Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La fonctionnaire s’estimant lésée a déposé un grief contre la décision de son employeur de lui imposer une sanction disciplinaire de huit jours sans solde à la suite d’une enquête du ministère – elle a également contesté la tenue de l’enquête et ses résultats – elle a allégué que l’enquête avait été trop longue et empreinte d’iniquité procédurale, et qu’elle n’avait pas été informée des étapes de l’enquête – l’employeur a soutenu qu’il avait établi l’existence d’inconduites justifiant l’imposition d’une mesure disciplinaire – il a soutenu que la preuve démontrait que la fonctionnaire s’estimant lésée avait manqué de rigueur dans sa tenue de feuilles de temps et qu’elle utilisait le réseau électronique et les biens de l’employeur de façon inappropriée – en outre, l’audience devant la Commission est une enquête de novo, ce qui assure à la fonctionnaire s’estimant lésée le respect de ses droits – enfin, l’employeur a soutenu qu’une suspension de huit jours était très raisonnable et proportionnelle à l’inconduite de la fonctionnaire s’estimant lésée – la Commission a conclu que les conclusions du rapport d’enquête étaient prudentes – la fonctionnaire s’estimant lésée a fait preuve d’un manque de rigueur dans le compte rendu de ses congés et de l’utilisation du réseau électronique de l’employeur à des fins autres que le travail – néanmoins, la Commission a accueilli le grief en partie étant donné que la sanction imposée à la fonctionnaire s’estimant lésée était excessive – la Commission a déclaré que compte tenu du principe de la discipline progressive, des facteurs atténuants, et du fait que les fautes commises par la fonctionnaire s’estimant lésée ne mettaient pas en péril les activités, les biens ou le personnel de l’employeur, une lettre de réprimande aurait été une sanction appropriée dans cette affaire – la Commission a ordonné à l’employeur de rembourser à la fonctionnaire s’estimant lésée le salaire équivalent aux huit jours de suspension et de retirer du dossier de cette dernière tout document relatif à la mesure disciplinaire – il n’y a pas de preuve de préjudice additionnel justifiant l’octroi de dommages. Le grief est accueilli en partie.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et Loi sur les relations de travail dans la fonction publique

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  20170425
  • Dossier:  566-34-8427
  • Référence:  2017 CRTEFP 43

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique


ENTRE

CAROLE PRONOVOST

fonctionnaire s'estimant lésée

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA

employeur

Répertorié
Pronovost c. Agence du revenu du Canada


Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l'arbitrage


Devant:
Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique
Pour la fonctionnaire s'estimant lésée:
Marie-Hélène Tougas, Institut professionnel de la fonction publique du Canada
Pour l'employeur:
Geneviève Ruel, avocate, Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada
Affaire entendue à Montréal (Québec),
du 24 au 27 janvier et le 23 mars 2017.

MOTIFS DE DÉCISION

I. Grief individuel renvoyé à l'arbitrage

1        Carole Pronovost, la fonctionnaire s’estimant lésée (la « fonctionnaire »), a déposé un grief contre son employeur, l’Agence du revenu du Canada (ARC ou l’« employeur »), parce que ce dernier lui a imposé une sanction disciplinaire de huit jours sans solde. Cette mesure disciplinaire faisait suite à une enquête, également contestée par la fonctionnaire dans le grief quant à sa tenue et à ses résultats.

2        Le grief a été renvoyé à l’arbitrage le 19 avril 2013. Le 1er novembre 2014, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2013, ch. 40, art. 365) a été proclamée en vigueur et a créé la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (la « Commission »), qui remplace la Commission des relations de travail dans la fonction publique (« ancienne Commission »). Le même jour, les modifications corrélatives et transitoires édictées par les articles 366 à 466 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013 (L.C. 2013, ch. 40) sont aussi entrées en vigueur. En vertu de l’article 393 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013, une instance engagée au titre de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi ») avant le 1er novembre 2014 se poursuit, sans autres formalités, en conformité avec la Loi.

3         Pour les motifs qui suivent, le grief est partiellement accueilli.

II. Résumé de la preuve

4        L’employeur a cité à témoigner Christiane Côté, gestionnaire de la Division des appels et supérieure immédiate de la fonctionnaire de janvier 2009 à février 2010; Linda Foucault, vérificatrice au bureau des services fiscaux (BSF) de Laval; Henri Bettez, chef régional des appels et supérieur immédiat de Mme Côté; Anne-Marie Gingras, enquêtrice à la Division des affaires internes et de la prévention de la fraude de l’ARC;  Patrick Chouinard, directeur du BSF de Montréal de 2008 à 2012; Francine Miron, directrice du BSF de Montréal, qui a succédé à M. Chouinard en 2012. La fonctionnaire a cité à témoigner Clodie Robitaille, agente des appels au BSF de Laval en 2008 et 2009, et elle a témoigné pour elle-même.

5         La fonctionnaire travaillait au BSF de Laval comme chef d’équipe, au groupe et au niveau MG-05. Le BSF de Laval comprend trois équipes composées de cinq ou six personnes environ. Il y a deux équipes chargées de dossiers fiscaux plus complexes, composées de vérificateurs ayant la classification AU (AU-01 à AU-03). Une troisième équipe, qui comprend des employés de classification SP, s’occupe de dossiers moins complexes. En résumé, la section des appels est chargée de réviser les dossiers de contribuables qui s’opposent à l’avis de cotisation émis par l’ARC à la suite de la production de leur déclaration d’impôt. Au moment des événements qui ont donné lieu au grief, la fonctionnaire était chef d’équipe d’une des équipes AU.

6        Le 5 janvier 2010, la fonctionnaire a laissé un message sur la boîte vocale de Mme Côté pour lui laisser savoir qu’elle devait prendre un congé de maladie, sur l’avis de son médecin, pour environ 6 semaines. Mme Côté a convoqué une réunion des deux équipes AU, après avoir obtenu l’accord de Mme Foucault pour que celle-ci prenne charge temporairement de l’équipe de la fonctionnaire.

7        À la rencontre qui s’est tenue pour discuter de l’absence de la fonctionnaire et des mesures qui seraient prises pour la remplacer temporairement, certains membres de l’équipe de la fonctionnaire ont révélé à Mme Côté qu’en fait, les choses n’allaient pas du tout bien sous la direction de la fonctionnaire. On lui reprochait de ne pas être suffisamment présente - elle arrivait tard, elle partait tôt, elle ne traitait pas les dossiers et les questions posées en temps opportun et elle semblait affairée à autre chose que son travail. On lui reprochait également de ne pas traiter ses employées avec égard. D’après le témoignage de Mme Côté et de Mme Foucault, la réunion est vite devenue assez émotive.

8        Mme Côté était abasourdie. Elle ne s’attendait pas du tout à ce genre de révélations. Elle avait elle-même eu certaines difficultés avec la fonctionnaire pour deux raisons principales : les feuilles de temps de la fonctionnaire, qui omettait ou oubliait de rapporter ses absences sur les formulaires prévus à cet effet, et certains conflits de travail pour lesquels une médiation était envisagée. Elle ignorait toutefois jusque-là que les employés de la fonctionnaire éprouvaient des difficultés dans leurs relations avec elle.

9        Mme Foucault, qui était l’employée avec le plus d’ancienneté, a pour sa part témoigné qu’elle avait noté un net soulagement chez les employés du BSF après cette réunion, qu’elle attribuait au dévoilement de la situation et à l’absence de la fonctionnaire.

10        Le témoignage de Mme Robitaille, qui n’était pas présente à la rencontre du 6 janvier 2010 (elle avait alors quitté la section) offre un tableau quelque peu différent du travail de la fonctionnaire. Selon Mme Robitaille, la fonctionnaire était un chef d’équipe hors pair – attentive, toujours disponible, souvent présente le soir après 17 heures, toujours prête à aider et à prodiguer des conseils.

11        Mme Robitaille a fait état d’un conflit avec Mme Côté relatif à sa propre situation de mutation temporaire, dans lequel la fonctionnaire aurait pris parti pour elle contre Mme Côté. Mme Côté avait déjà témoigné, et on ne lui avait pas posé de questions à ce sujet. L’employeur s’est opposé à cette preuve. J’en retiens uniquement qu’il y avait un conflit entre Mme Robitaille et Mme Côté (celle-ci le mentionne dans ses notes de la rencontre du 6 janvier 2010 parce que des employés ont fait des remarques à ce sujet).

12        À la suite de la rencontre du 6 janvier 2010, Mme Côté a fait état de la situation à son supérieur immédiat, M. Bettez, soulignant notamment les absences de la fonctionnaire. M. Bettez a témoigné qu’il trouvait la situation grave. Le BSF de Laval avait quelques difficultés de rendement, et voilà qu’on découvrait des difficultés de relations de travail. M. Bettez a consulté son conseiller en relations de travail, et a demandé que la section des affaires internes débute une enquête préliminaire pour vérifier l’ampleur du problème.

13        Quand la fonctionnaire est revenue de son congé de maladie, le 22 février 2010, elle a été informée qu’elle était mise sous enquête. En outre, M. Bettez a décidé de ne pas lui permettre de revenir au BSF de Laval, et l’a assignée au BSF de Montréal. Sous le choc, la fonctionnaire est de nouveau partie en congé de maladie. Elle est revenue au travail (au BSF de Montréal) en septembre 2010, en retour progressif qui a duré plusieurs mois.

14        M. Bettez a expliqué que sa décision de déplacer la fonctionnaire au BSF de Montréal visait principalement à protéger les employés du BSF de Laval. Il ne lui paraissait pas sain, après la délation du 6 janvier 2010, d’exposer les employés à la présence de la fonctionnaire.

15        Celle-ci a logé un grief contre son transfert au BSF de Montréal. Ce grief s’est rendu au deuxième palier de la procédure de règlement des griefs. À ce moment-là, le représentant de l’agent négociateur, l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC), a offert à l’employeur de négocier une entente. Cette négociation s’est prolongée pendant un certain temps mais n’a pas mené à un règlement. Après l’échec de la négociation, l’employeur, qui avait déjà reçu un rapport d’enquête sur les allégations contre la fonctionnaire, a demandé aux affaires internes un rapport plus étoffé, dont je traiterai plus loin. Le grief sur le transfert au BSF de Montréal a été retiré avant le début de l’audience.

16        Tandis que la fonctionnaire est en congé de maladie, M. Bettez lui fait parvenir un questionnaire le 4 mai 2010, pour lui permettre d’expliquer les lacunes dans sa tenue d’horaire qui ont été mises au jour par l’enquête préliminaire. Il s’agit d’une grille, avec des dates, où l’employeur ne dispose pas de données sur les allées et venues de la fonctionnaire. La fonctionnaire s’efforce de répondre aux questions ainsi posées. Le questionnaire est finalement terminé en novembre 2010. Il comprend environ 160 questions.

17        À l’audience, plusieurs documents ont été déposés en preuve en relation avec l’emploi du temps de la fonctionnaire. Ont également été déposées deux versions du rapport de l’enquête officielle. Une première version est datée du 13 juin 2011. La deuxième version, demandée lorsque les négociations de règlement (pour le grief sur le transfert) ont échoué, est datée du 25 avril 2012. Cette deuxième version s’appuie entièrement sur la preuve recueillie lors de la première enquête, mais étoffe davantage les conclusions. Mme Gingras est l’enquêtrice qui a rédigé le deuxième rapport.

18        Le questionnaire envoyé à la fonctionnaire le 4 mai 2010 lui offrait l’occasion, selon M. Bettez, de dissiper les doutes que pouvaient avoir l’employeur sur son emploi du temps. Lorsqu’il a reçu la version finale, en novembre 2010, M. Bettez a déterminé qu’il y avait lieu pour la Division des affaires internes de mener une enquête approfondie, car les réponses n’étaient pas entièrement satisfaisantes. Deux problèmes étaient portés à l’attention de la Division des affaires internes : l’emploi du temps de la fonctionnaire, et son usage des réseaux électroniques.

19        La conclusion de l’enquête est que la fonctionnaire a fait défaut de rapporter tous ses congés. On lui reproche un manque de rigueur dans sa tenue de feuille de temps, c’est-à-dire un défaut d’inscrire ses congés en temps voulu dans le logiciel approprié. On lui reproche également d’avoir utilisé le réseau électronique de l’employeur pour y loger les cours qu’elle donnait à l’université, et d’avoir à quelques occasions utilisé les locaux de l’employeur soit pour rencontrer des étudiants, soit, une fois, pour administrer un examen.

20        Mme Gingras était chargée du complément d’enquête faisant suite au premier rapport. Elle a témoigné que son travail a consisté à revoir la preuve et à l’intégrer dans la deuxième version, de façon à mieux justifier les conclusions. Elle a également expliqué les divers éléments de preuve documentaire utilisés pour le rapport. Je résume dans les paragraphes qui suivent les grandes lignes du deuxième rapport qui a servi directement à justifier la mesure disciplinaire imposée à la fonctionnaire.

21        Le but de l’enquête est énoncé dans l’introduction du rapport dans les termes suivants :

[…]

Déterminer les circonstances entourant l’utilisation du réseau électronique, du temps ainsi que des biens de l’ARC par [la fonctionnaire], agente des oppositions, Division des appels, Bureau des services fiscaux de Montréal, pour la conduite d’affaires privées, plaçant cette dernière potentiellement en situation de conflit d’intérêts.

[…]

22        Le rapport résume les entrevues menées auprès des gestionnaires de la fonctionnaire (Robin Filion et Mme Côté) et de trois personnes qui avaient travaillé avec la fonctionnaire dans le passé, la période la plus récente étant 2005.

23        L’ancien gestionnaire de la fonctionnaire, M. Filion, ainsi que Mme Côté, indiquent tous deux les difficultés à obtenir les feuilles de temps de la fonctionnaire, où elle doit faire état de tout congé pris. Nombre de courriels ont été présentés à l’audience pour illustrer les demandes que Mme Côté a faites en ce sens.

24        Une bonne partie des ajouts au deuxième rapport (p. 23 à 31) consiste en une revue des documents utilisés pour tenter de retracer la présence ou l’absence de la fonctionnaire au travail. Je cite d’abord le paragraphe qui précède cette revue :

La gestion a créé un tableau [le questionnaire dont il était question plus haut] contenant une analyse des indices de présence de Carole Pronovost, tels qu’obtenus via une analyse comparative effectuée des registres d’accès à l’édifice, de données contenues au SAE [Système administratif d’entreprise, où les congés notamment sont enregistrés] en date du 9 avril 2010, du contenu de son calendrier électronique Outlook, du registre des présences de son secteur d’emploi et des activité électroniques enregistrées à son compte courriel assigné. Le tableau affichant les instances conflictuelles a été remis à Carole Pronovost le 4 mai 2010, afin qu’elle puisse fournir des explications. Suite aux explications de Carole Pronovost, les observations contradictoires suivantes ont pu être soulevées […]

25        Le rapport fait état de 31 « observations contradictoires ». Voici quelques exemples des contradictions relevées :

  • Une inscription au calendrier Outlook pour un rendez-vous dentaire pour ses fils le 29 janvier 2008, de 15h45 à 16h 15. Cependant, il n’y a aucune absence enregistrée au SAE pour cette journée ou au registre des absences. Carole Pronovost a indiqué que selon son plan de roulement, horaire de 8.5 heures (de 9h à 17h45), elle était arrivée au bureau à 8h59 et aurait envoyé un dernier courriel à 17h39. De plus, Carole Pronovost a indiqué qu’elle n’avait pas pris sa pause de dîner. Hors, il est peu probable pour qui que ce soit de se souvenir de ce genre de détail étant donné le temps écoulé. Son dernier accès a été enregistré à la porte du secteur de travail à 12h33.
  • Carole Pronovost a rapporté que le 12 mars 2008, elle était en congé de maladie non certifié et avait non intentionnellement oublié d’entrer son congé de 8.25 heures au SAE bien qu’elle avait informé la gestion ainsi que ses employés de son absence par courriel et que son absence était reflétée au registre des absences.
  • Une inscription au calendrier Outlook de Carole Pronovost pour un rendez-vous médical le 18 mars 2008, de 10h à 14 h. Hors aucun accès n’a été enregistré au BSF de Laval cette journée et aucune absence enregistrée au SAE, bien que son absence était reflétée au registre des absences. Carole Pronovost a rapporté qu’elle avait informé la gestion ainsi que ses employés de son absence par courriel le 17 mars 2008. Elle croyait que son absence du 18 mars 2008 avait peut-être été précipitée par une fermeture du BSF de Laval à cause d’une tempête ou d’une panne d’électricité. Cependant, une vérification auprès de Centre national d’incident a révélé qu’aucune fermeture ou incident affectant le BSF de Laval n’avait été rapportée le 18 mars 2008. Selon le plan de roulement en vigueur, Carole Pronovost a omis de rapporter 8.25h de congé au SAE.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

26        Plusieurs documents ont servi à l’élaboration du questionnaire et de l’enquête : le SAE, l’agenda électronique de la fonctionnaire, les courriels envoyés du poste de travail de la fonctionnaire, les entrées par carte électronique sur les lieux de travail, et le registre des absences du BSF de Laval, un document en format Excel où les employés indiquent leur activité de la journée s’ils sont absents (travail à la maison, congé, réunion, etc.).

27        Le SAE indique l’horaire prévu de travail selon le plan de roulement. Celui-ci a trait à la distribution des heures de travail dans une semaine donnée.  Les employés doivent travailler 37,5 heures par semaine. Certains choisissent, avec l’accord de leur gestionnaire, un horaire comprimé, c’est-à-dire, de travailler 8,25 ou 8,5 heures pendant quatre jours, de façon à écourter la cinquième journée de travail. Le SAE indique également les divers congés. Cette dernière information doit être entrée par l’employé. Si elle n’est pas entrée, c’est l’horaire de travail qui apparaît par défaut. Par conséquent, si un congé n’est pas noté, les heures de travail apparaissent comme ayant été effectivement travaillées. L’inscription des congés est désignée par l’expression « feuilles de temps » (ce ne sont pas des feuilles physiques, mais bien la consignation des absences dans le SAE avec un code pour en indiquer la nature).

28        Le suivi des heures de travail de la fonctionnaire s’avère un exercice compliqué, pour plusieurs raisons.

29        Premièrement, l’employeur et la fonctionnaire ne s’entendent pas quant au plan de roulement. On constate, à la lecture du plan de roulement pour 2008 et 2009, qu’il y a parfois horaire comprimé (9 h-17 h 45), parfois horaire régulier (8 h–16 h). La fonctionnaire soutient qu’elle a toujours eu droit à l’horaire comprimé, et que le défaut de le voir apparaître dans le SAE est dû au système lui-même. Mme Côté a témoigné que le gestionnaire devait accorder l’horaire comprimé. L’employeur a produit en preuve un courriel de l’ancien gestionnaire de la fonctionnaire, M. Filion, qui indique que, pour une période donnée (7 avril 2008 au 29 juin 2008), alors que la fonctionnaire croyait être en horaire comprimé, aucune entente n’avait été conclue en ce sens avec le gestionnaire.

30        Deuxièmement, l’employeur s’appuie sur l’agenda électronique de la fonctionnaire, où apparaissent de nombreux rendez-vous, pour relever ses absences. La fonctionnaire soutient que nombre de ces rendez-vous étaient simplement des rappels qu’elle devrait prendre un rendez-vous, sans qu’un rendez-vous se produise effectivement.

31        Troisièmement, un autre élément de preuve utilisé par l’employeur est l’enregistrement électronique des entrées de la fonctionnaire sur les lieux de travail avec sa carte d’accès. Or, Mme Gingras, l’enquêtrice, a souligné deux faiblesses dans ce système : il est possible d’entrer sans utiliser sa carte si un autre employé tient la porte, et le système n’enregistre pas les sorties. Il est donc impossible de déterminer à quelle heure quelqu’un est arrivé ou est parti.

32        La fonctionnaire a donné diverses explications, dans ses réponses au questionnaire et à l’audience, pour justifier ses absences. Parfois, c’est l’horaire comprimé, parfois elle a fait des heures supplémentaires (qu’il n’est pas possible de vérifier), parfois elle prétend être restée tard en invoquant un courriel envoyé tard, mais dont la trace n’apparaît pas dans la preuve déposée à l’audience. Enfin, elle a reconnu avoir parfois pris congé et oublié de l’inscrire dans le SAE.

33        L’enquête fait également état de l’utilisation du réseau électronique, des biens et du temps de l’ARC dans le cadre de la charge d’enseignement de la fonctionnaire à l’UQAM entre septembre 2004 et juillet 2008. La fonctionnaire aurait envoyé 481 courriels relatifs aux cours. Elle aurait également donné rendez-vous à cinq occasions à des étudiants aux BSF de Montréal ou de Laval, pour écrire un examen ou pour une consultation. La fonctionnaire a témoigné que ces rencontres avaient lieu en-dehors de ses heures de travail.

34        La fonctionnaire a aussi reconnu qu’elle avait parfois imprimé des notes de cours en utilisant les ressources de l’employeur (imprimantes et papier). Elle a également reconnu avoir logé sur le réseau informatique une somme considérable de cours qu’elle avait préparés en-dehors des heures de travail ou à la maison.

35        Le rapport d’enquête note que certains courriels liés à son enseignement ont été envoyés pendant les heures de travail. La fonctionnaire a fait ressortir que ces courriels étaient généralement brefs, ne prenant que quelques minutes à rédiger. Elle a ajouté qu’ils ont pu être envoyés lors de pauses normales au cours d’une journée de travail.

36        Le rapport d’enquête termine sur la conclusion suivante (p. 36) :

[…]

Les faits recueillis lors de cette enquête ont révélé que Carole Pronovost s’est placée en situation de conflit d’intérêts lorsqu’elle a utilisé sans autorisation le réseau électronique ainsi que les locaux de l’ARC à des fins personnelles reliées à sa charge d’enseignement, à l’encontre de la Politique sur la surveillance de l’utilisation du réseau électronique et du Code de déontologie et de conduite de l’Agence.

L’information recueillie lors de cette enquête a révélé que Carole Pronovost a fait preuve de négligence et d’un manque de rigueur dans la préparation, la production et le maintien de ses feuilles de temps faisant état de son emploi du temps, malgré les rappels fréquents de la gestion, et ce, à l’encontre de la Politique sur l’enregistrement et l’analyse des temps et des activités. Étant donné le grand nombre d’absences qu’elle a négligé d’enregistrer au SAE et l’incapacité de l’employeur de déterminer avec certitude qu’elle a compensé des absences avec du temps supplémentaire, selon une balance de probabilités elle a aussi été rémunérée pour des heures non travaillées. Il est malheureusement impossible de les quantifier avec exactitude.

L’information recueillie lors de cette enquête a révélé que Carole Pronovost a utilisé le temps de l’Agence pour la conduite d’affaires privées entourant sa charge d’enseignement. Cependant, l’enquête n’a pas été en mesure de confirmer si ce temps a été remis à l’Agence par Carole Pronovost tel qu’affirmé par cette dernière.

37        Aux termes d’une lettre datée du 13 juillet 2012 et signée par Mme Miron, la fonctionnaire a reçu huit jours de suspension pour les motifs suivants :

[…]

Après analyse, je suis d’avis que vous avez contrevenu au Code de déontologie et de conduite de l’ARC en étant négligente et en manquant de rigueur dans la préparation, la production et le maintien de vos feuilles de temps ayant comme conséquence que vous avez été rémunérée pour des heures non travaillées. De plus, vous avez fait une mauvaise utilisation du réseau électronique et des biens de l’ARC. […]

Vous occupez les fonctions de chef d’équipe et l’employeur est en droit de s’attendre à ce que vous soyez particulièrement attentive à respecter le Code de déontologie et de conduite et qu’à ce titre, vous vous devez de donner l’exemple.

J’ai pris en considération certains facteurs atténuants, dont vos années de service, votre dossier disciplinaire vierge ainsi que votre collaboration au cours de l’enquête.

Considérant la gravité de votre inconduite et des circonstances atténuantes, j’ai déterminé qu’une suspension de 8 jours est justifiée. […]

38        La fonctionnaire a témoigné à l’audience au sujet de sa carrière, de tristes événements survenus dans les dernières années et de sa perspective sur ce que l’employeur lui reproche.

39        La fonctionnaire a commencé à travailler pour l’ARC en 1993, comme agente supérieure de décisions, au groupe et au niveau AU-4, à Ottawa. Elle a été mutée au BSF de Montréal après son congé de maternité en 1996. Elle était alors consultante technique, et donnait notamment une formation technique aux vérificateurs et conseillers techniques. De janvier 2005 à mai 2006, elle était adjointe exécutive auprès de la directrice du BSF de Montréal. Elle était également inscrite au programme Direxion, un programme du gouvernement qui vise à former les employés prometteurs à des postes de cadres supérieurs.

40        Le 19 mai 2006, son conjoint s’est suicidé. Elle se retrouvait seule avec trois enfants, âgés de 16, 14 et 10 ans. Ce sont les deux plus jeunes qui ont découvert le corps de leur père. Il va sans dire que ce traumatisme a marqué la famille, et il a causé des difficultés d’ajustement pendant un temps à un de ses fils.

41        La fonctionnaire a pris un congé de mai à septembre 2006. Elle est revenue au travail sur les conseils de son médecin, qui pensait que le travail à l’extérieur aiderait à normaliser la situation pénible qu’elle vivait.

42        Par ailleurs, depuis 1984, la fonctionnaire était chargée de cours en fiscalité à l’UQAM. Elle a continué à enseigner après le décès de son mari, mais elle a arrêté après la session d’hiver de 2008.

43        À son retour au travail en octobre 2006, la fonctionnaire a demandé à être transférée au BSF de Laval, puisqu’elle y avait son domicile, afin d’être plus présente pour ses enfants. Les longues heures de travail en tant qu’adjointe exécutive ne lui convenaient plus, compte tenu de la nécessité qu’elle s’occupe de ses enfants encore bouleversés. En avril ou mai 2007, elle est devenue chef d’équipe. Elle s’entendait très bien avec son supérieur, M. Filion. Celui-ci travaillait au BSF de Montréal, mais se rendait au BSF de Laval deux ou trois fois par semaine. La fonctionnaire a déposé en preuve son évaluation de rendement pour l’exercice 2008-2009. L’évaluation narrative est positive, et souligne les qualités d’initiative et de leadership de la fonctionnaire dans les termes suivants :

Carole avait une équipe de 7 employés au cours de l’année sous évaluation. Carole a fait des suivis serrés des inventaires de dossiers de ses employés et elle les a guidés et soutenus activement dans la résolution de leurs cas. En moyenne, les employés de l’équipe de Carole ont fait environ 60 dossiers chacun ce qui est supérieur à l’attente d’environ 55 dossiers par employé, le nombre d’heures par cas a été de 17 heures ce qui est largement sous la moyenne de 23 heures par dossier et le nombre de jours moyens afin de traiter un dossier a été de 9 jours inférieurs au 120 jours prévus. Carole a fait tous les évaluations de rendement de ses employés et elle a assumé tous] les activités attendues au niveau des suivis de piste de vérification des accès à nos systèmes et des évaluations O&A.

À la mi-année une employée en difficulté s’est jointe à son équipe. Cette employée éprouvait beaucoup de difficulté à atteindre les résultats escomptés et elle fuyait la réalité. Carole a accueilli l’employée dans son équipe […]

Après quelques semaines, l’employée avait augmenté de façon évidente sa productivité. Le nombre de dossiers faits dans ses 6 premiers mois était de 7 dossiers et de 26 pour les 6 derniers mois de l’année. Malgré que cette employée est quittée la division pour des raisons financières, Carole l’a amené à atteindre un niveau de productivité acceptable ce qui n’est pas négligeable. Grâce à ses compétences en POC au niveau de la gestion des inventaires, Carole a pu aider cette employée à développer des méthodes de travail et de suivis qui l’aideront dans sa carrière.

[sic pour l’ensemble de la citation]

44        Mme Côté a remplacé M. Filion en janvier 2009. La communication était moins bonne. Les trois chefs d’équipe avaient l’habitude de se rencontrer le vendredi pour discuter de leurs questions communes. Lorsqu’elles avaient soulevé diverses choses à l’attention de M. Filion, il répondait promptement. Tel n’était pas le cas avec Mme Côté, aux dires de la fonctionnaire. Les chefs d’équipe ont fini par en parler avec leur représentant syndical, Guy Lauzière. Celui-ci a cru bon d’en parler avec M. Bettez, contrairement à ce que souhaitait la fonctionnaire, qui aurait voulu que les choses se règlent de façon informelle.

45        La fonctionnaire a rencontré M. Bettez, qui selon elle, a été plutôt raide, et lui a parlé de son défaut de remplir les feuilles de temps, une source de tension constante entre elle et Mme Côté.

46        La fonctionnaire a soutenu à l’audience qu’elle avait proposé la médiation; d’après Mme Côté, c’était plutôt elle qui l’avait proposée. Quoiqu’il en soit, une séance de médiation était prévue pour la fin janvier 2010. Elle n’a jamais eu lieu, en raison du congé de maladie de la fonctionnaire. Lorsqu’elle est revenue au travail en septembre 2010, à Montréal, elle ne relevait plus de Mme Côté.

47        La fonctionnaire a expliqué que pendant toutes ces années (2006 à 2010), elle souffrait beaucoup sur le plan personnel. Ses enfants et elle ont pris beaucoup de temps à se remettre de la tragédie qu’ils avaient vécue. Elle a admis à l’audience qu’elle n’avait pas été assidue pour remplir ses feuilles de temps, mais elle était en mode survie à l’époque. La tension l’a finalement rendue malade, au point où le médecin a ordonné le congé qui débutait le 6 janvier 2010.

48        Elle a appris le 22 février 2010 qu’elle était sous enquête et qu’elle ne devait pas retourner au BSF de Laval. Elle en a subi un choc. On ne l’a pas informée de la réunion du 6 janvier 2010 que Mme Côté avait tenue avec les employés et qui avait été le point de départ de l’enquête. Elle ne comprenait pas pourquoi elle ne pouvait continuer de travailler au BSF de Laval. Ses enfants avaient des difficultés, elle ne voulait pas avoir à subir le temps additionnel de déplacement pour se rendre au BSF de Montréal. M. Bettez a été inflexible, selon la fonctionnaire. Il lui a dit que parce qu’elle était sous enquête, elle devait changer de lieu de travail, sans autre explication.

49        La fonctionnaire avait commencé à fréquenter le Centre de relation d’aide de Montréal (CRAM) qui offre une formation thérapeutique. Cette formation se donne uniquement les fins de semaine. En gros, cette formation aide les gens à mieux se comprendre, de façon à pouvoir s’aider et aider les autres. Le CRAM a joué un rôle très important pour la fonctionnaire. Cela lui a permis de faire la paix avec elle-même, et d’aider ses enfants. Un d’entre eux a lui-même fréquenté le CRAM pendant un an, ce qui l’a beaucoup aidé.

50        Mme Miron a témoigné que l’un des facteurs qui a joué pour établir une suspension de huit jours sans solde était l’absence de remords ou de regret chez la fonctionnaire. Celle-ci semblait se considérer la victime, et ne semblait pas reconnaître ses torts quant à l’utilisation des biens de l’employeur et quant à son défaut de rapporter ses absences en temps voulu. Mme Miron a toutefois mentionné la collaboration de la fonctionnaire à l’enquête.

51        La fonctionnaire a répété plusieurs fois à l’audience qu’elle regrettait ne pas avoir été plus attentive à ses feuilles de temps, et qu’elle comprenait maintenant qu’il était inacceptable de loger ses cours sur les réseaux de l’employeur.

III. Plaidoiries

A. Pour l’employeur

52        L’employeur a établi dans sa preuve l’existence d’inconduites qui justifiaient l’imposition d’une mesure disciplinaire. De plus, cette mesure disciplinaire est proportionnelle à l’inconduite.

53        La fonctionnaire allègue dans son grief que l’enquête était marquée d’iniquité procédurale, qu’elle a duré trop longtemps et que la fonctionnaire n’a pas été tenue au courant des étapes de l’enquête. Or, la Commission n’est pas liée par les résultats de l’enquête. L’audience devant la Commission est une enquête de novo, ce qui assure à la fonctionnaire le respect de ses droits (voir Tipple c. Canada (Conseil du Trésor), [1985] A.C.F. no 818 (CAF) (QL)).

54        La preuve démontre que la fonctionnaire a manqué de rigueur dans sa tenue de feuilles de temps. À plusieurs reprises, comme elle l’a d’ailleurs admis elle-même, elle n’a pas rapporté un congé. La multiplicité des défauts d’indiquer les congés mène à une conclusion raisonnable que la fonctionnaire a été rémunérée pour des heures non travaillées. Comme il était impossible de quantifier ces heures, l’employeur n’a pas exigé de remboursement. Toutefois, la gravité de l’inconduite exigeait une sanction assez sévère.

55        L’employeur détaille plusieurs dates qui restent sans explications, ou des dates où la fonctionnaire admet ne pas avoir inscrit son congé. Par ailleurs, dans certains cas, la fonctionnaire indique qu’elle a fait des heures supplémentaires, ou elle a modifié son horaire, sans autorisation.

56        La preuve démontre également une utilisation inappropriée du réseau électronique et des biens de l’employeur. Le Code de déontologie et de conduite de l’employeur permet un usage restreint du réseau à des fins personnelles, mais interdit son emploi à des fins privées. Or, la fonctionnaire a admis avoir logé ses cours universitaires sur le réseau, et avoir envoyé des courriels à ses étudiants ainsi qu’à l’administration de l’UQAM. Elle a également admis avoir utilisé un local de l’ARC pour rencontrer un étudiant.

57        L’inconduite de la fonctionnaire étant avérée, il s’ensuit qu’une sanction est méritée. La Commission n’a pas à intervenir quant à la sévérité de la sanction, à moins que celle-ci ne soit manifestement déraisonnable. À ce titre, l’employeur invoque la décision Cooper c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2013 CRTFP 119. Dans la décision International Chemical Workers, Local 721, and Brockville Chemical Industries Ltd. (1971) 23 L.A.C. 336, on considère raisonnable une pénalité qui est “within the range of acceptable penalties”, autrement dit, « parmi les issues possibles acceptables ». La sanction imposée ici est dans la fourchette acceptable, compte tenu des circonstances.

58        L’employeur a tenu compte de facteurs atténuants, tel le nombre d’années de service, l’absence de discipline antérieure, et la collaboration de la fonctionnaire à l’enquête. L’employeur a certes éprouvé de la sympathie pour la situation personnelle de la fonctionnaire, mais rien n’indique qu’en 2008 et 2009, années sur lesquelles ont porté l’enquête, elle n’était pas pleinement apte au travail, sans nécessité de mesures d’adaptation.

59        Le poste de chef d’équipe qu’occupait la fonctionnaire est selon l’employeur un facteur aggravant. Elle a le devoir de donner l’exemple, elle doit s’assurer de la présence au travail de ses employés, elle jouit quant à elle d’une certaine autonomie puisque sa superviseure, Mme Côté, travaille au BSF de Montréal. Par conséquent, une responsabilité accrue lui incombe de tenir avec rigueur ses feuilles de temps et de rendre compte de ses heures de travail avec exactitude. L’employeur signale un certain nombre de décisions arbitrales qui soulignent que l’employé qui trahit la confiance que lui a faite l’employeur en lui accordant responsabilité et autonomie mérite une peine en conséquence (voir notamment E.B. Eddy Forest Products Ltd. v. Communications, Energy and Paperworkers Union of Canada. Local 31-X (Hearn Grievance), [1998] O.L.A.A. No 612 (QL); Simon Fraser University and A.U.C.E., Local 2 (1990) 17 L.A.C. (4e) 129).

60        Par ailleurs, l’employeur  invoque la décision Murdoch c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2015 CRTEFP 21, où le vol de temps a valu à l’employé d’être congédié. Par comparaison, une suspension de huit jours est fort raisonnable, d’autant plus que dans le cas présent, le problème de rendre compte des heures a duré longtemps.

61        Finalement, l’employeur a fait quelques commentaires sur les dommages que la fonctionnaire entend réclamer, en citant notamment la décision Gatien c. Administrateur général (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2013 CRTFP 101. Je reviendrai sur la teneur de cette décision dans mes motifs.

B. Pour la fonctionnaire

62        Le grief conteste l’imposition de la mesure disciplinaire de huit jours sans solde, mais le libellé du grief inclut également une contestation de la façon dont l’enquête a été menée. Par conséquent, les conséquences de l’enquête peuvent être considérées au moment où la Commission se prononce sur les mesures de redressement.

63        La fonctionnaire travaille pour l’ARC depuis 1993. Elle a débuté à un niveau élevé, AU-4, vu sa formation et de son expérience. Elle était déjà chargée de cours depuis 1984, un atout dont l’employeur a pu tirer parti, notamment par la formation que la fonctionnaire offrait aux employés de l’employeur quand elle était consultante technique. Avant son drame familial de mai 2006, son avenir professionnel était particulièrement prometteur, comme en témoigne le fait qu’elle avait été choisie pour le programme Direxion, un programme de formation des cadres supérieurs à la fonction publique.

64        La fonctionnaire a été transférée au BSF de Laval en 2007, à sa demande, pour pouvoir être plus présente à la maison, également située à Laval. Son gestionnaire à l’époque est M. Filion, avec qui elle a une bonne relation. Son rendement est plus que satisfaisant, comme en fait foi l’évaluation de rendement de 2008-2009. Il est donc faux de dire que les problèmes existent depuis longtemps. Mme Côté remplace M. Filion en 2009, et la relation entre la fonctionnaire et sa gestionnaire devient difficile. La fonctionnaire ne se sent pas appuyée, ni par Mme Côté, ni par le gestionnaire de celle-ci, M. Bettez.

65        Alors que la fonctionnaire est en congé de maladie, des allégations font surface, qui contredisent le profil jusque-là impeccable de la fonctionnaire. Il est paradoxal que l’employeur mette l’accent sur le fait que la fonctionnaire n’aurait pas respecté les règles, que ce soit le Code de déontologie et de conduite ou la Politique sur les réseaux informatiques - l’employeur quant à lui n’a pas respecté ses propres règles, notamment sa Politique sur la discipline, le Guide des gestionnaires pour mener des enquêtes ou les Procédures pour gérer les situations d’inconduite des employés.

66        L’employeur a déclenché l’enquête à la suite des allégations faites le 6 janvier 2010. Pourtant, celles-ci n’ont pas fait l’objet d’une pré-enquête; il n’y a pas eu une tentative d’établir la véracité des faits établis. L’employeur avait l’obligation d’informer la fonctionnaire sur la nature et la teneur de l’enquête; il ne l’a fait qu’une fois l’enquête entamée. Quand la fonctionnaire apprend qu’elle est sous enquête, et qu’elle sera transférée au BSF de Montréal, on ne lui explique pas la nature des allégations contre elle. Cela est contraire à la politique de l’employeur sur les enquêtes internes.

67        On donne à la fonctionnaire un long questionnaire à remplir, mais l’enquête est déjà entreprise. La fonctionnaire est interrogée dans le cadre de cette enquête et elle est informée des résultats. Cependant, l’employeur demande un complément d’enquête, à l’insu de la fonctionnaire. Celle-ci n’a pas l’occasion de répondre à ce complément d’enquête, qui fondera la justification de la suspension. Le deuxième rapport comprend encore des erreurs, que la fonctionnaire aurait pu corriger si on lui en avait donné l’occasion. Par ailleurs, la fonctionnaire admet, et a admis tout au long de l’enquête, qu’elle avait parfois fait montre de négligence. Cependant, l’enquête et le stress causé par l’enquête n’étaient pas nécessaires. Au bout du compte, après tout ce travail, on ne sait toujours pas combien d’heures ont supposément été perdues.

68        La fonctionnaire admet avoir utilisé son compte courriel pour des échanges avec des étudiants ou l’administration de l’UQAM. Il s’agissait d’échanges brefs, ponctuels. Ce n’était pas clair dans son esprit que l’utilisation personnelle limitée, permise par l’employeur, ne couvrait pas ce genre de courriel.

69        L’agent négociateur fait le parallèle entre la situation de la fonctionnaire et les faits dans l’affaire Robitaille c. Administrateur général (ministère des Transports), 2010 CRTFP 70 (contrôle judiciaire accueilli uniquement sur un point précis concernant les dépens, 2011 CF 1218). M. Robitaille travaillait à Montréal comme gestionnaire au ministère des Transports. À la suite d’une plainte de harcèlement, l’employeur a mené une longue enquête et l’a déplacé au bureau de Dorval, lui enlevant toutes ses responsabilités de gestion du personnel, avec protection salariale. L’arbitre conclut que l’enquête était partiale, et que certains membres de la haute direction se sont acharnés contre M. Robitaille, malgré le fait que la plainte de harcèlement n’était pas fondée. L’arbitre de grief a accordé des dommages à M. Robitaille.

70        Dans le cas de la fonctionnaire, on l’a déplacée au BSF de Montréal, et ce déplacement est devenu permanent. La fonctionnaire a subi le stress psychologique de ne pas savoir ce qui suivrait la décision de la mettre sous enquête et de la transférer au BSF de Montréal en février 2010. Elle a dû prendre encore un congé de maladie et n’est revenue au travail qu’en septembre 2010, en retour progressif. Malgré ce traitement de la part de l’employeur, elle a toujours collaboré à l’enquête, comme Mme Miron l’a d’ailleurs reconnu. La fonctionnaire demande d’être remboursée pour les frais encourus par son déplacement à Montréal, notamment pour le stationnement, et pour les dommages moraux subis pour la rétrogradation. Bien qu’elle ait reçu le même salaire, son poste pendant deux ans ne comportait plus la supervision d’employés.

71        L’agent négociateur cite la décision Grant c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2016 CRTEFP 37 (affirmée par 2017 FCA 10), où la Commission a jugé que l’employeur avait commis l’erreur de ne pas d’abord avertir l’employée que son comportement était problématique. Dans cette affaire, l’enquête sur des allégations a mené au retrait de la cote de fiabilité et au licenciement, mesures renversées par la décision de la Commission.

72        Bref, l’agent négociateur est d’avis que la fonctionnaire a été injustement traitée, et que l’employeur n’a pas tenu suffisamment compte des facteurs en sa faveur, notamment, son dossier disciplinaire vierge, sa collaboration à l’enquête, sa situation personnelle et le fait qu’elle avait choisi de travailler au BSF de Laval justement en raison de sa situation familiale.

IV. Analyse

73        Dans un grief qui conteste une mesure disciplinaire, trois questions se posent à l’arbitre : l’inconduite est-elle avérée et, le cas échéant, la sanction disciplinaire est-elle proportionnelle à l’inconduite? Si la sanction est disproportionnée, quelle serait une sanction juste?

74        Le point de départ de l’enquête semble bien avoir été la réunion du 6 janvier 2010, où les employés de la fonctionnaire auraient manifesté leur insatisfaction à la gestion. Les employés reprochaient à la fonctionnaire de ne pas être suffisamment présente et attentive à ses dossiers. Elle semblait écourter ses heures et travailler sur autre chose que les affaires du BSF.

75        Curieusement, l’enquête n’a pas repris ces allégations. Aucun des employés actuels de l’équipe de la fonctionnaire n’a été interrogé. Les collègues interrogés dans le cadre de l’enquête ne travaillaient plus avec la fonctionnaire depuis plusieurs années. À l’audience, la seule témoin qui a travaillé sous la direction de la fonctionnaire pendant les années étudiées par l’enquête (2008 et 2009), Mme Robitaille, a dressé un portrait tout à fait positif, qui comprend notamment la présence de la fonctionnaire au bureau, tard le soir. Je retiens également l’évaluation de rendement de 2008-2009 faite par M. Filion. L’employeur a souligné dans sa plaidoirie que l’évaluation n’était pas signée. Elle n’a toutefois pas été contredite par la preuve.

76        Je ne doute pas qu’il y ait eu des insatisfactions au sein de l’équipe. Je crois Mme Côté quand elle dit que les plaintes ont surgi spontanément. J’ignore cependant si l’insatisfaction était aussi générale que le laisse entendre l’employeur.

77        La fonctionnaire a fait défaut de rendre compte de ses heures de travail, à plusieurs reprises et de plusieurs façons. L’incertitude entourant son plan de roulement n’a jamais été corrigée, alors qu’elle avait le devoir de s’assurer que le plan de roulement correspondait effectivement à ses heures de travail. Le flou entrainé par des heures supposément travaillées (dans le cadre d’un horaire comprimé), donnant droit à des heures de congé, sans attestation dans aucun système de l’employeur, prête flanc aux soupçons de l’employeur que la fonctionnaire a été plutôt négligente dans la reddition de son compte d’heures. J’ai fait état des faiblesses du système employé pour déterminer ses présences et absences; il n’en reste pas moins que je crois qu’à plusieurs reprises, elle n’a pas signalé ses absences à l’employeur. Il y a là une inconduite que l’employeur est en droit de sanctionner.

78        Toutefois, je ne pense pas qu’on puisse assimiler la situation de la fonctionnaire à la situation qui était décrite dans la décision Murdoch. Dans cette affaire, l’employé avait quitté le travail à cinq reprises bien avant la fin de son quart (il travaillait en soirée), et il avait menti tant dans ses feuilles de temps que tout au long de l’enquête. La preuve de l’employeur dans cette affaire était irréfutable : les entrées et sorties des employés étaient enregistrées électroniquement, et filmées par caméra vidéo. De plus, la nature du travail était telle que l’employé n’aurait pu l’accomplir en dehors des heures prévues ou à la maison, et parce qu’il s’agissait de la surveillance de personnes visées par des certificats de sécurité, l’absence de l’employé aurait pu avoir de graves répercussions de sécurité.

79        Dans le cas présent, les feuilles de temps devaient être remplies pour indiquer les congés, et non le temps travaillé. Il y a eu quelques omissions de la part de la fonctionnaire, et certainement un manque de rigueur, mais le vol de temps n’est pas véritablement établi. Il l’est sur une « balance de probabilités », dans les mots du rapport d’enquête. Contrairement aux faits dans Murdoch, aucune quantification n’est possible. La preuve est contradictoire quant à la présence de la fonctionnaire tard le soir, et quant à son rattrapage d’heures par du temps compensatoire. Je comprends que les heures supplémentaires devaient être autorisées, qu’elles ne l’étaient pas, et que la fonctionnaire ne pouvait s’arroger le droit de décider de son horaire de travail sans la permission de sa gestionnaire.

80        Cela dit, la faute me semble une faute de rigueur, et non de vol de temps. Ma compréhension de la preuve ne fait pas pencher la balance dans le sens d’heures rémunérées mais non travaillées. Il reste trop d’incertitude entourant les heures de sortie et la présence de la fonctionnaire après les heures régulières de bureau. Les feuilles de temps demandées à maintes reprises par Mme Côté ont finalement été entrées dans le système. La faute n’est donc pas d’avoir privé l’employeur d’heures de travail, mais d’avoir négligé l’obligation de faire état des congés en temps voulu.

81        La fonctionnaire a parlé à l’audience des tragiques circonstances de sa vie personnelle qui ont précédé les événements liés au grief. Il faudrait un cœur de pierre pour ne pas éprouver une vive sympathie à son endroit et à l’endroit de sa famille. Je ne voudrais donc pas que les propos qui suivent soient mal compris ou soient interprétés comme signifiant que la vie personnelle n’a jamais une incidence sur la vie professionnelle.

82        Je pense néanmoins qu’une fois de retour au travail, après une épreuve personnelle qui a tenu un employé à l’écart, celui-ci a l’obligation de fournir à son employeur la prestation de travail attendue. Cela comprend l’obligation de rendre compte de ses heures, notamment au moyen de feuilles de temps.

83        De même, l’employeur a le droit de dicter ce qui peut se trouver sur les réseaux informatiques qu’il administre. Il ne fait pas de doute que la fonctionnaire a enfreint les dispositions de la Politique sur la surveillance de l’utilisation du réseau électronique  par le volume de dossiers qu’elle gardait sur le réseau. Elle a également utilisé son courriel de l’employeur dans le cadre d’activités rémunérées à l’extérieur des opérations de l’employeur.

84        Cela dit, quelques remarques s’imposent. D’abord, les cours préparés pour l’UQAM servaient, au moins partiellement, pour des formations données à l’interne par la fonctionnaire. Je crois son témoignage à ce sujet, qui n’a pas été contredit par l’employeur. Ensuite, il est probable que la réflexion sur les cours ait enrichi son travail de spécialiste chez l’employeur. Autrement dit, l’employeur tirait un certain profit de l’activité professionnelle de la fonctionnaire qui était centrée sur la fiscalité.

85        Pour ce qui est de l’utilisation du courriel pour communiquer avec ses étudiants ou avec l’administration de l’UQAM, le Code de déontologie et de conduite fait effectivement une différence entre l’utilisation personnelle (permise de façon restreinte) et l’utilisation privée (interdite). Aucune définition ou explication n’est donnée pour tracer la ligne entre les deux. Parmi les « activités inacceptables » on trouve : « utilisation de réseaux électroniques pour des activités privées ou politiques »; cette liste comprend également la « transmission de messages abusifs, sexistes ou racistes » ou la diffusion de documents sans intérêt comme les lettres en chaîne. Parmi les exemples de l’utilisation personnelle permise, on trouve « la rédaction, sur un ordinateur portatif qui vous a été fourni par l’ARC, d’une lettre au comité de parents de l’école de votre enfant […] ». Bref, la distinction faite entre communication « privée » et communication « personnelle » n’est pas très lumineuse. Je suis d’accord qu’un employé ne peut se servir des outils de l’employeur pour des fins rémunérées. Toutefois, la communication avec des personnes, tels les étudiants ou l’administration de l’UQAM, relève de la communication personnelle. Cette communication n’est pas rémunérée, elle est ponctuelle et nécessaire dans une perspective d’interaction sociale. Libre à l’employeur de l’interdire. Encore faut-il que l’interdiction soit claire.

86        Je trouve assez surprenant que l’employeur n’a présenté aucune preuve de l’utilisation des réseaux pour les activités extérieures plus récentes de la fonctionnaire. La réunion du 6 janvier 2010 laissait entendre qu’elle s’occupait de choses externes. La fonctionnaire a témoigné qu’effectivement, elle a suivi une formation au CRAM dans une démarche d’aide thérapeutique. Pourtant, dans le rapport d’enquête, on ne fait état que de l’enseignement universitaire, qui a pris fin en avril 2008, sauf pour une mention unique à la p.32 : « Carole Pronovost a reconnu avoir utilisé les biens de l’Agence pour imprimer les bilans qu’elle préparait dans le cadre de sa formation avec le CRAM […] » Autrement dit, au moment de l’enquête, le problème de l’enseignement universitaire ne se posait plus, sauf pour l’hébergement des cours sur le réseau de l’ARC. La fonctionnaire a témoigné qu’il aurait suffi d’un simple avertissement pour qu’elle enlève toute cette matière; je la crois.

87        La fonctionnaire a parlé des défauts de l’enquête, qui l’aurait privé de ses droits. Elle n’a pas été informée des allégations. L’enquête a été reprise dans un deuxième temps sans qu’elle le sache, elle n’a donc pu répondre à la deuxième version du rapport. L’employeur plaide que la fonctionnaire a eu l’occasion de présenter sa version des faits, par le biais du questionnaire et par ses réponses aux questions de l’enquêtrice. De plus, selon l’employeur, la présente instance a permis à un tiers indépendant de revoir toute la preuve, ce qui corrige tout défaut procédural, s’il en est.

88        L’employeur a raison de soutenir que l’audience constitue en quelque sorte une nouvelle enquête, et permet donc de corriger les défauts procéduraux. Toutefois, l’audience ne corrige pas le désarroi de la fonctionnaire quand on lui annonce à la fois le début d’une enquête et son transfert à Montréal, sans explication. Je tiens compte de ce fait dans l’évaluation de la proportionnalité de la sanction.

89        En fait, j’ai de la difficulté à comprendre l’utilité de l’enquête. Les feuilles de temps manquaient, Mme Côté l’avait noté. L’enquête si détaillée sur l’emploi du temps de la fonctionnaire (questionnaire de 160 questions, vérification des entrées – uniquement – au BSF de Laval, vérification des congés et de l’agenda électronique) ne pouvait donner lieu à des résultats rigoureux, pour les motifs exposés plus haut dans l’examen de la preuve. Dans la lettre disciplinaire, on parle d’heures rémunérées mais non travaillées, selon une prépondérance des probabilités, sans hasarder une quantification de ces heures. Autrement dit, la faute est le défaut de remplir les feuilles de temps. L’enquête n’était pas nécessaire pour établir ce fait.

90        L’enquête met en lumière la problématique de la relation entre Mme Côté et la fonctionnaire : le plan de roulement n’était pas clair quant à l’horaire comprimé. La fonctionnaire arrivait en retard, mais certains éléments de preuve montrent qu’elle quittait tard aussi. Elle n’entrait pas ses congés en temps voulu, et pour cette raison, oubliait parfois de le faire. À d’autres moments, elle entrait les congés, mais à la mauvaise date. Le portrait des absences du travail est indirect et flou.

91        Quant au réseau de l’employeur, il hébergeait des documents appartenant à la fonctionnaire. Je ne vois pas pourquoi il n’était pas loisible à l’employeur de le constater par un simple examen de son propre réseau. L’ampleur de l’enquête semble avoir exigé une sanction en conséquence. Je n’arrive pas à expliquer autrement une sanction aussi démesurée. Huit jours de suspension pour un manque de rigueur dans la tenue des feuilles de temps, et pour avoir placé des cours de fiscalité sur le réseau de l’agence chargée de l’impôt au Canada?

92        Cela étant dit, il reste que l’inconduite reprochée par l’employeur est avérée  pour les feuilles de temps. La fonctionnaire aurait dû soigner davantage la tenue de ses feuilles de temps. Elle a eu tort de ne pas rendre compte de ses heures de travail de façon plus précise. Selon la fonctionnaire, l’employeur aurait dû lui donner un avertissement formel avant de sévir. À mon avis, la rencontre avec M. Bettez en novembre 2009 aurait dû lui faire comprendre que la situation était grave et qu’elle devrait la corriger. Le défaut de remplir ses feuilles de temps a contribué à la tenue de l’enquête.

93         L’inconduite est également avérée pour l’utilisation des réseaux et du courriel de l’employeur. La fonctionnaire aurait également utilisé des locaux, quoique la preuve à cet égard était assez faible. Je crois que l’utilisation d’un local est établie, une fois. Sinon, il s’agit de rendez-vous donnés à l’heure de la pause, et le lieu de rencontre n’est pas clair. Il reste que la fonctionnaire aurait dû savoir qu’elle ne pouvait utiliser les réseaux de l’employeur pour loger ses cours et distribuer les notes aux étudiants.

94        L’analyse de la proportionnalité de la sanction comprend divers éléments : les facteurs atténuants, les facteurs aggravants, et le principe de la discipline progressive.

95        Je commence cette partie de l’analyse par les facteurs atténuants. La fonctionnaire est une employée de longue date qui a fait ses preuves de professionnalisme. Selon la preuve, elle a rendu d’excellents services à l’employeur et elle n’avait aucun antécédent disciplinaire. Les fautes commises par la fonctionnaire n’étaient pas de nature à mettre en péril les activités, les biens ou le personnel de l’employeur. L’employeur n’a présenté aucune preuve que l’utilisation du réseau lui avait causé le moindre problème. En outre, l’employeur a longuement toléré l’hébergement des documents de cours sur ses réseaux, sans émettre le moindre commentaire. La fonctionnaire a collaboré à l’enquête, et elle a admis ses erreurs.

96        Il existe dans cette affaire un autre facteur atténuant, qu’on pourrait assimiler à une peine purgée par la détention pré-procès. Le fait est que l’enquête, que je juge largement inutile, a duré longtemps. (Je note que la durée de l’enquête est partiellement attribuable aux négociations entre les parties au sujet d’un autre grief). La fonctionnaire soutient que son transfert au BSF de Montréal est dû à l’enquête, alors que l’employeur parle d’une mesure administrative pour protéger les employés du BSF de Laval. Il y a certainement un lien entre le transfert et l’enquête, soit les allégations reçues le 6 janvier 2010 par Mme Côté. Je ne suis pas prête à dire que l’employeur a mal agi en déplaçant la fonctionnaire. La situation est bien différente de l’affaire Robitaille, citée par l’agent négociateur. Je crois M. Bettez lorsqu’il s’inquiète, à juste titre, de la réaction des employés qui viennent de se plaindre du comportement de la fonctionnaire si celle-ci revient au BSF de Laval. La situation aurait peut-être pu être gérée autrement, mais je ne vois aucune malice dans la réaction de l’employeur de déplacer la fonctionnaire.

97        Toutefois, je pense que dans le calcul d’une sanction, il faut tenir compte de l’effet punitif pour l’employée d’une enquête tenue sans qu’elle sache exactement pourquoi, et d’un changement de poste qui a des allures de rétrogradation, malgré le maintien du salaire, parce qu’elle n’est plus chef d’équipe. Cette situation durait encore lorsque la suspension a été imposée en juillet 2012, plus de deux ans après l’annonce de l’enquête en février 2010. Ce n’est que peu après que la fonctionnaire réintégrera un poste de chef d’équipe.

98        Quant aux facteurs aggravants, il est certain qu’en tant que chef d’équipe, la fonctionnaire devait faire preuve d’une conduite exemplaire, outre le fait qu’elle était elle-même responsable des feuilles de temps de ses employés. En tant que chef d’équipe, elle devait être au courant des politiques de l’employeur sur l’utilisation des réseaux et des biens.

99        Le principe de la discipline progressive est un principe bien établi en droit du travail que l’on retrouve dans la politique de l’employeur sur la discipline, comme l’a souligné l’agent négociateur. Le principe n’a pas été respecté. L’employeur a un rôle à jouer pour assurer le respect de ses règles, mais comme l’indique son propre code de discipline, ce rôle consiste à corriger plutôt qu’à punir. La correction commence, il me semble, par un clair rappel à l’ordre.

100        L’inconduite reprochée, compte tenu des facteurs atténuants, du flou de la preuve sur le temps et du caractère passé (et toléré) de l’utilisation des réseaux, méritait une lettre de réprimande, point de départ de sanctions plus sévères si la fonctionnaire n’avait pas obtempéré. Sa collaboration à l’enquête, sa volonté d’admettre ses erreurs, et sa solide carrière au sein de l’ARC, tout me laisse croire que la réprimande écrite dans son dossier aurait suffi.

101        Par ailleurs, dans ses arguments, la fonctionnaire a plaidé que je devrais également envisager des dommages pour la façon dont l’enquête s’était tenue, et les conséquences de cette enquête, notamment, le transfert au BSF de Montréal.

102        L’employeur s’est opposé à cette demande, parce qu’elle déborde le cadre du grief dont je suis saisie. La fonctionnaire avait déposé un deuxième grief sur son transfert au BSF de Montréal. Les parties ont tenté d’en arriver à un règlement sur ce grief, mais elles ont échoué. La deuxième partie de l’enquête, dont Mme Gingras avait le mandat, n’a débuté qu’après cet échec de négociation. L’employeur a plaidé que le seul grief renvoyé à l’arbitrage était celui concernant la suspension de huit jours.

103        L’agent négociateur a répondu à cet argument que le libellé du grief permettait une lecture plus large des mesures de redressement qui pourraient être envisagées. Le grief et les mesures correctives demandées se lisent comme suit :

Je conteste la mesure disciplinaire, la suspension de 8 journées sans solde qui m’a été donné [sic] par l’employeur en date du 13 juillet 2012.

Cette suspension est la conséquence d’un rapport d’enquête et son complément dont les conclusions et allégations sont fausses et non-fondées. Les rapports sont abusifs et préjudiciables quant à leurs contenus. Je conteste également les délais préjudiciables et abusifs pour que ces rapports soient complétés de même que la période visée par ces derniers.

[Mesures correctives demandées]

Annulation et remboursement des pertes pécuniaires encourues par la mesure disciplinaire, la suspension de 8 jours octroyée le 13 juillet 2012.

Le remboursement des pertes pécuniaires et dommages légitimes sont [sic] nous ferons la démonstration.

La destruction complète des documents de l’enquête, complément d’enquête, audition disciplinaire, mesures disciplinaires et toute autre note ou mentions apparaissant à mon dossier personnel qui est négatif à mon endroit relativement à l’enquête injustifiée.

104        Je ne suis pas prête à étendre la portée du grief au-delà du grief de suspension. Le déplacement au BSF de Montréal était visé par un autre grief, qui a été retiré. La réparation envisagée ne peut être attribuable qu’au redressement de la situation engendrée par la suspension, soit les huit jours sans solde.

105        L’agent négociateur a invoqué la décision Robitaille pour justifier l’octroi de dommages. Je crois qu’il y a de nombreuses distinctions qui peuvent être faites avec cette décision.

106        D’abord, M. Robitaille avait présenté plusieurs griefs contre diverses mesures, y compris la tenue de l’enquête et les mesures qui lui avaient été imposées. La décision répondait donc à ces griefs. Ensuite, la plainte de harcèlement, le motif même de toutes les mesures prises contre M. Robitaille, s’est avérée sans fondement. En l’espèce, l’allégation d’inconduite est fondée, même s’il subsiste des doutes quant à la gravité de l’inconduite ou à la proportionnalité de la sanction. Enfin, l’employeur n’a pas démontré l’acharnement et l’aveuglément manifestés dans Robitaille. L’employeur a cru de bonne foi que l’enquête était nécessaire, et qu’il était nécessaire également de séparer la fonctionnaire et les employés qui relevaient d’elle. Le transfert au BSF de Montréal était une mesure administrative et prudente qui, malheureusement, a eu des conséquences négatives pour la fonctionnaire. J’ai tenu compte de ces conséquences dans le quantum de la sanction qui devrait être imposée.

107        Je crois que l’évaluation du grief s’assimile davantage à l’évaluation faite dans la décision Gatien (affirmée par la décision de la Cour d’appel fédérale, Canada (Procureur général) c. Gatien, 2016 CAF 3), où l’employeur avait puni l’employée pour un comportement déplacé après l’avoir bien piètrement défendue dans une situation de violence au travail. Dans cette affaire également, l’employée avait demandé des dommages pour compenser le préjudice subi, mais l’arbitre a jugé que de lui rembourser les journées de suspension suffisait pour la remettre en état. S’appuyant sur le raisonnement dans Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39, l’arbitre a fait valoir qu’à moins d’un préjudice additionnel, il n’y a pas lieu de compenser une suspension injuste autrement que par son remboursement. Il écrit aux paragraphes 114 et 115 ce qui suit :

[] Je ne connais aucune jurisprudence dans laquelle des dommages sont accordés dans une affaire mettant en cause une suspension.

Je soupçonne qu’au moins un des motifs pour lesquels des dommages n’ont pas été accordés pour des suspensions est que les arbitres de grief sont habilités à modifier les suspensions si elles sont jugées trop sévères, comme je l’ai fait. Il n’y a pas de perte d’emploi dans les cas de suspension, et les fonctionnaires s’estimant lésés peuvent recouvrer une partie ou la totalité des sommes perdues si la sanction est modifiée. Ce n’est toutefois pas le cas pour les licenciements.

108        En l’occurrence, je n’ai pas reçu la preuve d’un préjudice additionnel, et je n’étais pas saisie du grief sur le transfert au BSF de Montréal, qui a été retiré.

109        Les conclusions du rapport d’enquête ne sont pas, comme dans Robitaille,  « fausses et mal fondées ». Elles sont plutôt prudentes. Les faits sont à mon avis avérés, soit le manque de rigueur dans le compte rendu des congés et l’utilisation du réseau électronique à des fins autres que le travail de l’employeur. Cela dit, l’utilisation de ce rapport a donné lieu à une sanction démesurée, comme je l’ai déjà exposé. Comme dans Gatien, le remboursement des huit jours de suspension me paraît le redressement convenable.

110        Il n’y a pas lieu d’accorder des dommages. Toutefois, les événements entourant l’enquête s’ajoutent, comme je l’ai exposé plus haut, aux facteurs atténuants. Tenant compte des principes de la discipline progressive, des facteurs atténuants et du fait que les fautes commises par la fonctionnaire n’étaient pas de nature à mettre en péril les activités, les biens ou le personnel de l’employeur, je considère que la sanction appropriée aurait été une lettre de réprimande. Compte tenu du temps écoulé et des dispositions de la Politique sur la discipline sur l’effacement des mesures disciplinaires selon la période prescrite par la convention collective, aucune ordonnance ne sera rendue à cet effet. Cependant, parce qu’une mesure disciplinaire moindre aurait été appropriée, le grief n’est que partiellement accueilli.

111        La fonctionnaire a demandé dans son grief la destruction complète des documents relatifs à la mesure disciplinaire. L’employeur devra s’assurer que ces documents ne se trouvent plus au dossier de l’employée. 

112        Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

V. Ordonnance

113        Le grief est partiellement accueilli.

114        La mesure de suspension est annulée, et le salaire des huit jours de suspension sera versé à la fonctionnaire.

115        L’employeur doit retirer du dossier de la fonctionnaire tout document relatif à la mesure disciplinaire.

Le 25 avril 2017.

Marie-Claire Perrault,
une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique

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