’il aurait pu refuser cette offre. Selon lui, le SCC voulait le punir et la rétrogradation constituait une mesure disciplinaire à son égard.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour M. Legere

15 M. Legere a fait valoir qu’il y avait lieu d’accueillir sa demande de prorogation de délai. Il a admis qu’il avait renvoyé ses griefs à l’arbitrage environ trois semaines en retard. Il a cependant fait valoir qu’il était très déprimé et malade au moment où il aurait dû renvoyer ses griefs à l’arbitrage. C’est ce qui explique son retard. Il a soutenu qu’il avait toujours eu l’intention de poursuivre ses griefs et qu’il n’avait nullement l’intention de les abandonner.

16 M. Legere a fait valoir qu’il considère sa rétrogradation comme étant une sanction disciplinaire déguisée. Il ne peut expliquer autrement le fait que le SCC n’ait rien fait en vue d’assurer son retour à un poste classifié au groupe et niveau EX-01 après sa mutation spéciale, tel qu’il est exigé par la Directive du Conseil du Trésor sur la transition dans la carrière des cadres supérieurs. Il a demandé que sa demande de prorogation de délai soit accueillie afin qu’il ait l’occasion de démontrer que sa rétrogradation constituait une mesure disciplinaire.

17 M. Legere m’a renvoyé à Jarry et Antonopoulos c. Conseil du Trésor (ministère de la Justice), 2009 CRTFP 11; Richard c. Agence du revenu du Canada, 2005 CRTFP 180; Palmer c. Service canadien du renseignement de sécurité, 2006 CRTFP 9; Riche c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2009 CRTFP 157; Riche c. Administrateur général (ministère de la Défense nationale), 2010 CRTFP 107.

B. Pour le défendeur

18 Le défendeur a soutenu que la demande de M. Legere devait être rejetée. Une prorogation de délai ne peut être accordée que dans des cas exceptionnels satisfaisant des critères bien établis. Il incombait au fonctionnaire de s’acquitter de ce fardeau; or, il ne l’a pas fait.

19 Le défendeur a notamment soutenu que le demandeur n’avait pas de raisons claires, logiques et convaincantes pouvant justifier son retard. La preuve médicale que le demandeur a présentée ne devrait pas être admise, car ni son médecin ni son psychothérapeute n’avaient témoigné à l’audience. Par ailleurs, le demandeur n’a pas expliqué en quoi son état de santé l’avait empêché de renvoyer ses griefs à l’arbitrage. Le défendeur a signalé qu’à la même époque, le demandeur était apte à agir. En effet, le 13 juin 2012, il a demandé que cesse la suspension de son grief. Le 20 juillet 2012, il a envoyé un courriel pour demander comment il devait procéder pour renvoyer ses griefs à l’arbitrage.

20 Le défendeur a reconnu que le préjudice subi par M. Legere serait plus important que celui subi par le défendeur si sa demande devait être rejetée. Le défendeur a cependant fait valoir que ses griefs n’avaient aucune chance de succès, car un arbitre de grief n’avait pas compétence pour les instruire. En vertu du paragraphe 209(1) de la Loi, M. Legere ne pouvait renvoyer à l’arbitrage qu’un grief portant sur une mesure disciplinaire ou une rétrogradation imposée en raison d’un rendement insuffisant. Ses griefs ne peuvent être soumis à l’arbitrage, car ils ne portent pas sur ces questions. M. Legere a soutenu à l’audience qu’il avait été rétrogradé pour des raisons disciplinaires. Le défendeur est d’avis qu’il n’y a aucun élément de preuve permettant d’étayer une telle allégation. Au contraire, M. Legere a fait référence à sa rétrogradation volontaire dans un de ses griefs. En outre, il a accepté cette rétrogradation le 21 avril 2010. Par ailleurs, dans l’énoncé d’un autre de ses griefs, M. Legere a indiqué qu’il avait accepté cette rétrogradation sous la contrainte. Le défendeur a fait valoir que le fait d’accepter quelque chose sous la contrainte ne correspondait pas à l’imposition d’une mesure disciplinaire. Il existe une différence significative entre ces deux concepts.

21 Le défendeur m’a renvoyé à Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1; Lagacé c. Conseil du Trésor (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), 2011 CRTFP 68; Grouchy c. Administrateur général (ministère des Pêches et des Océans), 2009 CRTFP 92; Safire c. Conseil du Trésor (ministère des Anciens Combattants), 2013 CRTFP 97; Callegaro c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 110; Kunkel c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 28; Featherston c. Administrateur général (École de la fonction publique du Canada) et administrateur général (Commission de la fonction publique), 2010 CRTFP 72; De Franco c. Chambre des communes, 2010 CRTFP 69; Salain c. Agence du revenu du Canada, 2010 CRTFP 117; Cloutier c. Conseil du Trésor (ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CRTFP 31; Gibson c. Conseil du Trésor (ministère de la Santé), 2008 CRTFP 68; Sturdy c. Administrateur général (ministère de la Défense nationale), 2007 CRTFP 45.

IV. Motifs

22 Les parties ne contestent pas les faits en l’espèce. M. Legere a admis qu’il avait renvoyé tardivement ses griefs à l’arbitrage. Le retard était de vingt-deux jours dans un dossier et de vingt-neuf jours dans l’autre. Cela ne tient pas compte toutefois de la date à laquelle M. Legere a reçu les réponses du SCC à ses griefs au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, mais plutôt de la date à laquelle ces réponses ont été signées. Les parties ne savaient pas à quelle date précisément M. Legere avait reçu ces réponses. M. Legere croit que c’était peu après les dates inscrites dans ces réponses.

23 Les demandes de prorogation de délai sont régies par l’article 61 du Règlement, qui est libellé comme suit :

61. Malgré les autres dispositions de la présente partie, tout délai, prévu par celle-ci ou par une procédure de grief énoncée dans une convention collective, pour l’accomplissement d’un acte, la présentation d’un grief à un palier de la procédure applicable aux griefs, le renvoi d’un grief à l’arbitrage ou la remise ou le dépôt d’un avis, d’une réponse ou d’un document peut être prorogé avant ou après son expiration :

a) soit par une entente entre les parties;

b) soit par le président, à la demande d’une partie, par souci d’équité.

24 Les critères à considérer pour déterminer si une prorogation devrait être accordée sont énoncés notamment dans Schenkman , comme suit :

  • le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes;
  • la durée du retard;
  • la diligence raisonnable du demandeur;
  • l’équilibre entre l’injustice causée à l’employé et le préjudice que subit l’employeur si la prorogation est accordée;
  • les chances de succès du grief.

25 Tel qu’il est mentionné dans la plupart des décisions auxquelles m’ont renvoyé les parties ainsi que dans des décisions plus récentes rendues par la Commission, ces critères ne sont pas nécessairement d’une importance égale. Il faut tout d’abord qu’il y ait des motifs clairs, logiques et convaincants justifiant le retard. Ensuite, il y a lieu de considérer la durée du retard, la diligence du demandeur, l’équilibre entre l’injustice causée à l’employé et le préjudice subi par l’employeur, et les chances de succès du grief. Tel qu’il a été statué dans des décisions antérieures, le retard doit être justifié par une raison impérieuse.

26 Lors de son témoignage, M. Legere a indiqué que la période au cours de laquelle il aurait dû renvoyer son grief à l’arbitrage était nébuleuse dans son esprit. Il était déprimé et avait perdu tout intérêt dans quoi que ce soit, il ne parlait à peu près à personne et se sentait complètement désespéré. Il a témoigné que plusieurs semaines s’étaient écoulées avant qu’il n’émerge de cet état psychologique. Le défendeur n’a pas contre-interrogé le demandeur au sujet de son état de santé à cette époque. Il n’a pas remis en cause le témoignage de M. Legere ni présenté quelque preuve visant à le contredire. Le défendeur a signalé des demandes d’information formulées par M. Legere au sujet de ses griefs, mais ces demandes avaient été formulées même avant l’émission des réponses au dernier palier de la procédure de règlement des griefs dans le dossier de la CRTFP 566-02-7652. Dans le cas du dossier de la CRTFP 566-02-7651, une des demandes d’information avait été faite avant l’émission de la réponse au dernier palier de la procédure de règlement des griefs; une autre demande d’information a été effectuée un jour seulement après l’émission de la réponse au sujet du grief visé par le dossier de la CRTFP 566-02-7651 mais, tel qu’il a été observé plus tôt dans mes motifs, les parties ne savent pas à quelle date précise le fonctionnaire a effectivement reçu les réponses à ses griefs. M. Legere a produit des rapports médicaux à l’appui de son témoignage. Je ne peux accorder plus de valeur probante à ces rapports, lesquels concordent essentiellement avec son témoignage, puisque les experts médicaux n’ont pas été cités à témoigner. Malgré tout, je crois le témoignage de M. Legere selon lequel son état de santé vers la fin de l’été 2012 l’avait empêché de renvoyer ses griefs à l’arbitrage. Il s’agit là d’une raison claire, logique et convaincante justifiant son retard.

27 M. Legere a agi de manière diligente. Il a renvoyé ses griefs à l’arbitrage dès qu’il s’est senti capable de le faire. Il n’était en retard que d’une vingtaine de jours, un retard relativement court compte tenu de son état de santé à l’époque. Pour justifier un retard beaucoup plus important, il aurait sans doute fallu une preuve complémentaire au soutien de son témoignage au sujet de son état de santé. Cependant, en l’espèce, son témoignage est suffisant pour étayer sa prétention voulant que son état de santé l’avait empêché d’agir au cours de cette brève période de temps.

28 Dans Riche (2009), la demande de prorogation de délai a été accordée. Le demandeur était en retard de quatre mois dans la présentation de son grief. Le demandeur souffrait de dépression et d’apnée du sommeil pendant la période en cause. Dans Riche (2010), la demande a également été accordée; le demandeur était en retard de quatorze jours dans le renvoi de son grief au palier suivant. Le vice-président avait alors affirmé que la durée du retard n’était pas importante dans ce cas particulier. Dans Richard, la demande a également été accordée. La demanderesse était en retard de cinq mois dans la présentation de ses griefs; elle souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique pendant la période pertinente. La vice-présidente a conclu que l’état de santé de la demanderesse était un facteur dont il aurait dû être tenu compte dans sa demande.

29 Dans Lagacé, le demandeur était plus de six mois en retard dans la présentation de son grief. Durant la période pertinente, il était déprimé et était aux prises avec divers problèmes de santé. Le vice-président a refusé d’accorder la demande parce que, au cours de la période pertinente, le demandeur avait écrit à l’employeur à plusieurs reprises pour demander des informations et obtenir des fonds. Dans Brassard c. Conseil du Trésor (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2013 CRTFP 102, la demanderesse était en retard de huit mois. Elle avait également eu plusieurs problèmes de santé durant la période pertinente. Le vice-président a rejeté la demande de prorogation du délai parce que, durant cette période, la demanderesse avait déposé une plainte de pratique déloyale de travail et une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, en plus d’intenter une poursuite en diffamation contre ses anciens gestionnaires. Dans Grouchy, le demandeur était en retard de quarante-trois jours dans le renvoi de son grief à l’arbitrage. Durant la période pertinente, il souffrait de troubles anxieux sévères. De plus, il pensait qu’il avait quatre-vingt-dix jours pour renvoyer son grief à l’arbitrage. Durant la période pertinente, il avait été en mesure de retenir les services d’un conseiller juridique pour se défendre contre des accusations criminelles à son endroit. La demande de prorogation a été rejetée.

30 La présente affaire a davantage de points en commun avec Riche (2009), Riche (2010) et Richard qu’avec Lagacé, Grouchy et Brassard. Dans ses six affaires, les demandeurs éprouvaient des problèmes de santé durant la période pertinente. Cependant, dans les trois dernières, il avait été établi en preuve que les demandeurs avaient été capables d’entreprendre des démarches juridiques ou administratives durant les périodes respectives de chacune de ces affaires. Dans les trois premières, la preuve quant aux répercussions de l’état de santé des demandeurs n’était pas contredite. En plus, en l’espèce, tout comme dans Riche (2009) et Riche (2010), la durée du retard est relativement courte. Il n’y a aucune preuve démontrant que, durant la période pertinente, M. Legere a entrepris des démarches juridiques ou administratives ou qu’il ait demandé des renseignements auprès du défendeur ou de quelque autre personne au sujet de ses problèmes concernant sa relation d’emploi.

31 En me fondant sur ce qui précède, je conclus que M. Legere avait des raisons claires, logiques et convaincantes justifiant son retard. Il s’agit d’un retard relativement court, et je suis convaincu que M. Legere a agi de manière diligente dès qu’il a été en suffisamment bonne santé pour continuer ses griefs et les renvoyer à l’arbitrage. Le défendeur a admis que le seul préjudice qu’il subirait si la demande était accordée serait qu’il aurait à se préparer en vue de l’audience du grief et à y comparaître. Je conclus que l’injustice causée au demandeur serait clairement supérieure au préjudice que subirait le défendeur. Les griefs en l’espèce se rapportent à une rétrogradation d’un poste classifié au groupe et niveau EX-01 à un poste classifié au groupe et niveau AS-07, ce qui implique une diminution importante de la rémunération du demandeur.

32 Le défendeur a soutenu que les griefs de M. Legere n’avaient pas de chance de succès parce qu’un arbitre de grief n’aurait pas compétence pour les instruire. Je souscris en partie à cet argument. Il m’apparaît effectivement qu’aux termes du paragraphe 209(1) de la Loi, un arbitre de grief n’a pas compétence relativement aux questions suivantes soulevées dans les griefs de M. Legere : sa demande visant l’obtention d’une évaluation de rendement et le versement d’une prime de rendement alors qu’il était en mutation spéciale, l’accès à un processus de gestion informelle des conflits, les manquements à la Directive sur la transition dans la carrière des cadres supérieurs du Conseil du Trésor, ses allégations de harcèlement et de mauvaise gestion, l’omission de lui permettre de bénéficier d’un statut prioritaire, et sa demande de maintien de sa rémunération pour la première année de sa nomination à un poste classifié au groupe et niveau AS-07. Le paragraphe 209(1) de la Loi est libellé comme suit :

209. (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, le fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur :

a) soit l’interprétation ou l’application, à son égard, de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

b) soit une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire;

c) soit, s’il est un fonctionnaire de l’administration publique centrale :

(i) la rétrogradation ou le licenciement imposé sous le régime soit de l’alinéa 12(1)d) de la Loi sur la gestion des finances publiques pour rendement insuffisant, soit de l’alinéa 12(1)e) de cette loi pour toute raison autre que l’insuffisance du rendement, un manquement à la discipline ou une inconduite,

(ii) la mutation sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique sans son consentement alors que celui-ci était nécessaire;

[…]

33 Considérant les allégations formulées par M. Legere envers son employeur dans ses griefs et dans le cadre de la présente demande, son témoignage à l’audience, ainsi que le fait qu’il ne soit pas un fonctionnaire syndiqué, la compétence d’un arbitre de grief est restreinte en l’espèce à l’examen de l’existence potentielle d’une mesure disciplinaire entraînant sa rétrogradation. M. Legere n’a jamais prétendu ni fait valoir que sa rétrogradation avait été imposée pour rendement insuffisant tel qu’il est prévu à l’alinéa 209(1)c) de la Loi. Il a plutôt allégué que sa rétrogradation lui avait été imposée sous la contrainte et qu’elle constituait une mesure disciplinaire imposée à son égard par son employeur. Une rétrogradation « sous la contrainte » ne correspond pas à l’imposition d’une mesure disciplinaire entraînant une rétrogradation. Il existe une différence significative entre ces deux concepts. Cela ne signifie pas pour autant que M. Legere n’a pas été rétrogradé pour des motifs disciplinaires. Il y aurait lieu d’examiner cette question à la lumière de la preuve et des arguments des parties à cet égard.

34 J’ai conclu plus tôt que M. Legere n’avait pas de chance de succès pour ce qui est de plusieurs des allégations qu’il a formulées dans ses griefs. En effet, un arbitre de grief n’a pas compétence relativement aux questions spécifiques soulevées par les allégations. Toutefois, un arbitre de grief a compétence pour décider s’il a fait l’objet d’une mesure disciplinaire et, le cas échéant, s’il y avait lieu d’imposer une rétrogradation. Sans le bénéfice d’une preuve ni d’une argumentation détaillée des parties à cet égard, je ne suis pas en mesure de formuler une conclusion dans le cadre de la présente décision, et je ne suis pas disposé à conclure, comme le suggérait le défendeur, que l’allégation de M. Legere relativement à l’imposition d’une mesure disciplinaire à son égard ne serait pas fondée. Je note au passage que les présentes conclusions se rapportent uniquement à la question de la possibilité de succès en raison de la compétence de l’arbitre de grief, et non en ce qui a trait à la preuve qui pourrait ou non être présentée lors de l’audience.

35 Ayant examiné les cinq critères énoncés dans Schenkman, j’accueille en partie la demande de prorogation de délai présentée par M. Legere, par souci d’équité. L’état de santé de M. Legere constituait une raison claire, logique et convaincante justifiant son retard d’une vingtaine de jours dans le renvoi de son grief à l’arbitrage. Dans les circonstances, ce retard était relativement court, et M. Legere a agi de manière diligente dès qu’il a été en mesure de le faire. Le défendeur ne subira qu’un préjudice minime du fait que la présente demande soit accordée. Enfin, à la lumière de la preuve présentée, je ne peux conclure que les quatre griefs n’ont aucune chance de succès.

36 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

37 La demande de prorogation du délai prescrit pour renvoyer à l’arbitrage le grief dans le dossier de la CRTFP 566-02-7651 est rejetée.

38 Le grief dans le dossier de la CRTFP 566-02-7651 est rejeté.

39 La demande de prorogation du délai prescrit pour renvoyer à l’arbitrage les griefs dans le dossier de la CRTFP 566-02-7652 est accueillie en partie.

40  J’ordonne que le greffe de la Commission fixe une date pour une audience sur le fond du grief dans le dossier de la CRTFP 566-02-7652 portant sur la rétrogradation alléguée du demandeur à titre de mesure disciplinaire.

Le 9 octobre 2013.

Traduction de la CRTFP

Renaud Paquet,
vice-président

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