Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La fonctionnaire s’estimant lésée a contesté son licenciement pour avoir « obtenu, divulgué à des tiers et utilisé des renseignements de deux clients de manière non autorisée », et ce, à des fins personnelles – la fonctionnaire s’estimant lésée a interjeté appel de la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec de lui refuser des prestations d’invalidité pendant un congé de maladie – à l’appui de sa position, elle a tenté de déposer devant la Commission des lésions professionnelles des documents de travail qu’elle avait en sa possession et qui contenaient des renseignements de deux clients du ministère – l’employeur s’est vivement opposée à cette divulgation – la fonctionnaire s’estimant lésée a fait une demande d’accès à l’information auprès de l’employeur avant l’audience, mais l’employeur n’y a pas donné suite – après l’audience devant la Commission des lésions professionnelles, l’employeur a fait enquête et a congédié la fonctionnaire – devant la formation de la Commission, l’employeur s’est opposé au dépôt, par la fonctionnaire s’estimant lésée, de certains éléments de preuve qui faisaient état des échanges tenus du côté de l’employeur quant à la sanction à imposer à la fonctionnaire s’estimant lésée – la formation de la Commission a reconnu l’existence du privilège des relations de travail et a refusé le dépôt de ces éléments de preuve – l’employeur a aussi soulevé une objection quant à la compétence de la formation de la Commission d’entendre une question relative à la discrimination – la formation de la Commission a conclu qu’elle avait compétence, car la fonctionnaire a mentionné son état de santé lors de la procédure de règlement de grief – cependant, il n’a pas été établi, au moyen de la preuve, que l’état de santé de la fonctionnaire s’estimant lésée était un facteur de licenciement – la formation de la Commission a conclu que le licenciement était une sanction disproportionnée et déraisonnable pour l’inconduite alléguée – par conséquent, elle a ordonné la réintégration de la fonctionnaire s’estimant lésée dans son poste – même s’il y a eu inconduite de la part de la fonctionnaire, la preuve a démontré que le ministère avait procédé de la même façon dans un autre dossier devant le même tribunal – la formation de la Commission n’était donc pas prête à substituer une autre sanction. Grief accueilli.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et Loi sur les relations de travail dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date: 2016-02-02
  • Dossier: 566-02-9830
  • Référence: 2016 CRTEFP 9

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique


ENTRE

PATRICIA RODRIGUE

fonctionnaire s'estimant lésé

et

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(ministère des Anciens Combattants)

employeur

Répertorié
Rodrigue c. Administrateur général (ministère des Anciens Combattants)

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l'arbitrage

MOTIFS DE DÉCISION

Devant:
Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique
Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
Goretti Fukamusenge, Alliance de la Fonction publique du Canada
Pour l'employeur:
Geneviève Ruel, avocate, Secrétariat du Conseil du Trésor
Affaire entendue à Montréal (Québec),
du 1er au 4 décembre 2015.

1 Le 1er novembre 2014, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique (L.C. 2013, ch. 40, art. 365) a été proclamée en vigueur (TR/2014-84) et a créé la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique (la « nouvelle Commission »), qui remplace la Commission des relations de travail dans la fonction publique (l'« ancienne Commission ») et le Tribunal de la dotation de la fonction publique. Le même jour, les modifications corrélatives et transitoires édictées par les articles 366 à 466 de la Loi no 2 sur le plan d'action économique de 2013 (L.C. 2013, ch. 40) sont aussi entrées en vigueur (TR/2014-84). En vertu de l'article 393 de la Loi no 2 sur le plan d'action économique de 2013, une instance engagée au titre de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 2 LRTFP) avant le 1er novembre 2014 se poursuit sans autres formalités en conformité avec la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, dans sa forme modifiée par les articles 365 à 470 de la Loi no 2 sur le plan d'action économique de 2013.

I. Grief individuel renvoyé à l'arbitrage

2 La fonctionnaire s’estimant lésée, Patricia Rodrigue (la « fonctionnaire ») était au service du Ministère des Anciens Combattants (l’« employeur » ou le « Ministère »). Le 17 mars 2014, elle a été licenciée pour avoir « […] obtenu, divulgué à des tiers et utilisé des renseignements sensibles de deux clients de manière non autorisée, et ce, pour des raisons autres que professionnelles […] » (extrait de la lettre de licenciement). Elle a déposé un grief contre ce licenciement le même jour; le grief a été renvoyé à l’arbitrage le 6 juin 2014.

3 Par ailleurs, le 27 mars 2015, l’agent négociateur, l’Alliance de la Fonction publique du Canada, qui représente l’unité de négociation dont fait partie la fonctionnaire, a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) un avis aux termes de l’article 210 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, (L.C. 2003, ch. 22, art. 2), qui se lit comme suit :

210. (1) La partie qui soulève une question liée à l’interprétation ou à l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne dans le cadre du renvoi à l’arbitrage d’un grief individuel en donne avis à la Commission canadienne des droits de la personne conformément aux règlements.

4 La Commission canadienne des droits de la personne a indiqué le 27 mars 2015 qu’elle ne présenterait pas d’observations dans ce dossier.

5 Une semaine avant la tenue de l’audience, l’employeur s’est opposé à ce que la fonctionnaire soulève la question de discrimination, puisqu’elle « n’a jamais été soulevée à quelconque moment lors de la procédure de règlement des griefs » (extrait de la lettre de l’employeur datée du 23 novembre 2015). La Commission a noté l’objection et l’a prise en délibéré.

6 Dans les motifs qui suivent, je rejette l’objection de l’employeur quant à la compétence de la Commission pour entendre une question relative à la discrimination aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, (L.R.C. (1985), ch. H-6) (la « LCDP »). Néanmoins, je n’ai pas assez d’éléments de preuve pour conclure à la discrimination. Par ailleurs, j’accueille le grief contre le licenciement, parce qu’il s’agit d’une sanction disproportionnée et déraisonnable pour l’inconduite alléguée.

7 Pendant l’audience, j’ai rendu une décision interlocutoire sur l’admissibilité de certains éléments de preuve que la fonctionnaire voulait déposer. Après avoir écouté les arguments des parties, j’ai décidé d’exclure les éléments de preuve obtenus au moyen d’une demande d’accès à l’information et qui faisaient état des échanges tenus du côté de l’employeur quant à la sanction à imposer à la fonctionnaire. Cette décision interlocutoire est reprise dans les motifs de la présente décision.

II. Résumé de la preuve

8 L’employeur a cité cinq témoins : Robert Cormier, directeur de district au bureau régional de Montréal; Matthew Allaby, qui, en janvier 2014, était agent d’information et de la protection des renseignements personnels du Ministère; Charlotte Bastien, directrice nationale des opérations en région; Michel Doiron, sous-ministre adjoint, Secteur de la prestation des services; Nathalie Pham, gestionnaire de la fonctionnaire.

9 La fonctionnaire a cité deux témoins : Wesney Duclervil, conseiller syndical à l’AFPC, et Jean-Sébastien Schetagne, conseiller syndical à l’AFPC. La fonctionnaire a également témoigné. Dans la mesure où les faits ne sont pas contestés, ils sont présentés sans attribution.

10 En tant que directeur de district pour le bureau régional de Montréal, M. Cormier est responsable des opérations relatives à la prestation de services directs à la clientèle du Ministère, soit les militaires libérés. Le Ministère compte environ 14 000 clients, dont environ 700 dossiers de gestion de cas, c’est-à-dire les cas complexes et difficiles qui exigent un suivi approfondi. Les services directs comprennent entre autres les services de pensions, de soutien à domicile, de suivi et d’évaluation, ainsi que le service d’aiguillage aux différents professionnels qui offrent des traitements (ergothérapeutes, médecins, psychologues, etc.).

11 La fonctionnaire était gestionnaire de cas, donc responsable de plusieurs dossiers complexes d’anciens combattants. Sa gestionnaire était Nathalie Pham, gestionnaire d’équipe, qui se rapportait à M. Cormier.

12 Un gestionnaire de cas travaille étroitement avec les militaires libérés. Il les appuie dans leur démarche de guérison. Le gestionnaire de cas doit avoir accès à beaucoup de renseignements sur le client afin d’avoir un portrait complet de la réalité physique, psychologique et familiale de ce dernier. Les renseignements sont entrés dans un système électronique. Plusieurs documents sont établis pour un même client, notamment un plan d’intervention et des feuilles de décisions individuelles. Par ailleurs, les décisions prises par le gestionnaire de cas (par exemple, adresser un client à un ergothérapeute) sont notées dans un registre de décisions, que contrôle le gestionnaire d’équipe.

13 Le 4 décembre 2013, M. Cormier a reçu une demande par télécopieur de la part de M. Duclervil lui demandant les feuilles de décision et les registres de décisions mensuelles de la fonctionnaire; aucune date n’était précisée.

14 M. Cormier a témoigné que la demande lui paraissait un peu trop large et un peu trop vague; en outre, elle concernait les renseignements personnels des clients. Bref, il avait besoin de plus de détails de la part de M. Duclervil. Il a tenté de le joindre vers la mi-décembre, mais M. Duclervil était en vacances jusqu’au 6 janvier 2014.

15 M. Duclervil a témoigné à ce sujet. Il a dit qu’en octobre et en novembre 2013, il avait tenté à maintes reprises de communiquer par téléphone avec M. Cornier ou Mme Pham pour avoir une copie des documents de travail de la fonctionnaire. Il s’agissait, selon lui, d’une demande usuelle de la part de l’agent négociateur à l’employeur. Il n’avait généralement aucun problème à obtenir des documents. Cette fois, la communication a été très difficile, au point il avait même envoyé un message par télécopieur, ce qu’il ne faisait que très rarement.

16 Il est important à ce moment-ci de comprendre le sens de cette demande de documents.

17 Depuis quelques années, les dossiers de la fonctionnaire faisaient l’objet d’un suivi assez strict. Sa gestionnaire, Mme Pham, a témoigné que la fonctionnaire avait eu des difficultés à s’ajuster aux nouveaux systèmes d’élaboration des plans d’intervention et de suivi des dossiers des clients, d’où la nécessité pour Mme Pham de suivre de près les interventions, les décisions et la documentation de la fonctionnaire.

18 Il est arrivé que Mme Pham prenne du retard dans certains dossiers, ce qui était une source de stress pour la fonctionnaire car les services qu’elle devait offrir aux clients en étaient retardés. La tension à ce sujet a augmenté. En octobre 2012, un ancien combattant qui attendait des services a abouti à l’urgence. Cet incident a tellement bouleversé la fonctionnaire qu’elle a dû prendre un congé de maladie d’un an. Elle est retournée au travail en décembre 2013. Son médecin a prescrit les modalités d’un retour progressif.

19 La fonctionnaire a fait une demande à la Commission de la santé et de la sécurité au travail du Québec (« CSST ») afin de recevoir des prestations d’invalidité pendant son congé de maladie. Selon la CSST, l’incident d’octobre 2012 ne pouvait être perçu comme étant un accident de travail ayant causé une lésion professionnelle. La fonctionnaire a interjeté appel de cette décision devant la Commission des lésions professionnelles (« CLP »). Pour démontrer ce qu’elle estimait être une lésion professionnelle, elle pensait avoir besoin des feuilles de travail qui auraient fait état des retards de Mme Pham, qui selon elle avaient contribué à sa lésion professionnelle. Par conséquent, elle a demandé les feuilles et les registres de décisions vérifiés par Mme Pham.

20 L’audience devant la CLP était prévue pour le 16 janvier 2014. Le 3 janvier 2014, la fonctionnaire a demandé à M. Cormier pourquoi les documents demandés par M. Duclervil n’avaient toujours pas été fournis. M. Cormier a répondu qu’il n’avait pas eu de précisions. Il a ajouté que la demande devait être faite par l’entremise du service d’accès à l’information du Ministère et que seul ce service pouvait donner accès à des tiers à ce genre de documents, après caviardage. La fonctionnaire a offert de caviarder elle-même les documents, mais M. Cormier a répondu que cela n’était pas acceptable et qu’il fallait laisser les spécialistes s’en occuper.

21 Il était trop tard au début janvier pour faire la demande auprès du service d’accès à l’information du Ministère pour l’audience du 16 janvier devant la CLP. M. Allaby, alors agent d’information et de la protection des renseignements personnels du Ministère, a témoigné qu’une telle demande prendrait facilement trente jours, sinon plus. Il a témoigné qu’il n’avait pas reçu, au 3 janvier 2014, une demande conforme aux règles du Ministère de la part de la fonctionnaire.

22 La fonctionnaire a témoigné qu’elle avait trouvé dans ses boîtes (les documents de la fonctionnaire ont été rangés dans des boîtes pendant son absence de plus d’un an), des copies de deux plans d’intervention envoyés par courriel à Mme Pham, qui montraient le temps écoulé entre le moment où le plan avait été remis et la réponse de Mme Pham. Elle a décidé de présenter cette preuve à la CLP.

23 Le matin de l’audience, la fonctionnaire était accompagnée par M. Duclervil et par un ami, Me Robert Tremblay. Elle a remis à l’employeur la preuve qu’elle entendait soumettre à la CLP, dont les deux plans d’intervention. L’employeur s’est vivement opposé au dépôt de cette preuve non caviardée. D’après le témoignage de M. Duclervil, les parties ont mis un certain temps à s’entendre sur un compromis, lequel a finalement été proposé par la commissaire qui présidait l’audience : la reconnaissance par l’employeur des dates d’envoi et de réponse des courriels contenant les plans d’intervention.

24 À la suite de ces événements, l’employeur a fait enquête et a convoqué la fonctionnaire en entrevue. M. Cormier, la fonctionnaire et M. Duclervil ont témoigné au sujet de cette entrevue. J’accepte le témoignage de M. Duclervil comme étant le plus objectif, parce que désintéressé. En tant que représentant syndical, il défend bien sûr les intérêts de la fonctionnaire. Toutefois, il m’a paru d’une grande franchise quant aux désaccords qu’il a pu avoir avec celle-ci. Il n’a pas minimisé l’agressivité de la fonctionnaire à la rencontre. Je le crois par conséquent quand il dit que toute la rencontre avait une allure de piège tendu.

25 À cette rencontre, la fonctionnaire devait d’abord remettre les documents qu’elle avait eu l’intention d’utiliser à l’audience de la CLP. Elle les a lancés à M. Cormier. Ses représentants ont immédiatement demandé une pause. Par la suite, les représentants de l’employeur, dont M. Cormier, lui ont demandé à plusieurs reprises d’où venaient les documents, comment elle les avait obtenus et si elle en avait d’autres. Les représentants syndicaux ont dû intervenir plusieurs fois pour dire qu’une question avait déjà été posée, et que la fonctionnaire y avait déjà répondu.

26 Finalement, l’employeur a demandé à la fonctionnaire si elle recommencerait si l’occasion se présentait de nouveau. Là-dessus, a témoigné M. Duclervil, la fonctionnaire « a explosé ». La colère accumulée s’est déversée dans un torrent, et elle a répondu que oui, elle referait la même chose.

27 Voilà qui a scellé son sort. La lettre de licenciement fait état de l’utilisation des renseignements personnels et de l’absence totale de remords et de prise de conscience. Les témoins de l’employeur qui ont suivi M. Cormier, Mme Bastien et M. Doiron, qui ont eu un rôle à jouer dans la décision de licencier la fonctionnaire, ont souligné l’absence de remords et de prise de conscience comme un des motifs essentiels du licenciement.

28 Peu importe qu’après son explosion de colère et une autre pause demandée par ses représentants syndicaux, la fonctionnaire soit revenue à la rencontre pour dire qu’elle regrettait son geste, et qu’elle était prête à prendre des cours de mise à jour sur les nouvelles exigences en matière d’accès à l’information; le mal était fait. La fonctionnaire a témoigné qu’elle avait agi de bonne foi en proposant des documents non caviardés à la CLP et qu’elle pensait devoir procéder ainsi. Il ne s’agissait pas d’une diffusion générale, mais d’une divulgation en toute confiance à son représentant syndical, lequel était lié par ses obligations de confidentialité, ainsi qu’à la CLP, qui avait également l’obligation de protéger les renseignements personnels.

29 M. Cormier a témoigné au sujet de la politique du Ministère, qui consiste à dévoiler aux clients les instances où leurs renseignements personnels ont été divulgués à leur insu. Cette politique semble avoir été instaurée après des révélations fortement médiatisées en 2010 sur l’utilisation de renseignements personnels des anciens combattants à des fins autres que celles prévues par la Loi sur la protection des renseignements personnels (L.R.C. (1985), ch. P-21). M. Cormier, Mme Bastien et M. Doiron ont tous trois beaucoup insisté sur le fait que les révélations de 2010 avaient joué un rôle important dans une prise de conscience au Ministère et avaient abouti à un fort resserrement des règles entourant la protection des renseignements personnels.

30 Après l’enquête sur l’incident du 16 janvier 2014, M. Cormier a communiqué avec les deux clients concernés pour leur présenter des excuses.

31 Dans son témoignage, la fonctionnaire a fortement réagi à cette mesure prise par l’employeur. D’après elle, un tel geste était inutilement traumatisant, surtout pour un des clients.

32 Dans un cas, a-t-elle dit, le client était complètement rétabli, et il est probable qu’il aurait donné son consentement. Dans l’autre cas, il s’agissait d’un client très vulnérable, et il était fort mal avisé de le déranger avec cette crainte de divulgation, alors que concrètement, il n’y avait eu aucune divulgation.

33 La fonctionnaire a témoigné au sujet de ses années au Ministère. Elle y a débuté en 1980, après quelques années dans la fonction publique fédérale. Elle a travaillé au Ministère jusqu’en 1986, d’abord comme réceptionniste, puis comme adjointe administrative. Elle a quitté la fonction publique pour faire son cours de droit, qu’elle a pratiqué ensuite pendant environ dix ans.

34 Les horaires trop exigeants de la pratique privée l’ont ramenée à la fonction publique en 1999, encore une fois au Ministère. Elle a travaillé comme avocate pendant 14 mois, puis a occupé divers postes dans le service à la clientèle, pour aboutir finalement comme gestionnaire de cas à Montréal à partir de 2009, sous la supervision de Mme Pham et la direction de M. Cormier.

35 Elle a témoigné de son profond engagement à l’égard des clients, et déposé quelques témoignages et récompenses en preuve. Elle pense avoir une sensibilité particulière pour les anciens combattants, notamment parce qu’elle peut comprendre leurs problèmes de santé, pour en avoir vécus elle-même.

36 La fonctionnaire a témoigné au sujet de sa situation de santé. Elle a dû prendre un congé en 2006 et un autre en 2012 pour se soigner. Elle était prête à revenir au travail en mai 2013. Son médecin a recommandé un retour progressif à raison d’un jour de travail par semaine au début. M. Cormier a refusé, invoquant les besoins opérationnels. À son retour en décembre 2013, d’abord à raison de deux jours par semaine, elle suivait une formation sur l’ordinateur et au téléphone.

37 Elle pense avoir fait l’objet de discrimination de la part de l’employeur, qui selon elle veut se débarrasser d’elle. La fonctionnaire a également témoigné d’une relation assez conflictuelle avec M. Cormier, qui lui aurait refusé dans le passé un remboursement auquel elle avait droit. Mme Bastien avait fait droit au grief de la fonctionnaire à ce sujet.

38 Mme Pham a témoigné au sujet de l’encadrement qui a été imposé à la fonctionnaire afin d’améliorer son rendement. Des exigences de rendement lui ont été imposées à partir de 2010. Lors de son retour progressif au travail, en décembre 2013, l’accent a été mis sur la formation et la mise à jour. Il n’y avait pas d’exigence de rendement à ce moment-là.

39 Mme Pham a parlé des lacunes à corriger dans le rendement de la fonctionnaire, notamment une difficulté de synthèse. Par ailleurs, dans les évaluations de rendement déposées en preuve et dans son témoignage, Mme Pham a souligné les forces professionnelles de la fonctionnaire : sa grande capacité d’écoute, son engagement profond à l’égard de la clientèle du Ministère et sa capacité d’aller au-delà du cadre ordinaire du travail pour aller rejoindre les clients potentiels. À cet égard, elle a mentionné une initiative à laquelle participe la fonctionnaire pour rejoindre les anciens combattants en situation d’itinérance.

40 M. Doiron a témoigné au sujet du processus décisionnel qui a mené au licenciement. Selon lui, il est crucial de protéger les renseignements personnels de la clientèle particulièrement vulnérable du Ministère. L’absence de remords et de responsabilisation de la fonctionnaire a beaucoup joué dans la décision de la licencier. Outre le fait que ce soit lui, à titre de sous-ministre adjoint, qui a signé la lettre de licenciement, il a également représenté l’employeur au dernier, et unique, palier de la procédure de règlement de griefs. Interrogé sur les facteurs dont il a tenu compte pour rejeter le grief contre le licenciement, M. Doiron a dit que la fonctionnaire avait parlé de son état de santé et de son retour progressif au travail au moment de l’incident du 16 janvier 2014. Il a ajouté qu’il en avait tenu compte, mais que cela ne diminuait pas la responsabilité de la fonctionnaire quant à son inconduite. Le retour progressif au travail était établi selon un nombre gradué de jours de travail; il n’y avait aucune autre limitation.

41 M. Schetagne a témoigné au sujet d’un événement survenu devant la CLP le 10 avril 2014, dans le cadre d’un autre dossier concernant une employée du Ministère. Dans cette affaire, le Ministère s’opposait à la demande de reconnaissance d’une lésion professionnelle. Pour faire sa preuve, le Ministère a déposé en preuve le dossier médical non caviardé d’un client, un ancien combattant. Des copies non caviardées ont été remises à la ronde, y compris à M. Schetagne, conseiller syndical de la plaignante dans cette affaire. Des versions caviardées ont également été produites. À la fin de l’audience, personne ne lui a demandé de remettre sa copie non caviardée. Il l’a mise dans sa serviette. Le témoignage de M. Schetagne n’a pas été contredit.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour l’employeur

42 L’employeur soutient que l’inconduite de la fonctionnaire méritait la sanction imposée, soit le licenciement.

43 L’employeur aborde la question de la discrimination. D’après l’employeur, il n’a jamais été question de discrimination, que ce soit dans le grief ou lors de la procédure de règlement de griefs. L’employeur fait référence à la décision Burchill c. Canada (Procureur général), [1981] 1 C.F. 109 (C.A.), selon laquelle on ne peut soulever à l’arbitrage une nouvelle question. Or, la fonctionnaire soulève de nouvelles questions, soit celles du harcèlement et de la discrimination. De plus, elle demande des mesures correctives qui n’ont pas été demandées dans le grief.

44 L’avis donné à la Commission des droits de la personne ne suffit pas pour rendre arbitrable la question de la discrimination. À cet égard, l’employeur s’appuie sur la décision Chamberlain c. Canada (Procureur général), 2015 CF 50.

45 Par ailleurs, si la Commission juge qu’elle peut se pencher sur la question de la discrimination, la discrimination prima facie n’est pas établie.

46 Le licenciement ne se fonde pas sur un acte discriminatoire, mais sur l’inconduite de la fonctionnaire qui a entrainé la rupture du lien de confiance, lequel est essentiel dans une relation d’emploi. L’employeur s’est conformé aux modalités de retour au travail prescrites par le médecin. Par ailleurs, le geste de la fonctionnaire ne peut être imputé à son état de santé. D’après les renseignements donnés à l’employeur sur l’état de santé de la fonctionnaire, la seule contrainte est le nombre restreint de jours qu’elle peut travailler, avec une augmentation graduelle. Il n’y a aucune autre limitation.

47 Il n’y a aucune preuve de harcèlement; la preuve révèle tout au plus une mauvaise compréhension des intentions de l’employeur. Il ne suffit pas d’alléguer le harcèlement en l’absence de toute preuve.

48 L’inconduite a été établie au moyen de la preuve. La fonctionnaire a divulgué les renseignements personnels de deux clients à deux personnes non autorisées, soit M. Duclervil et Me Tremblay, pour ses propres fins. L’employeur ne peut plus lui faire confiance. La fonctionnaire est allée à l’encontre des instructions de M. Cormier et n’a pas respecté les règles de l’accès à l’information.

49 L’absence de remords et le fait qu’elle a dit qu’elle referait la même chose dans les mêmes circonstances ont contribué à la perte de confiance de l’employeur.

50 Le témoignage de M. Schetagne au sujet d’une autre affaire qui s’est déroulée en 2014 n’a aucune valeur probante, puisqu’il ne sait pas s’il y a eu consentement du client ni si, à cette occasion, le représentant de l’employeur a été sanctionné pour avoir utilisé cette preuve.

B. Pour la fonctionnaire s’estimant lésée

51 La fonctionnaire compte plus de vingt ans de service à la fonction publique fédérale. Avant son licenciement, aucune mesure disciplinaire ne lui a jamais été imposée. Tout au long de sa carrière diversifiée au sein du Ministère, elle a toujours eu d’excellentes évaluations de rendement et a toujours été fort appréciée par ses collègues.

52 En 2006, elle a dû prendre congé pendant environ trois mois pour des raisons de santé. Elle est ensuite revenue au travail, en continuant ses démarches de thérapie.

53 À partir de 2008, le directeur de sa section était M. Cormier, et sa gestionnaire immédiate était Mme Pham. C’est à partir de ce moment que ses problèmes au travail ont commencé et que ses évaluations ont commencé à indiquer des problèmes de rendement. On lui a reproché, notamment, de mettre trop de détails dans ses rapports et dans ses plans d’intervention. Pourtant, la fonctionnaire a témoigné que ces détails étaient appréciés par les professionnels et les intervenants qui devaient travailler avec les mêmes clients.

54 Les exigences d’encadrement imposées par la direction ont causé beaucoup de stress à la fonctionnaire, au point où un incident relié à cet encadrement a fait déborder le vase et causé une lésion professionnelle en octobre 2012, comme le confirme la décision de la CLP (qui fait suite à l’audience du 16 janvier 2014).

55 Le motif de congédiement paraît bien mince, compte tenu des antécédents de la fonctionnaire, et du geste reproché. Il n’y a pas eu divulgation de renseignements personnels à des tiers. M. Duclervil a témoigné qu’il n’avait pas vu les dossiers, seulement les courriels qui faisaient état des dates de remise et de vérification par Mme Pham. Et Me Tremblay et M. Duclervil sont régis par des règles déontologiques en ce qui concerne le respect de la confidentialité des renseignements personnels.

56 La Loi sur la protection des renseignements personnels est bien sûr une loi très importante, et la fonctionnaire ne remet pas en doute l’importance de protéger les renseignements personnels de ses clients, ce qu’elle a toujours fait d’ailleurs. Toutefois, dans le contexte d’une instance quasi-judiciaire comme la CLP, on peut comprendre qu’il est parfois nécessaire de présenter certains outils de travail pour appuyer sa cause. C’est d’ailleurs ce que l’employeur a fait dans une autre affaire, selon le témoignage non contredit de M. Schetagne. Pourquoi cette règle de « deux poids, deux mesures »?

57 Le caractère démesuré de la sanction laisse supposer que l’intention de l’employeur est en fait discriminatoire. La fonctionnaire a été congédiée parce que ses relations avec ses supérieurs sont devenues difficiles en raison de ses problèmes de santé, connus depuis longtemps.

58 La fonctionnaire souffrait d’une déficience, et l’employeur était au courant. Selon la décision de la CLP, l’encadrement de la fonctionnaire a aggravé son état de santé déjà précaire. L’employeur ne peut donc nier qu’il était au courant des problèmes de santé de la fonctionnaire.

59 La sanction est démesurée parce que d’autres personnes dans le Ministère qui ont accédé à des renseignements personnels sans autorisation ont eu des sanctions bien moindres.

60 Il n’y a eu aucun effort de compréhension de la part de l’employeur. Pourtant, il s’agit d’un geste isolé, qui a été exagéré. La lettre de licenciement parle de partage de renseignements avec des tiers. Mme Bastien, qui a eu un rôle à jouer dans la décision de licencier la fonctionnaire, a témoigné qu’elle ne savait pas qui étaient ces tiers. Or, l’identité de ces tiers était importante. Il ne s’agit pas d’une diffusion publique ni intéressée, mais bien d’un courriel remis au représentant syndical. L’employeur a lui-même aggravé la situation en alarmant inutilement des clients vulnérables.

61 L’employeur ne peut pas simplement invoquer la rupture du lien de confiance. Il doit le justifier. Il est clair que le licenciement constitue de l’acharnement contre la fonctionnaire. Comme mesure disciplinaire, le licenciement est excessif. L’employeur n’a pas tenu compte de facteurs atténuants : le dossier disciplinaire impeccable de la fonctionnaire, son retour progressif au travail et le fait qu’elle a vécu un moment de panique pour prouver sa cause et qu’elle a utilisé des documents qui étaient déjà en sa possession. La fonctionnaire avait proposé de caviarder les documents; l’employeur, de son côté, ne l’a nullement aidé.

62 Il est faux de dire que la fonctionnaire n’éprouve aucun remords. Elle a clairement dit que les mesures de protection des renseignements personnels avaient changé au Ministère, et qu’elle était disposée à recevoir de la formation à ce sujet.

63 À titre de facteurs atténuants supplémentaires, il convient de signaler l’excellence de son service à la clientèle et toute sa contribution au Ministère. Il faut également mentionner qu’à son âge, il lui sera difficile de trouver un autre emploi. Le licenciement n’est certes pas un remerciement pour son dévouement au cours des années.

64 Finalement, la fonctionnaire soutient que l’arrêt Burchill ne s’applique pas ici. Le grief parlait déjà d’un licenciement abusif parce que contraire aux lois et à la convention collective. Le grief n’a été entendu qu’à un seul palier et, à cette étape, la fonctionnaire et ses représentants syndicaux ont certainement soulevé ses problèmes de santé et son retour progressif au travail.

65 Comme mesure de redressement, la fonctionnaire demande la réintégration complète, y compris les avantages sociaux. En outre, aux termes de la LCDP, elle demande 20 000 $ en dommages moraux, et 20 000 $ en indemnité spéciale pour les souffrances causées par l’employeur. Le stress, l’impact négatif sur la santé et l’insomnie causés par le licenciement constituent des dommages irrécupérables.

IV. Motifs

A. Objection de l’employeur quant au dépôt de la preuve sur les échanges tenus du côté de l’employeur au sujet de la sanction

66 Je débute avec les motifs de la décision interlocutoire rendue au cours de l’audience.

67 La fonctionnaire a tenté de présenter à titre d’élément de preuve des échanges qui ont eu lieu entre la direction et les conseillers en ressources humaines au sujet de la sanction à imposer pour l’inconduite de la fonctionnaire. L’employeur s’est opposé au dépôt de cette preuve. Il a soutenu qu’elle bénéficiait du privilège des relations de travail, analogue au privilège du secret professionnel de l’avocat.

68 Selon la jurisprudence actuelle, le privilège lié aux relations de travail, sans être un privilège de principe comme le secret professionnel de l’avocat, existe néanmoins. (VoirTelus Communications Co. v. Telecommunications Workers Union (Jones Grievance) (2011) 203 L.A.C. (4th) 154).

69 Dans la jurisprudence de l’ancienne Commission, la décision Zhang c. Conseil du Trésor (Bureau du Conseil privé), 2010 CRTFP 46, est sans doute la décision la plus utile à cet égard. Dans cette affaire, l’arbitre de grief devait décider si l’employeur devait produire en preuve les échanges qui avaient eu lieu entre la direction et les ressources humaines sur la recherche d’emploi pour Mme Zhang, recherche ordonnée par une décision antérieure. L’employeur invoquait le privilège des relations de travail. L’arbitre de grief dans cette affaire résume l’état du droit en la matière :

36 À ma connaissance, les communications en matière de relations de travail au sein de la direction n’ont jamais été reconnues comme un privilège de principe, et j’estime que les commentaires de la Cour suprême sur les communications religieuses devraient s’appliquer également aux communications en matière de relations de travail. […]

[…]

37 Dans Slavutych, la Cour suprême du Canada a reconnu que, sauf dans le cas des privilèges de principe, les tribunaux pouvaient reconnaître les privilèges fondés sur les circonstances de chaque cas et que, pour déterminer si une communication devrait être protégée par un privilège, on devait s’inspirer des principes établis par le professeur américain Wigmore. Les quatre critères de Wigmore sont énoncés comme il suit dans le volume 8 de Wigmore on Evidence, 3e édition (McNaughton Revision, 1961), au paragraphe 2285 :

[Traduction]

[…]

1) Les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées.

2) Le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties.

3) Les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment.

4) Le préjudice permanent que subiraient les rapports par la divulgation des communications doit être plus considérable que l’avantage ainsi tiré aux fins d’une juste décision.

[…]

[…]

39Sur la question de l’équilibre que le décideur doit préserver en appliquant le quatrième critère, la Cour suprême a déclaré ce qui suit dans A.M. c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157 :

[…]

29 La quatrième condition veut que l’intérêt qu’il y a à soustraire les communications à la divulgation l’emporte sur celui qu’il y a à découvrir la vérité et à bien trancher le litige […]

[…]

31 Ces critères, appliqués à la présente affaire, démontrent qu’il y a un intérêt décisif à soustraire à la divulgation les communications en cause. Cependant, il faut plus que cela pour établir l’existence d’un privilège. Pour qu’un privilège existe, il faut démontrer que l’avantage tiré du privilège, si grand qu’il puisse sembler, l’emporte en fait sur l’intérêt qu’il y a à bien trancher le litige.

[…]

39 Pour déterminer si un privilège devrait être accordé relativement à un document ou à une catégorie de documents et, le cas échéant, à quelles conditions, le juge doit examiner les circonstances dans lesquelles le privilège est invoqué, les documents en cause et l’ensemble de l’affaire […]

70 L’arbitre de grief a donné raison à Mme Zhang pour la production de la plupart des documents demandés, parce que le bien de la divulgation l’emportait sur le préjudice causé, conformément au quatrième élément du critère de Wigmore.

71 La fonctionnaire a déposé deux décisions à l’appui de son argument que je devrais recevoir en preuve les échanges tenus du côté de l’employeur sur la sanction à administrer : Centre for Addiction and Mental Health and O.P.S.E.U. (Re), [2004] O.L.A.A. No 957 (QL), 133 L.A.C. (4th) 178, et Peel District School Board v. Ontario Secondary School Teachers’ Federation, District 19-Peel Region (Tremis Grievance), [2012] O.L.A.A. no 94 (QL), 216 L.A.C. (4th) 352.

72 Dans Centre for Addiction and Mental Health, l’arbitre de grief a refusé d’obliger le syndicat à produire des courriels échangés entre le syndicat et le plaignant au sujet des griefs de ce dernier. L’arbitre de grief a reconnu à la fois le privilège de litige et le privilège des relations de travail : il existe dans la relation entre un syndiqué et son syndicat une expectative que leurs échanges au sujet des droits et obligations de l’employé seront traités comme confidentiels.

73 Dans l’affaire Peel District School Board, l’employé demandait la divulgation de la correspondance entourant l’enquête disciplinaire menée sur son inconduite. Dans cette affaire, l’enseignant de l’atelier automobile a été suspendu (puis congédié) pour avoir faussé des factures et s’être approprié des biens appartenant à l’école. Entre sa suspension et son congédiement, l’employeur a mené une enquête qui a produit des résultats justifiant le congédiement. L’employeur a tenté de soustraire à l’audience les courriels retracés par l’enquête, mais l’arbitre de grief en a ordonné la production, car il s’agissait de données factuelles qui étayaient la position de l’employeur, et l’employé congédié, pour défendre sa cause, avait le droit de voir cette preuve.

74 Dans la présente affaire, il me semble que les documents en question sont plutôt du type que l’on trouve dans l’affaire Centre for Addiction and Mental Health, même s’il s’agit ici des documents de l’employeur. Tout comme le syndiqué et son syndicat ont droit à un espace privilégié pour discuter des droits du syndiqué, l’employeur et ses conseillers ont droit à un espace privilégié pour considérer les options qui s’offrent en matière de discipline. Par ailleurs, je ne vois pas comment ces échanges peuvent étayer la cause de la fonctionnaire. Les actions de l’employeur parlent d’elles-mêmes. Par ailleurs, l’employeur a droit à une certaine liberté pour envisager diverses solutions, sans que cela soit retenu contre lui. Il me semble important de préserver, de part et d’autre (pour les employeurs comme pour les agents négociateurs), une zone privilégiée où les personnes intéressées peuvent échanger librement, sans crainte de conséquence pour leurs paroles. En fin de compte, ce sont les décisions prises qui sont importantes pour l’arbitre de grief.

75 Il est important de noter que, comme l’illustrent les décisions Peel District School Board et Zhang, les données essentiellement factuelles sont peu susceptibles d’être protégées par le privilège des relations de travail. Ici, c’est l’aspect conseil que je retiens pour faire droit à l’objection de l’employeur et refuser le dépôt de la preuve en question. À mon sens, l’importance de protéger la confidentialité des échanges de l’employeur sur une situation de relations de travail l’emporte sur l’élaboration de la cause de la fonctionnaire, parce que les documents ne sont pas factuels et ne contribueront pas à mon analyse de la situation.

76 Dans une situation semblable, dans l’affaire Horne c. Agence Parcs Canada, 2014 CRTFP 30, un arbitre de grief de l’ancienne Commission a tranché dans le même sens, et je cite ici le passage suivant qui résume parfaitement mon point de vue :

61 Un privilège des relations de travail s’applique à l’égard des conseils donnés par un spécialiste des relations du travail à un gestionnaire, car ceux-ci remplissent les [traduction] « conditions de Wigmore ». Ces conditions ont été formulées par Brown et Beatty dans Canadian Labour Arbitration, 4e éd., au paragraphe 3:4340. Ces conditions sont : 1) Les communications doivent avoir été transmises à titre confidentiel avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées. 2) La confidentialité doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties. 3) La relation doit en être une qui, selon l’opinion de la collectivité, doit être entretenu assidûment. 4) Le préjudice qui serait appliqué à la relation par la divulgation des communications doit être supérieur à l’avantage ainsi tiré du règlement approprié du litige.

62 J’ai fait remarquer à l’audience que le présent cas repose sur les faits établis et une évaluation du droit applicable, sans égard à quelque conseil que Mme Davies aurait reçu de Mme Hansen. Je signale que les gestionnaires doivent pouvoir demander conseil aux conseillers en relations du travail et avoir l’assurance que le conseil est confidentiel, afin de garantir le traitement équitable des employés, par exemple dans le cadre d’enquêtes ou de décisions prises à l’issue d’enquêtes. De même, un employé doit pouvoir demander conseil à son agent négociateur sans craindre d’être contraint de divulguer ce conseil dans le cadre d’une audience. À mon avis, le préjudice qui serait causé par la divulgation de l’information excède de loin l’avantage qu’entraînerait la divulgation du conseil qui n’est pas particulièrement pertinent relativement à l’évaluation des faits établis et du droit.

B. Objection de l’employeur quant à la compétence de la Commission sur la question de la discrimination

77 Selon l’employeur, la question de la discrimination n’a jamais été soulevée au cours de la procédure de règlement de griefs. Par conséquent, la Commission ne peut être saisie de cette question à l’arbitrage.

78 L’employeur a invoqué la décision Boudreau c. Canada (Procureur général), 2011 CF 868, à l’appui de sa prétention que le grief ne peut être modifié au moment de l’arbitrage. Dans cette affaire, l’employé avait présenté un grief alléguant que l’employeur ne s’était pas conformé à sa propre politique de harcèlement en ce qui le concernait. Au moment du renvoi à l’arbitrage, l’agent négociateur a invoqué la clause de la convention collective portant sur l’obligation de l’employeur d’assurer la santé et la sécurité au travail. L’employeur a fait valoir que la question n’avait jamais été soulevée au cours de la procédure de règlement de griefs. L’arbitre de grief lui a donné raison, et la Cour fédérale a confirmé la décision de l’arbitre de grief.

79 En l’espèce, d’autres considérations s’appliquent. D’abord, l’employeur était au courant des problèmes de santé de la fonctionnaire depuis 2006. La fonctionnaire, au moment de son licenciement, était en retour progressif d’un congé de maladie. Dans le libellé de son grief, sans énoncer le mot discrimination, la fonctionnaire invoque la convention collective et les lois contre un congédiement abusif et injuste.

80 Ensuite, M. Doiron a témoigné qu’au dernier (et seul) palier de la procédure de règlement de griefs, la fonctionnaire a fait état de son état de santé comme étant un facteur dont l’employeur devait tenir compte dans sa décision de la licencier.

81 Enfin, les dispositions de la LRTFP sur la compétence de l’arbitre de grief en matière de droits de la personne confirment à mon sens la compétence de la Commission en l’occurrence.

82 L’employeur oppose à cet égard l’arrêt Chamberlain, qui dit que la Commission ne doit appliquer les dispositions de la LCDP que si elle est valablement saisie d’un grief. Or, c’est justement le cas ici : le grief de congédiement est valablement renvoyé à l’arbitrage. Les dispositions applicables de la LRTFP (articles 226 et 210) se lisent comme suit :

226 (1) Pour instruire toute affaire dont il est saisi, l’arbitre de grief peut exercer les pouvoirs prévus à l’alinéa 16d) de la présente loi et aux articles 20 à 23 de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique

(2) L’arbitre de grief et la Commission peuvent, pour instruire toute affaire dont ils sont saisis:

a) interpréter et appliquer la Loi canadienne sur les droits de la personne, sauf les dispositions de cette loi sur le droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes, ainsi que toute autre loi fédérale relative à l’emploi, même si la loi en cause entre en conflit avec une convention collective;

b) rendre les ordonnances prévues à l’alinéa 53(2)e) ou au paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

[…]

210 (1) La partie qui soulève une question liée à l’interprétation ou à l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne dans le cadre du renvoi à l’arbitrage d’un grief individuel en donne avis à la Commission canadienne des droits de la personne conformément aux règlements.

83 Le texte prévoit « dans le cadre du renvoi à l’arbitrage ». Le sens de la jurisprudence à partir de l’arrêt Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, 2003 CSC 42, est d’appliquer les dispositions des lois sur les droits de la personne, qui constituent un cadre législatif plus large que les conventions collectives ne peuvent contredire.

84 Je suis d’accord avec l’employeur que l’avis à la CCDP ne suffit pas à lui seul pour donner compétence. Cependant, l’arbitre de grief (ici, la Commission) valablement saisi d’un grief est habilité à se prononcer sur l’application de la LCDP à la question en litige. Par conséquent, je suis saisie du grief de discrimination au sens de la LCDP.

85 Par contre, je n’ai pas assez d’éléments pour conclure à la discrimination ou pour conclure que le licenciement de la fonctionnaire est attribuable, en tout ou en partie, à son état de santé. La fonctionnaire relève comme indices de discrimination le fait pour l’employeur de lui refuser un retour au travail à raison d’une journée par semaine, l’obstruction de l’employeur à fournir les renseignements nécessaires pour son audience devant la CLP, et le faux prétexte utilisé pour la licencier.

86 Ces indices pourraient être révélateurs, mais je ne suis pas convaincue que l’employeur a agi ainsi parce que la fonctionnaire avait des problèmes de santé. L’employeur a permis un retour progressif au travail, en commençant par deux jours semaine. Il n’était pas déraisonnable de sa part de dire qu’un seul jour par semaine poserait un problème opérationnel. L’employeur avait des préoccupations quant à l’utilisation des renseignements des clients dans le cadre d’une instance qui intéressait la fonctionnaire et non les clients. Ces préoccupations sont fondées. Il est vrai que M. Duclervil a témoigné au sujet de l’absence de collaboration pour l’obtention des documents, mais il n’a pas été démontré que ce manque de collaboration soit dû à la discrimination plutôt qu’à un défaut de communication. Enfin, pour ce qui est du licenciement lui-même, je crois qu’il peut être attribué à une exagération de la gravité de la divulgation, mais je ne vois pas comment on peut voir l’état de santé de la fonctionnaire comme un facteur dans la décision.

87 Dans ses allégations, la fonctionnaire s’est appuyée sur la décision de la CLP, qui lui a donné raison en affirmant que son état de santé avait été aggravé par les actions de sa gestionnaire. Mme Pham n’a pas témoigné devant la CLP, et la commissaire en a tiré une conclusion négative. Par contraste, Mme Pham a témoigné devant moi. Je peux comprendre que l’encadrement auquel était soumise la fonctionnaire lui causait du stress. Je ne remets pas en question la décision de la CLP. Néanmoins, selon moi, cette décision ne vient pas confirmer qu’il y a eu discrimination de la part de l’employeur au moment du licenciement de la fonctionnaire. Selon la preuve qui m’a été présentée, l’employeur avait permis le retour progressif au travail, les exigences de rendement ne s’appliquaient plus pendant cette période, et le licenciement découle entièrement de l’utilisation de dossiers personnels des clients du Ministère par la fonctionnaire. À mon sens, la preuve prima facie n’est pas établie. Pour faire la preuve d’une discrimination prima facie, il faut établir trois éléments : une condition intrinsèque qui est un des motifs illicites de distinction selon la loi, un traitement adverse, et un lien entre ces deux faits (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39). L’état de santé de la fonctionnaire est un motif illicite de distinction, elle a subi l’adversité d’un licenciement, mais le lien entre les deux n’a pas été établi.

88 Je conclus que l’état de santé de la fonctionnaire n’était pas un facteur de licenciement. Par contre, l’employeur aurait dû en tenir compte à titre de facteur atténuant au moment de sanctionner l’inconduite de la fonctionnaire.

89 Pour ce qui est des allégations de harcèlement, rien ne m’indique que cette question a été soulevée dans le cadre du grief. Par conséquent, j’estime ne pas être saisie de cette question.

C. Grief de licenciement

90 Je ne peux conclure à un motif discriminatoire de la part de l’employeur, mais je suis d’avis que le licenciement est une sanction clairement démesurée. L’employeur m’a renvoyé aux décisions Shaver c. Administrateur général (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2011 CRTFP 43, et Hillis c. Conseil du Trésor (ministère du Développement des ressources humaines), 2004 CRTFP 151, pour justifier sa décision de licencier la fonctionnaire.

91 Dans l’affaire Shaver, le fonctionnaire travaillait au ministère responsable de l’assurance-emploi. Le fonctionnaire a cherché à obtenir des renseignements sur des personnes qui étaient membres de sa coopérative d’habitation. Il a transmis ses renseignements à son épouse, qui siégeait au conseil d’administration de la coopérative, ainsi qu’à un autre membre du conseil d’administration. Le fonctionnaire a présenté un grief pour contester son licenciement. L’arbitre de grief dans cette affaire a conclu comme suit :

103 Le fonctionnaire a décidé d’utiliser des renseignements confidentiels obtenus au travail pour effectuer des vérifications sur diverses personnes; il a décidé de fouiller plus loin dans les systèmes du défendeur et de jeter un coup d’œil sur les renseignements personnels d’une personne et il a décidé de communiquer ces renseignements à une tierce personne, c’est-à-dire son épouse. Il s’agit dans tous les cas de choix délibérés de la part du fonctionnaire, qui était en parfait contrôle de la situation à chaque étape. Il ne s’agissait pas d’un manque d’attention de sa part, ni d’un résultat autrement imprévisible ni d’une nécessité; c’était un acte ou une série d’actes délibérés et planifiés avec des conséquences prévisibles. Je crois en outre que le fonctionnaire aurait obtenu d’autres renseignements confidentiels sur les autres personnes dont il a cherché les noms, n’eût été le fait qu’elles n’avaient pas de dossier dans le système du défendeur (car elles n’avaient pas fait de demande de prestations d’assurance-emploi).

92 Le fonctionnaire a également admis qu’il avait consulté les dossiers de ses amis qui avaient fait des demandes de prestations d’assurance-emploi pour vérifier l’état de leur demande et leur donner des conseils, ce qui est tout à fait contraire au code d’éthique de la fonction publique fédérale.

93 Dans l’affaire Hillis, la fonctionnaire avait accédé aux renseignements personnels de personnes qui habitaient également dans un immeuble en copropriété. Il semble qu’elle ait été négligente avec ces renseignements qu’un autre copropriétaire a reçus (les circonstances sont un peu mystérieuses). De toute façon, il y a eu divulgation de renseignements personnels à des tiers, et ce, sans autorisation. Dans cette affaire, la sanction imposée a été de 10 jours de suspension. Toutefois, en parallèle, l’employeur a mené une enquête de sécurité qui a mené à la révocation de la cote de fiabilité de la fonctionnaire, laquelle a donné lieu au licenciement de cette dernière.

94 Les arbitres de grief n’ont pas fait droit aux griefs de M. Shaver et de Mme Hillis contre leurs licenciements. Les circonstances sont bien différentes de celles de la fonctionnaire en l’espèce.

95 Dans la présente affaire, il n’y a pas eu de geste répété, comme dans l’affaire Shaver. Les renseignements personnels n’allaient pas être utilisés, seulement les données relatives au temps de traitement des dossiers. Bien que l’employeur affirme que le lien de confiance est rompu, il me semble qu’on ne retrouve pas en l’espèce la même inconscience que dans l’affaire Hillis. La fonctionnaire a gardé avec soin les documents en question, son intention était de les présenter uniquement à la commissaire de la CLP, pour un motif bien précis, soit établir des dates d’envoi et de réponse. Contrairement à l’affaire Shaver, les renseignements personnels n’ont pas été utilisés. De même, contrairement à l’affaire Hillis, il n’y a pas eu négligence. Soulignons par ailleurs que dans l’affaire Hillis, la sanction était de dix jours de suspension.

96 La fonctionnaire a fait référence à un courriel d’une employée en ressources humaines du Ministère dans lequel il est question d’une sanction bien moindre à l’égard d’un accès non-autorisé aux données, surtout quand il s’agit d’une première fois. Cette employée n’a pas témoigné, et le courriel a été présenté dans un ensemble de documents, sans contexte et sans témoin pouvant être contre-interrogé. Par conséquent, je n’accorde pas de poids à ce courriel. Toutefois, la jurisprudence montre bien que pour des infractions plus graves, les sanctions ont souvent été moins lourdes.

97 Finalement, quelle est l’inconduite fautive en l’espèce?

98 La fonctionnaire a mal agi en utilisant le plan d’intervention non caviardé de deux clients en guise de preuve à la CLP, alors que les courriels auraient probablement suffi à ses fins. Cela dit, il faut mettre cette utilisation en perspective : le représentant syndical dit ne pas avoir vu le contenu du plan d’intervention, l’autre personne qui accompagnait la fonctionnaire est un avocat en pratique lié par les règles de déontologie du Barreau. La preuve n’a finalement pas été déposée devant la CLP.

99 Contrastons avec l’incident non démenti où l’employeur utilise le dossier médical non caviardé d’un client pour faire sa preuve devant la CLP, quelques mois plus tard. Dans ce cas, le document a été distribué à plusieurs personnes et contenait le nom et le matricule du client ainsi que les données personnelles pertinentes à la cause devant la CLP. L’employeur ne m’a présenté aucune preuve démontrant que ce geste avait fait l’objet d’une sanction ou que le client avait donné son consentement. Je conclus donc qu’il n’y a eu ni sanction ni consentement. Par conséquent, la fonctionnaire a raison de parler de « deux poids, deux mesures ».

100 Le témoignage de M. Schetagne me suffit pour trancher cette affaire. Il est clair que l’employeur a réagi de façon disproportionnée. Certes, l’employeur doit imposer des normes claires et strictes sur l’utilisation des renseignements personnels, et la fonctionnaire est tenue de s’y conformer. Mais ces règles doivent s’appliquer à tous, y compris aux représentants de l’employeur.

101 Par ailleurs, dans la détermination de la sanction, l’employeur n’a nullement tenu compte des longues années de service exemplaire de la fonctionnaire, de l’absence de toute mesure disciplinaire antérieure, de son âge et de son état de santé. L’employeur semble avoir réagi vivement à une entorse qui finalement n’avait pas beaucoup de conséquences.

102 Je tiens à souligner que je ne prends pas à la légère les obligations des ministères en matière de protection des renseignements personnels. Je crois également que l’employeur a le droit et l’obligation de mettre en place des protocoles pour assurer le respect des dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Cela dit, je pense que le licenciement était une sanction trop sévère compte tenu du dossier de la fonctionnaire et compte tenu de l’incohérence du Ministère dans sa propre utilisation de données personnelles comme preuve devant la CLP dans le cadre d’une autre affaire.

103 Je suis donc d’avis que le licenciement doit être annulé parce que non justifié. Je pense qu’il y a eu inconduite de la part de la fonctionnaire, mais vu la preuve selon laquelle le Ministère a procédé de la même façon dans un autre dossier devant la CLP, je ne suis pas prête à substituer une autre sanction au licenciement.

104 Par conséquent, j’ordonne la réintégration de la fonctionnaire dans son poste à compter du 17 mars 2014, avec salaire et avantages sociaux.

105 Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

106 Le grief de congédiement est accueilli. J’ordonne la réintégration de Mme Rodrigue dans son poste à compter du 17 mars 2014 avec salaire et avantages sociaux.

107 Je demeure saisie pour une période de 60 jours à partir de la date de la présente décision pour toute question relative à sa mise en œuvre.

Le 2 février 2016.

Marie-Claire Perrault,
une formation de la Commission des
relations de travail et de l'emploi
dans la fonction publique

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