Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La fonctionnaire s’estimant lésée a demandé que la décision 2017 CRTEFP 55 soit rendue anonyme par le retrait de son nom et de celui de son partenaire – la formation de la Commission a conclu qu’étant donné que l’affaire devant la Commission concernait le harcèlement sexuel, y compris une agression sexuelle, et compte tenu de la nature sensible de la décision, il était nécessaire de garder le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée confidentiel, afin d’éviter tout risque grave pour sa vie privée, son intégrité psychologique et sa dignité – il est dans l’intérêt du public de ne pas décourager les victimes d’agression sexuelle de déposer des allégations – le fait de laisser l’identité du partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée faire partie du dossier ne servirait aucun intérêt public ou judiciaire et constituerait un risque sérieux pour sa vie privée – dans certaines circonstances, l’identité d’un partenaire peut révéler l’identité de la victime de l’agression sexuelle – la formation de la Commission a ordonné la dépersonnalisation des noms de la fonctionnaire s’estimant lésée et de son partenaire dans la décision et dans tous les dossiers de la Commission.

Directives données.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  20181204
  • Dossier:  566-02-6566 et 6567
  • Référence:  2018 CRTESPF 89

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral


ENTRE

JANE DOE

fonctionnaire s'estimant lésée

et

CONSEIL DU TRÉSOR
(Agence des services frontaliers du Canada)

employeur

Répertorié
Doe c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada)


Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l’arbitrage


Devant:
Ian R. Mackenzie, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour la fonctionnaire s'estimant lésée:
Andrew Raven et Amanda Montague-Reinholdt, avocats
Pour l'employeur:
Richard Fader, avocat
Affaire entendue à Ottawa (Ontario),
le 8 novembre 2018.
(Traduction de la CRTESPF)

MOTIFS DE DÉCISION

I. Aperçu

1        Une décision de la formation de la Commission relativement à un grief relatif à du harcèlement sexuel et à une agression sexuelle a été rendue le 19 mai 2017 (2017 CRTEFP 55). Dans la décision, le nom du collègue a été rendu anonyme, mais le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée et celui de son partenaire ne l’ont pas été. L’avocat de la fonctionnaire s’estimant lésée a demandé que la décision soit rendue anonyme (par le retrait des noms de la fonctionnaire s’estimant lésée et de son partenaire). L’employeur n’a pas pris position sur la demande.

2        La décision portait sur le caviardage de pièces dans les dossiers de la Commission.

3        La fonctionnaire s’estimant lésée a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision sur le fond. La Cour d’appel fédérale a rendu une ordonnance de confidentialité le 11 août 2017.

4        Le 5 octobre 2017, la Commission a déterminé qu’elle avait la compétence nécessaire pour rendre l’ordonnance de dépersonnalisation demandée, mais elle a refusé de le faire à ce moment-là. Reconnaissant l’ordonnance de confidentialité de la Cour d’appel fédérale, la Commission a scellé ses dossiers, retiré la décision de son site Web et demandé aux éditeurs juridiques de retirer la décision et de ne pas la publier. Les éditeurs juridiques ont accepté. La Commission a informé les parties qu’elle rendrait une décision sur la demande de dépersonnalisation de la décision une fois que la Cour d’appel fédérale aurait rendu son jugement, ce qui s’est produit le 10 octobre 2018.

5        Lors d’une audience tenue par téléconférence le 8 novembre 2018, le nouvel avocat de la fonctionnaire s’estimant lésée s’est fondé sur les arguments déjà soumis à la Commission concernant la dépersonnalisation. L’avocat a également fait valoir que le fait que la Cour d’appel fédérale a rendu une ordonnance de confidentialité était un facteur pertinent dans l’examen de la demande de dépersonnalisation. L’avocat de l’employeur a déclaré que celui-ci ne prenait pas position sur la dépersonnalisation.

II. Résumé de l’argumentation

6        L’avocat précédent de la fonctionnaire s’estimant lésée avait présenté des arguments sur la dépersonnalisation le 23 juin 2017.

7        La fonctionnaire s’estimant lésée a fait valoir que l’intérêt de la justice nécessitait de protéger son identité dans les motifs de la décision. Elle a fait valoir que le public avait tout intérêt à protéger les plaignants dans les cas de violence sexuelle et à les encourager à signaler ces actes de violence et à demander réparation.

8        La fonctionnaire s’estimant lésée a déclaré que la protection du droit à la vie privée des victimes d’agression sexuelle constituait un facteur important dans la bonne administration de la justice. Elle a fait référence à R. v. Pickton, 2010 BCSC 1198. En plus du droit à la vie privée de la fonctionnaire s’estimant lésée, elle a fait valoir que les interdictions de publication suscitent un intérêt plus large pour la société lorsque des allégations de violence sexuelle sont formulées. Cet intérêt plus large pour la société consiste à réduire le nombre d’agressions sexuelles et à encourager les victimes d’agression sexuelle à se manifester; elle a fait référence à C.W. v. L.G.M., 2004 BCSC 1499, et à Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 RCS 122.

9        La fonctionnaire s’estimant lésée a fait valoir que la tâche de la Commission consistait à concilier ces intérêts avec le principe de transparence judiciaire, en utilisant le critère énoncé dans Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 RCS 835 et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, soit le critère connu sous le nom de « Dagenais/Mentuck ».

10        La fonctionnaire s’estimant lésée a fait valoir que la dépersonnalisation est une forme d’interdiction de publication peu intrusive (voir Canadian Newspapers Co., au paragraphe 20). Elle a mentionné des exemples de décisions de la Commission dans lesquelles la dépersonnalisation des motifs ou des protections semblables ont été ordonnées; par exemple, Employée X c. Agence du revenu du Canada, 2017 CRTEFP 18.

11        La fonctionnaire s’estimant lésée a soutenu que les facteurs suivants appuyaient sa demande de dépersonnalisation :

  1. Elle est une victime et elle a droit à la protection de sa vie privée et de son intégrité psychologique.
  2. La publication de son identité présenterait des risques systémiques en diminuant la vraisemblance que d’autres victimes d’agression sexuelle au travail demandent réparation.
  3. La réparation demandée est restreinte et adaptée, portera atteinte de manière minimale au principe de transparence judiciaire et ne dissimulera pas de manière significative la substance du litige au public.

12        Le 8 septembre 2017, l’avocat de la fonctionnaire s’estimant lésée a présenté des arguments sur la compétence de la Commission pour ordonner la dépersonnalisation. Puisque la Commission a déjà déterminé qu’elle avait compétence pour ordonner la dépersonnalisation, je n’ai pas résumé ces arguments.

III. Motifs

13        La Commission fonctionne selon le principe de transparence judiciaire et ne dépersonnalise généralement pas le nom d’une partie ou d’un tiers dans ses décisions.

14        La Commission a publié une « Politique sur la transparence et la protection de la vie privée », qui est affichée sur son site Web. La politique précise que le principe de transparence judiciaire est important dans notre système juridique et qu’en vertu de ce principe garanti par la Constitution, la Commission tient ses audiences en public, sauf dans des circonstances exceptionnelles. La politique présente ces circonstances exceptionnelles en ces termes :

[…]

Dans des circonstances exceptionnelles, la Commission déroge à son principe de transparence judiciaire pour accéder à des demandes visant la protection de la confidentialité d’éléments spécifiques de la preuve et adapter ses décisions au besoin pour protéger la vie privée d’une personne (notamment en tenant une audience à huis clos, en scellant des pièces présentées en preuve qui contiennent des renseignements médicaux ou personnels de nature délicate ou en protégeant l’identité de témoins ou de tierces parties). La Commission peut accorder de telles demandes lorsqu’elles respectent les normes applicables reconnues dans la jurisprudence.

[…]

15        La dépersonnalisation des noms et des renseignements d’identité est une restriction du principe de transparence judiciaire qui nécessite une évaluation au regard du critère Dagenais/Mentuck.

16        La décision dans Basic c. Association canadienne des employés professionnels, 2012 CRTFP 120, au paragraphe 11, résume le critère Dagenais/Mentuck comme suit :

[11] Le critère Dagenais/Mentuck a été établi dans le cadre de demandes d’ordonnance de non-publication dans des instances criminelles. Dans Sierra Club of Canada, la Cour suprême du Canada a précisé le critère en réponse à une demande d’ordonnance de confidentialité dans le cadre d’une procédure civile. Le critère adapté est le suivant :

[…]

  1. elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter le risque.
  2. ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

                   […]

17        Étant donné que l’affaire devant Commission concernait du harcèlement sexuel, y compris une agression sexuelle, et compte tenu de la nature sensible de la décision, j’estime nécessaire de garder le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée confidentiel pour éviter tout risque grave pour sa vie privée, son intégrité psychologique et sa dignité. De plus, il est dans l’intérêt du public de ne pas décourager les victimes d’agression sexuelle de déposer des allégations. Les effets bénéfiques d’assurer la confidentialité du nom de la fonctionnaire s’estimant lésée pour préserver sa vie privée, son intégrité psychologique et sa dignité, ainsi que pour protéger l’intérêt public de ne pas décourager le signalement des agressions sexuelles l’emportent sur les effets préjudiciables de l’intérêt du public envers des procédures judiciaires ouvertes et accessibles. L’intérêt public et la justice ne seraient pas mieux servis si le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée apparaissait dans la décision de la Commission.

18        Pour ces motifs, j’ordonne la dépersonnalisation du nom de la fonctionnaire s’estimant lésée. Dans la décision de la Commission, elle ne devrait être désignée que par l’expression la « fonctionnaire s’estimant lésée » ou « Jane Doe ».

19        La décision de la Commission identifie également le partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée, un témoin, par son nom. Il n’était pas une partie au grief. La Cour d’appel fédérale ne l’a pas nommé par son nom dans son jugement, mais le désignait comme son fiancé. Le fait de laisser son identité faire partie du dossier ne servirait aucun intérêt public ou judiciaire et constituerait un risque sérieux pour sa vie privée. De plus, dans certaines circonstances, l’identité d’un partenaire peut révéler l’identité de la victime de l’agression sexuelle. L’intérêt public et la justice ne seraient pas mieux servis si le nom du partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée apparaissait dans la décision de la Commission.

20        Pour ces motifs, j’ordonne également la dépersonnalisation du nom du partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée, qui ne devrait être désigné que comme le « partenaire » ou le « partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée » dans la décision de la Commission.

21        Par conséquent, j’ordonne la dépersonnalisation des noms de la fonctionnaire s’estimant lésée et de son partenaire dans les motifs de la décision dans 2017 CRTEFP 55.

22        La Cour d’appel fédérale a renvoyé la question du redressement à la Commission pour une nouvelle décision. L’audience de cette nouvelle décision n’a pas encore été fixée. Pour les motifs qui précèdent, l’ordonnance de dépersonnalisation s’appliquera également à toute décision ou toute réparation.

23        Je passe maintenant à la confidentialité des dossiers de la Commission liés aux griefs de la fonctionnaire s’estimant lésée. Dans la décision sur le fond, la Commission a rendu une ordonnance de confidentialité enjoignant aux parties de préparer une copie des pièces dans laquelle seraient retirés tous les renseignements personnels ou médicaux de la fonctionnaire s’estimant lésée, du collègue ou de tout tiers qui ne seraient pas essentiels à la transparence de la décision. Le 30 juin 2017, la Commission a déterminé que les documents n’avaient pas été expurgés conformément à la décision et elle a ordonné aux parties de fournir des copies expurgées des pièces. Toutefois, cela ne concerne pas les noms de la fonctionnaire s’estimant lésée, de son partenaire et du collègue dans les dossiers de la Commission. Pour les raisons énumérées pour le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée et le nom du partenaire, j’ordonne la dépersonnalisation des noms de la fonctionnaire s’estimant lésée et de son partenaire dans tous les dossiers de la Commission. En ce qui concerne le nom du collègue qui a agressé sexuellement la fonctionnaire s’estimant lésée, j’ordonne la dépersonnalisation de son nom dans tous les dossiers de la Commission, étant donné l’ordonnance actuelle de la Commission selon laquelle le nom du collègue qui a agressé la fonctionnaire s’estimant lésée doit être dépersonnalisé.

24        Afin de permettre la dépersonnalisation des documents, l’ordonnance de mise sous scellés datée du 5 octobre 2017 reste en vigueur pendant le processus de dépersonnalisation.

25        La Commission fournira aux parties une copie de ses dossiers, à l’exception des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat. Les représentants de la fonctionnaire s’estimant lésée doivent dépersonnaliser les documents conformément aux instructions suivantes et obtenir l’accord du représentant de l’employeur en ce qui concerne la dépersonnalisation. Les documents devront être dépersonnalisés en respectant les critères suivants :

  1. le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée est remplacé par la « fonctionnaire s’estimant lésée » ou « Jane Doe »;
  2. le nom du partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée est remplacé par le « partenaire » ou le « partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée »;
  3. le nom du collègue qui a agressé sexuellement la fonctionnaire s’estimant lésée est remplacé par le « collègue ».

26        Les représentants de la fonctionnaire s’estimant lésée doivent produire une copie de ces documents dépersonnalisés au plus tard à 16 h, heure locale d’Ottawa, le 20 décembre 2018.

27        Une fois que la Commission aura confirmé que les documents ont bien été dépersonnalisés, elle remplacera les documents originaux dans ses dossiers par les documents dépersonnalisés.

28        L’ordonnance de mise sous scellés cessera dès que les documents originaux seront remplacés par les documents dépersonnalisés.

29        Au cas où les parties auraient du mal à dépersonnaliser les documents, je resterai saisi de la question jusqu’à son règlement.

30        Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

IV. Ordonnance

31        Les motifs de la décision 2017 CRTEFP 55 seront dépersonnalisés par la Commission. Le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée sera dépersonnalisé par l’utilisation de « Jane Doe » ou de la « fonctionnaire s’estimant lésée » et celui de son partenaire par « partenaire » ou « partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée ».

32        La dépersonnalisation de la fonctionnaire s’estimant lésée, de son partenaire et du collègue s’appliquera à toute décision ultérieure liée à la question de réparation.

33        L’ordonnance de mise sous scellés datée du 5 octobre 2017 reste en vigueur pendant le processus de dépersonnalisation. L’ordonnance cessera dès que la Commission aura confirmé que les documents originaux ont été remplacés par les documents dépersonnalisés.

34        La Commission fournira aux parties une copie de ses dossiers, à l’exception des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat. Le représentant de la fonctionnaire s’estimant lésée doit dépersonnaliser de la manière suivante tous les documents dans la copie fournie et obtenir l’accord du représentant de l’employeur en ce qui concerne la dépersonnalisation :

  1. le nom de la fonctionnaire s’estimant lésée est remplacé par la « fonctionnaire s’estimant lésée » ou « Jane Doe »;
  2. le nom du partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée est remplacé par le « partenaire » ou le « partenaire de la fonctionnaire s’estimant lésée »;
  3. le nom du collègue qui a agressé sexuellement la fonctionnaire s’estimant lésée est remplacé par le « collègue ».

35        Une copie des documents dépersonnalisés sera déposée auprès de la Commission au plus tard à 16 h, heure locale d’Ottawa, le 20 décembre 2018.

36        Une fois que la Commission aura confirmé que les documents ont bien été dépersonnalisés de la manière prévue dans les présents motifs, elle remplacera les documents originaux dans ses dossiers par les documents dépersonnalisés.

37        Au cas où les parties auraient du mal à dépersonnaliser les documents dans le dossier de la Commission, je resterai saisi de la question.

Le 4 décembre 2018.

Traduction de la CRTESPF

Ian R. Mackenzie,

une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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