Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé avait quatre jeunes enfants, dont deux avaient des difficultés d’apprentissage – sa conjointe, qui avait quelques problèmes de santé, en prenait soin pendant la journée – le déplacement du fonctionnaire s’estimant lésé entre sa résidence et son lieu de travail était long – en partant une demi-heure plus tôt l’après-midi, il pouvait arriver plus tôt à la maison et réduire un peu le fardeau des tâches familiales de sa conjointe – il a demandé à son employeur de déplacer sa pause-repas à la fin de sa journée pour lui permettre de partir plus tôt, en affirmant qu’il avait l’obligation de prendre des mesures d’adaptation à son égard au motif de la situation de famille – sa demande a d’abord été rejetée; après le dépôt de son grief, l’employeur a accepté de le laisser partir une demi-heure minutes plus tôt en déplaçant sa pause déjeuner à la fin de sa journée de travail – le fonctionnaire s’estimant lésé n’était pas satisfait de cette option puisqu’il n’était pas autorisé à combiner ses deux autres pauses de 15 minutes en pause-repas – la Commission a appliqué le critère établi dans Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, afin de déterminer si le fonctionnaire avait fait l’objet de discrimination au motif de la situation familiale, en violation de la convention collective et de la Loi canadienne sur les droits de la personne – la Commission a conclu qu’il n’avait pas établi que le refus de l’employeur entravait l’exercice de ses obligations légales envers sa famille – même s’il était préférable pour lui d’être à la maison plus tôt, il n’a pas démontré que toutes les solutions de rechange avaient été étudiées – le fait qu’il n’arrive pas à la maison plus tôt n’engage pas sa responsabilité légale envers ses enfants – aucune preuve prima facie de discrimination n’a été présentée – de plus, même si la Commission avait conclu qu’une preuve prima facie a été établie, l’employeur avait fait un effort raisonnable pour prendre des mesures d’adaptation à son égard en déplaçant sa pause-repas à la fin de la journée.Grief rejeté.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations
de travail et de l’emploi dans la
fonction publique et
Loi sur les relations de travail
dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  20170110
  • Dossier:  566-02-9486
  • Référence:  2017 CRTEFP 1

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique


ENTRE

PASCAL GUILBAULT

fonctionnaire s'estimant lésé

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(Ministère de la Défense nationale)

employeur

Répertorié
Guilbault c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale)


Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage


Devant:
Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique
Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
Bertrand Myre, Association canadienne des employés professionnels
Pour l'employeur:
Me Nadia Hudon, Justice Canada
Affaire entendue à Montréal (Québec),
les 11 et 12 octobre et le 21 novembre 2016.

MOTIFS DE DÉCISION

I. Grief individuel renvoyé à l'arbitrage

1        Pascal Guilbault, le fonctionnaire s’estimant lésé (« le fonctionnaire »), a déposé un grief contre son employeur, le ministère de la Défense nationale (« employeur »), parce que celui-ci a refusé de faire droit à sa demande de mesures d’adaptation en raison d’une situation de famille.

2        Le grief a été renvoyé à l’arbitrage le 22 janvier 2014. En même temps, un avis a été donné à la Commission canadienne des droits de la personne (« CCDP ») aux termes du paragraphe 92(1) du Règlement sur les relations de travail dans la fonction publique, DORS/2005-79. Le 30 janvier 2014, la CCDP a signifié à la Commission des relations de travail dans la fonction publique (l’« ancienne Commission ») son intention de présenter ses observations sur le grief. La CCDP n’a finalement pas déposé d’observations.

3        Le 1er novembre 2014, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2013, ch. 40, art. 365) a été proclamée en vigueur (TR/2014-84) et a créé la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (la « Commission »), qui remplace l’ancienne Commission. Le même jour, les modifications corrélatives et transitoires édictées par les articles 366 à 466 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013 (L.C. 2013, ch. 40) sont aussi entrées en vigueur (TR/2014-84). En vertu de l’article 393 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013, une instance engagée au titre de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 2) avant le 1er novembre 2014 se poursuit sans autres formalités en conformité avec la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, dans sa forme modifiée par les articles 365 à 470 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013.

II. Résumé de la preuve

4        Le fonctionnaire a témoigné pour lui-même. L’employeur a cité à témoigner Isabelle Veilleux, lieutenant-colonel à l’époque des événements du grief et assistante du juge-avocat général, responsable des services juridiques pour l’est du Canada et gestionnaire du fonctionnaire pendant la période en question, ainsi que le capitaine de corvette Jean-François Morin, qui est devenu le supérieur hiérarchique du fonctionnaire après Mme Veilleux. (Mme Veilleux a depuis pris sa retraite des forces armées; je n’utilise donc pas son titre militaire dans la présente décision).

5        Le fonctionnaire travaille au ministère de la Défense nationale comme officier aux réclamations, au niveau de classification EC-03. Il est employé civil, et fait partie d’une unité de négociation représentée par l’Association canadienne des employés professionnels (« ACEP »). Les conditions de travail sont notamment régies par la convention collective pour le groupe Économique et services de sciences sociales dont la date d’expiration est le 21 juin 2014.

6        Le fonctionnaire a commencé à travailler pour l’employeur en octobre 2011. Il est avocat de formation, il a pratiqué le droit pendant plusieurs années, puis a décidé d’entrer dans la fonction publique en 2009.

7        En janvier 2013, le fonctionnaire a envoyé un courriel à sa gestionnaire, Mme Veilleux, formulant une « demande d’adaptation fondée sur la Loi canadienne sur les droits de la personne » (L.R.C. (1985), ch. H-6, « LCDP »).

8        Le fonctionnaire et Mme Veilleux ont tous les deux dit que ce courriel marquait le point de départ d’une relation conflictuelle qui allait durer jusqu’à ce que Mme Veilleux cesse d’être la gestionnaire du fonctionnaire en septembre 2014. Auparavant, leur relation était bonne. Mme Veilleux a témoigné qu’elle avait le souci du bien-être de ses employés, qu’elle était ouverte à leurs demandes de flexibilité afin de favoriser l’équilibre famille-travail. Elle a donc été un peu surprise du ton assez formel de ce courriel, puisqu’elle avait déjà dans le passé accordé au fonctionnaire la possibilité de modifier son horaire, étant entendu, bien sûr, qu’il fallait qu’au bout de la semaine un employé ait travaillé les 37,5 heures prévues à la convention collective.

9        Le courriel concerne deux demandes, l’une pour un congé, l’autre pour des mesures d’adaptation. La première n’est pas pertinente. Je reproduis ici la partie du courriel qui concerne les mesures d’adaptation :

[…]

Par la présente, je vous demande une mesure d’adaptation, conformément aux articles 2 et suivants de la loi canadienne sur les droits de la personne, en me permettant de prendre mes deux pauses trente (30) minutes avant la fin de ma journée.

Voici les dispositions pertinentes de cette loi (quasi-constitutionnelle) :

2 La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

3 (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

Cette demande vous est présentée en relation avec la situation de ma famille.

[Le fonctionnaire décrit les problèmes de santé de sa conjointe et les difficultés de langage et de développement de deux de ses quatre enfants, âgés de 15 ans, 9 ans, 3 ans et 1 an].

De leur réveil (6h00) jusqu’à 7h15 le matin, je m’occupe de mes quatre enfants. Par compte [sic], à partir de 16h00 jusqu’à mon arrivée du travail vers 19h15, ma conjointe est seule pour, notamment, s’occuper d’aller en chercher trois sur quatre (au service de garde et à la garderie), d’aller à l’épicerie, de s’occuper des deux plus jeunes, de s’occuper des devoirs des deux plus vieux et de faire le souper.

J’ose espérer que vous comprendrez que si je pouvais arriver 30 minutes plus tôt à la maison, ceci allégerait grandement les tâches familiales de ma conjointe en me permettant de lui donner un coup de main important.

En bref, je demande à prendre mes pauses en fin de journée me permettant ainsi de finir 30 minutes plus tôt, me permettant ainsi d’arriver plus tôt à la maison.

Je vous soumets respectueusement que d’un point de vue légal comme moral, la chose à faire serait de donner suite à cette demande.

Avant de prendre une décision, je vous invite à communiquer avec votre conseillère en relations de travail qui, fort probablement, pourra vous expliquer les tenants et aboutissants de l’obligation d’adaptation des employeurs.

Une fois de plus [la même demande était faite pour le congé], dans l’éventualité où vous refusez cette demande, je vous demanderais de me faire part, par écrit, de vos motifs afin que je puisse les transmettre à mon conseiller en relations de travail.

[Les passages en relief le sont dans l’original]

10        Le fonctionnaire a expliqué lors de l’audience qu’il avait un long trajet à faire matin et soir. Il part de chez lui à Deux-Montagnes en voiture, la stationne pour prendre le train de banlieue jusqu’à Montréal, puis prend le métro pour terminer avec un parcours en autobus ou à pied pour arriver au bureau. Le tout prend environ deux heures. En quittant une demi-heure plus tôt l’après-midi, selon le train qu’il réussit à prendre, il peut être à la maison une demi-heure, voire une heure plus tôt.

11        Mme Veilleux a témoigné que le courriel du fonctionnaire lui avait causé beaucoup d’embarras. Elle n’était pas certaine de la façon d’y répondre, elle a donc consulté le Service des ressources humaines et celui des relations de travail pour savoir ce qu’il était possible d’envisager. Elle a aussi rencontré le fonctionnaire le 16 janvier 2013 afin de mieux cerner ses besoins et de discuter avec lui de diverses solutions. Malgré le texte du courriel, qui parlait des difficultés de santé de la conjointe du fonctionnaire, Mme Veilleux a dit qu’elle avait compris, lors de cette rencontre, que c’était surtout le temps passé avec sa famille, selon un horaire précis, qui importait au fonctionnaire.

12        Dès le départ, selon Mme Veilleux, le fonctionnaire s’était entêté à n’envisager qu’une seule solution, soit de ne pas prendre les pauses payées de la journée afin de gagner une demi-heure à la fin de la journée. Le fonctionnaire a pour sa part témoigné que le moyen lui importait peu. Il aurait été prêt à accepter que la pause-repas de 30 minutes (non payée) soit déplacée à la fin de la journée, et qu’on lui permette d’utiliser ses deux pauses payées pour composer une demi-heure pour le repas du midi.

13        Mme Veilleux a expliqué à l’audience que l’utilisation des pauses payées pour terminer plus tôt la journée de travail était en fait un problème très répandu chez l’employeur – « un fléau » a-t-elle dit – auquel l’employeur voulait mettre fin, pour deux raisons. D’abord, ces pauses sont des mesures négociées avec l’ACEP pour favoriser la santé et le bien-être des employés. Elles sont nécessaires et devraient être utilisées pendant la journée de travail, comme prévu. Ensuite, l’utilisation de ces pauses pour quitter plus rapidement le travail pose un problème de responsabilité civile à l’employeur. Puisqu’il s’agit de pauses payées, l’employé est considéré encore au travail. Si un accident devait survenir hors des lieux de travail pendant ce temps, l’employeur serait responsable.

14        Mme Veilleux a permis au fonctionnaire de raccourcir son heure de dîner de 15 minutes et de partir 15 minutes plus tôt à la fin de la journée, mais cet arrangement n’a pas duré longtemps. Le 12 février 2013, Mme Veilleux a écrit au fonctionnaire pour lui dire que sa demande ne serait pas accordée et que son horaire demeurait tel qu’il était auparavant.

15        Dans son courriel, Mme Veilleux explique au fonctionnaire les avis que les Service des relations de travail et le Service des ressources humaines lui ont donnés. D’abord, il s’agit d’une question de planification familiale plutôt que d’une mesure d’adaptation. L’employeur est favorable à l’équilibre travail-famille, mais cette responsabilité est partagée avec l’employé, qui doit également prendre des mesures pour satisfaire aux exigences de son emploi. Ensuite, elle note que le fonctionnaire a refusé d’envisager d’autres solutions que celle qu’il recherche, à savoir :

[…]

a. Semaine de travail comprimée;

b. L’horaire variable;

c. Emploi à temps partiel;

d. Commencer et quitter plus tôt le travail;

e. Prendre sa voiture personnelle afin de diminuer le temps de voyagement;

f. Changer de garderie;

g. Nous vous avons de plus invité à nous proposer d’autres options, ce qui n’a pas été fait;

[…]

16        Le fonctionnaire n’était pas d’accord avec les autres options, et il a expliqué lors de l’audience pourquoi elles n’étaient pas acceptables. La semaine de travail comprimée et l’horaire variable ne l’amèneraient pas à quitter plus tôt. Comprimer la semaine de travail veut dire que certaines journées seront plus longues, de façon à pouvoir en écourter ou même supprimer d’autres, tout en effectuant 37,5 heures de travail. Le problème est le même pour l’horaire variable – il exige tout de même une présence de huit heures au travail (7,5 heures travaillées et une demi-heure de repas). L’emploi à temps partiel était hors de question, pour des raisons financières. Il n’était pas possible pour le fonctionnaire de commencer plus tôt, car c’est lui qui devait amener les enfants à la garderie, qui ouvrait ses portes à 7 heures. En déposant ses enfants dès l’ouverture, il pouvait arriver au travail vers 9 heures, mais pas plus tôt.

17        L’emploi de sa voiture personnelle n’arrangerait rien selon lui. Cela coûterait plus cher, et il n’était pas certain qu’il arriverait plus tôt, compte tenu de la circulation à Montréal aux heures de pointe. Changer de garderie était une démarche fort compliquée. Il avait fait des demandes dans les garderies sur les lieux de travail, sans succès. Il avait besoin d’une garderie subventionnée, et la garderie où se trouvait ses enfants avait obtenu un octroi pour de l’équipement spécial qui répondait aux besoins spéciaux de son fils de trois ans. Finalement, il n’avait pas considéré d’autres options, parce qu’il lui semblait qu’il était clair que le départ une demi-heure plus tôt était la solution idéale, car elle ne privait pas l’employeur de ses services et ne représentait certainement pas une contrainte excessive.

18        Le courriel de Mme Veilleux termine sur sa décision : il n’est pas possible de reporter les deux pauses de 15 minutes à la fin de la journée pour quitter 30 minutes plus tôt, comme le propose le fonctionnaire. Ces pauses sont négociées avec le syndicat. Le texte de la convention collective prévoit « [d]eux (2) périodes de repos de quinze (15) minutes chacune prévues à l’horaire de chaque jour normal de travail ». Il s’agit donc de deux moments d’arrêt, chacun entre deux périodes de travail. Ces pauses doivent être prises à l’intérieur des 7,5 heures de travail journalier. Mme Veilleux ajoute ce qui suit dans son courriel : « Ces pauses sont justifiées par des raisons de santé et sécurité au travail. »

19        Par ailleurs, même si la période de repas est une période non payée, son interprétation de la convention collective (ou celle du Service des ressources humaines) amène Mme Veilleux à conclure qu’elle doit être prise au cours de la journée.

20        Mme Veilleux a témoigné à l’audience qu’elle n’était pas heureuse des avis qui lui avaient été donnés, parce qu’elle voulait vraiment aider le fonctionnaire. Celui-ci était fort mécontent. Il réitère dans un courriel daté du 21 février que sa demande est faite en vertu de la LCDP et demande à Mme Veilleux de reconsidérer sa décision. Elle la maintient, dans un courriel daté du 5 mars. Dans son témoignage, Mme Veilleux a dit que selon elle, et selon les conseils qu’elle avait reçus, la demande ne satisfaisait pas aux critères d’une obligation légale en vertu de la LCDP.

21        Le 20 mars 2013, le fonctionnaire dépose un grief. Le grief est rédigé comme suit :

Je conteste la décision de mon employeur de refuser de me trouver un arrangement raisonnable afin d’accommoder mes besoins liés à mon statut familial. Je considère que le refus de mon employeur de me permettre de modifier mes heures de travail en fonction des besoins spéciaux de mon épouse et de mes enfants comme étant discriminatoire en vertu de la Loi canadienne des droits de la personne ainsi que de l’article 16.01 de ma convention collective.

22        Le fonctionnaire demande les mesures correctives suivantes :

Je demande que mon employeur cesse toute forme de discrimination à mon égard et m’autorise à modifier mes heures de travail. Je demande également une compensation financière en vertu des articles 53(2)(e), 53(3) et 53(4) de la Loi à titre de dédommagement pour stress indu.

23        Le 26 avril 2013, Mme Veilleux a rendu une décision au deuxième palier de la procédure de règlement des griefs. J’ai signalé à Mme Veilleux que je trouvais curieux que la supérieure immédiate rende une décision de deuxième palier. Elle m’a répondu qu’effectivement, la pratique avait été corrigée depuis.

24        De toute façon, dans cette décision de deuxième palier, une nouvelle solution semble se profiler. Mme Veilleux répète qu’elle est d’avis que l’employeur n’est pas tenu de prendre des mesures d’adaptation en vertu de la LCDP. Cela dit, elle indique qu’elle continue d’être disposée à considérer diverses mesures de rechange pour le bien-être du fonctionnaire. Elle maintient que les pauses de repos ne peuvent être utilisées pour permettre au fonctionnaire de quitter plus tôt, mais elle propose à mots couverts d’envisager la pause-repas comme solution, sans dire explicitement comment cela s’appliquerait. Les paragraphes pertinents se lisent comme suit :

[…]

Maintenant, en ce qui a trait aux périodes de repos, l’article 28.08 de votre convention collective indique qu’il y en a 2 d’une durée de quinze minutes chacune pour chaque jour normal de travail. Il s’agit là d’une condition de travail qui a été négociée entre la partie patronale et la partie syndicale. Ces périodes de repos sont accordées afin de permettre à l’employé de se reposer et de se ressourcer. Elles n’ont pas été négociées dans le but de permettre de raccourcir les heures de travail. Je ne peux donc pas vous donner l’autorisation de regrouper vos 2 périodes de repos afin de quitter le travail plus tôt.

Pour ce qui est de la pause-repas, la convention collective stipule ceci à l’article 28.01 a) : Sous réserve du paragraphe 28.03, la semaine de travail normale est de trente-sept virgule cinq (37,5) heures, à l’exclusion des périodes de repas, réparties sur cinq (5) jours de sept virgule cinq (7,5) heures chacun, du lundi au vendredi. […] Une pause-repas a donc été négociée et est accordée dans le but de permettre à l’employé de se ressourcer et de s’alimenter. Bien qu’elle doive être prise puisque négociée entre les deux parties, aucune durée n’est toutefois mentionnée dans la convention collective. J’en déduis que je bénéficie donc d’une certaine flexibilité eu égard aux besoins du service. Par conséquent, j’aimerais vous rencontrer dans les prochains jours afin de discuter à nouveau avec vous des options qui pourraient être envisagées à cet égard.

[…]

[Je souligne]

25        À l’audience, Mme Veilleux a soutenu qu’entre le 12 février et le 26 avril 2013, elle avait proposé au fonctionnaire de réunir les deux pauses payées en une seule, « avec une minute d’intervalle », pour lui donner l’occasion d’avoir du temps en milieu de la journée pour manger, et de prendre la demi-heure non-payée en fin de journée. Le fonctionnaire a témoigné que cela ne lui avait jamais été proposé dans ces termes, jusqu’en septembre 2014, par l’entremise de son nouveau gestionnaire, le capitaine de corvette Morin.

26        Les témoignages sont contradictoires, mais je crois néanmoins que les deux témoins étaient de bonne foi. Compte tenu de leur relation conflictuelle, qui n’a fait que s’aggraver par la suite, ils ont eu l’occasion tous les deux de ressasser les événements chacun de leur côté; il n’est pas surprenant que leurs versions diffèrent trois ans plus tard.

27        Mme Veilleux a expliqué qu’elle ne voulait pas dire trop clairement dans sa décision du 26 avril 2013 ce qu’elle avait en tête, de crainte de contredire les politiques officielles de l’employeur, qui voyait d’un mauvais œil que les employés tentent de raccourcir leurs journées, contrairement à une interprétation littérale de la convention collective. Je crois qu’elle avait déjà la solution en tête, mais qu’elle ne l’a pas communiquée expressément au fonctionnaire. La réaction de celui-ci à la décision du 26 avril 2013 est négative : on ne lui accorde pas une pause-repas et un départ hâtif, et surtout, on ne reconnaît pas la discrimination dont il se dit victime. Il comprend de la décision qu’il ne peut regrouper ses deux pauses de repos, de sorte qu’au mieux, il n’aura que 15 minutes pour son repas du midi, ce qui n’est pas suffisant. Le 2 mai 2013, il adresse à Mme Veilleux un courriel qui énonce ce qui suit :

J’ai discuté avec mon conseiller en relations de travail, monsieur Bertrand Myre, de votre décision du 26 avril 2013.

Considérant la preuve au dossier et suite à ses conseils, j’ai pris la décision de ne plus discuter avec vous de mon grief. Conséquemment, je demanderai à monsieur Myre de transmettre mon grief au 3ème pallier [sic].

[soulignement dans l’original]

28        Le 9 janvier 2014, Susan Harrison, directrice générale, Gestion du milieu de travail, rend la décision au palier final de la procédure de règlement des griefs. Dans cette décision, elle refuse de constater un agissement discriminatoire de la part de l’employeur :

[…]

Aucun élément ne me porte à croire que la gestion a agi directement de manière discriminatoire à votre égard en n’accueillant pas votre demande de modification d’heures de travail, tel que présenté. D’ailleurs, j’ai noté que votre gestionnaire a proposé dans sa réponse de grief de vous rencontrer pour discuter d’options alternatives.

[…]

29        Par contre, elle reconnaît que la situation de famille justifie un départ plus tôt. Par conséquent, elle accorde la permission au fonctionnaire de quitter une demi-heure plus tôt, dans les termes suivants :

[…]

À la lumière des arguments présentés et suite à mon analyse, je suis d’avis que votre situation de famille justifie la nécessité de quitter votre lieu de travail trente (30) minutes plus tôt à la fin de la journée. Je conclus qu’un arrangement raisonnable est de vous permettre de déplacer votre période de repas prévue sous la clause 28.01 de la convention collective Économique et services de sciences sociales à la fin de votre journée de travail afin de quitter le lieu de travail 30 minutes plus tôt pour subvenir à vos obligations familiales importantes à la maison.

[…]

30        Finalement, elle indique dans sa lettre ce qui suit :

[…]

Votre gestionnaire vous rencontrera afin d’assurer la mise en œuvre de cette mesure d’adaptation, laquelle requerra un plan signé par les parties, selon les directives et procédures du Ministère de la Défense nationale.

[…]

31        Le fonctionnaire était très déçu de la décision de Mme Harrison. Il a expliqué à l’audience en quoi la décision du 9 janvier 2014 était insatisfaisante. D’abord, la discrimination exercée jusque-là par l’employeur n’était pas reconnue. Ensuite, il n’y avait rien dans la décision qui précisait qu’il aurait le droit de combiner les deux pauses payées de façon à avoir une demi-heure pour le repas. Il a expliqué qu’une pause de seulement 15 minutes pour manger serait insuffisante. Enfin, il ne fait plus confiance à sa gestionnaire, Mme Veilleux, de sorte qu’il est hors de question de la rencontrer pour discuter de la mise en œuvre de la mesure proposée.

32        Mme Veilleux a témoigné qu’elle était ravie de la décision de Mme Harrison, qui confirmait l’option qu’elle avait osé imaginer. Cette lettre, sans reconnaître une discrimination au sens de la LCDP, reconnaissait néanmoins la nécessité de trouver une mesure d’adaptation pour les besoins familiaux du fonctionnaire. Le 24 janvier 2014, elle propose au fonctionnaire de le rencontrer pour voir comment mettre en œuvre la décision.

33        Le fonctionnaire, mécontent de la décision du 9 janvier, répond immédiatement à l’invitation de Mme Veilleux dans les termes suivants :

[…]

Après avoir consulté mon conseiller en relations de travail, je vous informe que, bien que je suis reconnaissant que le 3ème pallier a admis que ma situation familiale nécessite que je quitte 30 minutes plus tôt à la fin de la journée, je suis en désaccord avec la mesure, telle que proposée, qui est illégale et discriminatoire.

Dans ces circonstances, suite aux conseils de monsieur Myre, je ne signerai aucun formulaire provenant des Ressources humaines.

Toutefois, lundi dernier, j’ai signé un document que m’a fait parvenir monsieur Myre afin que mon dossier soit entendu prochainement par la Commission des relations de travail dans la fonction publique.

D’ici à ce que la Commission statue sur ma demande, je continuerai à prendre mes deux pauses et prendre 30 minutes de repas.

[…]

34        Le fonctionnaire a témoigné que de janvier 2013 à janvier 2014, les relations avec Mme Veilleux étaient encore civiles. Quand la décision du palier final est rendue, il a l’impression que les choses se gâchent. Selon lui, Mme Veilleux doit voir la décision de Mme Harrison comme un désaveu, et cela expliquerait qu’elle prend désormais le fonctionnaire en grippe. Elle ne lui parle plus, ne le salue pas quand elle le croise, bref, elle manifeste une froideur qui cause beaucoup de tourment au fonctionnaire. En même temps, la situation à la maison ne s’améliore pas, bien au contraire. La tension qu’il vit au travail se transporte au domicile. Outre le fait qu’il n’a toujours pas la demi-heure souhaitée pour rentrer plus tôt, sa mauvaise humeur cause beaucoup de frictions avec sa conjointe et ses enfants.

35        À partir de février 2014, son travail sera supervisé par le lieutenant de vaisseau (plus tard capitaine de corvette)  Morin, un avocat militaire qui vient d’arriver dans le lieu de travail. Mme Veilleux reste néanmoins sa gestionnaire, et le fonctionnaire demeure très malheureux de ses conditions de travail.

36        En août 2014, il dépose une plainte de harcèlement contre sa gestionnaire. J’en résume ici la teneur dans ses grandes lignes. Je ne crois pas que la plainte soit pertinente au grief dont je suis saisie; je crois cependant qu’elle traduit l’état des relations entre eux.

37        La plainte de harcèlement reflète l’interprétation qu’a faite le fonctionnaire du comportement de Mme Veilleux. Il y voit de l’animosité, de la malveillance, du harcèlement. Il lui reproche de ne pas le saluer, de l’éviter et de vouloir l’obliger à participer à des activités sociales qui ne sont pourtant pas prévues dans les conditions de travail et qui sont par ailleurs optionnelles. Il est l’un des rares employés civils, et il a l’impression que Mme Veilleux le traite injustement alors qu’elle a d’excellents rapports avec sa secrétaire, également une employée civile.

38        La plainte de harcèlement est jugée non fondée. Certains éléments sont déjà inclus dans des griefs déposés et seront traités dans le cadre de la procédure de règlement des griefs. La supérieure hiérarchique de Mme Veilleux, la capitaine de vaisseau Geneviève Bernatchez, qui traite la plainte de harcèlement et signe la lettre de réponse adressée au fonctionnaire, décide de séparer Mme Veilleux et le fonctionnaire. Elle nomme le capitaine de corvette Morin son supérieur hiérarchique.

39        Mme Veilleux a témoigné à l’audience que l’atmosphère du bureau, déjà pénible à partir du 26 avril 2013, est devenue complètement invivable après la décision du 9 janvier 2014. D’après elle, le fonctionnaire fuyait tout le monde, refusait de partager repas et activités, et surtout, la traitait avec animosité. Elle se sentait surveillée, comme si le fonctionnaire la guettait pour la prendre en défaut. Elle a considéré la possibilité d’une plainte de harcèlement, mais a laissé tomber en se disant que c’était à elle, en tant qu’officier supérieur, de régler le problème.

40        Je n’ai aucun doute, pour avoir entendu les deux témoins, que la situation a été extrêmement pénible pour les deux. Ils étaient coincés dans leurs positions, incapables de s’en sortir, et remâchaient sans cesse tous les défauts de l’autre, se reprochant mutuellement une trop grande rigidité.

41        L’impasse sera rompue par la plainte de harcèlement en août 2014. Quand le capitaine de corvette Morin devient le supérieur hiérarchique du fonctionnaire, il le rencontre,  sachant bien que le fonctionnaire est malheureux. Il lui propose la demi-heure de repas prise en fin de journée, combinant les deux pauses payées pour composer une demi-heure de dîner. Le fonctionnaire accepte cette offre, le  Service des ressources humaines aussi. Cette partie du grief prend fin. Il reste le grief contre l’employeur alléguant une violation de la LCDP et de la disposition anti-discrimination de la convention collective.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour le fonctionnaire

42        Le fonctionnaire soutient qu’il a fait l’objet de discrimination. Il y a eu discrimination prima facie, puisque pendant un an et 9 mois, l’employeur a refusé de satisfaire aux besoins d’accommodement du fonctionnaire pour sa situation de famille. Or, cela représente l’un des objectifs stratégiques du Cabinet du juge-avocat général, à savoir : « Être des chefs vigilants lorsqu’il s’agit de prendre soin de nos effectifs et de leurs familles. »

43        La durée des discussions sur l’accommodement du fonctionnaire pour sa situation de famille contredit cet engagement. Le fonctionnaire a fait la preuve des défis particuliers que posait sa situation de famille, compte tenu de la condition médicale de sa conjointe et de ses quatre enfants, dont deux avaient des besoins spéciaux. À titre d’exemple, il a mentionné que le plus jeune de ses enfants devait faire des exercices dont sa conjointe ne pouvait se charger.

44        Le fonctionnaire a fait une demande en bonne et due forme, invoquant ses droits en vertu de l’article 2 de la LCDP. Il a ensuite rencontré sa gestionnaire, qui lui a proposé des mesures de rechange qui ne convenaient pas. L’accommodement qu’il demandait répondait à ses besoins. Il a dû l’attendre un an et 9 mois.

45        La gestionnaire du fonctionnaire est avocate de formation. Elle était l’avocate principale pour les Forces armées canadiennes dans la région de l’est. Il est inconcevable qu’elle n’ait pas compris ses obligations en vertu de la LCDP et de la convention collective. Elle aurait pu mettre fin à l’attente du fonctionnaire, mais elle ne l’a pas fait. Pourtant, dès l’entrée en fonction du capitaine de corvette Morin, la solution a été mise en œuvre.

46        La décision rendue au palier final de la procédure de règlement des griefs par Mme Harrison était très claire. Mme Harrison confirmait que la situation de famille du fonctionnaire justifiait que ce dernier quitte le lieu de travail 30 minutes plus tôt. Dans sa décision, elle chargeait Mme Veilleux de mettre en œuvre cette décision.

47        Pourtant, Mme Veilleux n’en a rien fait. Après une première invitation lancée au fonctionnaire, en réponse à laquelle celui-ci a manifesté qu’il n’était pas d’accord avec la mesure proposée (qu’on supprime la demi-heure de repas), Mme Veilleux n’a fait aucun autre suivi. Pourtant, l’obligation d’accommodement demeurait toujours.

48        Cette obligation était claire, et pourtant aucun arrangement raisonnable n’a été proposé au fonctionnaire pendant 1 an et 9 mois. Cette longue attente lui a causé énormément de soucis, et a sérieusement aggravé la situation à la maison, en particulier quant à sa relation avec sa conjointe et sa fille adolescente.

49        La première réaction de Mme Veilleux, qui a semblé perdurer, a été de traiter les besoins du fonctionnaire comme étant une question de planification, une organisation familiale qu’il pourrait facilement modifier avec un peu de bonne volonté. Pourtant, ses besoins étaient réels, compte tenu de l’état de santé de sa conjointe et des besoins particuliers de ses enfants. Le refus de Mme Veilleux de lui accorder la demi-heure demandée a entraîné des conflits avec sa conjointe et sa fille, qui restent non résolus.

50        En outre, la tension au travail a créé des problèmes additionnels pour le fonctionnaire, qui a été séparé du milieu de travail (d’abord en raison de travaux en cours, ensuite à la suite de la plainte de harcèlement) et qui s’est senti ostracisé.

51        Le fonctionnaire fait le parallèle avec la décision Cyr c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2011 CRTFP 35, pour ce qui est d’établir l’indemnité qui devrait être versée au fonctionnaire en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP.

52        Dans la décision Cyr, l’arbitre de grief a conclu que Mme Cyr souffrait d’hypersensibilité environnementale, et que l’employeur avait l’obligation en vertu de la LCDP de prendre des mesures d’adaptation. Or, il a tardé à le faire. L’employeur a d’abord mis près de cinq mois à reconnaître le droit de Mme Cyr au télétravail. Une fois en télétravail, elle a dû attendre parfois des mois, voire des années, pour obtenir les outils de travail auxquels elle avait droit. L’employeur connaissait ses obligations. L’arbitre de grief a donc jugé que le comportement de l’employeur était « nettement inconsidéré ». L’arbitre de grief a ordonné le versement de 8 000 $ pour le préjudice moral (alinéa 53(2)e)) subi par Mme Cyr, et le versement d’une somme de 10 000 $ à titre d’indemnité spéciale (paragraphe 53(3)).

53        Dans le cas présent, compte tenu du fait que la situation discriminatoire a duré 21 mois, et compte tenu des difficultés engendrées par la discrimination au travail et à la maison pour le gestionnaire, le fonctionnaire demande un montant de 12 500 $ pour préjudice moral.

54        Pour ce qui est de l’indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3), il convient de souligner le caractère délibéré du comportement de Mme Veilleux, qui a utilisé de faux prétextes (c.-à-d. la convention collective), alors qu’elle craignait un précédent dans la région de l’est pour l’utilisation des pauses. La conduite était également inconsidérée, sans aucune tentative de demander au syndicat quelle devait être l’interprétation de la convention collective. Clairement, il n’y a eu aucune considération pour les besoins du fonctionnaire, ni aucun effort pour régler la situation. Le fonctionnaire demande donc le montant maximum, soit 20 000 $, à ce chef.

B. Pour l’employeur

55        L’employeur fait d’abord un survol des faits. Le fonctionnaire a fait une demande, en janvier 2013, pour pouvoir partir une demi-heure plus tôt, en raison de la condition médicale de sa conjointe et des besoins de ses enfants. Dans sa rencontre avec sa gestionnaire, il a surtout parlé du fait qu’il avait le souci d’être présent pour ses enfants.

56        Le fonctionnaire a systématiquement écarté toute mesure de rechange proposée. Il n’avait qu’une solution en tête, prendre ses périodes de pause en fin de journée, et n’acceptait rien d’autre. Mme Veilleux a témoigné de sa préoccupation de répondre aux besoins du fonctionnaire. Elle a fait maintes ouvertures au fonctionnaire, que celui-ci a systématiquement refusées.

57        L’employeur a donné raison au fonctionnaire dans la décision signée par Mme Harrison (au dernier palier de la procédure de règlement des griefs), non pas pour reconnaître la discrimination au sens de la LCDP, mais pour concéder qu’il serait préférable pour lui de quitter une demi-heure plus tôt. La demande du fonctionnaire était accordée, mais ce dernier a encore refusé de rencontrer sa gestionnaire pour la mettre en œuvre. La situation ne s’est réglée que lorsque le fonctionnaire a accepté de parler de sa situation avec l’employeur, c’est-à-dire avec son nouveau gestionnaire, le capitaine de corvette Morin.

58        La position de l’employeur est essentiellement qu’il n’y avait pas d’obligation légale pour lui d’accommoder le fonctionnaire. La problématique du fonctionnaire était celle de tout employé ayant une famille, exacerbée dans son cas en raison des difficultés de santé de sa conjointe et de deux de ses enfants.

59        Le fait d’invoquer la situation de famille et la LCDP ne suffit pas pour créer une obligation légale pour l’employeur. Celle-ci a été définie plus précisément dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110. Dans cette décision, la Cour d’appel fédérale insiste sur l’obligation légale à l’égard des enfants comme étant l’assise de l’obligation de l’employeur à l’égard de l’employée.

60        Dans l’arrêt Flatt c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 250, le choix de l’employée d’allaiter son enfant ne créait pas une obligation pour l’employeur de trouver une mesure d’adaptation. La différence se situe donc entre l’obligation légale et le choix des parents dans leur façon de gérer la vie de famille. En l’espèce, il n’y a aucune preuve que le retour du fonctionnaire à la maison une demi-heure plus tôt était essentiel au bien-être des enfants.

61        L’employeur peut reconnaître que l’employé vit une situation difficile, sans pour autant concéder qu’il s’agit d’un motif protégé par la LCDP. Il est certain que le fonctionnaire avait des besoins particuliers, et l’employeur a tenté de l’aider. Il fallait par contre que le fonctionnaire coopère.

62        Le critère à quatre éléments établi dans l’arrêt Johnstone n’est pas rempli ici. Certes, le fonctionnaire est responsable avec sa conjointe de l’entretien et de la surveillance de ses enfants. Toutefois, sa responsabilité légale à l’égard de ses enfants n’est pas mise en cause du fait qu’il rentre plus tôt ou plus tard à la maison; il y a là un élément de choix personnel. En outre, il n’est pas établi que le fonctionnaire a véritablement considéré toutes les options possibles. Finalement, les règles de travail de l’employeur n’entravent pas de façon significative la capacité du fonctionnaire de s’acquitter de ses obligations envers ses enfants.

IV. Motifs

63        L’unique question en litige à l’arbitrage est de savoir si l’employeur a enfreint la convention collective et la LCDP en exerçant envers le fonctionnaire de la discrimination fondée sur un motif de distinction illicite, soit la situation de famille. En effet, l’autre aspect du grief, soit la mesure d’adaptation demandée par le fonctionnaire, a été réglé par le fait que l’employeur a accordé la mesure demandée en septembre 2014.

64        Avant de procéder à l’analyse de la discrimination en fonction de la loi et de la jurisprudence, un bref commentaire s’impose sur l’interaction entre le fonctionnaire et sa gestionnaire, de janvier 2013 à août 2014. Pourquoi a-t-il fallu 21 mois pour accorder au fonctionnaire ce qu’il demandait initialement, soit de quitter son travail une demi-heure plus tôt sans pénalité salariale? La solution retenue, lui permettant de regrouper ses pauses à l’heure du midi, avait été envisagée dès le départ par le fonctionnaire, selon son témoignage, et dès avril 2013 par sa gestionnaire, selon le témoignage de cette dernière. Pourtant, il a fallu l’intervention d’un nouveau gestionnaire, le capitaine de corvette Morin, pour que la mesure soit mise en œuvre.

65        Le capitaine de corvette Morin a témoigné que dès sa première conversation avec le fonctionnaire à ce sujet, ils se sont mis d’accord. Le Service des ressources humaines, selon le capitaine de corvette Morin, n’avait aucune objection. C’est dire que cette solution était déjà acceptée par l’employeur, ce qui confirme la version de Mme Veilleux. Pourtant, même voulue par le fonctionnaire et acceptée par l’employeur, la solution a longtemps tardé à se réaliser.

66        À partir du premier refus de Mme Veilleux en février 2013, les choses se sont envenimées entre le fonctionnaire et sa gestionnaire, au point d’aboutir à une plainte de harcèlement de la part du fonctionnaire, que l’employeur a jugé non fondée. Un des éléments qui est ressorti du témoignage du fonctionnaire, et qui me paraît clé pour comprendre pourquoi il a persisté dans son grief malgré la résolution de son objet, est le sentiment qu’il avait que l’employeur ne prenait pas au sérieux sa difficile situation à la maison. C’est pourquoi son grief avait deux composantes : une mesure d’adaptation, mais aussi, et je dirais surtout, une reconnaissance que l’employeur avait fait fi de ses obligations d’accommodement face à une situation de famille qui, selon le fonctionnaire, exigeait légalement un accommodement.

67        C’est donc la dimension légale de l’accommodement qui est au cœur du litige, et que le fonctionnaire tient à tout prix à faire reconnaître. Selon lui, son désir de rentrer chez lui plus tôt n’était pas fondé sur le désir général de la plupart des employés de passer plus de temps avec leur famille. Non, sa demande se fondait sur ce qu’il estimait être des besoins protégés par la LCDP sous la rubrique « situation de famille » – les difficultés de santé de sa conjointe et de deux de ses enfants. (Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de détailler dans une décision publique la nature de ces conditions. Le fonctionnaire n’a présenté aucun document médical, mais je crois entièrement que sa conjointe et ses enfants avaient besoin d’un soutien additionnel pour des raisons de santé. L’employeur ne l’a pas contesté à l’audience).

68        L’employeur n’a pas contesté les problèmes de santé, mais dans son témoignage, Mme Veilleux a beaucoup mis l’accent sur le désir du fonctionnaire de passer plus de temps à la maison, parce que son organisation familiale l’exigeait. En janvier et février 2013, Mme Veilleux a proposé à plusieurs reprises au fonctionnaire de revoir sa « planification familiale » comme solution possible à ses problèmes. Le fonctionnaire a été profondément blessé par ces propos, surtout, a-t-il dit, venant d’une femme qui n’avait pas d’enfants, laissant entendre qu’elle ne pouvait comprendre la difficulté de gérer une maisonnée avec quatre enfants et une conjointe dont l’état de santé était précaire.

69        Le fonctionnaire ne demandait pas une faveur à l’employeur, il exigeait qu’on lui reconnaisse un droit. L’employeur était disposé à reconnaître l’importance de l’équilibre travail-famille, mais comme obligation morale, non comme obligation légale. Il s’agit donc de décider si, effectivement, l’employeur avait une obligation légale à accéder immédiatement à la demande du fonctionnaire.

70        Le principe de la protection accordée par la LCDP à la situation de famille est simple : on ne peut exercer une discrimination dans l’emploi contre un employé en raison de sa situation de famille. Toutefois, les paramètres peuvent être difficiles à définir, comme en témoignent l’arrêt Johnstone et la décision subséquente dans Flatt.

71        L’arrêt Johnstone est l’arrêt de principe pour l’interprétation de cette obligation en vertu de la LCDP. Cette décision n’avait pas encore été rendue au moment où le fonctionnaire a renvoyé son grief à l’arbitrage. Je crois toutefois qu’elle s’applique ici, car la décision représente un aboutissement dans l’évolution de la réflexion arbitrale et judiciaire sur l’obligation de l’employeur de tenir compte de la situation de famille de ses employés. En outre, cette décision fait partie de l’état du droit en la matière, et les parties en étaient bien conscientes au moment de leurs plaidoiries.

72        Dans l’arrêt Johnstone, la Cour d’appel fédérale exprime le principe de la discrimination prima facie en matière de garde d’enfants dans les termes suivants :

[…]

[88] Normalement, les parents disposent de diverses possibilités pour s’acquitter de leurs obligations parentales. On ne peut donc affirmer qu’une obligation relative à la garde des enfants a empêché un employé de remplir ses obligations professionnelles, à moins que cette personne n’ait pu trouver aucune solution de rechange raisonnable pour faire garder ses enfants. Ce n’est que lorsque l’employé a cherché sans succès une solution de rechange raisonnable pour s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants et qu’il demeure incapable de remplir ses obligations parentales qu’une preuve de discrimination est établie de prime abord.

[89] Ce principe a été reconnu à l’occasion de nombreuses affaires d’arbitrage en matière du travail portant sur cette même question. Ainsi que noté dans la décision Alberta (Solicitor General) v. Alberta Union of Provincial Employees (Jungwirth Grievance), [2010] A.G.A.A. no 5 (QL), au paragraphe 64 : [traduction] « Pour pouvoir travailler, tous les parents doivent prendre certaines mesures de leur propre initiative pour s’assurer qu’ils peuvent à la fois s’acquitter de leurs obligations parentales et respecter leurs engagements professionnels. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’établir l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille, il faut notamment analyser les mesures prises par l’employé pour concilier travail et famille. »

[…]

73        La Cour énonce ensuite (para. 93) le critère qui s’applique en milieu de travail pour établir la preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille en raison des obligations liées à la garde des enfants. Ce critère s’énonce comme suit :

[…]

[93] […]la personne qui soutient être victime de discrimination doit démontrer

(i) qu’elle assume l’entretien et la surveillance d’un enfant;

ii) que l’obligation en cause relative à la garde des enfants fait jouer sa responsabilité légale envers cet enfant et qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel;

(iii) que la personne en question a déployé les efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est raisonnablement réalisable; et

(iv) que les règles attaquées régissant le milieu de travail entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants.

[…]

74        La Cour a appliqué ce critère à la situation de Mme Johnstone pour conclure qu’il y avait eu discrimination fondée sur la situation de famille. Mme Johnstone et son conjoint travaillaient tous les deux pour l’Agence canadienne des services frontaliers à l’aéroport Pearson. Leurs heures de travail étaient irrégulières, avec des postes par roulement qui pouvaient être le jour et la nuit. Après la naissance de son deuxième enfant, Mme Johnstone a demandé comme accommodement un horaire régulier, à temps complet, de façon à pouvoir organiser des services de garde quand les deux parents étaient au travail. L’employeur a refusé, ne lui offrant qu’une semaine réduite si elle voulait un horaire régulier.

75        La Cour d’appel a confirmé les jugements du Tribunal des droits de la personne et de la Cour fédérale, à savoir qu’il s’agissait là d’une conduite discriminatoire fondée sur la situation de famille. L’obligation parentale de Mme Johnstone était en jeu : elle devait assurer la garde de ses enfants en bas âge en tout temps. L’horaire discontinu par roulement l’empêchait de le faire, car il était impossible d’organiser un service de garde avec un tel horaire, et un horaire à temps partiel la défavorisait financièrement. Or, il avait été démontré qu’il était possible pour l’employeur de lui donner un horaire à temps complet, à des heures régulières, sans que cela constitue une contrainte excessive pour l’employeur.

76        Dans la décision Flatt, la Cour d’appel fédérale devait encore une fois se prononcer sur l’interaction entre emploi et situation de famille. Dans cette affaire, Mme Flatt demandait de travailler de la maison après la fin de son congé de maternité car elle souhaitait continuer d’allaiter son enfant. L’employeur a tenté de trouver un arrangement, mais il était impossible, compte tenu du travail de Mme Flatt, de lui permettre de travailler entièrement de la maison. D’autres solutions ont été envisagées, mais finalement, le choix devait être fait entre l’emploi ou continuer d’allaiter l’enfant.

77        L’arbitre de travail, et en contrôle judiciaire la Cour d’appel fédérale, ont jugé que dans le cas de Mme Flatt, l’allaitement après la première année, en l’absence d’une preuve quant à sa nécessité pour la santé de l’enfant, était un choix et non une obligation légale. Par conséquent, on a jugé qu’il n’y avait pas discrimination fondée sur la situation de famille.

78        Il semble donc que la situation de famille comme motif interdit est définie selon l’obligation légale du parent qui serait entravée par une règle de travail de l’employeur. Il faut d’abord conclure qu’il existe une obligation légale qui est entravée.

79        En l’espèce, la situation du fonctionnaire n’est pas exactement un cas de garde d’enfants. Les enfants sont sous la garde de leur mère en attendant l’arrivée du père. Il n’y a pas un problème d’horaire comme dans Johnstone, où les enfants resteraient seuls, sans aucune garde. Dans Johnstone, un des éléments considérés est le fait que la garde par quelqu’un de l’extérieur est à peu près impossible à organiser, compte tenu des heures irrégulières de travail des parents.

80        En l’espèce, c’est la situation médicale de la conjointe qui est en jeu. Pour des raisons de santé, il serait préférable qu’elle ait plus d’aide en fin de journée avec les enfants. À aucun moment le fonctionnaire n’a mentionné avoir envisagé l’embauche d’une gardienne qui viendrait quelques heures en fin de journée, ou une démarche pour avoir quelqu’un qui s’occupe de l’enfant qui exigeait plus de soins pour des raisons développementales. Il me semble qu’à ce titre, les deuxième et troisième éléments du critère élaboré dans l’arrêt Johnstone ne sont pas satisfaits : il n’y va pas de la responsabilité légale du fonctionnaire envers ses enfants, et il y a un élément de choix personnel à ne pas chercher une aide extérieure. En outre, je ne suis pas certaine que toutes les solutions aient été explorées, dont une aide d’appoint. Autrement dit, le fait que le fonctionnaire ne puisse rentrer plus tôt n’engage pas sa responsabilité légale à l’égard de ses enfants, et rien n’indique que le couple ait considéré la possibilité d’une aide extérieure.

81        Entre l’obligation légale qu’ont les parents de veiller au bien-être de leurs enfants et les choix qu’ils font pour remplir cette obligation, il faut tracer la ligne qui démarque l’obligation légale de l’employeur de ne pas exercer de discrimination contre un employé en raison de la situation de famille. Les besoins du fonctionnaire étaient bien réels, loin de la catégorie des cours de ballet ou de judo. Il n’en demeure pas moins que l’employeur ne peut avoir une responsabilité légale pour le fonctionnement de la famille. Il me semble que l’obligation reconnue par la Cour d’appel dans Johnstone est assez étroite et limitée. Il faut que la règle de travail de l’employeur empêche l’employé de remplir ses obligations légales à l’égard de ses enfants.

82        Ce n’est pas le cas en l’occurrence. Le seuil de l’obligation légale n’est pas atteint dans la situation du fonctionnaire. Sa conjointe avait besoin de plus d’aide, mais je n’ai reçu aucune preuve d’une recherche de solution autre qu’un retour hâtif à la maison. Je ne peux conclure que le refus initial de l’employeur entravait la capacité du fonctionnaire de remplir ses obligations légales à l’égard de ses enfants ou de sa conjointe. Je conclus donc qu’il n’y a pas eu discrimination prima facie.

83        Par ailleurs, l’employeur s’était donné une obligation morale d’aider les employés dans la recherche d’un équilibre travail-famille. Dans sa plaidoirie, le représentant du fonctionnaire a semblé confondre l’obligation morale et l’obligation légale. L’employeur a fini par accorder l’accommodement demandé. Cela ne prouve pas que l’employeur reconnaissait son obligation en vertu de la LCDP, d’ailleurs, l’employeur l’a toujours niée. Cela montre que l’employeur était de bonne foi dans sa recherche d’une solution à un problème d’équilibre travail-famille.

84        Si j’avais conclu qu’il y avait discrimination prima facie, j’aurais tout de même conclu que l’employeur avait satisfait à son obligation d’accommodement raisonnable, même si la mesure a tardé. La paralysie malheureuse qui a empêché la mise en œuvre de la solution finalement réalisée en septembre 2014 est imputable non pas à l’employeur, mais au défaut des personnes en jeu de s’entendre. Le fonctionnaire doit reconnaître que par son refus total d’engager des discussions à partir d’avril 2013, il a eu un rôle à jouer dans cette triste interaction.

V. Conclusion

85        Je reconnais que la situation dans cette affaire est un cas limite. Il est certain que l’employeur ne doit pas défavoriser un employé en raison de sa situation de famille. Cela dit, malgré la sympathie que j’éprouve pour le fonctionnaire et sa famille, je ne peux conclure que l’employeur a exercé de la discrimination parce qu’il a refusé la première solution offerte et qu’il a tenté de trouver d’autres moyens de régler la situation. Les enfants du fonctionnaire n’étaient pas en danger, ses obligations légales à leur endroit étaient remplies. Il aurait été de loin préférable que la situation se règle plus vite. Cela ne crée pas pour autant une violation de la LCDP. Cela illustre que de saines relations de travail dépendent d’une saine communication.

86        Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

VI. Ordonnance

87        Le grief est rejeté.

Le 10 janvier 2017.

Marie-Claire Perrault,
une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique

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