Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a été licencié – il a déposé un grief, qui a été rejeté au dernier palier – il l’a renvoyé à la Commission pour arbitrage plus de 13 mois après le délai prescrit par le Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral – il a demandé une prorogation – il a expliqué que le stress de la maladie prolongée de sa mère et le fait de ne pas avoir d’emploi, combinés à un diagnostic de maladie qu’il a reçu étaient les raisons pour lesquelles il n’avait pas renvoyé le grief plus tôt – il n’avait pas mentionné la question de son diagnostic au défendeur ou à la Commission avant l’audience – il a également soutenu qu’il préférait régler la situation de façon informelle, comme le démontraient ses efforts de communiquer directement avec le président et le vice président du défendeur avant de renvoyer le grief à l’arbitrage – la Commission a rejeté sa demande de prorogation, appliquant les critères de Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1 – elle a conclu que les raisons de son retard n’étaient pas claires, logiques et convaincantes – la durée du retard démontrait qu’il ne se préoccupait pas de renvoyer le grief à l’arbitrage et il a fait preuve d’un manque de diligence – l’inconvénient pour le défendeur l’emportait sur l’injustice éventuelle subie par le fonctionnaire s’estimant lésé – la Commission a également noté dans sa décision qu’avant le début de l’audience, elle a annulé plusieurs assignations de témoin demandées par le fonctionnaire s’estimant lésé parce que les témoins n’allaient probablement pas fournir un témoignage pertinent à sa demande.

Demande rejetée.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  20180531
  • Dossier:  568-02-359
    XR : 566-02-11604
  • Référence:  2018 CRTESPF 49

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral


ENTRE

ALEXANDRE POPOV

demandeur

et

AGENCE SPATIALE CANADIENNE

défenderesse

Répertorié
Popov c. Agence spatiale canadienne


Affaire concernant une demande visant une prorogation de délai en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral


Devant:
Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour le demandeur:
Lui-même
Pour la défenderesse:
Zorica Guzina, avocate
Affaire entendue à Montréal (Québec),
les 17 et 18 avril 2018.
(Traduction de la CRTESPF)

MOTIFS DE DÉCISION

I. Demande devant la Commission

1        Alexandre Popov, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), a présenté un grief pour contester son licenciement de l’Agence spatiale canadienne (l’« ASC » ou la « défenderesse »). La lettre de licenciement était datée du 28 avril 2014, et le licenciement entrait en vigueur à cette même date. Le 9 juin 2014, le grief a été entendu par Luc Brûlé (vice-président de l’ASC) au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Le 30 juin 2014, M. Brûlé a rendu sa décision de rejeter le grief.

2        La défenderesse a reconnu à l’audience que le fonctionnaire avait reçu une copie de la lettre de M. Brûlé le 6 août 2014 seulement.

3        Le 1er novembre 2014, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2013, ch. 40, art. 365) a été proclamée en vigueur (TR/2014-84) et a créé la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (la « CRTEFP »), qui remplace l’ancienne Commission des relations de travail dans la fonction publique (la « CRTFP ») et le Tribunal de la dotation de la fonction publique. Le 3 novembre 2014, le Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (DORS/2005-79) a été modifié et est devenu le Règlement sur les relations de travail dans la fonction publique.

4        Le 19 juin 2017, la Loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et d’autres lois et comportant d’autres mesures (L.C. 2017, ch. 9) a reçu la sanction royale et a modifié le nom de la CRTEFP et les titres de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique pour qu’ils deviennent, respectivement, la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »), la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (la « Loi »). Le Règlement sur les relations de travail dans la fonction publique est devenu le Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (le « Règlement »).

5        Conformément au paragraphe 90(1) du Règlement, « […] le renvoi d’un grief à l’arbitrage peut se faire au plus tard quarante jours après le jour où la personne qui a présenté le grief a reçu la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable au grief. » Le fonctionnaire a renvoyé son grief à la Commission le 21 octobre 2015, soit plus de 14 mois après avoir reçu la réponse de l’employeur au dernier palier de la procédure de règlement des griefs.

6        En vertu de l’alinéa 61b) du Règlement, la Commission peut, par souci d’équité, accorder une prorogation du délai prescrit par la Partie 2 pour le renvoi d’un grief à l’arbitrage. Le fonctionnaire a présenté une demande de prorogation de délai. La présente décision aborde seulement cette demande de prorogation de délai.

7        Pour les motifs suivants, je conclus que le fonctionnaire n’a pas satisfait aux critères qui justifient l’octroi d’une prorogation.

II. Questions préliminaires

8        À plusieurs reprises avant l’audience, et de nouveau à l’audience, le fonctionnaire a demandé que le grief soit entendu en même temps que sa demande de prorogation de délai. La défenderesse s’est opposée à cette demande en soutenant que la nature des éléments de preuve était très différente dans les deux cas et qu’il serait plus efficace de régler le grief une fois qu’il sera clairement établi qu’une prorogation de délai est accordée. La Commission a rejeté la demande de regroupement des griefs, au motif qu’il était préférable de trancher la demande de prorogation en premier lieu.

9        Le fonctionnaire a demandé que cinq citations à comparaître soient émises pour les témoins suivants (les titres sont ceux qu’il a donnés) : le général Walter Natynczyk (retraité), ancien président de l’ASC (août 2013 à novembre 2014); Gilles Leclerc, directeur général, Exploration spatiale (janvier 2010 jusqu’à maintenant), président intérimaire et vice-président de l’ASC, 2013 et 2014; Luc Brûlé, vice-président (1er avril 2014 jusqu’à maintenant), président intérimaire de l’ASC (novembre 2014 à mars 2015); Sylvain Laporte, président de l’ASC (mars 2015 jusqu’à maintenant); Stuart Wright, analyste, Bureau du dirigeant principal des ressources humaines, Secrétariat du Conseil du Trésor.

10        La justification pour chaque témoin est comme suit :

[Traduction]

[…]

[Général Walter Natynczyk :][…] il peut parler des circonstances et confirmer qu’elles ont entraîné le retard de la présentation de mon grief à la CRTESPF. En répondant aux questions de manière honnête et en étant contre-interrogé pendant la procédure de témoignage aux audiences à venir, le général Walter Natynczyk devrait être en mesure de clarifier les véritables causes et les raisons exceptionnelles derrière le retard extraordinaire de la présentation du grief à la CRTESPF. Son témoignage pourrait également clarifier mon échec à régler la question à l’amiable.

[…]

[Gilles Leclerc :] […] Puisqu’il est le directeur général qui a signé et commenté sa lettre portant sur mon licenciement abusif de mon emploi depuis 11 ans, M. Gilles Leclerc pourrait confirmer ses commentaires et les circonstances qui ont entraîné le retard de la présentation de mon grief à la CRTESPF. En répondant aux questions de manière honnête et en étant contre-interrogé pendant la procédure de témoignage aux audiences à venir, M. Gilles Leclerc devrait être en mesure de clarifier les véritables causes et les raisons exceptionnelles derrière le retard extraordinaire de la présentation du grief à la CRTESPF. Son témoignage pourrait également clarifier mon échec à régler la question à l’amiable, puisque cet échec a entraîné le retard.

[…]

[Luc Brûlé:] […] À titre de vice-président de l’ASC et personne responsable, en 2014, de la seule audience relative au grief portant sur mon licenciement abusif de mon emploi depuis 11 ans auprès de l’ASC, M. Luc Brûlé pourrait confirmer les commentaires qu’il a faits à l’audience (y compris le commentaire suivant : [traduction] « Alex, garde ta carte d’identité (carte d’identité du gouvernement) avec toi. Tu en auras bientôt besoin. ») et les circonstances qui ont entraîné le retard dans la présentation de mon grief à la CRTESPF. En répondant aux questions de manière honnête et en étant contre-interrogé pendant la procédure de témoignage aux audiences à venir, M. Luc Brûlé devrait être en mesure de clarifier les véritables causes et les raisons exceptionnelles du retard extraordinaire de la présentation du grief à la CRTESPF. Son témoignage pourrait également clarifier le fait que je n’ai pas reçu les résultats de l’audience en temps opportun.

[…]

[Sylvain Laporte :] […] À titre de président de l’ASC et puisqu’il a refusé mes demandes de réunions en vue de régler à l’amiable la question ayant trait à mon licenciement abusif de mon emploi depuis 11 ans auprès de l’ASC, M. Sylvain Laporte pourrait indiquer tout motif, s’il y a lieu, de telles réponses et les circonstances qui ont entraîné le retard dans la présentation de mon grief à la CRTESPF. En répondant aux questions de manière honnête et en étant contre-interrogé pendant la procédure de témoignage aux audiences à venir, M. Sylvain Laporte devrait être en mesure de clarifier les véritables causes et les raisons exceptionnelles du retard extraordinaire de la présentation du grief à la CRTESPF. Son témoignage pourrait également clarifier l’échec de ses efforts de remettre sur la bonne voie l’équipe de l’ASC qui participe au programme de l’ISS (PISS) afin de respecter les normes et les exigences du PISS, puisque l’échec constituait l’une des raisons exceptionnelles du retard et qu’il a entraîné le retard de la présentation de mon grief à la CRTESPF.

[…]

[Stuart Wright :] […] pourrait témoigner au sujet des fausses déclarations qu’il a faites dans ses réponses à nos demandes en 2015, et des circonstances qui ont entraîné le retard dans la présentation de mon grief à la CRTESPF. En répondant aux questions de manière honnête et en étant contre-interrogé pendant la procédure de témoignage aux audiences à venir, M. Stuart Wright devrait être en mesure de clarifier les véritables causes et les raisons exceptionnelles du retard extraordinaire de la présentation du grief à la CRTESPF.

[…]

11        La Commission a refusé de délivrer une citation à comparaître à l’égard de M. Brûlé puisque la défenderesse s’était engagée à le citer à témoigner. Comme je l’ai expliqué au fonctionnaire à l’audience, la comparution de M. Brûlé à titre de témoin de la défenderesse était à son avantage, puisqu’il pourrait alors lui poser tout type de question, plutôt que d’être limité par les restrictions applicables à la preuve lors de l’interrogation de son propre témoin.

12        Le 20 mars 2018, la Commission a délivré des citations à comparaître à l’égard des quatre autres témoins. Le 23 mars 2018, la défenderesse a demandé à ce qu’elles soient annulées parce que le témoignage était peu pertinent en ce qui concerne la question à trancher, soit la prorogation du délai. La défenderesse a également ajouté les commentaires suivants à l’égard de chaque témoin.

13        Le général Natynczyk n’a pas participé directement aux décisions qui ont été prises à la suite du dépôt du grief.

14        M. Laporte n’a pas rencontré le fonctionnaire pour discuter d’un règlement possible et, par conséquent, la défenderesse est d’avis que son témoignage [traduction] « n’aurait peu voire aucune valeur ». En outre, aux dates de l’audience, il devait assister au 34e Symposium de l’espace, à Colorado Springs, au Colorado, à titre président de l’ASC et chef de la délégation. Son rôle a été décrit comme suit :

[Traduction]

[…]

[…] Le rôle du président lors de cet événement est de représenter le Canada devant le grand public international d’experts dans le domaine spatial. Ayant été invité à participer à une discussion entre experts avec les dirigeants d’autres agences spatiales, il fait partie du programme officiel du symposium. Il rencontrera les dirigeants d’agences spatiales et d’entreprises au cours de réunions bilatérales et multilatérales en vue de discuter de la collaboration dans le cadre de projets spatiaux d’envergure. Les personnes-ressources rencontrées dans le cadre de ces réunions sont essentielles pour l’industrie canadienne en ce qui concerne le développement de technologies novatrices et l’accès aux marchés étrangers.

[…]

15        M. Leclerc a signé la lettre de licenciement, mais il n’a pas participé, avant ou après, à la procédure de règlement des griefs. En conséquence, il n’aurait aucun élément de preuve à présenter quant aux événements relatifs au grief et à son renvoi à l’arbitrage.

16        Enfin, la participation de M. Wright s’est limitée à soulever la question technique du respect des délais; il n’a pas participé au processus de licenciement ni à la procédure de règlement des griefs de l’ASC.

17        Malgré l’objection du fonctionnaire, la Commission a annulé les citations à comparaître, essentiellement pour le motif soulevé par la défenderesse, soit l’absence de pertinence. À l’exception de M. Brûlé, que la défenderesse avait l’intention de citer à témoigner, il semblait peu probable que les témoins fournissent un témoignage en lien avec le retard dans le renvoi du grief à l’arbitrage.

III. Résumé de la preuve

18        Le fonctionnaire a témoigné en son propre nom. La défenderesse a cité un témoin, soit M. Brûlé.

19        Les deux parties étaient bien au courant que la Commission fonde sa décision d’accorder ou non une prorogation de délai sur les critères établis dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1, au paragraphe 75, comme suit :

[…]

  • le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes;
  • la durée du retard;
  • la diligence raisonnable du fonctionnaire s’estimant lésé;
  • l’équilibre entre l’injustice causée à l’employé et le préjudice que subit l’employeur si la prorogation est accordée;
  • les chances de succès du grief.

[…]

20        Les éléments de preuve ont donc été présentés en vue de répondre aux questions qui sous-tendent les critères. Le fonctionnaire souhaitait établir qu’il était fort probable que son grief soit accueilli et il a demandé à présenter des éléments de preuve liés à son travail en tant qu’ingénieur à l’ASC.

21        J’ai expliqué au fonctionnaire qu’étant donné que je ne trancherais que la question de la prorogation du délai, je n’entendrais aucun témoignage sur le fond du grief. Tel que je l’expliquerai plus loin dans mes motifs, le cinquième critère est essentiellement neutre et on n’y accorde habituellement peu de poids, à moins qu’il soit évident que le grief sous-jacent n’ait aucune chance de succès.

22        Le fonctionnaire est un ingénieur. Il a commencé à travailler à l’ASC en 2003, après avoir travaillé pendant trois ans auprès d’un entrepreneur qui travaillait pour l’ASC. Selon lui, à un moment donné, l’ASC a décidé d’intégrer les employés de l’entrepreneur.

23        Le 28 avril 2014, le fonctionnaire a reçu une lettre de licenciement pour rendement insuffisant. Les motifs de licenciement mentionnés étaient les suivants :

[Traduction]

[…]

La présente fait suite à la lettre que vous avez reçue de votre directeur, Pierre Jean, en date du 17 mars 2017, soulignant vos problèmes de rendement au travail au cours des 21 derniers mois (du 1er juillet 2012 jusqu’à maintenant). Votre rendement insuffisant au travail préoccupe beaucoup la direction et a entraîné des efforts continus et importants pour vous fournir une formation et un encadrement supplémentaires afin de vous aider à respecter les attentes quant à votre rendement. Un plan d’action a été élaboré en conséquence. Malgré ces mesures, votre rendement ne s’est pas amélioré de façon importante et continue.

J’ai conclu que vous ne satisfaisiez pas aux exigences en matière de rendement vous permettant d’accomplir toute la gamme des fonctions de votre poste d’ingénieur chargé des opérations classifié au groupe et au niveau ENG-03. En outre, puisque tous les efforts antérieurs pour vous aider à améliorer votre rendement ont été infructueux, j’ai conclu qu’il était peu probable que toute autre formation supplémentaire règle les lacunes cernées. De même, avant juillet 2012, les tentatives de vous intégrer dans trois autres postes ont échoué puisque vous n’avez pas satisfait aux exigences en matière de rendement de ces postes.

À la lumière de ce qui précède, et conformément à l’alinéa 12(1)d) de la Loi sur la gestion des finances publiques, je mets fin à votre emploi avec l’Agence spatiale canadienne, pour des motifs de rendement insuffisant, à compter du 28 avril 2014.

Si vous estimez que cette mesure est injustifiée, vous avez le droit de déposer un grief.

[…]

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

24        M. Leclerc avait signé la lettre. Le fonctionnaire a affirmé l’avoir reçue à son retour de vacances. Il en a été tout à fait surpris puisque, selon lui, aucun avertissement ne lui a été fourni selon lequel l’ASC était insatisfaite de son travail. À l’audience, il a demandé que je fasse référence au rendement insuffisant en tant que rendement insuffisant allégué. Comme je l’ai expliqué, dans la présente décision, je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si la décision de la défenderesse de licencier le fonctionnaire était erronée ou pas. Selon le fonctionnaire, le rendement insuffisant n’a été qu’allégué et cette allégation devra être démontrée lors de l’audience du grief devant la Commission. Je suis d’accord que la défenderesse aurait alors à établir le motif du licenciement. Toutefois, selon la défenderesse, aux fins de la lettre de licenciement, le mauvais rendement n’a pas été allégué, il a été établi. En conséquence, je ne qualifierai pas l’utilisation de l’expression [traduction] « rendement insuffisant », mais il est entendu que je ne me prononce pas sur le fond du grief.

25        Après avoir reçu la lettre, le fonctionnaire a déposé un grief le 21 mai 2014. Il l’a adressé à M. Brûlé dans un courriel qui se lit en partie comme suit :

[Traduction]

[…]

Je n’ai pas compris les motifs de la décision sans fondement prise à mon égard et j’ai donc envoyé, à mon directeur général, M. Leclerc, un courriel en réponse à sa lettre. Le courriel était appuyé par des éléments de preuve qui y étaient joints comprenant des déclarations contraires aux déclarations controversées figurant dans la lettre. Il semble que mon directeur général a probablement été mal informé (puisque cette situation est survenue antérieurement) et que la décision a été prise par erreur. Il n’y a aucun doute qu’après avoir reçu mon courriel auquel étaient joints de nombreux éléments de preuve, M. Leclerc et la direction du PCSP changeront d’avis et voudront annuler la décision mal fondée de mettre fin à mon emploi auprès de l’ASC, qui a été prise par erreur. Veuillez me corriger si j’ai tort. Toutefois, je crois comprendre que la seule façon d’annuler une décision mal fondée est dans le cadre de la procédure de règlement des griefs. Les RH m’ont informé qu’afin d’annuler la décision, le grief doit être envoyé directement au dernier palier de la procédure de règlement des griefs et que vous, le vice-président de l’Agence spatiale canadienne, êtes le représentant officiel au dernier palier.

[…]

Veuillez noter que je serai à l’étranger du 11 juin au 2 août. Je vous serais reconnaissant de m’inviter à une discussion avant le 11 juin ou après le 2 août. Toutefois, à la suite de votre décision favorable, j’annulerai mon voyage et je retournerai travailler au bureau.

Veuillez noter également qu’aucun représentant de l’agent négociateur n’est nécessaire puisque j’ai confiance que votre décision concernant mon grief, appuyé par les éléments de preuve, sera positive, de sorte que la décision erronée de mettre fin à mon emploi auprès de l’ASC sera annulée.

[…]

26        Le 5 juin 2014, M. Brûlé a invité le fonctionnaire à l’audience du grief au dernier palier, prévue le 9 juin 2014. Dans son courriel, M. Brûlé a affirmé qu’il serait accompagné par son conseiller en ressources humaines. Il a rappelé au fonctionnaire qu’il avait le droit d’être accompagné de sa représentante de l’agent négociateur; il lui a donné le nom, le numéro de téléphone et l’adresse électronique de cette représentante.

27        Au moyen d’un courriel daté du 6 juin 2014, le fonctionnaire a également tenté de convaincre le président de l’ASC de l’époque, le général Natynczyk, que le licenciement était une erreur qui devait être corrigée. Le général Natynczyk a abruptement répondu que la procédure de règlement des griefs constituait le mécanisme approprié pour examiner la décision de licencier le fonctionnaire.

28        Le fonctionnaire n’était pas représenté à l’audience du grief. Lorsqu’il a été interrogé à ce sujet à l’audience de la Commission, il a répondu qu’il ne voyait pas la nécessité d’être représenté par l’agent négociateur, puisque sa compétence en tant qu’ingénieur suffisait sûrement à convaincre M. Brûlé qu’une erreur avait été commise.  Puisque la représentante ne connaissait probablement rien en ingénierie, elle n’aurait pas été d’un grand secours.

29        L’audience du grief a eu lieu comme prévu le 9 juin et M. Brûlé s’est engagé à fournir une réponse écrite au grief dans un délai de trois semaines. Sa réponse, en date du 30 juin 2014, rejetait le grief et se terminait par la phrase suivante :

[Traduction]

Si vous êtes insatisfaits de cette décision, vous pouvez renvoyer votre grief à l’arbitrage, conformément aux dispositions de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et du Règlement, et ce, au plus tard 40 jours suivant la réception de la présente décision.

30        Le fonctionnaire a maintenu qu’à l’audience du grief, M. Brûlé a refusé de prendre la carte d’identité de l’ASC du fonctionnaire en lui disant [traduction] « Garde-la Alex, tu en auras besoin bientôt. » Le fonctionnaire était convaincu que cela signifiait que M. Brûlé avait l’intention d’accueillir le grief et de le réintégrer dans ses fonctions.

31        Lors de l’audience devant la Commission, M. Brûlé a été interrogé au sujet de ce commentaire. Il a répondu qu’il ne se souvenait pas d’avoir dit exactement cela. Il a plutôt dit au fonctionnaire qu’il n’était pas tenu de remettre sa carte d’identité immédiatement puisque la carte d’accès avait déjà été désactivée. M. Brûlé a mentionné qu’il n’avait pas demandé au fonctionnaire de lui retourner la carte d’identité parce qu’il ne voulait pas que ce dernier pense qu’il avait un esprit fermé. Il souhaitait prendre une décision éclairée, après avoir examiné tous les éléments de preuve déposés par la défenderesse et le fonctionnaire. En conséquence, il voulait donner une impression de neutralité, et non l’impression qu’il avait l’intention de réintégrer le fonctionnaire dans ses fonctions.

32        La réponse a été envoyée par courrier au fonctionnaire. Les éléments de preuve présentés à l’audience devant la Commission ont clairement établi qu’à ce moment-là, le fonctionnaire était à Moscou, en Russie, où il rendait visite à sa mère malade. Le 2 juillet 2014, M. Brûlé l’a informé par courriel que la réponse serait envoyée par courrier à son adresse à domicile plutôt que par courriel, puisqu’elle contenait des renseignements personnels. Il a également offert de l’envoyer à l’extérieur du pays par service de messagerie. Le fonctionnaire a fourni l’adresse de sa mère à Moscou. En conséquence, la défenderesse a envoyé la réponse à cette adresse par service de messagerie et au domicile du fonctionnaire au Canada par poste prioritaire. La preuve de livraison à l’adresse de Moscou n’a pas été déposée en preuve, mais, selon les documents de Postes Canada, la réponse a été reçue à son adresse canadienne le 4 juillet 2014. Le fonctionnaire a affirmé ne pas avoir reçu la réponse à Moscou et qu’il ne l’a vu pour la première fois qu’à son retour chez lui, au début d’août.

33        J’accepte son témoignage à ce sujet et la défenderesse a convenu de fixer la date à laquelle le fonctionnaire a été informé de la réponse au 6 août 2014. Dans la réponse de la défenderesse au renvoi à l’arbitrage, M. Wright a écrit que le fonctionnaire avait reçu la notification le 4 juillet 2014. Aucun élément de preuve n’a démontré que le fonctionnaire a reçu la réponse au dernier palier à cette date. Aux fins de la détermination de la prorogation du délai, la date de départ est le 6 août 2014, ce qui signifie que le renvoi à l’arbitrage aurait dû être fait au plus tard le 16 septembre 2014.

34        Le fonctionnaire a présenté des éléments de preuve selon lesquels il voyageait du 19 au 29 septembre 2014, encore une fois à Moscou; il était donc au Canada entre le 6 août et le 19 septembre. À l’audience, il a déclaré qu’il était préoccupé par la santé défaillante de sa mère. Elle est décédée deux ans plus tard.

35        Le 6 août 2014, le fonctionnaire a répondu à la réponse de M. Brûlé au moyen d’un long courriel détaillé dans lequel il a réitéré qu’il ne comprenait pas le licenciement ou le rejet subséquent de son grief; il a donné plusieurs exemples de ses contributions au programme spatial.

36        Outre cette réponse, il n’existe aucun autre élément de preuve que le fonctionnaire a tenté de faire un suivi du grief ou du licenciement avant le 31 juillet 2015, date à laquelle il a communiqué avec le nouveau président de l’ASC, Sylvain Laporte. À l’audience devant la Commission, le fonctionnaire a été interrogé à savoir pourquoi il n’y avait eu aucune communication avant cette date, ce à quoi il a répondu qu’il était inutile de communiquer avec l’ASC avant le changement de président, puisque le général Natynczyk et M. Brûlé n’avaient pas été réceptifs ses explications. À la question de savoir pourquoi il n’avait pas envisagé le renvoi à l’arbitrage à ce moment-là, le fonctionnaire a expliqué que, dans le domaine de la recherche spatiale, le règlement informel des conflits est de beaucoup préférable aux processus formels.

37        Le fonctionnaire a demandé l’aide de collègues pour appuyer son argument selon lequel le licenciement était injustifié. Il a joint à son courriel à l’intention de M. Laporte des lettres d’appui de M. Serguei Bedziouk, vice-président, UrtheCast Corporation, en date du 4 décembre 2014, ainsi qu’une lettre d’Ivan Kozhukhov, contrôleur de vol à la Station spatiale internationale au Johnson Space Center, à Houston, au Texas, datée du 26 décembre 2014. Enfin, le fonctionnaire a également joint une [traduction] « lettre d’intention », rédigée apparemment le 12 mars 2015 et signée par des spatiologues russes, américains et canadiens ayant des liens avec diverses organisations à différents moments en 2015. Cette lettre mentionnait les objectifs suivants :

 [Traduction]

[…] la préparation et la réalisation d’un projet collaboratif composé d’une série d’expériences spatiales conjointes entre les États-Unis, la Russie et le Canada à la composante russe de la Station spatiale internationale (CR SSI) intitulée [traduction] « Pronostic et gestion de l’état à l’intention des astronautes » afin de déployer, utiliser et valider une technologie de services de santé autonome qui est fondée sur des appareils portatifs sans fil (technologie de décision médicale autonome [désignation de NASA]), ainsi qu’une technologie en informatique biomédicale intégrée
[désignation de NASA] ayant une capacité de diagnostic prédictif fondé sur les dossiers de santé électroniques (DSE) de l’équipe.

38        La lettre décrit ensuite plusieurs mesures qui pourraient être prises pour réaliser ces objectifs.

39        À l’audience, le fonctionnaire a mentionné pour la première fois, en guise d’explication du retard du renvoi du grief à l’arbitrage, qu’on lui avait diagnostiqué une maladie virale en 2013. Il n’avait pas voulu le divulguer à son employeur et c’est pourquoi il ne l’avait jamais mentionné. Il a présenté trois documents : un diagnostic d’un examen effectué en laboratoire le 6 août 2013, une ordonnance en date du 22 août 2017 et le résultat d’un examen en laboratoire indiquant un résultat négatif pour le virus, en date du 18 janvier 2018. Selon le fonctionnaire, le diagnostic de maladie virale, combinée avec le stress causé par la maladie de sa mère et de ne pas avoir d’emploi, justifient son omission à renvoyer son grief à l’arbitrage plus tôt. Une préférence quant au règlement informel de la situation faisait également partie de l’explication.

40        La série d’échanges avec le fonctionnaire a amené M. Laporte à affirmer clairement dans un courriel en date du 5 septembre 2015, qu’il refusait d’examiner de nouveau la décision de le licencier. Le fonctionnaire a indiqué qu’il avait communiqué avec l’agent négociateur qui, selon lui, avait refusé de l’aider. Par la suite, il a communiqué avec un avocat, qui lui a recommandé de renvoyer le grief à l’arbitrage avec une demande de prorogation du délai; la Commission a reçu le renvoi et la demande le 21 octobre 2015.

IV. Résumé de l’argumentation

41        Le fonctionnaire a présenté ses arguments; la défenderesse a présenté les siens par la suite. Le fonctionnaire a demandé l’autorisation de répondre aux arguments de la défenderesse à mesure qu’ils étaient présentés plutôt que de prendre des notes et de présenter une réponse générale à la fin. Je l’ai autorisé à le faire, avec le consentement de l’avocate de la défenderesse, afin de faciliter les choses pour le fonctionnaire. En conséquence, par souci de clarté, je présenterai les arguments des deux parties pour chacun des cinq critères établis dans Schenkman.

A. Raisons claires, logiques et convaincantes

42        Le fonctionnaire a soutenu que le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes. En guise de motif fondamental et le plus convaincant, le fonctionnaire a fait valoir qu’il souffrait d’une maladie virale qui l’avait empêché de suivre le processus formel, lequel nécessitait beaucoup d’énergie. En plus de sa jurisprudence, il a présenté à l’audience un document tiré du Web qui décrit un état général de confusion qui peut toucher les personnes à qui on a diagnostiqué cette maladie. Les deux autres motifs qu’il a présentés à l’appui du retard étaient la maladie grave de sa mère (elle est décédée depuis) et sa quête visant à régler de manière informelle sa situation de travail. Selon le fonctionnaire, il était important de tenir compte de ces facteurs ensemble plutôt que séparément.

43        La défenderesse a fait valoir que l’attestation médicale était insuffisante pour appuyer le retard. Aucun témoignage d’expert n’a été présenté pour établir un lien entre le diagnostic, que la défenderesse a accepté, et l’incapacité du fonctionnaire à renvoyer le grief à l’arbitrage, ne serait-ce que pour préserver ses droits. L’absence d’un lien était primordiale en ce qui concerne le rejet de la preuve médicale pour motif insuffisant. La défenderesse m’a renvoyée à Gibson c. Conseil du Trésor (ministère de la Santé), 2008 CRTFP 68, à cet égard. Dans cette décision, l’arbitre de grief a conclu que l’absence de corroboration médicale indépendante l’emportait sur l’allégation de déficience.

44        Il y avait de la sympathie pour la maladie de la mère du fonctionnaire. Cependant, la maladie de sa mère n’expliquait pas non plus son incapacité à renvoyer le grief à l’arbitrage dès son retour au Canada et dès qu’il a été informé de la décision de l’ASC de rejeter son grief. Enfin, il ressort clairement de la jurisprudence que les tentatives de règlement n’exemptent pas le fonctionnaire d’avoir à protéger ses droits dans le cadre de la procédure formelle.

45        Le fonctionnaire a répondu que la preuve médicale devrait être prise au pied de la lettre. Le diagnostic était établi et le document tiré d’Internet portant sur la confusion qui peut accompagner la maladie démontrait le lien. Son témoignage sous serment selon lequel sa maladie l’a empêché de renvoyer le grief à l’arbitrage devrait être considéré comme véridique puisqu’il a été fait sous serment. Le témoignage d’un médecin n’aurait rien ajouté, puisqu’il n’aurait mentionné que les symptômes que le fonctionnaire lui a communiqués, soit les mêmes symptômes qu’il a soulevés à l’audience.

46        Le fonctionnaire a invoqué deux décisions dans lesquelles la CRTFP a prorogé le délai, principalement pour des raisons convaincantes : Richard c. Agence du revenu du Canada, 2005 CRTFP 180, et Riche c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2009 CRTFP 157.

47        Dans Richard, la fonctionnaire s’estimant lésée n’avait pas déposé un grief après avoir été suspendue sans traitement et ensuite licenciée. Elle a déposé un grief à l’encontre des deux, respectivement huit mois et six mois après les événements. Elle a demandé une prorogation du délai prévu dans la convention collective pour déposer un grief.

48        Dans son cas, il y avait un diagnostic de trouble de stress post-traumatique, dont l’employeur était au courant avant de la licencier. De plus, elle avait vécu des événements familiaux très difficiles. Le vice-président qui a instruit l’affaire a conclu qu’il existait des raisons claires et convaincantes justifiant son inaction à déposer un grief à la suite de son licenciement. De plus, la fonctionnaire s’estimant lésée était convaincue que son grief n’avait aucune chance de succès puisqu’elle a reconnu l’inconduite sur laquelle était fondé son licenciement. Elle a envisagé de déposer un grief uniquement après avoir été encouragée à le faire par son médecin et le Comité d’appel de l’assurance-emploi.

49        De même, dans Riche, il a été conclu que l’état de santé du fonctionnaire s’estimant lésé avait joué un rôle considérable quant au retard dans le dépôt du grief; dans cette affaire, le retard était de quatre mois.

B. Durée du retard pour renvoyer le grief à l’arbitrage

50        Le renvoi à l’arbitrage a été reçu plus de 13 mois après la date limite. Le fonctionnaire a fait valoir que la Commission avait accordé des prorogations de délai dans d’autres cas, notamment dans Richard et Riche, pour un retard de six et de quatre mois, respectivement.

51        La défenderesse a soutenu que 13 mois constituaient une période excessive. Il existe de bonnes raisons liées aux relations de travail pour faire respecter les délais. Tel qu’il a été déclaré dans Schenkman, « [l]es agents négociateurs et les employeurs ont tous droit à ce que les différends qui les opposent en arrivent à une conclusion. » Pour ce motif, la Commission et ses prédécesseurs n’ont accordé des prorogations du délai qu’avec modération.

52        Afin d’expliquer le retard, le fonctionnaire devait établir que, pendant toute la période visée, il n’était pas en mesure de renvoyer le grief à l’arbitrage, ce qu’il n’a pas fait. Il a réussi à déposer le grief dans le délai prescrit. Il a demandé activement un soutien aux fins de la réintégration dans ses fonctions.

C. Diligence raisonnable

53        L’employeur a fait valoir que le fonctionnaire n’avait pas fait preuve de diligence raisonnable dans la poursuite du grief. La recherche d’une solution informelle ne l’exempt pas de l’obligation de respecter les délais officiels de la procédure. Il a omis d’agir lorsqu’il a reçu une réponse en août 2014, et il n’a pas tenté de renvoyer le grief à l’arbitrage avant octobre 2015. Pourtant, il avait communiqué avec l’ASC plus tôt, soit en juillet 2015.

54        Le fonctionnaire a répondu qu’il n’était pas en mesure de poursuivre la procédure formelle pour des raisons médicales. Ses capacités étaient limitées et c’est pourquoi il pouvait envisager la procédure informelle, qui exigeait moins d’énergie.

D. Équilibre entre l’injustice causée au fonctionnaire et le préjudice subi par la défenderesse

55        La défenderesse a soutenu qu’elle a le droit d’invoquer le principe du caractère définitif des différends une fois qu’un long délai s’est écoulé. Le fait de ne pas tenir compte des délais va à l’encontre de leur objet, soit d’assurer la stabilité des relations de travail.

56        Le fonctionnaire a répondu que la Commission a accordé des prorogations de délai dans le passé et que les motifs dans son cas étaient assez convaincants pour faire de même avec sa demande. En outre, il subirait une grave injustice s’il se voyait refuser la possibilité de faire instruire son grief par la Commission alors que la défenderesse ne subirait aucun préjudice s’il était réintégré dans ses fonctions, puisque son retour à l’ASC serait à l’avantage de la défenderesse.

E. Chances de succès du grief

57        La défenderesse a reconnu que ce facteur est neutre en l’espèce, puisque la Commission aurait été saisie à juste titre du grief de licenciement s’il avait été renvoyé dans le délai prescrit. À moins qu’il ne soit instruit sur le fond, il est impossible d’évaluer ses chances de succès.

58        Le fonctionnaire a soutenu que ce critère devrait être évalué puisqu’il estime que son grief a d’excellentes chances de succès.

V. Motifs

59        J’examinerai chacun des critères établis dans Schenkman à tour de rôle.

A. Raisons claires, logiques et convaincantes

60        Lorsqu’il a demandé la prorogation, le fonctionnaire a fourni plusieurs motifs justifiant le retard. Il était en voyage lorsqu’il a reçu la réponse, il ne savait pas où envoyer le renvoi et la Commission n’a été créée que le 1er novembre 2014.

61        Lorsqu’il a demandé des citations à comparaître aux fins de l’audience, le fonctionnaire a mentionné, en guise de justification de son choix de témoins, que ces derniers seraient en mesure d’expliquer le retard très important.

62        À l’audience, le fonctionnaire a mentionné pour la première fois qu’on lui avait diagnostiqué une maladie virale. Il a déclaré qu’il n’avait pas voulu en informer la défenderesse plus tôt afin de ne pas compromettre ses chances de réintégration dans ses fonctions.

63        Il n’est aucunement ressorti de la preuve que la maladie avait empêché le fonctionnaire de remplir un formulaire de renvoi du grief à l’arbitrage. Le fonctionnaire savait qu’il pouvait demander à l’agent négociateur de l’aider, puisqu’il en avait été informé au moment de l’audience du grief.

64        Même si je comprends la situation du fonctionnaire, y compris le diagnostic de maladie virale et la maladie et le décès de sa mère, ces événements n’équivalent pas à des raisons claires et convaincantes. Le diagnostic a été soulevé à l’audience, mais il ne semble pas avoir fait partie de son explication avant l’audience. Les témoins à l’égard desquels il a demandé des citations à comparaître n’avaient jamais été informés du diagnostic.

65        Dès son retour de Russie, lorsqu’il a appris que le grief avait été rejeté, le fonctionnaire a rédigé un long courriel détaillé à l’intention de M. Brûlé, dans lequel il a plaidé sa cause concernant la réintégration dans ses fonctions. Je ne peux accepter l’argument du fonctionnaire selon lequel cette procédure [traduction] « informelle » était plus facile que la procédure [traduction] « formelle », c’est-à-dire, l’arbitrage devant la Commission. Encore une fois, il aurait pu demander l’aide de l’agent négociateur et il ne l’a pas fait. Pendant les 13 mois antérieurs à sa demande de prorogation de délai, il a communiqué avec d’autres scientifiques en vue d’obtenir des lettres de recommandation et de rédiger une lettre d’intention concernant une recherche scientifique liée à la Station spatiale internationale.
Vu sa capacité à participer à ces activités, je ne peux voir comment son diagnostic de maladie virale l’a empêché de renvoyer le grief en temps opportun.

66        Les raisons ne sont pas convaincantes, pas plus qu’elles ne sont claires et logiques. Le fonctionnaire a affirmé qu’il a cherché à régler son problème au moyen d’un règlement et qu’il s’agit de la raison pour laquelle il a communiqué avec le nouveau président de l’ASC bien avant de tenter de renvoyer son grief à l’arbitrage. Aucune explication n’a été fournie à savoir pourquoi il n’a pas pu renvoyer le grief à l’arbitrage en même temps ou plus tôt.

67        Tel que l’a affirmé la CRTFP dans Pomerleau c. Conseil du Trésor (Agence canadienne de développement international), 2005 CRTFP 148, le fait de chercher une résolution informelle ne dégage pas le fonctionnaire de ses obligations de procéder s’il souhaite se prévaloir des ressources offertes par l’arbitrage. Le grief sous-jacent dans Pomerleau était très différent (une demande de prime de service extérieur et non un licenciement). Cependant, le fonctionnaire s’estimant lésé dans cette affaire a également, pendant une longue période, cherché à régler de manière informelle le problème plutôt que de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs. L’arbitre de grief a écrit ce qui suit aux paragraphes 27 et 28, soit un commentaire approprié en l’espèce :

[27] J’aimerais traiter de l’argument du fonctionnaire s’estimant lésé, à l’effet qu’avoir tenté de remédier à la situation de façon informelle ne devrait pas lui être reproché. Il m’apparaît clair que cette approche ne devrait jamais être reprochée à qui que ce soit, employeur ou fonctionnaire. Le règlement informel des litiges est encouragé à tous les niveaux. Cette approche existe toutefois en parallèle des modes de règlement formel.

[28] Il sera toujours plus prudent de procéder à ces démarches informelles après avoir assuré et protégé l’exercice d’un recours formel, lorsqu’il existe et qu’il est sujet à des délais extinctifs de droit. Ces deux approches co-existent très bien, en autant que l’une n’est pas exercée au détriment de l’autre. Les systèmes informels mis en place sous l’égide de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, ainsi que les systèmes déjà en place, reconnaissent spécifiquement cet aspect de la procédure et l’importance de protéger les droits des parties. […]

68        Le fonctionnaire n’a demandé des conseils juridiques que lorsqu’il est devenu évident qu’il ne serait pas en mesure de convaincre la direction de l’ASC de le réintégrer dans ses fonctions et qu’il a été informé que le renvoi du grief constituait son seul espoir. Pourtant, il avait déjà été informé de la disponibilité de ce recours dans la réponse au dernier palier qu’il avait reçu lorsque M. Brûlé a rejeté son grief.

69        Contrairement aux fonctionnaires s’estimant lésés dans Riche et dans Richard, le lien entre les problèmes de santé du fonctionnaire et le retard n’a pas été établi. De plus, contrairement à ces deux fonctionnaires s’estimant lésés, il avait déposé un grief dans le délai prescrit et il était donc au courant de la procédure de règlement des griefs et de la procédure à suivre.

B. Durée du retard pour renvoyer le grief à l’arbitrage

70        Tel qu’il a été déclaré dans Brassard c. Conseil du Trésor (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2013 CRTFP 102, l’absence de raisons claires, logiques et convaincantes pour expliquer le retard peut être fatale à une demande. Dans cette affaire, la durée du retard (huit mois) a aggravé le problème. La même chose s’appliquerait en l’espèce. Le fonctionnaire a attendu très longtemps, sans raison convaincante.

71        Il me semble que la durée du retard est révélatrice de la question de savoir si le fonctionnaire a fait preuve de diligence raisonnable. Plus le retard est long, moins il est probable qu’il se préoccupait réellement du renvoi du grief à l’arbitrage.

C. Diligence raisonnable

72        Je ne trouve aucun élément de preuve établissant que le fonctionnaire a fait preuve de diligence raisonnable. Il n’avait pas confiance dans la procédure de règlement des griefs et l’a poursuivie uniquement parce qu’il a été informé très clairement qu’il s’agissait de la seule façon de contester le licenciement. Il ne pensait pas avoir besoin de la représentation d’un agent négociateur à l’audience du grief parce qu’il était certain qu’il pourrait convaincre M. Brûlé que le licenciement avait été une erreur. Il a fait preuve de diligence lorsqu’il a demandé des lettres de recommandation, lorsqu’il a établi des projets de recherche et lorsqu’il a tenté de convaincre la direction de l’ASC qu’elle devrait changer d’avis en ce qui concerne le licenciement. Toutefois, il n’a fait preuve d’aucune diligence raisonnable dans le cadre de la procédure d’arbitrage de griefs.

73        Cette même réticence à se prévaloir du recours relatif aux griefs est évidente dans l’absence de toute mesure prise par le fonctionnaire après avoir reçu la réponse de M. Brûlé au grief, à l’exception d’un courriel immédiat, soit une autre tentative de convaincre M. Brûlé qu’une erreur avait été commise. Pendant environ 14 mois, aucune tentative n’a été effectuée en vue de faire un suivi de la mesure suggérée à la fin de  la réponse au dernier palier. Je ne constate aucun signe de diligence de poursuivre le recours offert d’un arbitrage par un tiers.

D. Équilibre entre l’injustice causée au fonctionnaire et le préjudice subi par la défenderesse

74        Dans Comparelli c. Agence du revenu du Canada, 2014 CRTFP 76, le renvoi à l’arbitrage a été effectué cinq jours après le délai de 40 jours prescrit par le Règlement. L’agent négociateur a demandé une prorogation du délai puisqu’il avait commis une erreur administrative qui justifiait le retard.

75        Dans cette affaire, la Commission a conclu que le refus de la prorogation occasionnerait une grave injustice pour le fonctionnaire s’estimant lésé, alors que l’employeur ne subirait aucun préjudice si la prorogation était accordée; une différence de cinq jours n’équivaut pas à un grave inconvénient, surtout à la lumière du fait que l’employeur a attendu 19 mois pour répondre au dernier palier de la procédure de règlement des griefs.

76        Ce facteur semble être influencé par les facteurs précédents, surtout la durée du retard. Il est facile de voir que le fonctionnaire pourrait être d’avis que le refus de la possibilité d’être entendu constitue une injustice. Toutefois, l’employeur a le droit de tourner la page lorsqu’il estime qu’une affaire a été réglée de manière définitive. L’idée sous-tendant les délais est précisément de donner aux parties une idée de ce à quoi s’attendre. Il semblerait injuste de soumettre l’employeur à une procédure de règlement des griefs à laquelle il ne s’attend plus à participer.

77        Les autres facteurs qui précèdent sont également en jeu. En présence de raisons claires et convaincantes, si le fonctionnaire fait preuve de diligence raisonnable, l’inconvénient que pourrait subir l’employeur pourrait être remplacé par l’injustice possible que pourrait subir le fonctionnaire. Toutefois, en l’espèce, puisque j’ai conclu que le fonctionnaire a simplement trop tardé pour renvoyer le grief à l’arbitrage, sans une bonne raison, je conclus que le préjudice subi par la défenderesse l’emporte sur le préjudice possible que subirait le fonctionnaire.

E. Chances de succès du grief

78        La Commission ne tient pas souvent compte du cinquième critère, à moins qu’il ne soit clair que le grief n’ait peu voire aucune chance de succès (comme dans Grouchy c. Administrateur général (ministère des Pêches et des Océans), 2009 CRTFP 92 ou dans Cowie c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 14). Jusqu’à ce que le grief soit entendu sur le fond, il est impossible de prévoir ses chances de succès.

79        En l’espèce, malgré les meilleurs efforts du fonctionnaire de me convaincre du contraire, je n’ai pas la moindre idée des chances de succès du grief puisque je n’ai entendu aucun témoignage sur les circonstances du licenciement. La défenderesse a reconnu qu’il n’y avait aucune objection relative à la compétence de la Commission, sauf celle concernant le retard. Je suis du même avis.

VI. Conclusion

80        Dans l’ensemble, je crois que le fonctionnaire croyait beaucoup qu’il serait en mesure de convaincre la haute direction de l’ASC qu’elle avait commis une erreur en le licenciant. La procédure d’arbitrage des griefs n’a été envisagée que lorsque toutes les autres tentatives ont échoué. Même lorsqu’il se préparait à l’audience de la Commission, le fonctionnaire souhaitait établir que le retard avait été causé par ses tentatives de règlement, tel qu’il est démontré dans ses justifications relatives aux citations à comparaître. Même si j’ai de la sympathie pour son diagnostic et certainement pour la maladie et le décès de sa mère, je ne constate aucune raison convaincante l’empêchant de renvoyer le grief à l’arbitrage, surtout à la lumière de son curieux  refus de demander l’aide de l’agent négociateur aux fins de l’audience du grief et, une fois que le grief a été rejeté, aux fins du renvoi à l’arbitrage.

81        Le retard a été très long et le fonctionnaire n’a fait preuve d’aucune diligence en vue de poursuivre l’arbitrage. Pourtant, il était encore suffisamment actif pour communiquer avec d’autres spatiologues afin d’obtenir des lettres de recommandation et poursuivre des projets de recherche scientifique. De tels efforts et le profond manque de respect à l’égard de la procédure de règlement des griefs renforcent l’idée qu’il n’avait pas une intention continue de renvoyer le grief à l’arbitrage.

82        En l’espèce, la prépondérance des inconvénients penche en faveur de la défenderesse. Le licenciement est une question si grave qu’un poids important lui aurait été accordé si le fonctionnaire avait manifesté son intérêt, pendant ces 14 mois, à poursuivre le recours formel à l’arbitrage ou si une preuve sérieuse indépendante avait établi l’impossibilité de le faire. Toutefois, en l’espèce, le long retard pouvait certainement servir à rassurer la défenderesse du fait qu’elle n’aurait pas à procéder à une audience d’arbitrage sur le licenciement. Il n’y a aucune raison d’écarter les exigences du Règlement. Les délais existent afin de permettre aux parties d’aller de l’avant, étant entendu que les questions ont été réglées. L’incertitude n’est pas une situation souhaitable.

83        Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

VII. Ordonnance

84        La demande de prorogation du délai est rejetée. La fermeture des dossiers 568-02-359 et 566-02-11604 est ordonnée.

Le 31 mai 2018.

Traduction de la CRTESPF

Marie-Claire Perrault,

une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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