Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s'estimant lésé a allégué avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe de la part de son employeur lorsque ce dernier lui a imposé des restrictions dans l'exercice de ses fonctions dans un établissement correctionnel pour femmes et exclu de la possibilité de travailler des heures supplémentaires en raison de l'introduction d'une nouvelle directive sur les patrouilles de sécurité effectuées après 23 h - en ce qui concerne l'exercice des fonctions des agents, les directives de l'employeur avaient pour but de conserver la dignité et la vie privée des détenues féminines pendant des heures vulnérables et de protéger les membres masculins du personnel contre les situations vulnérables ou embarrassantes, et son élaboration a été recommandée par la Commission canadienne des droits de la personne – l'employeur a reconnu que les besoins des détenues étaient différents de ceux des détenus, il a donc élaboré des programmes axés sur les femmes – la formation de la Commission a conclu que, même si la directive créait une distinction fondée sur le sexe qui entraînait moins de possibilités d'heures supplémentaires pour les agents, le fonctionnaire s'estimant lésé n'a pas établi que les agents correctionnels travaillant dans des établissements correctionnels pour femmes étaient historiquement défavorisés et, par conséquent, qu'il était lui-même membre d'un groupe protégé – la preuve a également divulgué que les motifs sous-jacents de la directive étaient loin d'être arbitraires et qu'ils ne découlaient pas d'une quelconque méfiance à l'égard des agents correctionnels, mais qu'ils étaient plutôt fondés sur la recherche portant sur la meilleure façon de traiter avec les détenues – il n'existe aucune preuve démontrant un stéréotype – le fonctionnaire s'estimant lésé n'a pas démontré comment la directive avait des effets clairement néfastes sur ses possibilités d'emploi, ni que la directive portait atteinte à ses capacités – les détenues représentent un groupe particulièrement vulnérable et défavorisé historiquement et la directive visait l'acquittement des responsabilités de l'employeur à leur égard – le fonctionnaire s'estimant lésé n'a pas établi une preuve prima facie de l'existence de discrimination. Grief rejeté.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date: 20141110
  • Dossier: 566-02-6691
  • Référence: 2014 CRTEFP 1

Devant un arbitre de grief


ENTRE

BRENDAN CHEUNG

fonctionnaire s'estimant lésé

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(Service correctionnel du Canada)

employeur

Répertorié
Cheung c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Margaret T.A. Shannon, arbitre de grief
Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
Rebecca Thompson, avocate
Pour l'employeur:
Allison Sephton et Joshua Alcock, avocats
Affaire entendue à Edmonton (Alberta)
les 30 et 31 janvier 2014 et les 6 et 7 août 2014.
(Traduction de la CRTEFP)

I. Grief individuel renvoyé à l’arbitrage

1 Le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), Brendan Cheung, a allégué avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe de la part de son employeur, le Service correctionnel du Canada (le « SCC ») dans le cadre de son emploi à titre d’intervenant de première ligne (« IPL ») à l’Établissement d’Edmonton pour femmes (l’« EEF »), ce qui est contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. (1985), ch. H-6) (la « LCDP ») et en violation de l’article 37 de la convention collective conclue entre le Conseil du Trésor et le Union of Canadian Correctional Officers - Syndicat des agents correctionnels du Canada – CSN (l’« agent négociateur ») qui est venue à échéance le 31 mai 2010 (la « convention collective »; pièce 4). Le fonctionnaire a allégué que compte tenu des restrictions qui lui ont été imposées dans le cadre de l’exercice de ses fonctions en tant qu’IPL à l’EEF sous le régime des alinéas 10 a) et c) de la Directive du commissaire 577 (la « DC 577 »; pièce 1, onglet 4), il a été victime de discrimination fondée sur le sexe, en plus d’avoir été restreint dans le cadre de l’exercice de ses fonctions et exclu de la possibilité de faire des heures supplémentaires selon le ratio des IPL masculins et féminins.

2 Étant donné que le grief soulevait une question liée à l’interprétation de la Loi canadienne sur les droits de la personne, (L.R. (1985), ch. H-6), une formule 24 (« Avis à la Commission canadienne des droits de la personne ») a été envoyée à la Commission canadienne des droits de la personne (la « CCDP ») au nom du fonctionnaire. Le 22 mars 2012, la CCDP a informé la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « Commission ») par écrit qu’elle n’avait pas l’intention de présenter des observations relativement à cette question.

II. Résumé de la preuve

3 Le fonctionnaire faisait partie du premier groupe d’agents correctionnels masculins (les « agents correctionnels ») à exercer des fonctions à l’EEF. Au cours des cinq premières années d’existence de l’EEF, cette dernière ne comptait aucun employé de sexe masculin. Même si une courbe d’apprentissage initiale s’appliquait à tout le monde relativement au fait qu’il y avait maintenant des agents correctionnels de première ligne, la situation a évolué et, depuis, le fonctionnaire n’a eu aucun problème lié au sexe auprès des détenues. Il travaillait dans l’unité de garde en milieu fermé où, pendant la journée, le ratio hommes-femmes n’est pas établi. Les IPL ont des charges de travail individuelles dont ils traitent au cours de la journée.

4 L’EEF comprend trois sous-unités sécurisées ou unités résidentielles comptant 19 cellules occupées par environ 24 détenues et une unité d’isolement. Dans les sous-unités, les détenus partagent une cuisine, des toilettes et des douches. Les cellules dans l’unité d’isolement ont des toilettes situées derrière des cloisons, mais pas de douche. Les rondes de sécurité sont effectuées toutes les 60 minutes dans les unités résidentielles et toutes les 30 minutes dans l’unité d’isolement. Durant le jour, aucune restriction n’est imposée aux IPL masculins relativement à leurs fonctions. Toutes les rondes de sécurité sont effectuées avec un autre IPL, un homme ou une femme. Lorsqu’un IPL masculin entre dans l’unité résidentielle, il annonce sa présence. Il se peut que les IPL escortent des détenus à d’autres unités pendant le jour.

5 Toutefois, après 23 h, les IPL masculins doivent être jumelés avec des agentes, lesquelles entrent dans les unités résidentielles pour vérifier les cellules avant l’IPL masculin. Les IPL sont tenus de s’assurer qu’un détenu vivant occupe une cellule donnée. Les IPL féminins sont tenus de précéder les IPL masculins au cours des rondes de sécurité dans les unités résidentielles effectuées après 23 h. Lorsqu’ils sont dans les unités résidentielles après 23 h, les IPL masculins doivent marcher en arrière de leur partenaire féminin. Les IPL masculins qui travaillent dans l’unité d’isolement après 23 h peuvent vérifier les cellules sans qu’une IPL féminine ne les vérifie d’abord, pourvu qu’une IPL féminine soit en mesure de le superviser par vidéo. Le fonctionnaire a souligné que la raison pour laquelle les rondes sont effectuées différemment avant et après 23 h est que, selon les détenus, les IPL masculins deviennent des pervers après 22 h 59.

6 Ce protocole a été adopté au titre de la DC 577 (pièce 1, onglets 3, 4 et 5) en 2011. La DC 577 a pour objectif de protéger la dignité et la vie privée des détenues. Le fonctionnaire est d’avis que son véritable objet est de rendre les agents redondants pendant le quart de nuit. En général, les détenues dorment pendant le quart de 23 h. À la connaissance du fonctionnaire, il n’y a eu aucune question liée à la façon dont les rondes de sécurité sont menées. Les détenues sont tenues de porter des vêtements convenables en tout temps, y compris après 23 h et, par conséquent, il n’y a aucun moyen de justifier la distinction entre la façon dont les IPL effectuent leurs rondes de sécurité avant et après 23 h. Dans les institutions où résident des détenus masculins, les agentes peuvent effectuer les rondes de nuit sans être accompagnées d’un agent.

7 Si une détenue est en crise après 23 h, la personne disponible, peu importe son sexe, traite la crise. Le choix de la personne qui aidera est basé sur le rapport entre l’IPL et la détenue en crise. Lorsqu’une crise survient après 22 h, seuls les agents et les agentes correctionnels sont disponibles pour l’aborder. Des crises surviennent quotidiennement en raison du surpeuplement et le nombre croissant de détenus qui éprouvent des problèmes de santé mentale. Les détenues féminines préfèrent souvent parler à un agent correctionnel masculin lorsqu’elles sont en crise.

8 Tous les agents correctionnels affectés à l’EEF doivent suivre une formation de deux semaines sur le traitement des femmes dans un milieu correctionnel. Les agentes affectées aux établissements où résident des détenus masculins ne sont pas tenues de suivre cette formation. La formation porte surtout sur les programmes spéciaux destinés aux femmes.

9 À l’EEF, il y a quatre dénombrements par jour, dont deux consistent en des dénombrements où les détenues doivent se tenir debout dans leur cellule aux fins de cet exercice. Les détenues doivent être entièrement vêtues et visibles lors de tout dénombrement. Les dénombrements de 12 h, 16 h et 22 h peuvent être effectués par des IPL masculins. Une IPL féminine doit être présente avec un IPL masculin lors du dénombrement de 6 h. Les dénombrements doivent être effectués par deux IPL afin d’assurer la présence de chaque détenue. Il faut plus de temps pour effectuer le dénombrement de 6 h lorsqu’il est effectué par deux IPL de sexe différent plutôt que par deux IPL féminins en raison de la façon dont les rondes sont effectuées pendant ces heures. Lorsque deux agentes effectuent les rondes, il n’y a aucun retard puisque les deux peuvent vérifier le dénombrement en même temps.

10 Selon le fonctionnaire, historiquement, il n’y a eu aucun problème de nudité spontanée à l’EEF. La nudité pourrait entraîner l’isolement en raison de la détérioration du comportement de la détenue. S’il est confronté à de la nudité, le fonctionnaire devrait ordonner à la détenue de s’habiller et il devrait se retirer, sauf si la détenue s’automutile et qu’une intervention est nécessaire. Pendant les 11 ans qu’il a travaillés à l’EEF, le fonctionnaire n’a fait face qu’à deux ou trois incidents de nudité; aucun de ces incidents n’est survenu dans les unités résidentielles.

11 Les détenues savent à quelle heure les rondes de sécurité sont effectuées. La réalité de l’incarcération fait en sorte que les détenues doivent être supervisées et qu’une personne doit les vérifier au moins 150 fois par semaine. Une personne qui regarde par la fenêtre la nuit pourrait surprendre une détenue, peu importe le sexe de la personne qui le fait. Les membres du personnel annoncent leur présence lorsqu’ils entrent dans l’unité résidentielle pendant le jour, mais non pendant la nuit. Pendant la nuit, les détenues peuvent se rendre à la cuisine, à la salle de bain ou écouter la télévision dans la salle commune. Elles ne sont pas enfermées dans leur cellule. Les unités résidentielles sont considérées comme leur maison pendant la durée de leur séjour.

12 Le fonctionnaire était perplexe lorsque la DC 577 a été adoptée. Rien n’avait changé dans son milieu de travail, sauf qu’il évoluait et que de plus en plus d’hommes se joignaient au rang de l’EEF. Dans le passé, il y avait entre huit et dix IPL masculins. Les hommes représentent maintenant 25 % des agents correctionnels de l’EEF, ce qui crée des problèmes relativement à l’établissement de l’horaire puisqu’il faut assurer le ratio exact d’agents et d’agentes pendant le quart de nuit.

13 Selon le fonctionnaire, la DC 577 et la politique sur les rondes de sécurité remettent en question son intégrité et son professionnalisme. Aucune plainte de harcèlement n’a été déposée par les détenues relativement à la façon dont sont menées les rondes de sécurité. Les commentaires formulés au sujet de la raison des modifications apportées aux patrouilles de sécurité effectués après 23 h sont offensants. Les IPL masculins ne deviennent pas des pervers et, selon le fonctionnaire, [traduction] « ils ne deviennent pas excités après 23 h. ». La DC 577 a créé une dissension entre les collègues et a augmenté la charge de travail des IPL féminins. Les hommes ne sont pas considérés pour travailler des heures supplémentaires, et ce, afin que les ratios de dotation soient appropriés en ce qui concerne les genres. La DC 577 communique le message selon lequel on ne peut faire confiance aux IPL masculins jumelés à d’autres IPL masculins après 23 h et qu’ils doivent être supervisés par une IPL féminine pendant le quart de nuit.

14 James Lakinn est également un IPL à l’EEF. Il s’est souvenu qu’un protocole relatif au genre existait lorsqu’il est allé à l’EEF en 2003 et qu’il faisait l’objet de modifications périodiques. En 2011, un addenda a été apporté à la DC 577 selon lequel le personnel masculin devait suivre le personnel féminin lorsqu’ils étaient dans les unités résidentielles. Il a souscrit à l’opinion du fonctionnaire que la directive mine son rôle à titre d’agent correctionnel et porte atteinte à ses droits de la personne. Il se souvient d’avoir discuté de ses sentiments avec ses collègues; plus particulièrement qu’il se sentait [traduction] « démuni » dans le cadre de l’exécution de ses fonctions. Il a été embauché pour représenter le public et pour habiliter les femmes et les aider dans le cadre de leur réadaptation. La DC 577 le faisait sentir comme s’il était un citoyen de deuxième classe.

15 Monica Hansen-Harper est employée à titre d’IPL à l’EEF depuis septembre 2003. Avant cette date, elle était employée à l’Établissement d’Edmonton, un établissement à sécurité maximale pour hommes. Elle interprète les répercussions de la DC 577 comme imposant un fardeau plus important aux agentes, qui doivent assumer la pleine responsabilité de la sécurité de l’EEF. Elle a l’impression de superviser ses collègues masculins. Les agentes correctionnelles sont déjà responsables des fonctions comme les fouilles à nu et les fouilles par palpation, ainsi que de l’enregistrement des interventions sur bande vidéo, entre autres. La DC 577 a pour effet de séparer les agentes des agents. Il y a toujours une controverse quant aux horaires et les affectations aux postes. Les agents ne sont pas égaux aux agentes dans un établissement pour femmes. Il faut plus de temps aux agentes pour accomplir leurs fonctions pendant le quart de nuit puisqu’elles sont tenues de vérifier toutes les cellules avant qu’un agent ne puisse y entrer et les vérifier. Il faut plus de temps à une agente pour faire ses rondes lorsqu’elle est jumelée à un partenaire masculin. Le nombre de membres du personnel pendant le quart de nuit est minime et la gestion du temps est essentielle.

16 Mme Hansen-Harper n’avait aucun problème à être jumelée avec un agent correctionnel. Elle n’a jamais constaté de cas où un agent a agi de manière inappropriée envers une détenue.

17 Selon Melanie Greenfield, la présidente de l’unité de négociation de la section locale, les agentes sont tenues, en plus d’effectuer les fouilles à nu et les fouilles par palpation, d’effectuer des fouilles et des dénombrements dans les aires de stationnement de véhicules et des fouilles des cellules pendant les quarts de nuit. Elles sont plus susceptibles d’être affectées à la surveillance des cellules dans un établissement à sécurité maximale, d’être affectées à la surveillance modifiée du risque de suicide; elles effectuent plus de rondes et répondent à plus d’incidents pendant le quart de nuit. Les agents ne peuvent effectuer des fouilles à nu ni décontaminer une détenue après l’utilisation d’un vaporisateur de poivre. À titre d’agente, elle est frustrée qu’en raison de son genre, elle doive assumer le fardeau du travail durant le quart de nuit.

18 Wayne Weum travaille à titre d’agent correctionnel depuis 12 ans dans des établissements pour hommes. Entre autres fonctions, il doit : effectuer les patrouilles de sécurité et les fouilles des lieux, des personnes et des cellules; veiller à la sécurité active; gérer les situations et régler les conflits; répondre aux besoins des détenus; effectuer des escortes et des dénombrements; rédiger des rapports. Il travaille au poste de commande et de communications principal. Il est aussi membre d’une équipe d’intervention d’urgence et a été un formateur. Habituellement, il n’y a aucune restriction quant à ses fonctions. Il peut occuper, et on s’attend à ce qu’il occupe, tous les postes d’un établissement, et ce, sans restriction. Il peut effectuer ses rondes seul, même si la plupart sont effectuées avec un partenaire, lequel pourrait être une agente. La seule restriction imposée aux agentes dans un établissement pour hommes est celle de ne pas pouvoir effectuer de fouille à nu, mais elles peuvent agir à titre de témoins lors de ces fouilles à nu. Les agentes correctionnelles ne sont pas tenues d’être accompagnées par un agent lorsqu’elles effectuent des rondes et des dénombrements.

19 Conner Bryant a commencé sa carrière auprès de son employeur en 2005, à titre d’agente à l’EEF. En 2008, il a été muté à l’Établissement pour femmes Grand Valley en Ontario. Pendant qu’il était là, il a subi une chirurgie pour changement de genre. En 2011, il a légalement changé de genre. En 2013, il est retourné à l’EEF à titre d’agent. Même s’il était toujours une femme, il était membre de l’équipe d’intervention d’urgence de l’EEF et de l’établissement de Grand Valley. Lorsqu’il a commencé sa transition de femme à homme, il a dû démissionner de l’équipe d’intervention d’urgence et le nombre de ses fonctions a été réduit de moitié. Il ne pouvait pas effectuer les surveillances à niveau élevé des détenues en crise, les fouilles à nu ou le quart de nuit sans qu’une agente ne l’accompagne.

20 M. Bryant et le fonctionnaire ont discuté des problèmes relatifs au genre dans le milieu de travail. Ils ont discuté de leur frustration quant au fait qu’ils n’avaient le droit d’exercer qu’une partie de leurs fonctions en raison du fait qu’ils étaient des hommes.

21 Kelley Blanchette est la directrice générale du Secteur des délinquantes, lequel est responsable de l’élaboration des politiques et des programmes destinés aux délinquantes. Ce faisant, les employés de ce secteur doivent tenir compte du genre et l’infrastructure dans les établissements et dans les collectivités, y compris les ressources disponibles lors de la libération d’un détenu. Elle était, antérieurement, la directrice de la recherche correctionnelle, y compris le portefeuille des délinquantes. Elle détient un doctorat avec une spécialisation sur les femmes dans le milieu correctionnel. Elle a participé au National Institute of Corrections, un groupe de réflexion où les recommandations axées sur le genre sont formulées à l’égard des femmes dans le milieu correctionnel. Elle est également la coauteure de six livres sur les femmes dans le milieu correctionnel qui aborde la question des femmes dans les établissements correctionnels et des pratiques correctionnelles efficaces à leur égard. Elle est l’auteure de 17 rapports gouvernementaux sur le sujet. Selon ce qui précède, Mme Blanchette a été qualifiée de témoin experte des pratiques correctionnelles à l’égard des femmes.

22 Les femmes représentent 5 % de tous les délinquants. Environ 600 femmes sont emprisonnées dans des établissements fédéraux au Canada. La plupart des femmes qui arrivent aux établissements sont des délinquantes qui en sont à leur première infraction. En 2010, 85 % des femmes incarcérées ont fait l’objet de violence physique, surtout de la part d’hommes avec qui elles avaient une relation ou d’homme en situation d’autorité. De ces femmes victimes de violence, 68 % ont été victimes d’agression sexuelle. Plusieurs ont été victimes d’abus dans la nuit par une personne en autorité.

23 Un nombre considérable de femmes incarcérées éprouvent des problèmes de santé mentale, de dépendance, ou les deux. Les problèmes de santé mentale des femmes diffèrent de ceux des hommes. La fréquence de problèmes de santé mentale est plus importante chez la population carcérale féminine. Les femmes ont tendance à souffrir de dépression, d’anxiété et de troubles de la personnalité limite, tandis que les hommes ont tendance à souffrir de troubles de la personnalité antisociale. Même si les femmes ne représentent que 5 % de la population carcérale, elles représentent 33 % des incidents d’automutilation dans les établissements. Il existe un lien entre l’historique d’abus, la maladie mentale et l’automutilation. L’automutilation est considérée comme un mécanisme d’adaptation.

24 Le fondement des services correctionnels pour les femmes vise à traiter l’estime de soi de la détenue. Les femmes réagissent à l’incarcération de manière différente que les hommes. Elles ont des besoins différents. Elles nécessitent un niveau de confiance en ce qui concerne l’autorité. Les programmes axés sur les femmes ont été élaborés dès le départ pour les femmes, ils ne constituent pas simplement des adaptations des programmes élaborés pour la population carcérale masculine. Afin de réussir, la femme doit se sentir soutenue et en sécurité.

25 La DC 577 a été élaborée en vue d’officialiser le « Protocole opérationnel national » de SCC, selon la recommandation de la Commission canadienne des droits de la personne (la « CCDP »). La DC 577 a pour objet de protéger la vie privée et la dignité des détenues et d’atténuer le risque d’exposition à des incidents qui pourraient faire en sorte que la détenue se sente vulnérable. Les agents correctionnels dans un établissement pour femmes sont des modèles de comportement masculin à caractère sociable. Ils aident à la réintégration des détenues et ils normalisent l’environnement où elles résident. La préoccupation porte sur le fait de s’assurer que les détenues se sentent à l’aise dans le milieu où elles résideront pendant des années et non pas qu’elles craignent d’être de nouveau victimes d’abus de la part des agents correctionnels. Les alinéas 10a) et 10c) de la DC 577 (pièce 1, onglet 4) constituent les petites mesures que l’employeur a mises en place pour s’assurer que les détenues se sentent en sécurité. L’employeur ne communique pas un message contradictoire selon lequel on peut faire confiance aux hommes pendant la journée, mais non la nuit; il essaye d’établir un climat de confiance et de s’assurer que les détenues se sentent en sécurité. Il n’existe pas de document équivalent à la DC 577 dans les établissements pour hommes puisqu’il est moins probable que les détenus soient victimes d’abus de la part de femmes.

26 Clovis Lapointe est le directeur adjoint, Opérations (« DAO ») de l’EEF. Il est responsable de la dotation, de la prévision des besoins en dotation, de l’établissement de l’horaire des heures supplémentaires et de la gestion du budget salarial. À l’heure actuelle, l’EEF compte 22 agents et 149 agentes. La DC 577 exige que le quart de nuit adhère à une règle relative au genre, laquelle peut être respectée au moyen d’un ratio de quatre agents pour trois agentes en fonction. Dans l’unité d’isolement, deux agents peuvent faire les rondes si une agente peut les voir du poste de commande et de communications principal au moyen d’une vidéo.

27 M. Lapointe était également le DAO au moment de l’adoption de la DC 577. Au fil du temps, le libellé de la DC 577 a été modifié, mais lorsque la version figurant à la pièce 1, onglet 4, a été adoptée, l’alinéa 10a) n’était pas un nouveau concept; le jumelage d’agents et d’agentes correctionnels pendant le quart de nuit était en vigueur lorsque M. Lapointe est arrivé l’EEF en février 2011. L’alinéa 10c) était nouveau. Seul le fonctionnaire a réagi à l’adoption de l’alinéa 10c) qui exige qu’un agent correctionnel marche derrière une agente en vue d’éviter l’exposition à la nudité ou à d’autres situations où la vie privée et la dignité d’une détenue pourraient être compromises. Il n’a reçu aucune plainte au sujet de l’adoption de la DC 577, mais il a entendu des rumeurs au sujet d’une pétition contre cette dernière il ne se souvenait pas avoir reçu ou vu cette pétition.

28 Les alinéas 10a) et 10c) de la DC 577 ont permis de traduire le protocole opérationnel national en une directive du commissaire. Son objectif est de protéger la dignité et la vie privée des détenues pendant des heures vulnérables et de protéger les membres masculins du personnel contre les situations vulnérables ou embarrassantes. Les heures vulnérables sont considérées comme les heures de rentrée où les détenues dorment habituellement et ne savent pas si elles sont exposées.

29 Les alinéas 10a) et 10c) de la DC 577 n’éliminent aucune des fonctions des agents correctionnels pendant les quarts de nuit. Ils n’ont eu aucune conséquence sur leur capacité d’exécuter leurs fonctions; ils ne changent que la façon dont ils les exercent. L’employeur imite les normes de la société où les femmes ne veulent pas que des hommes regardent dans leurs chambres à tous les deux heures pendant qu’elles dorment. La DC 577 ne touche pas aux activités de nuit de l’EEF. Elle n’a aucune incidence sur la capacité des agents correctionnels d’exercer leurs fonctions et elle n’ajoute aucune heure supplémentaire à la réalisation des rondes des unités résidentielles. Chaque ronde prend entre 2,5 minutes et 3 minutes.

30 Lee Redpath est la directrice générale intérimaire du Secteur des délinquantes. Elle est responsable des politiques qui s’appliquent particulièrement aux délinquantes et des examens portant sur le recours à la force à l’égard des détenues. Elle travaille avec les directeurs afin de s’assurer que les politiques de l’employeur sont mises en œuvre et appliquées de manière uniforme dans les établissements pour femmes. Les programmes destinés aux détenues sont fondés sur le genre et permettent d’évaluer les voies qui les ont mené au crime, les antécédents en matière d’abus et de victimisation des détenues, les événements traumatisants, leurs expériences à titre de parent seul et d’autres antécédents. Avant 1990, il n’existait aucun programme particulier destiné aux détenues, uniquement des adaptations des programmes destinés aux hommes. Après la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston et le rapport La création de choix (pièce 2, onglet 1), il est devenu évident que des programmes propres aux femmes étaient requis. L’employeur a mis le rapport La création de choix en pratique en élaborant un programme propre aux délinquantes (pièce 10). L’objectif était de créer un milieu sécuritaire et respectueux où les détenues pouvaient avoir des relations saines et positives avec des personnes d’autorité et des hommes. Le groupe d’étude qui a rédigé le rapport La création de choix estimait que les agents correctionnels seraient contre-productifs à la réalisation de ces objectifs. SCC croit que les agents correctionnels doivent jouer un rôle dans le cadre des services correctionnels offerts aux détenues, et ce, à titre de modèles de comportement positifs. Des politiques et des pratiques ont été élaborées et mises en place en vue d’atténuer les risques posés aux détenues et aux agents correctionnels dans les établissements pour femmes.

31 L’enquête de la juge Arbour au sujet des incidents qui sont survenus à la Prison des femmes à Kingston (pièce 2, onglet 2) était destinée aux intervenants et au personnel et portait sur la présence des agents correctionnels dans un établissement pour femmes. La majorité des intervenants ne souscrivaient pas à l’approche de SCC et continuent de ne pas y souscrire. Ils croient également qu’aucun homme ne devrait travailler dans un établissement pour femmes. La juge Arbour a examiné la question de la présence des agents correctionnels dans les établissements pour femmes en tenant compte de la façon dont SCC atténuerait les menaces réelles et perçues. Elle a déterminé qu’il n’était pas nécessaire de modifier les politiques, mais plutôt de mettre en place un système de surveillance indépendant et de permettre aux femmes de choisir d’être envoyées à un établissement sans homme (pièce 2, onglet 2, page 133).

32 Le rapport de la juge Arbour comportait également une recommandation visant la rédaction d’une série de rapports sur la surveillance (pièce 2, onglets 3 et 4). SCC a pris les rapports au sérieux et a compris les recommandations allant à l’encontre de la présence d’agents correctionnels dans les établissements pour femmes. Toutefois, SCC a maintenu sa position selon laquelle la présence d’agents correctionnels avait une incidence positive sur les établissements pour femmes. Au moyen d’un recrutement, d’une formation et de stratégies d’atténuation appropriés, tous les risques sont gérables. Des politiques ont été élaborées relativement à la vie privée et à la dignité des détenues et en vue d’empêcher le personnel masculin d’être placé dans des situations vulnérables. Les intervenants devaient savoir que SCC ne placerait pas le personnel masculin dans des situations où quelque chose pourrait survenir. Seuls les agents qui demandent une affectation à un établissement pour femmes sont recrutés. Ils suivent une formation axée sur les femmes et ils patrouillent dans les établissements pour femmes avec un partenaire. Le Protocole national de dotation mixte, qui exige que des agents soient jumelés à des agentes pendant les quarts de nuit, a été mis en place pour répondre aux préoccupations exprimées par la juge Arbour. Le protocole est devenu une directive du commissaire après les recommandations de la CCDP (pièce 2, onglet 5, page 44).

33 Avant de mettre la DC 577 en œuvre, l’employeur a consulté l’agent négociateur, qui n’a pas appuyé la dotation mixte dans les unités résidentielles. Aucun problème n’a été identifié relativement au jumelage d’agents correctionnels. L’agent négociateur a soulevé des préoccupations en ce qui concerne le libellé initial de l’alinéa 10c), qu’il a qualifié d’offensant (voir la pièce 1, onglet 5, page 3). L’employeur a supprimé le libellé offensant (voir la pièce 1, onglet 4, page 3).

34 L’alinéa 10a) de la DC 577 vise à prévenir les agents correctionnels de voir une détenue à l’extérieur de sa chambre pendant qu’elle est nue ou dans une situation où sa dignité pourrait être compromise. Il vise à protéger tant la détenue que l’agent et il a été adopté en réponse à un examen approfondi par des organismes externes, comme la Société Elizabeth Fry, qui ne souscrivaient pas à l’utilisation, de la part de SCC, d’agents correctionnels dans des établissements correctionnels pour femmes.

35 Sans les restrictions de la DC 577, SCC ne pourrait pas se défendre contre les accusations des intervenants qui ne croient pas que des hommes puissent jouer un rôle de première ligne dans le cadre des services correctionnels pour femmes. SCC a cherché à établir un équilibre relativement aux possibilités offertes aux agents correctionnels au moyen de mesures d’atténuation. Les agents à l’EEF ont choisi d’y travailler. Le rôle de l’employeur est de s’assurer qu’elles ne sont pas compromises inutilement. Il y a des règles sur la façon dont les détenues doivent être habillées pendant le quart de nuit et des pénalités pour la violation répétée de ces règles. L’employeur souhaitait protéger les agents correctionnels et les empêcher d’être dans une situation où ils seraient vulnérables.

36 L’objectif de la formation offerte aux agents correctionnels est de les aider à mieux comprendre les femmes dans l’espoir qu’ils comprennent les détenues. La formation traite de la sexualité et du rôle des femmes pendant qu’elles sont incarcérées. La sélection est effectuée à l’aide de questions situationnelles en vue d’évaluer la réponse de l’agent. Dans le cadre de la formation, l’employeur essaie de déterminer comment les agents correctionnels traiteraient une détenue en crise. Des barèmes sont utilisés pour évaluer l’ouverture d’esprit de l’agent correctionnel et sa capacité d’adaptation.

37 Les frustrations exprimées par les agents correctionnels et indiquées dans le rapport définitif « Projet de vérification de la dotation mixte »(pièce 11, page 5) selon lesquelles ils sont considérés comme des harceleurs et des violeurs potentiels, peu importe qui ils sont, ne peuvent pas être ignorées. L’employeur a fait valoir, lors de la formation, qu’il ne s’agissait pas de son opinion. S’il croyait que les détenues devaient être protégées des agents correctionnels, il n’y aurait aucun agent correctionnel aux établissements pour femmes. Toutefois, la menace perçue doit être atténuée, ce qui justifie l’existence de la DC 577.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour le fonctionnaire s’estimant lésé

38 L’article 37 de la convention collective (pièce 4) et l’article 15 de la LCDP interdisent tous deux la discrimination fondée sur le genre. Les modifications apportées en 2011 au DC 577 aux alinéas 10a) et 10c) sont discriminatoires à l’égard des IPL masculins. L’employeur ne peut pas justifier la mise en œuvre de ces alinéas en tant qu’exigence professionnelle justifiée. Le fonctionnaire a demandé que ces dispositions soient déclarées discriminatoires et qu’une ordonnance soit émise pour qu’elles soient supprimées de la DC 577. Un arbitre de grief nommé en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; LRTFP) a compétence en vertu de la LCDP d’accorder un remède déclaratoire.

39 Les témoins du fonctionnaire ont décrit les activités de l’EEF et comment ils ont été touchés par la DC 577. La distinction entre les rondes de sécurité et les dénombrements dans les unités résidentielles qui se déroulent avant et après 23 h dépeint les hommes comme des agresseurs qui ne sont pas dignes de confiance. À 23 h, les IPL masculins deviennent des agresseurs et des violeurs contre qui les détenues doivent être protégées. Dans le cadre de son témoignage, le fonctionnaire a indiqué se sentir comme un citoyen de deuxième classe qui n’était pas égal aux agentes.

40 La DC 577 a comme effet de créer une division dans le milieu de travail (voir la pièce 11). Une quantité disproportionnelle de la charge de travail pendant le quart de nuit doit être effectuée par les agentes correctionnelles en fonction. De plus, les agentes doivent superviser leurs homologues masculins lorsqu’ils effectuent des rondes.

41 L’employeur a soutenu que la DC 577 vise à protéger les agents contre des allégations de comportement inapproprié. Aucun élément de preuve lié à une plainte n’a été déposé. Toute situation vulnérable où se sont trouvés les agents découle de la violation volontaire des politiques institutionnelles par les détenues (voir la pièce 7). Les restrictions imposées aux agents correctionnels à l’EEF sont excessives, elles perpétuent des stéréotypes masculins et portent atteinte aux objectifs d’avoir des agents correctionnels dans les établissements pour femmes.

42 Dans R. c. Kapp, 2008 CSC 41, la Cour suprême du Canada a établi un critère en deux étapes pour déterminer si les dispositions législatives ou les politiques sont discriminatoires, à savoir : Une distinction a-t-elle été faite en fonction d’un motif illicite? A-t-elle créé un désavantage? De toute évidence, en ce qui concerne le fonctionnaire, une distinction fondée sur le genre a été faite, ce qui a créé un désavantage en limitant la capacité de l’agent à s’acquitter de l’éventail complet de ses fonctions à titre d’agent correctionnel. L’employeur a fait valoir que les fonctions en étaient modifiées mais pas restreintes. Il n’en demeure pas moins qu’il incombe aux agentes d’accomplir le travail pendant le quart de nuit. Les agents les accompagnent. Les agentes vérifient toutes les cellules, alors que le rôle des agents est de vérifier le dénombrement. Les agentes travaillent des quarts supplémentaires, comme les surveillances du risque de suicide dans les unités de garde en milieu fermé, où le fonctionnaire ne peut pas travailler. Des quotas en matière de dotation sont imposés aux quarts afin d’assurer la conformité avec la DC 577.

43 Selon Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, le fait de demander à un agent de suivre une agente porte atteinte de façon significative à la dignité de l’agent. L’esprit et l’effet de la restriction sont les mêmes, peu importe si la DC 577 ordonne à l’agent doit marcher derrière l’agente ou si elle ordonne aux agentes de passer en premier dans le secteur.

44 Les agents correctionnels sont un groupe défavorisé dans les établissements correctionnels pour femmes. Leurs rôles sont limités. Ils sont dépeints, sans justification, comme des prédateurs. Les limitations imposées par l’employeur perpétuent la perception selon laquelle on ne peut pas faire confiance aux hommes pour exécuter les fonctions d’un agent correctionnel dans les établissements pour femmes. La mise en œuvre de l’alinéa 10c) de la DC 577 constituait une réaction excessive à un faux problème découlant d’un commentaire fait par un comité de détenues. L’employeur a reconnu que le paragraphe de la version de 2011 de la DC 577 était mal rédigé, ce qui a suscité sa modification.

45 L’employeur n’a tenu aucunement compte des droits des agents correctionnels. Il ne s’est préoccupé que des droits des détenues. Lorsqu’un conflit survient entre les deux, l’employeur devrait établir un équilibre entre les deux ou n’entraîner que des répercussions minimales au profit de l’un ou de l’autre. Le caractère proportionnel en l’espèce n’a pas été maintenu. Les répercussions sur les droits des agents correctionnels ne devraient pas être comparées aux droits des détenues, mais à ceux des agentes correctionnelles. La vie privée ne constitue pas un motif protégé en vertu de la LCDP, mais le genre en est un. L’employeur a omis de reconnaître que la perte de la vie privée faisait partie intégrante de l’incarcération. On ne peut pas perdre de vue le fait que les femmes sont des détenues qui ont été reconnues coupables par un tribunal fédéral. L’employeur a, à tort, un aperçu paternaliste selon lequel les droits à la vie privée des détenues doivent être protégés en raison du fait qu’elles sont vulnérables. Ce besoin de protéger la vie privée des détenues est contraire aux politiques applicables à l’unité d’isolement où les rondes générales peuvent être effectuées par un homme pourvu qu’il soit supervisé par une agente correctionnelle au moyen d’une vidéo. Les détenues dans l’unité d’isolement sont les plus vulnérables. Elles sont placées dans cette unité parce qu’elles sont en crise ou ne sont pas en mesure de s’adapter à l’incarcération.

46 L’imposition de restrictions sur les agents correctionnels en fonction de l’heure du jour est arbitraire. La suppression des alinéas 10a) et 10c) de la DC 577 n’entraînerait aucune contrainte excessive pour l’employeur et accorderait des possibilités égales aux agents.

47 Afin de déterminer si l’employeur a établi que ces restrictions constituent une exigence professionnelle justifiée, on doit tenir compte du critère en trois étapes suivant établi dans Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (appelée communément l’arrêt « Meiorin ») :

  1. L’employeur a-t-il adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause?
  2. L’employeur a-t-il imposé la norme particulière de façon honnête et de bonne foi en croyant qu’elle était nécessaire pour réaliser l’objectif légitime lié au travail?
  3. La norme est-elle raisonnablement nécessaire pour réaliser l’objectif légitime lié au travail?

48 Selon la Cour suprême dans Meiorin, il incombe à l’employeur de démontrer que la norme est raisonnablement nécessaire et qu’il est impossible d’accommoder les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le fonctionnaire sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

49 Le fonctionnaire croit que l’employeur a agi de bonne foi. Il s’agit d’un cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. En répondant aux besoins d’un groupe, l’employeur a discriminé contre le fonctionnaire. Toutefois, le fonctionnaire a du mal à accepter qu’il existe un lien rationnel entre la façon dont il doit exercer ses fonctions en vertu de la DC 577 et les services correctionnels pour femmes. L’employeur a rejeté les recommandations d’exclure les hommes des établissements pour femmes, car il croit qu’ils sont des modèles de comportement positifs dans ces établissements. Toutefois, selon la DC 577, l’employeur favorise le stéréotype selon lequel les agents correctionnels sont des prédateurs et que l’on ne peut pas leur faire confiance pour patrouiller sans supervision ces établissements la nuit.

50 Les alinéas 10a) et c) de la DC 577 abaissent les détenues en imposant des normes paternalistes. Plutôt que de renforcer le fait qu’elles doivent subir les conséquences de leurs actes, elles doivent être protégées contre ces conséquences. En obligeant la supervision des hommes pendant les rondes de nuit, l’employeur réduit au minimum les conséquences subies par les détenues pour avoir omis de respecter les règles sur les vêtements appropriés dans les établissements.

51 La politique de l’employeur va bien au-delà d’une atteinte minimale aux droits à l’égalité des genres du fonctionnaire. Il n’a pas démontré qu’il a essayé de s’adapter à ses droits au point d’en subir une contrainte excessive. L’objectif d’amélioration de la politique doit être proportionnel aux droits du fonctionnaire prévus par la loi. Le seul indice que l’employeur subirait une contrainte excessive en supprimant les dispositions de la DC 577 est qu’il lui serait difficile de l’expliquer aux intervenants.

52 La LCDP fait valoir que la contrainte excessive ne doit être analysée qu’en ce qui concerne la sécurité, la santé et les coûts. Le fait d’avoir plus d’agents correctionnels qui travaillent les quarts de nuits réduirait les coûts liés aux heures supplémentaires travaillées par les agentes. Il y aurait moins d’épuisements professionnels chez les agentes. Les agents ne seraient pas contrariés ni humiliés, ce qui aurait un impact positif sur le moral et la santé mentale continue des agents correctionnels. Quant à la question de la sécurité, l’employeur n’a présenté aucune preuve que le risque de danger est influencé par le nombre d’agents à l’EEF.

B. Pour l’employeur

53 Le fonctionnaire n’a pas établi une preuve prima facie de l’existence de discrimination. Une simple différence dans le traitement en raison du fait que les alinéas 10a) et c) de la DC 577 établisse une distinction entre les genres ne correspond pas à de la discrimination. (voir Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 RSC 4, aux paragr. 48 à 50; Kapp, au paragr. 17; Ontario (Disability Support Program) v. Tranchemontagne, 2010 ONCA 593, aux paragr. 93 et 94; Preiss v. BC (Ministry of Attorney General), 2006 BCHRT 587, au paragr. 216; et Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143).

54 Il est nécessaire d’établir la discrimination de manière positive (voir Tranchemontagne, aux paragr. 77 à 79, et Preiss, aux paragr. 233 et 234). Le préjugé et le stéréotype font partie du critère prima facie. Il n’existe aucune exigence distincte de démontrer le préjugé ou le stéréotype. Ils sont intégrés dans l’analyse de la question de savoir si une preuve prima facie a été établie. Il s’agit de savoir si les paragraphes contestés de la DC 577 créent réellement un désavantage et s’ils jouent un rôle dans la création du désavantage (voir Tranchemontagne, aux paragr. 82, 84, 102 à 104, 109 et 119; et Kapp,au paragr. 17 et 18).

55 Il incombait au fonctionnaire de démontrer la discrimination. Le fardeau de démontrer l’existence d’une exigence professionnelle justifiée de discrimination ne peut être transféré à l’employeur qu’une fois que le fonctionnaire a établi une preuve prima facie de discrimination. Même si le fonctionnaire a établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur le sexe en l’espèce, l’employeur a établi une exigence professionnelle justifiant la discrimination. Le critère juridique énoncé par le fonctionnaire est correct, à savoir : il doit démontrer qu’il est un membre d’un groupe protégé, qu’il a été défavorisé et qu’il existe un lien entre les deux.

56 La décision dans Law énonce que les décideurs doivent tenir compte des facteurs contextuels lorsqu’ils déterminent l’existence d’une preuve prima facie. Law énonce un cadre analytique pour déterminer la discrimination réelle en fonction de politiques concurrentes (voir Preiss, aux paragr. 229 à 234; Kapp, aux paragr. 23 et 24; Tranchemontagne, au paragr. 123; et Law, au paragr. 88). Le cadre comprend la question de savoir si la personne ou un groupe en cause a été l’objet d’un désavantage, d’un stéréotype, d’un préjugé préexistants ou s’il était déjà vulnérable; une correspondance ou un manque de correspondance entre les motifs sur lesquels la demande est fondée et le besoin, la capacité ou les circonstances réels du demandeur; l’objectif ou l’effet d’amélioration de la politique contestée à l’égard d’une personne ou d’un groupe défavorisé de la société; la nature et la portée de l’intérêt touchée par la politique contestée. Au plus, le fonctionnaire pourrait avoir démontré uniquement le premier des quatre éléments, à savoir qu’il est un membre d’un groupe qui a été l’objet d’un désavantage, d’un stéréotype, d’un préjugé préexistants ou qu’il était déjà vulnérable. Il n’a fourni aucune preuve relative aux trois autres éléments de l’analyse. Il n’a pas non plus démontré l’existence d’un désavantage ni d’un stéréotype préexistant fondée sur le genre. Par conséquent, il n’a pas établi une preuve prima facie de l’existence de discrimination.

57 Même si le fonctionnaire avait démontré un des éléments, l’employeur a répondu au critère énoncé dans Meiorin quant à l’établissement d’une exigence professionnelle justifiée. Une distinction officielle a été établie dans la DC 577 selon laquelle, quoi qu'il en soit, les désavantages sont subis par les agentes correctionnelles et non par les agents correctionnels. À titre d’agent correctionnel, le fonctionnaire ne peut invoquer un désavantage subi par une personne ne faisant pas partie du groupe à l’égard duquel l’allégation de discrimination a été formulée. Il n’y a aucune preuve qu’il y a eu atteinte à sa dignité humaine. L’embarras ne correspond pas à la diminution de son identité en tant qu’homme. Sa plainte principale vise la perte de sa dignité. Lorsque l’on évalue l’incidence de la DC 577 sur la dignité du fonctionnaire, on doit l’évaluer selon sa perspective, de manière objective et subjective. Est-ce qu’une personne raisonnable dans des circonstances semblables, qui tient compte des facteurs contextuels, conclurait que l’on a porté atteinte à la dignité du fonctionnaire? (voir Law, au paragr. 88, et Preiss, au paragr. 220.) Le fonctionnaire n’a pas tenu compte du droit à la vie privée et à la dignité réelle et importante des détenues.

58 Le fonctionnaire n’a déposé aucune preuve alléguant qu’il a subi un désavantage préexistant qui, selon Law au paragr. 63 et Preiss au paragr. 257, constitue le facteur le plus déterminant à prendre en compte. Les hommes représentent environ 77 % des agents et agentes correctionnels et 25 % des IPL employés par SCC. La prétention du fonctionnaire selon laquelle la DC 577 abaisse les agents correctionnels en établissant des stéréotypes indique qu’il a mal compris la raison de la politique. Il est incontestable que les mesures prises par l’employeur étaient tout à fait contraires à celles décrites par le fonctionnaire. L’employeur a cherché à offrir des possibilités d’emploi aux agents correctionnels dans le domaine des corrections des femmes, alors que ces possibilités leur sont refusées dans six provinces et contre les recommandations de divers rapports et intervenants.

59 La DC 577 a été mise en œuvre pour protéger la vie privée et la dignité des détenues. Elle reconnait également les caractéristiques uniques des détenues et la probabilité qu’elles ont été victimes d’agression sexuelle par des hommes pendant la nuit et qu’elles se sentent le plus vulnérables la nuit. La politique tente de satisfaire les objectifs de SCC tout en reconnaissant la vulnérabilité des détenues. Les directives quant à la façon dont les rondes de sécurité doivent être effectuées pendant le quart de nuit constituent une contrainte minimale imposée au personnel essentiel. La DC 577 tient compte des besoins des agents correctionnels. Ils ont le droit d’exercer leurs fonctions dans le cadre de tout quart; des directives plus précises sont simplement indiquées quant à la façon dont leurs fonctions doivent être exercées pendant le quart de nuit, ce qui constitue une limitation très restreinte. Il n’y a aucune preuve que l’on ait porté atteinte à la capacité du fonctionnaire de travailler. L’employeur a soupesé les demandes concurrentes relatives à la dignité et a déterminé quel intérêt était le plus profond. Le fonctionnaire n’a démontré aucune incidence sur l’emploi, seul un préjudice moral, ce qui ne suffit pas pour justifier sa demande.

60 Les détenues constituent un groupe défavorisé unique (voir la pièce 2, onglet 10, aux pages 21, 25, 31, 34, 35, 36, 38, 39, 49 et 51). Le point de mire est l’incidence de la présence d’agents correctionnels sur la sécurité des détenues. Les mêmes statistiques en matière d’abus ne sont pas constatées dans les établissements pour hommes. Les risques ne se présentent pas de la même manière dans les établissements pour femmes. L’accent est mis sur les détenues dans les établissements pour femmes. Les droits des détenus ne sont pas abandonnés simplement parce qu’ils sont incarcérés (voir Stanley v. Canada (Royal Canadian Mounted Police), [1987] D.C.P.D. No. 3 (QL), au paragr. 33). La DC 577 est directement liée aux objectifs de l’employeur et ne donne lieu qu’à une intrusion minimale sur l’emploi du fonctionnaire. Il n’y a aucune preuve que l’on a indiqué aux détenues de l’EEF qu’elles ne peuvent faire confiance aux IPL masculins. Il n’existe aucune exigence selon laquelle les agentes doivent superviser leurs homologues masculins. L’atteinte minimale à la capacité des agents correctionnels d’exercer leurs fonctions pendant le quart de nuit à l’EEF revêt une importance considérable pour les détenues et aux obligations de SCC envers ces dernières et le public.

IV. Motifs

61 Le fonctionnaire a soutenu que les agents correctionnels sont historiquement désavantagés dans le domaine de services correctionnels pour femmes. Selon lui, le message véhiculé par l’employeur, en vertu de la DC 577, est que malgré la formation, on ne peut pas faire confiance aux agents sans qu’ils ne soient escortés dans les unités résidentielles de l’EEF pendant la nuit.

62 Je ne peux accepter cet argument et je conclus que la DC 577 constitue précisément une preuve de l’opinion contraire de la part de l’employeur. Malgré de nombreuses recommandations formulées par divers groupes d’intervenants, l’employeur emploie néanmoins des agents dans des établissements pour femmes. La preuve a révélé que les hommes représentent environ 25 % des IPL qui travaillent à l’EEF. En outre, la preuve a révélé que les motifs sous-jacents à la DC 577 ne se rapportaient aucunement à de la méfiance à l’égard des agents correctionnels, mais qu’ils étaient plutôt fondés sur la recherche quant à la meilleure façon de traiter avec les détenues. Je ne dispose d’aucune preuve autre que des renvois anecdotiques à des commentaires des détenues et des membres du personnel au sujet de l’heure fatidique pour indiquer que l’employeur croit que les agents correctionnels sont incapables d’exercer leurs fonctions à titre d’agents correctionnels dans des établissements pour femmes en raison de leur genre. En outre, je ne dispose d’aucune preuve de stéréotypes ou d’un désavantage préexistant subi par les IPL masculins pour appuyer la demande du fonctionnaire. Pour ce seul motif, le fonctionnaire ne s’est pas acquitté de son fardeau relativement au critère établi dans Kapp et Law.

63 J’ai lu attentivement la jurisprudence qui m’a été citée par les parties et j’ai conclu, à partir de cette dernière, qu’elle établit plusieurs principes qui peuvent être ainsi résumés :

a) La jurisprudence a établi un test en deux étapes pour établir une preuve prima facie de l’existence de discrimination : (1) Le droit crée-t-il une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée-t-elle un désavantage en perpétuant un préjugé ou un stéréotype?

b) Il est bien établi en droit qu’il existe une différence entre discrimination et distinction. Les tribunaux ont souvent indiqué que chaque distinction ne constituait pas une discrimination. Cela découle du fait que le but des dispositions portant sur l’égalité vise une égalité substantive par opposition à une égalité formelle. Tel que l’a déclaré le juge McIntyre dans Andrews, « Pas plus qu’une loi sera nécessairement mauvaise parce qu’elle établit des distinctions » et « un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités ».

c) Les dispositions portant sur l’égalité mettent l’accent sur la prévention des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou analogues qui ont l’effet de perpétuer un désavantage ou un préjugé ou d’imposer un désavantage fondé sur un stéréotype.

d) Une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue ne constitue pas de la discrimination en vertu de la LCDP si elle basée sur une exigence opérationnelle de bonne foi au sens de la Loi.

e) Il ne suffit pas de contester le comportement d’un employeur au motif que les mesures prises ont eu une incidence négative sur une personne membre d’un groupe protégé. Le fait d’être un tel membre ne suffit pas en soi, sans aucun autre élément, pour accéder à une réparation fondée sur les droits de la personne. La jurisprudence indique qu’il s’agit du lien entre le fait d’être membre de ce groupe et le caractère arbitraire du critère relatif au désavantage ou au comportement, à lui seul ou son incidence, qui déclenche la possibilité d’une réparation. Il incombe au demandeur de démontrer ce seuil. Si un tel lien est établi, une preuve prima facie de discrimination est établie. C’est à ce stade que le fardeau est transféré à l’employeur de justifier la mesure discriminatoire prima facie. Si la mesure est justifiée, il n’y a aucune discrimination.

64 Le fonctionnaire a fait valoir que la politique contestée constitue une atteinte directe à sa dignité. Dans la mesure où l’alinéa 10c) de la DC 577, dans sa version initiale, exige que les agents correctionnels marchent derrière les agentes correctionnelles pendant les rondes de sécurité au cours du quart de nuit, était offensif à l’égard des agents, l’employeur l’a remédié en rédigeant de nouveau le paragraphe.

65 Le fonctionnaire n’a pas établi la façon dont la directive sur la façon d’exercer les fonctions qui sont régulièrement affectées aux agents et aux agentes correctionnels comporte un effet préjudiciable clair et important sur ses possibilités d’emploi et non seulement une incidence secondaire ou minimale sur ces possibilités. En outre, il n’a pas établi que la politique de l’employeur porte atteinte, d’une façon quelconque, à ses capacités, à titre d’agent, de s’acquitter de ses obligations d’emploi. Tel que cela est indiqué à la page 41 de Stanley :

[Traduction]

[…] Toute exigence de l’emploi ou politique qui a pour effet d’empêcher les femmes [ou les hommes en l’espèce] d’exercer une forme particulière de l’emploi doit être interprétée comme ayant un effet préjudiciable clair et important sur l’intérêt relativement à l’égalité des possibilités.

Toutefois, il convient de noter que la politique contestée en l’espèce n’est pas fondée, comme la grande majorité des politiques en matière d’embauche qui comporte une discrimination contre les femmes, sur une opinion stéréotypée des rôles ou des abilités relatives des hommes et des femmes. Le motif sur lequel la GRC a fondé sa défense de la politique n’a rien à avoir avec la capacité des femmes d’agir en tant que gardienne des prisonniers. Par conséquent, en l’espèce, il n’y a aucune atteinte à la dignité d’une personne qui découle inévitablement d’une politique qui est fondée sur des hypothèses relatives à la valeur ou aux capacités relatives des membres d’un groupe particulier.

66 Il n’est pas contesté que la DC 577 crée une distinction fondée sur des motifs analogues et aucune partie n’a contesté ce fait. Évidemment, les alinéas 10a) et 10c) de la DC 577 créent une distinction entre la façon dont les agents et les agentes correctionnels exercent leurs fonctions pendant le quart de nuit dans les établissements pour femmes. En raison de l’objectif de la politique, elle donne également lieu à moins de possibilités de travailler des heures supplémentaires pour les hommes qui travaillent à l’EEF.

67 En ce qui concerne la deuxième partie du critère, le fonctionnaire a fait valoir de façon très précise que les agents correctionnels sont membres d’un groupe qui est historiquement défavorisé dans les établissements pour femmes et il a indiqué que les dispositions en cause constituaient des dispositions qui perpétuent un stéréotype des hommes comme étant des délinquants sexuels prédateurs. À son avis, le message communiqué par l’employeur, en vertu de la DC 577, est que malgré la formation, on ne peut pas faire confiance aux agents sans qu’ils soient escortés dans les unités résidentielles de l’EEF pendant la nuit.

68 Dans R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, la Cour suprême du Canada a défini l’objectif global de l’article 15 de la Charte, lequel constitue la disposition en matière d’égalité, comme étant la disposition qui permet de réparer ou de prévenir la discrimination contre les groupes qui subissent un désavantage sur les plans social, politique et juridique dans la société canadienne. Tel que cela a été indiqué par le tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique dans Nixon v. Vancouver Rape Relief Society (c.o.b. Rape Relief and Women’s Shelter), 2002 BCHRT 1 au paragr. 96 :

[Traduction]

Les dispositions législatives relatives aux droits de la personne et l’article 15 de la Charte doivent incontestablement être interprétés de manière uniforme. Un examen de la jurisprudence indique que la définition de discrimination élaborée en vertu de la Charte et des codes en matière de droits de la personne a été appliquée de manière interchangeable. (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; 10 C.H.R.R. D/5719, Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103; 17 C.H.R.R. D/87). Dans Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, le juge Cory, au nom de la majorité a indiqué que les dispositions relatives aux droits de la personne, à l’instar de toute autre loi au Canada, doivent se conformer aux exigences de la Charte. (paragr. 106) De plus, les principes d’égalité élaborés et appliqués dans le contexte des droits de la personne sont appliqués dans les affaires relatives à la Charte. (Andrews, précité, au paragr. 38) Tout autre résultat serait surprenant étant donné la primauté de la Charte en droit canadien et la détermination presque précise entre les motifs illicites de discrimination prévus dans les dispositions législatives relatives aux droits de la personne et ceux prévus par la Charte.

69 Par conséquent, la détermination de la question de savoir si un groupe est protégé par les dispositions en matière d’égalité prévues par la LCDP concerne une « […] [re]cherche des signes de discrimination tel que des stéréotypes, des désavantages historiques ou de la vulnérabilité à des préjugés politiques ou sociaux […] ». Cette définition a été citée et appliquée dans des arrêts subséquents de la Cour suprême du Canada et dans les décisions des cours inférieures. Le fonctionnaire ne m’a présenté que l’affirmation qu’il était membre, à titre d’agent correctionnel dans un établissement pour femmes, d’un groupe protégé qui a été défavorisé historiquement, mais il ne m’a présenté aucune preuve de ce désavantage historique ou de la vulnérabilité à des préjugés politiques ou sociaux subis par de telles personnes. Par conséquent, je conclus que le fonctionnaire n’a pas démontré qu’à titre d’agent correctionnel qui travaille dans un établissement correctionnel pour femmes, il est un membre d’un groupe protégé sous le régime de la LCDP.

70 Quoi qu’il en soit, même si j’acceptais que le fonctionnaire, à titre d’agent correctionnel qui travaille dans un établissement pour femmes, était membre d’un groupe protégé, je n’arrive pas à constater le caractère arbitraire du « critère désavantageux » figurant à la DC 577. Selon les principes décrits ci-dessus, le fait d’être membre d’un groupe protégé et l’incidence négative ne constituent pas, en soi, une atteinte aux droits de la personne. De plus, il doit y avoir un lien démontré entre le fait d’être membre du groupe et le caractère arbitraire de la conduite ou du critère désavantageux.

71 Le témoignage et les pièces déposées en preuve par l’employeur indiquent que la DC 577 est loin d’être arbitraire et qu’elle est fondée sur une recherche importante, ainsi que sur le témoignage et l’expérience relativement aux caractéristiques et aux besoins des délinquantes et qu’elle n’était pas, tel que l’a soutenu le fonctionnaire, fondée sur des hypothèses ou des stéréotypes concernant les agents comme étant des personnes à qui on ne peut faire confiance ou des personnes agressives. Bien que le fonctionnaire affirme que la politique dépeint les agents comme des agresseurs et des violeurs, je conclus qu’il s’agit d’une exagération qui rejette entièrement la réalité sociale selon laquelle les personnes ne sont pas à l’aise lorsqu’elles sont vues par une personne de genre différent. La DC 577 reconnaît simplement ce fait et tente de minimiser, tant pour les agents que pour les délinquantes, les situations qui pourraient donner lieu à une ingérence indue à la vie privée d’une détenue. La DC 577 met l’accent sur la vie privée et la dignité des détenues et ne dépeint pas les agents de façon négative.

72 L’article 16 de la LCDP prévoit ce qui suit :

16. (1) Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait d’adopter ou de mettre en œuvre des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vraisemblablement subir un groupe d’individus pour des motifs fondés, directement ou indirectement, sur un motif de distinction illicite en améliorant leurs chances d’emploi ou d’avancement ou en leur facilitant l’accès à des biens, à des services, à des installations ou à des moyens d’hébergement.

73 Même si aucune des parties n’a fait valoir directement que la disposition indiquée ci-dessus s’applique aux faits en l’espèce, je conclus que je dois en tenir compte puisque, selon moi, elle s’applique. L’employeur a déposé amplement de preuve que la DC 577 fait partie d’un programme spécial conçu par l’employeur en vue de tenter de surmonter des désavantages précis que subissent les femmes incarcérées fondées sur leur genre en vue de tenter de protéger leur dignité la nuit et accroître leurs possibilités de réadaptation. En l’espèce, le fonctionnaire a allégué une discrimination fondée sur le genre. La source de cette discrimination, l’essence même de sa plainte, est un programme qui est nécessaire, selon les arguments de l’employeur, relativement à son mandat de base consistant à loger et à réadapter les détenues.

74 Je conclus que l’employeur a démontré que la DC 577 faisait partie d’un programme plus large qu’il a instauré, en raison d’une étude et d’une expérience considérables, dans les établissements correctionnels fédéraux pour femmes afin de favoriser les intérêts des détenues, dont un pourcentage important ont été victimes de violence physique ou d’agression sexuelle, qui ont des problèmes de toxicomanie ou qui ont des problèmes de santé mentale. Je conclus que les détenues représentent un groupe particulièrement vulnérable et défavorisé historiquement et que la source de la DC 577 repose sur l’acquittement des responsabilités de l’employeur envers ces dernières.

75 Je conclus donc que le fonctionnaire n’a pas établi une preuve prima facie de discrimination. Tel que l’a fait valoir l’avocat de l’employeur, un préjudice moral ne constitue pas une atteinte à la dignité d’une personne qui permet d’établir une preuve prima facie de discrimination. L’incidence de la DC 577 sur les agentes correctionnelles à l’EEF ne constitue pas non plus un facteur qui doit être pris en compte pour déterminer si le fonctionnaire a été victime d’une discrimination fondée sur le genre. Une personne raisonnable pourrait remettre en question la nécessité des alinéas 10a) et c), mais elle ne les jugerait pas, sans aucun doute, comme inutiles ou discriminatoires. Toutefois, même si j’ai tort en ce qui concerne mes déterminations indiquées ci-dessus, l’employeur m’a convaincu de l’existence d’une exigence professionnelle justifiée de discrimination. La Commission a eu l’occasion d’étudier la question à plusieurs reprises, notamment dans le cadre de Sioui c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2009 CRTFP 44, dans laquelle la vice-présidente a rédigé ce qui suit :

75. L’application de l’obligation de prendre des mesures d’adaptation a été interprétée dans l’arrêt (Colombie-Britannique) Public Service Employee Relations Commission c. British Columbia Government and Service Employees’ Union (BCGSEU), [1999] 3 R.C.S. 3 (Meiorin) (paragr. 54) et se résume à ce qui suit. Lorsque l’employeur applique une règle de travail, il doit la justifier en démontrant que : 1) la règle est rationnellement liée à l’exécution du travail en cause; 2) la règle a été adoptée parce qu’elle est nécessaire à la réalisation du but légitime de ce travail; 3) la règle est raisonnablement nécessaire à l’accomplissement du travail. L’employeur doit pouvoir démontrer qu’il ne peut composer avec des employés qui ont les mêmes caractéristiques sans subir une contrainte excessive.

76. Les normes développées dans Meiorin ont établi un régime permettant d’évaluer le but légitime d’une règle de travail et l’intention de l’employeur au moment de l’adopter, pour déterminer si elle a un fondement. À ces normes s’est aussi ajouté un test, dit de rationalité, servant à évaluer si la règle était vraiment nécessaire dans le contexte du travail en question. Les tribunaux ont aussi décidé que les normes doivent être appliquées avec souplesse et bon sens : Meiorin, paragr. 63; Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, p. 546, et Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne), [1990] 2 R.C.S. 489, p. 520-521 et Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 RSC 4, paragr. 15.

76 Afin de déterminer si la DC 577 et ses dispositions constituent une exigence professionnelle justifiée, je dois, en plus de la jurisprudence, tenir compte du paragraphe 15(2) de la LCDP qui prévoit ce qui suit :

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

77 Tel qu’il est indiqué dans McGill, aux paragr. 48 à 50, dans Kapp, au paragr. 17, dans Tranchemontagne, aux paragr. 93 et 94, dans Preiss, au paragr. 216 et dans Andrews, une simple différence dans le traitement ne correspond pas à de la discrimination. Malgré les alinéas 10a) et c) de la DC 577, qui font une distinction fondée sur le genre des agents et des agentes correctionnelles exerçant les fonctions d’un quart particulier, ce fait en soi n’établit pas une preuve prima facie de discrimination. Toutefois, même si j’accepte l’argument du fonctionnaire selon lequel la DC 577 porte atteinte à sa dignité et perpétue des stéréotypes négatifs des hommes et qu’à titre d’agent correctionnel, il est membre d’un groupe particulièrement défavorisé, je crois que l’employeur a répondu au critère de Meiorin et qu’il a démontré une exigence professionnelle justifiée. Le critère en trois étapes, tel qu’il a été convenu entre les parties, exige que j’évalue la politique contestée en répondant aux questions suivantes :

  1. L’employeur a-t-il adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause?
  2. L’employeur a-t-il imposé la norme particulière de façon honnête et de bonne foi en croyant qu’elle était nécessaire pour réaliser l’objectif légitime lié au travail?
  3. La norme est-elle raisonnablement nécessaire pour réaliser l’objectif légitime lié au travail?

78 J’ai confiance que ma conclusion selon laquelle l’employeur a adopté une norme indiquant l’exécution des fonctions attribuées à un quart particulier qui a une incidence sur les agents et les agentes correctionnels et que cette norme est directement liée aux personnes des deux genres qui occupent le poste d’IPL. Les personnes des deux genres sont informées de la façon dont les rondes doivent être effectuées lorsqu’elles sont jumelées à un agent correctionnel de sexe opposé pendant le quart de nuit. Elle ne perpétue pas, comme l’a fait valoir le fonctionnaire, un stéréotype contre les hommes et elle vise clairement à préserver la vie privée et la dignité des délinquantes qui, comme l’a soutenu l’employeur, sont particulièrement vulnérables lorsqu’elles dorment.

79 J’accepte le témoignage de Mme Blanchette selon lequel les détenues se sentent particulièrement vulnérables et tout à fait impuissantes la nuit, étant donné qu’elles ont souvent été victimes d’abus durant les heures de la nuit. Veiller à ce que les détenues se sentent en toute sécurité constitue une partie importante des philosophies correctionnelles à l’égard des femmes. Une modification mineure quant à la façon dont les agents et agentes correctionnels exercent leurs fonctions pendant les heures de la nuit constitue sûrement une contrainte acceptable de leur emploi. L’employeur n’a aucunement laissé entendre que les agents sont des pervers ou que l’on ne peut pas leur faire confiance s’ils ne sont pas escortés la nuit. Au contraire, l’objectif d’avoir des agents pendant le quart de nuit est de démontrer aux détenues que l’on peut faire confiance aux hommes. En outre, il n’existe évidemment aucune exigence selon laquelle les agentes correctionnelles doivent superviser les agents pendant le quart de nuit. Tous les agents et toutes les agentes font partie du même groupe et niveau de classification. Il n’existe aucune hiérarchie, comme on le constaterait habituellement dans le cadre d’une relation entre un employé et un superviseur.

80 Étant donné les intérêts de l’employeur d’offrir des possibilités d’emploi à des agents correctionnels dans les établissements correctionnels pour femmes et étant donné l’opposition des divers intervenants et des préoccupations décrites dans les divers rapports joints à la pièce 2, il aurait été plus facile pour l’employeur d’avoir recours à un personnel composé uniquement d’agentes correctionnelles dans les établissements fédéraux pour femmes. L’employeur a plutôt élaboré, de manière honnête et de bonne foi, une politique qui est rationnellement liée à l’exécution du travail d’un agent et d’une agente correctionnel à des fins opérationnelles légitimes.

81 La dernière question consiste à savoir si la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. L’article 10 de la DC 577 ne peut être pris isolément. Le but et l’objectif généraux de la DC 577 figurent aux paragraphes 1 et 2 qui sont ainsi rédigés :

OBJECTIFS DE LA POLITIQUE

  1. S’assurer que la dignité et la vie privée des femmes incarcérées […] sont respectées dans toute la mesure du possible sans nuire à la sécurité.
  2. S’assurer que la présence d’hommes dans le milieu de travail n’assujettit pas le personnel ou les détenues à des situations de vulnérabilité.

82 Le fonctionnaire a fait valoir que la perte de vie privée constitue une partie intégrante du fait d’être incarcéré. Il a également soutenu que les détenues sont entièrement au courant des heures auxquelles les rondes sont effectuées et que, si elles choisissent de ne pas respecter les règles concernant les vêtements et choisissent de se présenter nues aux agents correctionnels, il y a, selon lui, des conséquences. L’approche paternaliste de l’employeur en matière correctionnelle ne tient pas compte de cette responsabilité et favorise les droits des détenues sur ceux de ses employés. Bien que cet argument revêt un certain fondement, l’argument de l’employeur selon lequel les programmes correctionnels réussis destinés aux femmes visent à ce qu’elles se sentent en toute sécurité avec des hommes en autorité et à protéger ces hommes pendant que les détenues apprennent l’aspect pro-social des hommes dans le domaine correctionnel, revêt un fondement plus important.

83 Lorsque j’évalue les conflits d’intérêts, je dois évaluer, entre autres, les effets d’amélioration de la politique contestée sur un groupe plus défavorisé (voir Law, au paragr. 72). Une politique qui permet d’améliorer les positions de groupes qui ont subi des désavantages en raison de leur exclusion de la société en général tout en ayant une incidence minimale sur un autre groupe ne constitue pas une violation de l’article 15 de la LCDP. Toute la documentation déposée à titre d’éléments de preuve et tous les témoignages appuient l’argument de l’employeur selon laquelle les détenues font partie des éléments marginalisés de notre société. Une atteinte marginale des droits du fonctionnaire à exécuter ses fonctions pendant un quart de nuit qui pourrait parfois l’empêcher de profiter de la possibilité de travailler des heures supplémentaires ne peut pas se comparer de façon égale aux obligations de l’employeur envers le public canadien de s’assurer que ses établissements correctionnels offrent un endroit sécuritaire pour loger et réadapter les délinquantes.

84 Le fonctionnaire n’a présenté aucune preuve de la mesure dans laquelle il s’est vu refuser des possibilités de travailler des heures supplémentaires, s’il y a lieu. Il n’a pas non plus démontré qu’il était prêt et disposé à travailler les heures supplémentaires si elles lui avaient été offertes. L’ampleur des limitations contestées est conforme aux limitations imposées aux agentes correctionnelles qui travaillent dans des établissements pour hommes, même si elles ne sont pas identiques. De toute évidence, l’employeur juge qu’il lui est nécessaire de limiter les rôles des agents correctionnels dans le cadre de situations de dotation mixte afin de protéger les établissements et les détenues, ce qui constitue un intérêt opérationnel légitime et fait partie du mandat imposé à SCC par le gouvernement et le public canadien. Je ne suis pas en désaccord. La sécurité des détenues, des établissements et du public et la réadaptation réussie des détenues prévalent sur l’incidence de cette limitation mineure sur la façon dont le fonctionnaire doit exercer ses fonctions pendant le quart de nuit à l’EEF.

85 Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

86 Le grief est rejeté.

Le 10 novembre 2014

Traduction de la CRTEFP

Margaret T.A. Shannon,
arbitre de grief

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