Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le superviseur de la fonctionnaire s’estimant lésée l’a harcelée sexuellement sur le lieu de travail ainsi que les soirs et les fins de semaine à l’extérieur du lieu de travail – la fonctionnaire s’estimant lésée a demandé une indemnité pour le préjudice moral qu’elle a enduré en raison du comportement inconsidéré de l’employeur pour régler le harcèlement – de plus, elle a demandé un remboursement pour les frais qu’elle a engagés pour un traitement psychologique – l’employeur a soutenu qu’il n’était pas responsable des actes de son superviseur parce qu’il n’avait pas consenti à ce que ce dernier les commette et qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir et limiter les effets du harcèlement – la Commission a conclu qu’aucune preuve ne démontrait que le superviseur avait participé à une formation de sensibilisation ou sur la prévention du harcèlement ou qu’il avait autrement reçu, lu ou compris les politiques de l’employeur à ce sujet – la réponse de l’employeur au harcèlement a aggravé le préjudice causé à la fonctionnaire s’estimant lésée et a permis au superviseur de continuer de la harceler – la première réponse de l’employeur à l’égard du harcèlement a été de demander à la fonctionnaire s’estimant lésée de déménager son lieu de travail dans une autre ville – lorsqu’elle a refusé, l’employeur a changé son bureau d’endroit, mais le nouvel espace de travail se trouvait toujours à proximité de son harceleur – son emplacement permettait au superviseur de la surveiller et de la lorgner de son bureau lorsqu’elle entrait et quittait l’aire de travail – la Commission a conclu que le harcèlement et l’omission par l’employeur de réagir adéquatement lui avaient causé un préjudice réel et permanent – il a été ordonné à l’employeur que des mesures soient prises pour empêcher toute autre forme de harcèlement à l’avenir – la fonctionnaire s’estimant lésée a obtenu 22 955 $ pour les frais qu’elle a engagés, 20 000 $ pour le préjudice moral qu’elle a vécu, et 20 000 $ pour la façon inconsidérée dont l’employeur a géré sa plainte.

Grief accueilli.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  20190121
  • Dossier:  566-34-08752
  • Référence:  2019 CRTESPF 6

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral


ENTRE

MARILYN DORO

fonctionnaire s'estimant lésée

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA

employeur

Répertorié
Doro c. Agence du revenu du Canada


Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage


Devant:
Bryan R. Gray, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour la fonctionnaire s'estimant lésée:
Douglas Hill, Alliance de la Fonction publique du Canada
Pour l'employeur:
Richard Fader, avocat
Affaire entendue à Hamilton (Ontario),
du 21 au 23 août 2018.
(Traduction de la CRTESPF)

MOTIFS DE DÉCISION

I. Résumé

1         Marilyn Doro se désigne comme une mère divorcée et célibataire de trois adolescents. Elle a eu une carrière de plus de 30 ans au sein de l’Agence du revenu du Canada (ARC) à titre d’agente des appels (classifiée SP-06) supervisant en majorité des employées féminines au bureau de l’ARC à Hamilton, en Ontario.

2         Son supérieur immédiat, Domenic D’Ippolito, l’a harcelée sexuellement sur le lieu de travail ainsi que les soirs et les fins de semaine à l’extérieur de ce dernier. Cela a commencé peu de temps après qu’il fut devenu chef d’équipe de sa section et qu’il a déménagé sur son étage de leur immeuble de bureaux à Hamilton. Il faisait partie d’une équipe de gestionnaires à prédominance masculine de sa section. Le harcèlement a duré de mai à octobre 2010, après quoi Mme Doro a trouvé le courage de le signaler à l’ARC. Rien dans la preuve n’indiquait qu’elle avait accepté ou approuvé le harcèlement. Mme Doro a déposé une plainte écrite et l’ARC a engagé un enquêteur indépendant qui a rendu un rapport détaillé environ deux ans plus tard dans lequel il a conclu que 13 incidents différents de harcèlement sexuel s’étaient produits.

3         Le harcèlement comprenait une attention non souhaitée presque quotidienne alors qu’elle était coincée derrière son bureau à son poste de travail modulaire. À deux occasions, M. D’Ippolito l’a touchée alors qu’elle était à son bureau, dont une fois qu’elle a décrite comme une [traduction] « caresse dans le dos » et dont a été témoin un collègue. Il lui a composé et donné deux disques compacts de chansons d’amour. Il lui a dit d’écouter les chansons seulement à la maison. Il l’a invitée à plusieurs reprises à prendre un café ou un repas; il lui a offert de la raccompagner à la maison, il l’a embarrassée en lui envoyant du chocolat par le courrier interne et il lui a offert de l’aider à faire ses tâches ménagères. Il lui envoyait des messages texte le soir et les fins de semaine et il lui a fait des commentaires troublants suggérant qu’il surveillait sa résidence. Il lui a envoyé des courriels à connotation sexuelle à son compte de courriel personnel.

4         M. D’Ippolito s’est vu imposer une suspension de six jours sans traitement comme mesure disciplinaire pour avoir harcelé Mme Doro.

5         Ni les allégations de Mme Doro ni la culpabilité de son harceleur n’étaient en litige dans l’affaire dont je suis saisi, mais ils fournissent le fondement factuel nécessaire pour examiner le renvoi de son grief à l’arbitrage devant la Commission, dans lequel elle invoque la violation de la clause d’élimination de la discrimination de sa convention collective et la violation de ses droits de la personne, prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. (1985), ch. H-6; LCDP).

6         Mme Doro demande un montant en guise de dommages de l’ARC comme le permet la LCDP pour préjudice moral en raison du comportement inconsidéré de l’ARC et des dommages pour un montant de 22 955 $ pour les frais qu’elle a engagés pour le traitement psychologique de son anxiété et de sa dépression, qui selon elle, ont été causées par les mois de harcèlement qu’elle a subis à son lieu de travail.

7         Pour les motifs qui seront indiqués ci-dessous, je conclus que l’ARC a laissé tomber Mme Doro et je la tiens responsable du paiement de ces dommages financiers en vertu de la LCDP.

8         L’ARC aurait dû prendre des mesures plus efficaces pour empêcher le harcèlement sexuel sur le lieu de travail et elle aurait dû agir devant la preuve manifeste et évidente de harcèlement lorsque celle-ci a été présentée pour la première fois. L’ARC aurait dû agir rapidement pour retirer le harceleur du lieu de travail et fournir à Mme Doro un environnement de travail sécuritaire à son propre bureau.

9         L’ARC a aussi fait preuve d’un manque de sensibilité en demandant à Mme Doro si elle souhaitait déménager au lieu de travail de St. Catharines, en Ontario, ce qui a ajouté au préjudice qu’elle a subi puisqu’elle a senti qu’on la tenait pour responsable.

II. Contexte

10        Compte tenu du fait que le harcèlement sexuel subi par Mme Doro de la part de son superviseur et que le préjudice que cela lui a causé n’ont pas été contestés à l’audience, l’issue du présent grief et de la demande fondée sur les droits de la personne reposera sur ma décision à l’égard de trois questions établies dans la LCDP, qui fournit un moyen de défense prévu par la loi au présent grief.L’article pertinent, l’art. 65 de la LCDP, indique ce qui suit :

Présomption

65 (1) Sous réserve du paragraphe (2), les actes ou omissions commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés, pour l’application de la présente loi, avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie.

Réserve

(2) La personne, l’organisme ou l’association visé au paragraphe (1) peut se soustraire à son application s’il établit que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets.

[Je souligne]

11        Il est bien établi qu’en vertu de cet article, tout acte de harcèlement commis par un employé dans le cadre d’un emploi est réputé être un acte commis par l’employeur; voir Jane Doe v. Canada (Attorney General), 2018 FCA 183, au paragr. 21.

12        Toutefois, la LCDP prévoit que l’employeur peut répondre aux allégations selon lesquelles il est responsable du harcèlement en établissant trois aspects différents de la prise des mesures nécessaires, en vertu desquels il sera exonéré de toute responsabilité.

13        Les parties ont conjointement fait valoir dans leur argumentation que l’employeur assumait le fardeau de la preuve afin d’établir les trois aspects du paragr. 65(2) de la LCDP pour indiquer ce qui suit :

  1. il n’a pas consenti aux actes de harcèlement;
  2. il a pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher le harcèlement;
  3. il a pris toutes les mesures nécessaires après le harcèlement pour annuler ses effets sur Mme Doro.

14        Toutefois, si je conclus qu’une ou plusieurs de ces trois exigences n’ont pas été respectées, je peux alors trouver l’ARC responsable. Je dois ensuite examiner les prétentions de l’ARC selon lesquelles elle a déjà répondu à toutes les demandes de mesures correctives présentées par Mme Doro ainsi que la question de savoir si le présent grief devrait être rejeté puisqu’on n’y a pas invoqué de violation de la convention collective lorsqu’il a été présenté au départ à l’ARC.

15        La fonctionnaire s’estimant lésée (la « fonctionnaire ») a allégué que l’ARC avait violé l’article 19 de la convention collective pertinente, soit la clause d’absence de harcèlement et d’élimination de la discrimination. Elle a soutenu que le fait d’avoir subi du harcèlement sexuel sur le lieu de travail de la part de son superviseur représentait un traitement défavorable fondé sur son sexe, qui justifiait une conclusion de discrimination fondée sur le sexe en vertu de la convention collective et de la LCDP.

16        L’article 19 est intitulé « Élimination de la discrimination », et la clause 19.01 prévoit ce qui suit :

19.01 Il n’y aura aucune discrimination, ingérence, restriction, coercition, harcèlement, intimidation, ni aucune mesure disciplinaire exercée ou appliquée à l’égard d’un employé-e du fait de son âge, sa race, ses croyances, sa couleur, son origine ethnique, sa confession religieuse, son sexe, son orientation sexuelle, sa situation familiale, son incapacité mentale ou physique, son adhésion à l’Alliance ou son activité dans celle-ci, son état matrimonial ou une condamnation pour laquelle l’employé-e a été gracié.

17        L’article 19 intègre essentiellement dans la convention collective les interdictions de discrimination indiquées dans la LCDP.

18        L’alinéa 226(2)a) de la Loi donne à la Commission le pouvoir d’interpréter et d’appliquer la LCDP aux affaires renvoyées à l’arbitrage. L’article 7 de la LCDP indique que constitue un acte discriminatoire le fait de défavoriser un employé en cours d’emploi selon un motif de distinction illicite, ce qui comprend le sexe de la personne (paragr. 3(1) de la LCDP).

19        La LCDP aborde précisément le harcèlement sexuel sur le lieu de travail à l’article 14 comme suit :

Harcèlement

14 (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

  1. lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;
  2. lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;
  3. en matière d’emploi.

Harcèlement sexuel

(2) Pour l’application du paragraphe (1) et sans qu’en soit limitée la portée générale, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.

20        Le 1er novembre 2014, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2013, ch. 40, art. 365; LCRTEFP) a été proclamée en vigueur (TR/2014-84) et a créé la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (CRTEFP), qui remplace l’ancienne Commission des relations de travail dans la fonction publique et le Tribunal de la dotation de la fonction publique. Le même jour, les modifications corrélatives et transitoires édictées par les articles 366 à 466 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013 (L.C. 2013, ch. 40) sont aussi entrées en vigueur (TR/2014-84). En vertu de l’article 393 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013, une instance engagée au titre de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; LRTFP) avant le 1er novembre 2014 se poursuit sans autres formalités en conformité avec la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, dans sa forme modifiée par les articles 365 à 470 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013.

21        Le 19 juin 2017, la Loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et d’autres lois et comportant d’autres mesures (L.C. 2017, ch. 9) a reçu la sanction royale et a modifié le nom de la CRTEFP et le titre de la LCRTEFP et de la LRTFP pour qu’ils deviennent respectivement la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »), la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (la « Loi »).

III. Faits

22        Mme Doro a fait preuve de force et de courage lorsqu’elle s’est manifestée et qu’elle a signalé le harcèlement sexuel dont elle était victime et plus encore pour avoir patienté les deux ans qu’a duré l’enquête interne et le temps qu’il a fallu pour que son grief soit présenté à la Commission. Il n’est facile pour personne de présenter un grief et de comparaître devant la Commission en tant que témoin. Il est particulièrement difficile pour une personne de témoigner du harcèlement sexuel dont elle a été victime. Mme Doro a parlé de l’important sentiment de gêne et de honte qu’elle a ressenti après avoir fait l’objet du harcèlement sexuel, des rumeurs à son sujet et de l’isolement qu’elle a senti au travail. Elle était visiblement touchée par le fait de devoir témoigner à l’audience, et le préjudice qu’elle a subi à cause du harcèlement, selon son témoignage, est toujours manifeste.

23        Darrell Mahoney, le sous-commissaire adjoint à la retraite de la région de l’Ontario de l’ARC, a déclaré lors de son témoignage qu’il y a des cas de harcèlement beaucoup plus nombreux que ceux qui sont signalés. Un grand nombre de personnes dans la position de Mme Doro, qui ont été harcelées sexuellement, ont choisi de ne pas subir le traumatisme supplémentaire d’être assujetties à des enquêtes et à des audiences prolongées, comme l’audience actuelle.

24        La fonctionnaire a signalé pour la première fois à son employeur qu’elle était harcelée sexuellement par son supérieur immédiat le 6 octobre 2010. Une note au dossier provenant d’une consultante en ressources humaines de l’ARC a confirmé qu’à cette date, elle avait reçu un appel du chef de la Division des appels de l’ARC de la région de Toronto Ouest, Arun Khanna, qui était le gestionnaire du harceleur. Cette note a confirmé qu’une [traduction] « plainte de harcèlement sexuel » avait été déposée et que la question de la [traduction] « plainte de harcèlement » et du [traduction] « grief visant le harcèlement » avait fait l’objet de discussions avec lui dans le cadre d’un appel téléphonique (pièce E-1, onglet 6).

25        M. Khanna travaillait au bureau de l’ARC de Mississauga et avait 30 employés qui y travaillaient, ainsi que 20 autres à Hamilton et 10 à St. Catharines qu’il supervisait avec l’aide de plusieurs gestionnaires d’équipe.

26        Après environ deux semaines, étant déçue par ce qu’elle a considéré comme une réponse inadéquate de la direction de l’ARC à sa plainte et à sa demande d’un lieu de travail sécuritaire, Mme Doro a déposé un grief le 21 octobre 2010. Les détails de ce qui est arrivé après le dépôt de la plainte seront examinés en profondeur plus loin dans la présente décision.

27        Le grief a été entendu au dernier palier de l’ARC le 4 juin 2013. La Commission a reçu le renvoi de l’affaire à l’arbitrage le 9 juillet 2013.

28        Également le 9 juillet 2013, la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) a reçu un avis en la forme appropriée qu’un grief avait été présenté contre l’ARC dans lequel on alléguait que Mme Doro avait subi de la discrimination et qu’elle avait été traitée de façon préjudiciable en raison de son sexe, contrairement à la LCDP.

29        Dans son avis à la CCDP, Mme Doro a déclaré qu’elle avait subi du harcèlement, y compris du harcèlement sexuel, sur le lieu de travail et qu’elle demandait la mesure corrective suivante :

[Traduction]

  1. Que les mesures discriminatoires et le harcèlement cessent.
  2. Que l’employeur prenne les mesures nécessaires et fasse les efforts raisonnables pour retourner Mme Doro à son aire de travail ou à son poste de travail régulier.
  3. Que l’employeur redonne à Mme Doro ses crédits de congé de maladie.
  4. Que l’employeur veille à ce que Mme Doro et son harceleur ne travaillent pas dans la même unité ni le même lieu de travail.
  5. Que l’employeur indemnise Mme Doro et lui verse une indemnité pécuniaire pour le préjudice moral qu’elle a subi en raison de cette discrimination.
  6. Toute autre mesure corrective jugée appropriée dans les circonstances.

[…]

30        Mme Doro relevait de M. D’Ippolito qui a été son supérieur immédiat de janvier à octobre 2010. Elle a déclaré lors de son témoignage qu’il a déménagé au troisième étage du bureau où elle travaillait puisqu’il a assumé le poste de chef d’équipe lorsque son ancien chef d’équipe a pris sa retraite.

31        Le harcèlement s’est produit entre mars 2010 et octobre 2010 inclusivement, puis il s’est poursuivi d’une façon beaucoup plus limitée, comme il sera décrit plus loin, pendant une période de quelques semaines après le dépôt de la plainte puisque M. D’Ippolito a continué de travailler près de Mme Doro, qu’il la surveillait et la lorgnait de son bureau parce qu’elle était obligée d’emprunter le couloir vers son poste de travail et, depuis cette position, il pouvait la voir dans le couloir.

32        Le témoignage non contredit de M. Khanna a établi que lorsqu’elle a appris les allégations de harcèlement, l’ARC a réagi rapidement. Dans les jours qui ont suivi le dépôt de la plainte, elle a trouvé un nouveau chef d’équipe pour superviser le groupe de Mme Doro, le 18 octobre 2010. Mme Doro s’est absentée du travail pour raison de maladie pendant plusieurs jours après avoir signalé le harcèlement.

33        Le 12 octobre 2010, M. Khanna a communiqué avec Mme Doro et sa représentante syndicale, Maria Wormsbecker. Il a déclaré qu’il avait plusieurs options pour créer une séparation physique entre Mme Doro et son harceleur. Il a suggéré qu’une option était qu’elle déménage son lieu de travail à St. Catharines, qu’elle se voit rembourser le kilométrage de son véhicule et reçoive une indemnité de repas lorsqu’elle est en déplacement, qu’elle passe à une autre équipe pour accomplir des tâches différentes dans une autre partie de son immeuble à Hamilton ou que son bureau soit déménagé à quelques mètres dans le même espace ouvert et qu’il se trouve dans ce qui est appelé la zone de la RS&DE du même étage.

34        M. Khanna a rencontré Mme Doro et Mme Wormsbecker encore une fois le lundi 18 octobre et il a répété les trois options pour accomplir une séparation physique entre Mme Doro et son harceleur. Ses notes de rencontre indiquaient que si elle déménageait son lieu de travail à St. Catharines, ce serait jusqu’en avril 2011. Comme quatrième option, M. Khanna a demandé à Mme Doro d’envisager le télétravail depuis la maison. Les notes indiquent aussi qu’il lui a dit qu’il avait obtenu l’accord de M. D’Ippolito pour prendre les lundis de congé pour une semaine de travail comprimée plutôt que le vendredi qu’il préférait, ce qui équivalait à seulement trois jours par semaine pendant lesquelles le harceleur et Mme Doro seraient au bureau. Même si elles ont été contestées dans les témoignages et quelque peu remises en question par les déclarations en contre-interrogatoire de M. Khanna, les notes de ce dernier indiquent aussi que Mme Doro a accepté que son poste de travail soit déplacé dans la section de la RS&DE à son retour au travail de son congé de maladie.

35        Dans ses notes du 15 octobre 2010, M. Khanna déclare que dans le cadre de ses discussions avec les représentants de la section locale du syndicat, [traduction] « tous ont reconnu » que même si Mme Doro passait à la section de la RS&DE, elle-même et le harceleur [traduction] « […] ne pourraient pas s’éviter ». Une autre note de la même journée prise par M. Khanna indique qu’il a dit à sa conseillère en relations de travail que Mme Wormsbecker lui avait dit la même journée que Mme Doro menaçait de quitter son emploi puisqu’elle refusait d’accepter ses trois options de déplacer son poste de travail dans diverses zones du même étage ou à un autre étage de l’immeuble.

36        Je fais remarquer que cette note contient du texte copié-collé d’un courriel du 18 octobre 2010 de la même conseillère en relations de travail et qu’elle contient ce qui suit (pièce E-1, onglet 11, page 35) :

[Traduction]

[…] De plus, si la direction croit que le harcèlement s’est produit, des mesures peuvent être prises peu importe la question de savoir si l’employé dépose ou non une plainte officielle. Entre-temps, il est conseillé que la direction continue la recherche de faits et mette en œuvre les mesures provisoires nécessaires pour assurer le bien-être et les droits des deux parties […]

37        M. Khanna a avisé sa conseillère en relations de travail le 25 octobre 2010, puis a informé Mme Doro et son harceleur par courriel, que Mme Doro [traduction] « […] passerait au poste de travail près de la section de la RS&DE », qu’elle relèverait d’un autre chef d’équipe à compter du 18 octobre 2010 et que, si Mme Doro avait un doute, elle-même et le harceleur se voyaient interdits de communiquer l’un avec l’autre.

38        Mme Doro a déclaré que le 21 octobre 2010, elle en est venue à la conclusion que ses préoccupations pour avoir un lieu de travail libre de harcèlement n’étaient pas prises au sérieux. Elle a déclaré qu’elle a été surprise et déçue à son retour au travail après avoir pris un congé maladie pendant plusieurs jours de constater que son poste de travail avait été déplacé dans la section de la RS&DE. Mme Doro a donc décidé de présenter un grief ce jour-là.

39        Lorsque le grief a été présenté, l’ARC a entamé le processus de trouver et d’embaucher un enquêteur indépendant pour examiner les diverses allégations. M. Mahoney a témoigné au sujet du processus d’enquête sur la plainte de harcèlement. Il a dit que le 20 septembre 2011, l’enquêteur indépendant avait terminé les entrevues, mais que l’examen approfondi fondé sur l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels (AIPRP) avait nécessité un délai [traduction] « extraordinaire ».

40        Le rapport d’enquête a été communiqué aux parties dans sa forme finale le 18 octobre 2012, environ 24 mois après le dépôt de la plainte. Il semble selon le calendrier des événements présenté conjointement par les parties que 10 des 24 mois ont été nécessaires pour [traduction] « l’examen approfondi fondé sur l’AIPRP » de la version provisoire et de la version finale du rapport.

41        M. Khanna a déclaré que vers la fin de ce délai concernant cette question, au printemps 2012, les conclusions de l’enquête étaient connues et qu’il savait que M. D’Ippolito devait quitter la Division des appels pour la Division de la vérification sur un autre étage du même immeuble à Hamilton.

42        Comme il est indiqué dans le rapport, la « Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement » de l’ARC décrit le harcèlement ainsi à la page 3 :

Le harcèlement est une forme d’inconduite et s’entend de tout comportement inconvenant d’un employé envers un autre employé, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Il comprend un acte répréhensible, un propos ou une exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, et tout acte d’intimidation ou de menace, qui affecte celle-ci ou son environnement de travail à son détriment.

Il comprend le harcèlement discriminatoire aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

43        Le rapport d’enquête, à la page 4, indique que [traduction] « Toutes les enquêtes administratives appliquent la norme de preuve civile pour en arriver à une conclusion. La norme de preuve est la “prépondérance des probabilités”; ce qui signifie qu’une preuve crédible doit établir qu’il est plus que probable que les événements se sont produits comme ils ont été allégués ».

IV. Analyse

Question 1 : L’ARC a-t-elle consenti au harcèlement?

44        La première étape du critère de l’article 65 de la LCDP que doit franchir l’employeur pour se défendre d’une accusation de ce qui correspond à une responsabilité du fait d’autrui pour le harcèlement d’un employé m’oblige à examiner la question de savoir si l’ARC a consenti au harcèlement qui est visé par la plainte.

45        La fonctionnaire a dit que bien qu’il n’y ait eu aucun consentement de la part de l’ARC au harcèlement avant qu’il soit signalé, son avocat a soutenu que le harcèlement qu’elle a subi après être passée à la section de la RS&DE équivalait au consentement de l’ARC.

46        De prime abord, en ce qui concerne cette question, l’avocat de l’ARC a répondu par un [traduction] « non » rapide et ferme en réponse à cet argument. L’ARC n’a de toute évidence pas consenti aux mois de harcèlement subis par Mme Doro avant qu’elle dépose sa plainte. De plus, il était manifeste que lorsque la plainte a été déposée, les fonctionnaires responsables étaient véritablement préoccupés pour elle et qu’ils ont pris des mesures significatives pour l’aider.

47        Toutefois, j’ai invité à deux reprises l’avocat de l’ARC à répliquer à l’affirmation de la fonctionnaire selon laquelle elle a exigé que son harceleur déménage et que ce soit plutôt elle qui a dû déménager à quelques postes de travail modulaires de son espace de travail original le 18 octobre 2010. C’était 12 jours après la première rencontre avec M. Khanna pendant laquelle il a eu connaissance des détails du harcèlement. J’ai demandé à l’avocat de l’ARC de dire si le résultat de ce déplacement, qui constituait du harcèlement continu de Mme Doro, pouvait être considéré comme du harcèlement. La réponse a été [traduction] « non ».

48        L’avocat de l’ARC a aussi soulevé une preuve contestée pour affirmer qu’en fait, Mme Doro avait consenti au déménagement, faisant probablement valoir que cela annulait en quelque sorte la responsabilité de l’ARC quant à l’absence d’un lieu de travail sécuritaire dans la nouvelle disposition des espaces de bureaux.

49        Le nouvel espace de travail de Mme Doro était toujours à proximité du harceleur. En fait, il pouvait s’asseoir à son bureau et la voir aller à son poste de travail modulaire et en venir. Elle a dit qu’il la surveillait régulièrement de son bureau et qu’il la [traduction] « lorgnait » alors qu’elle marchait dans le couloir qu’elle devait emprunter pour entrer dans sa zone de travail et en sortir.

50        Les mesures exactes du plan de l’espace de travail n’ont pas été fournies à l’audience, mais un diagramme a été déposé en preuve. Il montrait que Mme Doro a été déplacée à une distance de six ou sept postes de travail modulaires individuels à la suite de ses efforts afin d’obtenir un environnement de travail sécuritaire et libre de harcèlement après avoir déposé sa plainte. Rien dans la preuve n’indiquait les mesures exactes de chaque espace de travail modulaire, mais les parties ont reconnu qu’ils avaient une taille plutôt normale. Je prends connaissance que chaque poste de travail modulaire a une taille de deux mètres ou trois mètres sur deux mètres ou trois mètres.

51        M. Khanna a confirmé tout cela en témoignant des nombreux efforts qu’il a faits pour tenter de régler les problèmes des regards insistants et des regards concupiscents posés par sa nouvelle disposition des espaces de bureaux. Il a expliqué en détail comment il a dit au harceleur qu’il devait fermer sa porte et arrêter de lorgner Mme Doro. La demande de fermeture de la porte s’est transformée en ce qui ressemblait à une négociation avec le harceleur, qui s’est plaint de l’air vicié dans son bureau. Puis, une entente a été conclue en vertu de laquelle la porte serait fermée 80 % du temps. Le témoignage de M. Khanna a porté aussi sur ses efforts pour que le harceleur accepte de déplacer son bureau ou sa chaise pour qu’il lui soit plus difficile de regarder dans le couloir et d’observer Mme Doro. Il a déclaré que le harceleur s’est fortement opposé aux efforts pour que son bureau et sa chaise soient réorientés.

52        Mme Doro a déclaré qu’au bout du compte, son harceleur a continué pratiquement sans relâche de s’asseoir dans son bureau et de la dévisager et de la lorgner alors qu’elle se rendait à son nouveau poste de travail modulaire ou en revenait. M. Khanna l’a déplacée après ce qu’elle a appelé ses demandes répétées d’être déplacé loin du harceleur pour qu’elle puisse avoir un environnement de travail libre de harcèlement.

53        La collègue et représentante syndicale de Mme Doro, Mme Wormsbecker, l’a aidée à signaler le harcèlement continu et à participer aux nombreuses rencontres de suivi et communications avec la direction. Elle a déclaré que le 19 octobre 2010, elle a vu que le contenu du bureau de Mme Doro avait été emballé et déplacé. Elle a dit qu’elle avait parlé avec M. Khanna cette journée-là et qu’elle lui avait dit que Mme Doro ne voulait pas changer de place.

54        L’avocat de l’ARC a renvoyé à un courriel que M. Khanna a fait parvenir à Mme Doro le 18 octobre 2010 qui fournirait des notes de leur rencontre récente. Le courriel indique en partie ce qui suit :

[Traduction]

[…] Les points qui suivent ont été acceptés :

[…]

3. Marilyn passera au poste de la RS&DE et utilisera la porte de la RS&DE comme points d’entrée et de sortie.

4. Les contacts avec Domenic [D’Ippolito] seront évités autant que possible.

[…]

55        J’ai attiré l’attention sur le quatrième point, puisqu’il devait être ironique pour Mme Doro de lire, après avoir imploré l’ARC d’empêcher M. D’Ippolito de la harceler, que son cadre supérieur pense qu’il était nécessaire de lui dire de réduire ses contacts avec lui.

56        L’autre document qui a été déposé en preuve au sujet duquel M. Khanna a témoigné était ses notes de rencontre écrites qui indiquaient qu’il avait rencontré Mme Doro et Mme Wormsbecker le 18 octobre 2010 :

[Traduction]

[…]

3. AK a répété ses options de séparer la plaignante et l’intimé et il a ajouté une quatrième option :

  1. MD travaillerait à St. Catharines jusqu’en avril 2011,
  2. MD travaillerait à la Vérification au 4e étage et relèverait de […],
  3. MD travaillerait au poste de la RS&DE un peu en retrait des Appels,
  4. une nouvelle 4e option de télétravail serait offerte à MD jusqu’à ce que la question soit réglée. On a fait remarquer que MD était une télétravailleuse avant le changement de politique en avril 2009.

[…]

5. On a proposé de réduire les contacts entre MD + DD, MD pourrait passer au poste de la RS&DE et on demanderait à DD de prendre les lundis de congé puisque MD + DD sont en congé les vendredis. Ainsi, ils seraient au bureau les mardis, les mercredis et les jeudis.

[…]

7. Aussi, après la rencontre, MW a informé AK qu’ils emprunteraient la voie officielle du harcèlement. Ils étaient aussi d’accord pour que MD passe au poste de la RS&DE, puisque DD avait accepté de changer ses jours de congé pour les lundis.

[…]

57        Dans son interrogatoire principal sur cette question, M. Khanna a déclaré que pendant les deux premières semaines après avoir appris la situation, il a tenu plusieurs rencontres. Il savait que les deux parties à la plainte devaient être séparées et il a envoyé les notes de rencontre à Mme Doro et à Mme Wormsbecker qui indiquaient qu’elle devait être déplacée à la zone de la RS&DE. Il a déclaré qu’elle n’a jamais dit qu’elle ne voulait pas déménager ni qu’elle avait répondu à ses notes de rencontre qui indiquaient qu’elle avait accepté le déménagement.

58        Dans son témoignage assermenté, Mme Doro a nié avec véhémence avoir accepté de déménager son poste de travail à plusieurs mètres dans la zone de la RS&DE. Elle a déclaré qu’en fait, après s’être absentée en congé de maladie, elle est revenue à son bureau et qu’elle était choquée et bouleversée de constater que son poste de travail et ses effets personnels avaient été déplacés, sans qu’elle soit au courant ou qu’elle donne son consentement.

59        La preuve documentaire déposée à l’audience corrobore ce témoignage puisque les notes de rencontre que M. Khanna dit avoir rédigées (pièce E-1, onglet 11) indiquaient clairement que le 15 octobre, Mme Wormsbecker avait dit à M. Khanna que son option de déplacer Mme Doro à la section de la RS&DE était problématique puisque Mme Doro et M. D’Ippolito ne pourraient pas s’éviter l’un l’autre. Les notes indiquent également la préoccupation de Mme Wormsbecker quant à la suggestion que Mme Doro devait déménager (en particulier les options 1 et 2), puisqu’elle était la victime. Les notes indiquent aussi que Mme Wormsbecker a dit qu’elle demanderait à Mme Doro si l’option 3 (son déménagement) était acceptable.

60        Une autre note de M. Khanna prise à la même date indique que dans le cadre de discussions avec sa conseillère en relations de travail, il a dit que Mme Doro n’accepterait aucune des trois options de déménager son poste de travail et qu’elle avait menacé de démissionner. Il a ajouté qu’il a dit à la conseillère en relations de travail que [traduction] « MD avait refusé de déménager et que DI refuserait probablement aussi ».

61        Interrogé de nouveau pendant son interrogatoire principal sur la réaction de Mme Doro à son déménagement vers un nouveau poste de travail dans la zone de la RS&DE, M. Khanna s’est quelque peu ravisé et a déclaré [traduction] : « Elle n’était pas très enthousiaste à l’idée de déménager. »

62        Il a ensuite déclaré que Mme Doro voulait tellement être séparée physiquement de son harceleur qu’elle a dit qu’il devrait être expulsé de l’immeuble et congédié. M. Khanna a déclaré que cela montre que sa perception était biaisée.

63        Au contraire, M. Khanna a dit qu’il n’avait pas d’autre option puisque le harceleur avait nié tout acte répréhensible et qu’il l’avait déjà forcé contre sa volonté à modifier son jour de congé de sa semaine de travail comprimée. M. Khanna a ajouté qu’il pensait que le fait de changer de chef d’équipe serait un [traduction] « cauchemar ».

64        M. Khanna a été amené en contre-interrogatoire à expliquer la contradiction apparente dans son témoignage selon laquelle Mme Doro avait accepté que son poste de travail soit déménagé (conformément à ses notes de rencontre) comparativement à son témoignage verbal selon lequel elle n’était pas très enthousiaste à l’idée de déménager. Il a alors dit qu’il ne s’agissait pas de déclarations contradictoires de sa part puisque Mme Doro a fait les deux choses. Il a dit qu’elle avait accepté de déménager, mais qu’elle n’était pas enthousiaste à cette idée. Il a dit qu’elle acceptait le déménagement jusqu’à un certain point à titre de mesure provisoire.

65        Bien que ma conclusion sur la première étape du critère en vertu du paragr. 65(2) de la LCDP ne dépende pas de ce qui suit, je conclus que Mme Doro s’est constamment opposée aux efforts de déménager son poste de travail et que les notes de M. Khanna à son représentant étaient précises lorsqu’il a déclaré que Mme Doro s’opposait aux trois options de déménagement qu’il lui avait présentées.

66        Alors, en résumé, je conclus que l’ARC considérait le souhait de Mme Doro d’avoir un lieu de travail sécuritaire comme un fardeau qu’elle devait régler elle-même en déménageant dans un lieu de travail d’une nouvelle ville ou à un autre étage ou en restant à la maison et en faisant du télétravail. Les notes de rencontre de M. Khanna du 18 octobre 2010 confirment cela, comme il est mentionné précédemment, lorsqu’il a donné à Mme Doro quatre options pour déplacer son lieu de travail.

67        Mme Doro a témoigné du stress et de la crainte terribles que cet arrangement lui a causés puisqu’elle avait signalé le harcèlement, passé une brève période à la maison malade en raison du stress puis est revenue au travail pour découvrir que son poste de travail avait été déplacé dans le cadre du nouvel arrangement qui avait été imposé par M. Khanna.

68        Compte tenu des faits confirmés par M. Khanna, soit que la nouvelle disposition des espaces de bureaux a fait en sorte que le harceleur a continué de dévisager et de lorgner Mme Doro, qu’elle en est venue à craindre pour sa sécurité lorsqu’elle venait au travail chaque jour à cet endroit et qu’elle a dû quitter le travail et commencer une longue période de congé de maladie en raison de la crainte, de l’anxiété et de la dépression causées par le harcèlement sexuel, je conclus que l’ARC est responsable de l’aggravation du préjudice qui lui a été causé par le harcèlement continu qui s’est produit après le déménagement de Mme Doro dans la zone de la RS&DE.

69        L’ARC était clairement au courant de ces agissements et des conséquences pour Mme Doro. Ils font donc en sorte que l’ARC est responsable. La connaissance directe de l’ARC de la disposition des espaces de bureaux et sa responsabilité à cet égard équivalent à un consentement. Par conséquent, je conclus, dans le cadre de sa défense pour le présent grief, que l’ARC n’a pas respecté la première étape du critère en vertu de l’art. 65 de la LCDP.

Question 2 : L’ARC a-t-elle pris les mesures nécessaires pour empêcher le harcèlement?

70        La deuxième partie de la défense de l’ARC en vertu du paragr. 65(2) de la LCDP est qu’elle a pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’acte. L’ARC a invoqué les mesures nécessaires prises pour empêcher le préjudice, ce qui a été examiné dans les témoignages.

71        M. Mahoney a témoigné au sujet des détails d’un programme de lutte contre le harcèlement de l’ARC. Il a parlé du contexte de cette campagne puisque dans un sondage, un employé de l’ARC sur cinq a répondu qu’il avait vécu du harcèlement ou de la discrimination sur le lieu de travail. Toutefois, le nombre réel de plaintes déposées était de loin inférieur à une personne sur cinq qui avait répondu ainsi.

72        M. Mahoney a témoigné au sujet des détails du programme. Il a discuté d’une série de pièces, qui comprenaient les copies de courriels envoyés à tous les employés de l’ARC. Il a aussi expliqué que les politiques sur le harcèlement ont été mises à jour et envoyées de nouveau à tous les employés et que des ateliers étaient tenus à leur intention pour s’assurer qu’ils savaient ce qu’étaient le harcèlement et la discrimination et comment les reconnaître.

73        M. Mahoney a aussi expliqué comment un site Web a été lancé dans le cadre d’une campagne pour un lieu de travail respectueux et qui comportait un énoncé d’engagement envers l’effort du commissaire de l’ARC. La campagne comprenait un message en langage simple et une politique complète sur la prévention et le règlement du harcèlement.

74        Interrogé dans le cadre de son interrogatoire principal sur le rôle d’un gestionnaire en vertu de la politique, il a expliqué que tous les employés devaient se manifester et, au besoin, signaler à la direction dès que possible ou à son représentant syndical tout harcèlement. Il a aussi déclaré que les gestionnaires pouvaient recourir à un mode substitutif de résolution des différends comme l’une des options pour régler le harcèlement, mais que cela ne pouvait pas remplacer la prise de mesures et la poursuite de la plainte sur la voie officielle de règlement des griefs.

75        L’ARC a déposé des copies de courriels du 14 avril 2010 de « NAT-Distribution » intitulés [traduction] « Message du commissaire et du sous-commissaire » qui contenaient des messages de politiques et parfois des vidéos. Ces courriels et les pièces jointes [traduction] « encouragent » les employés de l’ARC à se familiariser avec les politiques qui font la promotion d’un [traduction] « […] environnement de travail respectueux qui valorise les relations de travail positives » et le [traduction] « bien-être individuel » et décrivent le comportement attendu sur le lieu de travail et ce qui constitue ou non le harcèlement au travail. Le message se termine par l’énoncé suivant : [traduction] « La promotion d’un lieu de travail respectueux est un effort collectif. Nous encourageons chacun d’entre vous à y prendre part et nous vous remercions de votre engagement envers cette importante initiative nationale » (pièce E-1, onglet 2) [je souligne].

76        À mon avis, ces politiques bien intentionnées sont des banalités sans conséquence au mieux dans le contexte du harcèlement sexuel subi par Mme Doro de la part de son superviseur. Je conclus que les mots-clés de cet effort de sensibilisation nationale, qui sont [traduction] « promotion » et [traduction] « nous encourageons » sont trop passifs pour aborder correctement le harcèlement sexuel.

77        Le courriel suivant envoyé à tous les employés de cette série de campagnes de sensibilisation contient une autre vidéo. Aucune des vidéos n’a été déposée en preuve à l’audience. Le courriel du 5 août 2010 fait la promotion d’une initiative relative à un lieu de travail respectueux. Il indique que tout le monde peut aider à créer et à maintenir un lieu de travail respectueux et que la mise en place d’une étiquette de travail professionnel et la démonstration d’un comportement qui mène à des relations de travail harmonieuses et productives fait partie intégrante des activités quotidiennes des employés (pièce E-1, onglet 3).

78        Surtout, je remarque qu’aucun élément de preuve n’a été déposé pour démontrer qu’un document de sensibilisation ou de formation sur la prévention du harcèlement a réellement été reçu, lu et compris par M. D’Ippolito. Je n’ai pas non plus entendu de témoignages ou reçu d’éléments de preuve documentaire indiquant qu’il a assisté ou participé à un atelier sur la prévention du harcèlement qui, selon ce que j’ai appris, était destiné à tous les employés. Des dossiers indiquant que le harceleur a reçu ces documents et, beaucoup plus important, des dossiers de sa participation à un atelier et d’une méthode d’évaluation pour évaluer sa compréhension des documents auraient été utiles à mon examen de la deuxième étape du critère en vertu de l’art. 65 de la LCDP.

79        L’avocat de l’ARC a invoqué un cas du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP), François c. Canadien Pacifique Ltée, [1988] D.C.D.P. no 1 (QL), au soutien de l’argument selon lequel le programme de sensibilisation et de prévention du harcèlement qu’il a appliqué devrait, comme dans François, l’exonérer de toute responsabilité selon la deuxième étape de l’analyse en vertu du paragr. 65(2). Je fais une distinction de François selon les faits puisque cette affaire ne porte pas sur le harcèlement sexuel et qu’un témoin dans ce cas a déclaré qu’il avait assisté à un séminaire sur le harcèlement au travail.

80        Même si elle n’a pas été citée par les parties, je remarque que dans ma décision Campbell c. Agence du revenu du Canada, 2016 CRTEFP 66, aux paragraphes 28, 29 et 49, j’ai porté une attention particulière sur la formation approfondie que l’ARC et le syndicat ont fournie à tous les employés pour les prévenir des règles du code de conduite pertinent et des graves conséquences existantes pour sanctionner ces violations, y compris les licenciements, et je m’y suis fondé, ainsi :

28 […] Je pense qu’un employeur est en droit de juger problématiques tous les cas où un employé décide consciemment, pour des motifs personnels, d’enfreindre des règles strictes très claires qu’il ou elle comprend et que les gestionnaires et l’agent négociateur lui rappellent de façon itérative. Dans la preuve dont je dispose, j’ai de nombreux exemples de cas où l’employeur et l’agent négociateur du fonctionnaire ont expressément demandé à tout le personnel de respecter le code de conduite de l’employeur. Entre autres choses, ce code de conduite interdit aux employés de consulter leurs propres dossiers. Il interdit également aux employés d’aider des membres de leur famille, des amis ou des connaissances. Si un employé se voit attribuer le dossier de quelqu’un qu’il connaît ou à qui il est lié, il est censé le signaler immédiatement à son superviseur.

29 Le fonctionnaire devait participer à un séminaire dans la cadre duquel on a rappelé à tout le personnel les divers aspects du code de conduite. Des exemples de cas où des membres de leur famille et des amis sollicitent l’aide des employés ont été présentés durant ce séminaire. Durant la présentation, il a été mentionné que tout type d’échange et d’aide était interdit et que l’inconduite d’un employé pouvait faire l’objet de mesures disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement. Le séminaire se terminait par le conseil suivant aux employés : [traduction] « Ne mettez pas votre carrière en péril ». Il était en outre expliqué que malgré les communications répétées au sujet de l’accès non autorisé et de l’inconduite des employés, les employés continuaient d’adopter ce genre de comportement, mettant ainsi en danger leur carrière. Il était aussi souligné que la majorité de ces infractions étaient commises par des employés chevronnés.

[…]

49 […] On lui avait offert des douzaines d’auxiliaires didactiques et d’aide-mémoire, ainsi que de l’appui conjoint de la part de l’employeur et de l’agent négociateur pour veiller à ce qu’il comprenne bien le code de conduite et s’y conforme. […]

[Je souligne]

81        À mon avis, les efforts concertés de l’ARC et du syndicat dans Campbell contrastent nettement avec la preuve dont je dispose en l’espèce puisqu’elle concerne la sensibilisation et la formation et, surtout, les conséquences du harcèlement sexuel sur le lieu de travail à l’ARC.

82        De toute évidence, l’ARC et le syndicat sont beaucoup plus avancés dans leur réflexion sur la façon d’empêcher les employés de contrevenir au code de conduite pertinent et ont établi et clairement communiqué les conséquences sévères d’une telle contravention. Ce type de formation en personne pour tous les gestionnaires, accompagnée des conséquences sévères clairement communiquées du harcèlement sexuel perpétré, comme l’a fait M. D’Ippolito, sur un membre de son personnel, aurait pu permettre à ce dernier de prendre une pause et d’évaluer les conséquences de ses gestes, tant pour lui-même que pour Mme Doro.

83        À la lumière du préjudice causé à Mme Doro par son chef d’équipe, l’ARC et le syndicat représentant les employés et la direction auraient avantage à l’avenir de consacrer les mêmes efforts dans la prévention du harcèlement sexuel et la création et la diffusion d’un document de sensibilisation sur les conséquences plus significatives (comme c’était le cas en l’espèce pour M. D’Ippolito) du harcèlement, en particulier puisque le harceleur est en position d’autorité, comme c’était le cas pour le harceleur qui gérait les activités quotidiennes de Mme Doro.

84        Pour montrer qu’il a pris les mesures nécessaires pour empêcher le harcèlement sexuel, en vertu du paragr. 65(2) de la LCDP, l’employeur devrait créer, de préférence en collaboration avec le syndicat, une campagne de sensibilisation qu’il peut invoquer aux audiences comme la présente pour montrer que tous les employés, en particulier les gestionnaires, ont suivi une formation sur la politique de lutte contre le harcèlement et qu’ils ont aussi été avisés des sanctions en vigueur pour sa violation.

85        La preuve dont je suis saisi établissait clairement la crainte des gestionnaires de Mme Doro que le fait de forcer le harceleur à déménager dans un nouveau lieu de travail serait contesté. La présente formation de la Commission hésiterait énormément à accueillir un grief présenté par un harceleur sexuel qui, sur la preuve d’un acte répréhensible, devrait être rapidement réinstallé afin de rétablir un environnement de travail sécuritaire et respectueux pour la personne qui a été harcelée.

86        Lorsqu’un excellent programme de lutte contre le harcèlement avertit les employés des conséquences qu’ils subiront si on constate qu’ils ont harcelé sexuellement une personne et si le harceleur connaissait déjà les conséquences possibles de son harcèlement, y compris le fait d’être retiré du lieu de travail, il sera beaucoup plus difficile pour une personne d’obtenir gain de cause dans le cadre d’un grief contre toute mesure raisonnable prise rapidement pour atténuer le préjudice causé à la personne victime du harcèlement.

87        Pour les motifs que j’ai indiqués, je conclus que l’ARC n’a pas pris les mesures adéquates pour empêcher le harcèlement sexuel qu’a subi Mme Doro.

Question 3 : L’ARC a-t-elle pris des mesures raisonnables pour atténuer le préjudice subi par Mme Doro après qu’elle eut signalé être victime de harcèlement sexuel?

88        Immédiatement après le signalement du harcèlement, l’employeur a réagi avec une célérité louable pour examiner la question.

89        M. Khanna s’est rendu à Hamilton le lendemain afin de rencontrer Mme Doro et sa représentante syndicale. C’était un jeudi, et le jour suivant où le harceleur était au travail et a pu être interrogé était le mardi suivant, après une longue fin de semaine. M. Khanna est revenu à cette première occasion pour faire enquête sur les allégations qu’il avait entendues en personnes cinq jours plus tôt.

90        M. Khanna a déclaré que lorsqu’il a présenté à M. D’Ippolito le fait qu’une plainte de harcèlement sexuel avait été déposée contre lui, l’accusé est devenu très émotif et a tout nié de façon catégorique. M. Khanna a déclaré que M. D’Ippolito a réfuté toutes les accusations.

91        M. Khanna a déclaré qu’à la rencontre, il a présenté au harceleur certaines des allégations, comme le fait qu’il ait préparé un CD de chansons d’amour et qu’il l’a donné à Mme Doro. En réponse, M. D’Ippolito a expliqué à M. Khanna qu’il a donné à de nombreux employés des CD de musique, expliquant, mais ne niant pas, l’allégation selon laquelle il a donné à Mme Doro des chansons d’amour.

92        Comme je venais d’entendre un témoignage selon lequel le harceleur avait admis avoir donné à Mme Doro des chansons, mais n’ayant pas entendu d’autres témoignages à ce sujet, j’ai interrogé M. Khanna sur ce qu’il avait pu comprendre du harceleur au sujet des chansons qu’il avait données à Mme Doro. M. Khanna s’est mis sur la défensive et a déclaré de façon abrupte qu’il importait peu le type de chansons qui lui avaient été données puisqu’il existe beaucoup de types de chansons, y compris des chansons de protestation, ce qu’il a donné comme exemple de chansons qui pouvaient avoir été données à Mme Doro.

93        Si M. Khanna s’était renseigné au sujet du contenu des CD (le rapport d’enquête final indique à la page 99 que Mme Doro a décrit avoir reçu deux CD de musique de M. D’Ippolito, dont le premier a été reçu au début de juin) ou avait réellement demandé le CD, il aurait découvert que M. D’Ippolito a donné à Mme Doro des chansons d’amour de Rod Stewart, soit « When a man loves a woman » et « Have I told you lately that I love you? ».

94        Mme Doro a dit à l’enquêteur que lorsqu’elle a fait jouer pour la première fois le premier CD, elle a entendu la chanson « When a man loves a woman », ce qui a fait en sorte qu’elle se sente malade et elle a arrêté la musique et n’a écouté aucune des 13 autres chansons sur ce CD (voir la page 99 du rapport d’enquête).

95        Cette décision délibérée de M. Khanna de ne pas tenir compte des faits importants me montre plus que tout autre aspect de son témoignage que la réaction de l’employeur était inadéquate pour aborder le harcèlement et atténuer ses effets négatifs sur Mme Doro.

96        Si M. Khanna avait posé la question suivante évidente après que le harceleur eut admis avoir donné les CD de musique aux employés, soit de demander quelles chansons se trouvaient sur ces derniers et en particulier ceux qu’il a donnés à Mme Doro, cela aurait donné à l’employeur la preuve nécessaire pour prendre une mesure plus significative et rapide.

97        Une autre question évidente sur ce point important aurait été pour M. Khanna de demander à voir et à entendre le CD lui-même, si l’une des parties l’avait toujours. Rien dans la preuve ne m’indique qu’il a fait une telle demande.

98        Un élément qui ajoute au défaut par M. Khanna de prendre des mesures évidentes et simples pour se renseigner davantage sur la musique était son témoignage dans lequel il admet qu’un soir avant que le harcèlement soit signalé, il s’était présenté à un dîner de travail au restaurant avec de nombreux employés et lorsqu’une personne a demandé pourquoi Mme Doro n’était pas là, une autre personne a répondu qu’elle avait peut-être un rendez-vous galant.

99        M. Khanna a admis avoir vu le harceleur prendre immédiatement son téléphone et commencé à envoyer un message texte à Mme Doro. Comme les autres personnes l’ont remarqué aussi, une employée qui était présente a dit à voix haute [traduction] « Domenic, ne t’avise pas de texter Marylin ». M. Khanna a déclaré qu’il se souvenait de cet incident parce qu’il était bizarre – un superviseur envoyant un message texte à une employée le soir dans ces circonstances –, mais il a déclaré qu’il n’a rien fait d’autre à ce sujet.

100        Étant donné cet épisode précédent de comportement inhabituel et suspect de la part du harceleur envers Mme Doro qui a été remarqué par M. Khanna, l’omission ultérieure de faire enquête sur le CD de musique est encore plus problématique.

101        Lorsqu’il a été interrogé sur les circonstances précises de la plainte de harcèlement de Mme Doro, M. Mahoney a déclaré que la première fois où il en a entendu parler est lorsqu’il a constaté qu’un grief officiel avait été présenté. Il a déclaré qu’il a immédiatement cherché un enquêteur, qu’il s’est renseigné et appris que Mme Doro avait été séparée de M. D’Ippolito.

102        M. Mahoney a déclaré qu’en raison des nombreuses allégations et des témoins à interroger, l’enquête s’est déroulée lentement et que l’examen approfondi fondé sur l’AIPRP a nécessité énormément de temps. Il a aussi dit qu’en rétrospective, l’ARC aurait dû forcer M. D’Ippolito à quitter son bureau plus tôt, et ce, malgré sa volonté. Il a dit que tout le monde dans cette enquête avait le droit d’être entendu et qu’il aurait pu être injuste de forcer M. D’Ippolito à partir avant que le rapport soit terminé, mais dans ce cas, il aurait été prudent de le forcer à partir. En contre-interrogatoire sur ce point, il a ajouté qu’en rétrospective, il aurait dû amener M. D’Ippolito à quitter son poste et à le muter à la Division de la vérification.

103        Bien que l’ARC ait agi rapidement pour faire enquête au début sur les allégations puis pour procéder à la séparation organisationnelle du harceleur et de Mme Doro, on ne peut pas dire la même chose de l’aspect très important d’offrir un niveau sécuritaire de séparation physique entre le harceleur et Mme Doro.

104        En plus du défaut de la direction de l’ARC de prendre une mesure significative fondée sur la preuve, laquelle était manifestement disponible comme je viens de le mentionner, je trouve très problématique le fait que l’ARC ait tenté de déplacer Mme Doro dans un lieu de travail d’une autre ville et qu’elle ait déplacé son bureau sans son consentement.

105        Mme Doro n’avait rien fait de mal. Au moment où elle avait le plus besoin du soutien de ses collègues et d’un lieu de travail sécuritaire, l’ARC pensait pouvoir déplacer son lieu de travail dans une autre ville afin de régler son propre problème. C’était une façon honteuse de trouver une solution facile pour se sortir d’une situation qui nécessitait une attention urgente et qui ajoutait au stress et au préjudice subi par Mme Doro. Elle a indiqué dans son témoignage à quel point elle a été bouleversée lorsqu’on lui a demandé de déménager à St. Catharines puisque cela lui a donné l’impression d’avoir fait quelque chose de mal.

106        L’ARC aurait dû confronter M. D’Ippolito avec la preuve qui était facilement disponible dans les jours suivant le signalement du harcèlement et, après lui avoir offert une chance de présenter sa version de l’histoire (jusqu’au moment où il a fait l’objet d’une mesure disciplinaire, il a cherché à nier toute responsabilité), elle aurait pu lui imposer un congé administratif en attendant l’issue de l’enquête ou prendre toute mesure pour assurer le bien-être de Mme Doro.

107        L’employeur a soutenu que le lieu de travail de St. Catharines était à proximité, même s’il se trouvait à environ 55 km et à environ une heure de route pendant l’heure de pointe, et il a fait remarquer qu’il aurait payé à Mme Doro le kilométrage et une indemnité de repas pour son dérangement. Mais cette dernière a déclaré que la pensée d’être incitée à travailler dans une autre ville la faisait sentir encore pire, comme si elle avait fait quelque chose de répréhensible, et elle en a été bouleversée, puisqu’elle pensait qu’elle pouvait être vue par les autres comme la personne fautive et qu’elle serait séparée de ses collègues de travail.

108        Une déclaration faite par M. Khanna dans son interrogatoire principal sur le fait de demander à Mme Doro d’aller travailler à St. Catharines trahit le caractère inadéquat de cette idée même. Il a déclaré qu’il lui a offert de rembourser le kilométrage de sa voiture et de lui verser une indemnité de repas pour montrer que son déménagement [traduction] « n’était pas punitif ». Pourquoi aurait-il été préoccupé dans le fait de devoir lui montrer que sa demande de déménagement n’était pas punitive s’il ne voyait pas comment sa demande pouvait la bouleverser et lui donner l’impression qu’elle était la personne fautive?

109        Dans ce qui était manifestement une justification intéressée, M. Khanna a expliqué que Mme Doro avait refusé de déménager au bureau de St. Catharines et qu’il croyait que [traduction] « quelque chose devait être fait pour garder un semblant de paix et d’ordre » au bureau. Il a ajouté qu’elle-même et sa représentante syndicale n’avaient fait aucune concession.

110        Je trouve consternant le fait que M. Khanna a eu la témérité de faire pression sur Mme Doro pour qu’elle aille travailler dans une autre ville, mais qu’il croyait qu’il n’était pas approprié de même demander au harceleur d’aller travailler à un autre étage du même immeuble. L’avocat de l’ARC a renvoyé à un courriel que Mme Wormsbecker a envoyé à M. Khanna le 18 novembre 2010 qui indiquait ce qui suit :

[Traduction]

Je comprends ce que vous affirmez maintenant, mais je crois que l’entente conclue à la fin de notre réunion hier devrait alléger la préoccupation exprimée par Marylin.

La seule préoccupation soulevée à la réunion concerne les regards insistants de Domenic lorsque Marylin marche dans le couloir. Elle a réussi, avec l’aide de ses collègues, à éviter toute autre forme de contact dans la zone de travail. Marylin se tient loin des aires communes autant que possible.

[…]

111        L’ARC a renvoyé à ce courriel comme preuve que ses efforts pour corriger le harcèlement avaient réussi ou qu’à tout le moins elle avait pris une mesure qui satisfasse Mme Doro.

112        Je ne suis pas d’accord. Le fardeau de créer un environnement de travail sécuritaire et libre de harcèlement ne revient pas à la personne qui est harcelée. Il ne revenait pas à la fonctionnaire de tenter de se comporter sur le lieu de travail de façon à éviter les aires communes, à éviter son harceleur et, fondamentalement, à éviter d’être importunée par les regards insistants et concupiscents du harceleur.

113        S’il y avait des doutes quant au fait que le lieu de travail était sécuritaire, l’ensemble suivant de notes de rencontre dans le recueil de pièces de l’ARC daté du 8 décembre 2010 indique ce qui suit aux points 3 et 4 :

[Traduction]

3. AK a confirmé que DD s’opposait fortement à la reconfiguration de son bureau. Il sentait qu’il s’agissait d’une ingérence dans son travail quotidien. Il croyait aussi que le fait de tenir la porte fermée à 80 % la majeure partie de la journée réglerait les préoccupations de MD quant aux regards concupiscents.

4. AK a indiqué dans cette rencontre qu’il acceptait la position de DD sur la reconfiguration du bureau, mais il a noté qu’il lui parlerait encore pour qu’il fasse un effort afin de tenir la porte presque fermée.

114        Mme Doro a déclaré qu’elle a quitté le lieu de travail peu de temps après cela et qu’elle a été à la maison pendant une période prolongée de congé de maladie en raison de ce qu’elle a décrit comme des effets négatifs du stress, de l’anxiété et de la dépression causés par le harcèlement continu.

115        De toute évidence, à ce moment, soit des semaines après avoir déposé sa plainte de harcèlement et après avoir répété qu’elle ne se sentait pas en sécurité sur son lieu de travail, M. Khanna peinait à réagir efficacement et il prenait des mesures inadéquates pour offrir à Mme Doro un lieu de travail sécuritaire.

116        Dans les notes de rencontre de M. Khanna (pièce E-1, onglet 11), il y a un extrait d’un courriel qui lui a été envoyé par Cheryl Stacey, une conseillère en relations de travail, qui indique ce qui suit :

[Traduction]

[…]

[…] De plus, si la direction croit que le harcèlement s’est produit, des mesures peuvent être prises peu importe la question de savoir si l’employé dépose ou non une plainte officielle. Entre-temps, il est conseillé que la direction continue la recherche de faits et mette en œuvre les mesures provisoires nécessaires pour assurer le bien-être et les droits des deux parties. Il est également recommandé que le directeur soit informé des mesures prises.

[…]

[Je souligne]

117        Les progrès sur la question étaient pratiquement au point mort lorsque le grief a été présenté. Un processus d’approvisionnement a dû être lancé pour embaucher un enquêteur indépendant. De nombreuses entrevues ont dû être fixées. La période de réponse devait s’écouler; des ébauches ont été rédigées et les parties ont eu le temps de fournir des commentaires de réfutation. Lorsqu’une ébauche a été prête, l’ARC devait ensuite l’examiner en profondeur en fonction de l’APIRP, ce qui a nécessité des mois. Au total, le processus d’enquête sur les allégations de harcèlement a nécessité deux ans depuis le moment où la plainte a été déposée. Il s’agit à mon avis d’un délai inacceptable pour toutes les parties concernées.

118        L’avocat de l’employeur a abordé la question de savoir s’il aurait pu faire davantage pour prendre des mesures plus tôt dans le processus et a vigoureusement affirmé que ses clients étaient guidés et en fait limités dans leurs actions par une décision passée de la Commission, qui portait sur une situation dans laquelle l’employeur avait pris une décision rapidement après le signalement d’une activité criminelle très troublante d’un employé, pour ensuite voir la Commission accueillir le grief et annuler les actions rapides de l’employeur.

119        L’employeur renvoie précisément à Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 53. Il s’agissait d’un cas troublant dans lequel M. Basra, un agent correctionnel, a été accusé puis reconnu coupable d’une agression sexuelle avec violence commise en dehors du travail où il a subrepticement drogué et agressé sexuellement une femme alors qu’elle était sous sédation.

120        Après le dépôt d’une plainte à la police, M. Basra a fait l’objet d’une enquête et aurait d’abord menti, niant avoir eu connaissance de l’incident. Les registres téléphoniques ont été utilisés pour l’identifier, et une preuve par ADN recueillie de la femme correspondait à M. Basra. Le Service correctionnel du Canada (SCC) a été prévenu de l’arrestation de M. Basra et des faits que je viens de mentionner, y compris son identification par test d’ADN, au moyen d’une lettre de fonctionnaires provinciaux ayant participé à l’affaire.

121        La décision de la Commission porte sur le fait que M. Basra a été privé de son droit d’être entendu avant que l’employeur décide de le suspendre sans traitement en attendant les résultats d’une enquête.

122        Au paragraphe 42 de Basra, l’arbitre de grief énonce ce qui suit :

Dans la présente affaire, il faut déterminer si l’administrateur général a fourni suffisamment d’information fiable à l’audience initiale pour justifier sa décision d’imposer au fonctionnaire une suspension disciplinaire sans traitement pour une période indéterminée parce qu’il était accusé d’agression sexuelle.

123        Puis, au paragraphe 93, il a ajouté ce qui suit :

Je suis extrêmement mal à l’aise avec la proposition de l’administrateur général, qui croit qu’un employeur peut simplement recevoir une lettre d’un autre fonctionnaire l’informant qu’une accusation a été portée contre un employé et suspendre cet employé sans traitement pour une période indéterminée sans mener une enquête adéquate et, surtout, sans interroger l’employé.

124        L’arbitre de grief a conclu que la suspension est devenue une mesure disciplinaire et punitive après 30 jours et a ordonné la réintégration du fonctionnaire s’estimant lésé (voir Basra, au paragraphe 98).

125        L’arbitre de grief a cité la décision de la Cour suprême du Canada dans F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, qui a conclu que la preuve doit être claire et convaincante et a dit que l’avis écrit des fonctionnaires de justice susmentionnée n’était pas suffisant à cet égard.

126        Dans son rejet des observations du SCC sur ce point, l’arbitre de grief a déclaré ce qui suit dans Basra :

[69] Je note que dans son argumentation, l’administrateur général embellit l’information reçue par le SCC ou la tourne à son avantage pour en tirer des conclusions qui ne peuvent pas raisonnablement être tirées de la lettre du coordonnateur de la protection des renseignements personnels […]. L’administrateur général a soutenu ce qui suit :

[Traduction]

[…]

[…] Les faits dans ce cas décrivent une situation beaucoup plus grave pour l’employeur.L’employé est accusé d’une agression sexuelle avec violence. Quand il a été questionné une première fois par la police, il a menti sur son nom, a nié connaître la victime et a nié avoir eu des relations sexuelles avec elle. Ces faits révèlent une situation beaucoup plus grave que ce qui est requis dans la décision McManus.

[…]

[70] Pour ce qui est de cet argument, je note que le fonctionnaire a été accusé d’agression sexuelle. Il n’est indiqué nulle part dans la lettre du coordonnateur de la protection des renseignements personnels (pièce E-7) qu’il s’agissait d’une agression sexuelle avec violence. Selon le Code criminel, la définition d’agression sexuelle peut comprendre divers actes, d’un baiser non désiré à des attouchements ou à une pénétration vaginale. Je peux conclure que les allégations sont graves, car elles laissent entendre que le consentement de la plaignante à des actes sexuels aurait pu être vicié par l’administration d’une substance. Comme je l’ai souligné dans la décision initiale, je ne peux pas conclure qu’il s’agissait d’une agression sexuelle avec violence simplement parce que la Couronne a décidé de procéder par acte d’accusation. Il s’est écoulé beaucoup de temps entre la date de l’infraction reprochée et la date où l’accusation a été portée. Je note qu’il y a un délai de six mois pour les déclarations sommaires de culpabilité. Il est possible que la Couronne ait choisi de procéder par acte d’accusation uniquement parce que le délai prescrit était arrivé à échéance.

[…]

[73] L’administrateur général mentionne l’existence d’une preuve d’ADN. Certains tests, comme les analyses d’ADN d’un échantillon de sperme prélevé dans le vagin de la victime, peuvent donner une bonne indication de la culpabilité probable d’un suspect. Dans sa lettre, le coordonnateur de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels […] ne mentionne aucune partie du corps de la plaignante sur laquelle un échantillon aurait été prélevé pour le test. Étant donné le manque de détails de la lettre du coordonnateur de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels […], je ne peux conclure que le test d’ADN peut être considéré comme une preuve claire, cohérente et convaincante d’activité sexuelle.

[Je souligne]

127        L’avocat de l’ARC a cité Basra à l’appui de la proposition selon laquelle la Commission a établi une norme très élevée pour le traitement des personnes accusées d’une inconduite grave, qui protège l’équité procédurale de ces personnes. Bien que je croie qu’il s’agisse d’une observation juste de l’avocat, je conclus qu’il s’agit d’une norme très malheureuse étant donné certains commentaires sur les agressions sexuelles formulés par l’arbitre de grief et je ne souscris pas à l’observation de l’ARC selon laquelle Basra devrait guider l’examen de l’affaire dont je suis saisi.

128        Je rejette la proposition dans Basra selon laquelle il pourrait être pertinent de savoir qu’une victime d’une agression sexuelle avec violence a l’ADN de son attaquant dans son vagin plutôt que sur une autre partie de son corps (Basra, au paragraphe 73). On insinue clairement que si l’ADN de l’attaquant ne se trouve pas dans son vagin, mais sur une partie de son corps, il s’agit d’une question moins grave. Je trouve également troublant le fait que l’arbitre de grief ait mis en doute le niveau de violence dans l’agression sexuelle.

129        Il ne doit y avoir aucun doute que les allégations graves, comme une agression sexuelle ou un harcèlement sexuel, qui sont appuyées par une preuve fiable, peuvent être invoquées correctement par un employeur qui prend une mesure rapide pour assurer la sécurité du lieu de travail. Basra appuie la proposition selon laquelle une personne suspendue sans traitement doit pouvoir prendre connaissance de l’allégation qui la vise et avoir une chance d’y répliquer. Ce droit fondamental a effectivement été accordé à M. D’Ippolito peu de temps après que les allégations eurent été signalées pour la première fois.

130        L’avocat de l’ARC a également renvoyé à la décision du TCDP dans Dhanjal c. Air Canada, [1996] D.C.D.P. no 4 (QL) aux paragraphes 225 à 229, et en particulier à plusieurs passages qui citent avec approbation Hinds c. Canada, (1989) 10 CHRR D/5683 :

225[…] Appliquant ce principe de diligence, le Tribunal s’exprime comme suit dans l’affaire Hinds […] par. 416161 :

En examinant la question de savoir si l’employeur avait « exercé toute la diligence nécessaire […] pour atténuer ou annuler l’effet de l’acte » de l’autre employé, il faut tenir compte de la façon dont il a réagi. Bien que la LCDP n’exige pas que l’employeur maintienne un milieu de travail irréprochable, elle demande toutefois qu’il prenne des mesures promptes et efficaces lorsqu’il sait ou qu’il devrait savoir, que la conduite de certains employés dans le milieu de travail constitue du harcèlement raciste […] Pour satisfaire à la charge qui lui incombe, l’employeur doit avoir une réaction proportionnée au caractère de l’incident lui-même […] Pour se soustraire à la responsabilité, l’employeur doit prendre des mesures raisonnables pour atténuer, autant qu’il le peut, le malaise qui règne dans le milieu de travail et pour donner aux personnes intéressées l’assurance qu’il a la ferme volonté de maintenir un milieu de travail exempt de harcèlement raciste. La réaction est donc à la fois prompte et efficace et sa force doit être fonction des circonstances du harcèlement, dans chaque cas.

226 De cet exposé que nous adoptons sans réserve, il découle tout d’abord que la responsabilité de l’employeur ne peut être engagée que « lorsqu’il sait ou qu’il devrait savoir » qu’un employé en harcèle un autre. A [sic] cet égard, nous croyons, à l’instar d’Aggarwal, précité, p. 70-73, qu’il s’agit d’un critère objectif et que ce critère est celui de la « victime raisonnable » dont nous avons parlé précédemment. Dans l’affaire Hinds, la responsabilité de l’employeur fut engagée en fonction de ce critère puisque la victime avait informé clairement l’employeur du document objectivement très blessant qu’il avait reçu par courrier interne ainsi que d’autres actes racistes commis à son endroit dans le passé.

[…]

228 […] pour déterminer si l’employeur a agi avec diligence ou si des gestes ou paroles reprochés sont suffisamment graves pour constituer du harcèlement, c’est le critère objectif de la « victime raisonnable » qui doit être appliqué […]

229 Il découle également de Hinds que la réaction de l’employeur doit être prompte et efficace dès qu’une conduite constitutive de harcèlement est portée à sa connaissance et que cette réaction doit être proportionnée au caractère de l’incident lui-même. En somme, plus l’incident est sérieux, plus la réaction de l’employeur doit être vigoureuse de manière à bien indiquer au personnel que la discrimination et le harcèlement ne sont pas tolérés dans l’entreprise.

131        L’avocat de l’ARC a noté une issue semblable dans le contrôle judiciaire par la Cour fédérale d’une affaire en matière de droits de la personne dans Utility Transport International Inc. c. Kingsley, 2009 CF 270, au paragr. 17, qui indique ce qui suit :

[17] Pour déterminer si l’employeur a pris toutes les mesures nécessaires, il faut examiner comment il a réagi. Pour se soustraire à la responsabilité, l’employeur doit prendre des mesures raisonnables pour atténuer, autant qu’il le peut, le malaise qui règne dans le milieu de travail et pour donner aux personnes intéressées l’assurance qu’il a la ferme volonté de maintenir un milieu de travail exempt de harcèlement. La réaction appropriée est donc à la fois prompte et efficace et sa force doit être fonction des circonstances du harcèlement, dans chaque cas.

132        Bien que l’avocat de l’ARC n’ait pas invoqué cet argument, je fais remarquer que Dhanjal porte sur un critère objectif du préjudice subi par la personne qui invoque le harcèlement. Je conclus selon les faits dont je dispose en l’espèce que l’employeur savait ou aurait dû savoir que Mme Doro subissait en fait un harcèlement sexuel d’une importance telle qu’une réaction sérieuse, rapide et efficace était requise.

133        Je souscris à la décision du TCDP dans Dhanjal selon laquelle lorsque les circonstances le justifient, la réponse de l’employeur doit être rapide et efficace. Dans l’affaire qui m’est présentée, la preuve établit clairement que même si l’ARC a réagi rapidement, elle n’a pas réagi efficacement. Une réaction efficace aurait été de créer un lieu de travail sécuritaire et libre de harcèlement pour Mme Doro. Le témoignage de M. Khanna, lorsqu’il a décrit en détail comment il a imploré M. D’Ippolito d’arrêter ses regards insistants et concupiscents envers Mme Doro alors qu’elle allait vers son nouvel emplacement de travail et en revenait et négocié avec ce dernier, témoigne de la réaction inefficace de l’ARC.

134        L’omission de réagir adéquatement a causé un préjudice réel et permanent à Mme Doro. Selon le témoignage non contesté de cette dernière, ces agissements ont exacerbé sa maladie et l’ont amenée à prendre un congé de maladie pendant des mois.

V. Réparation

135        Au début des observations sur la réparation, l’avocat de l’ARC a déclaré que je devrais considérer que toute l’affaire du harcèlement est réglée puisque le grief a été accueilli en partie au dernier palier et que rien d’autre n’est dû à la fonctionnaire. Plus encore, l’avocat a soutenu que tout ce qui a été demandé dans le grief avait été accordé.

136        Sous l’intitulé « Énoncé du grief » dans le formulaire de griefs de l’ARC, l’allégation suivante a été formulée : [traduction] « Entre mai 2010 et octobre 2010, je soutiens avoir été harcelée par Domenic D’Ippolito ».

137        Sous l’intitulé « Mesures correctives demandées », voici ce qui a été ajouté dans le formulaire (il convient de noter que le texte original est en lettres majuscules, mais qu’il a été reproduit pour être bien compris) :

[Traduction]

  • Que l’action cesse;
  • Que je retourne à mon poste de travail et à mon secteur de travail régulier;
  • Que mes crédits de congé de maladie soient recouvrés;
  • Que je n’ai plus jamais à travailler pour ladite personne ou relever de cette dernière;
  • Que Domenic ne travaille plus aux Appels ou dans une section où je travaille aussi longtemps que je serai employée de l’ARC;
  • Que je sois indemnisée intégralement.

138        Le formulaire de grief a ensuite été signé par Mme Doro et sa représentante de la section locale du syndicat, Mme Wormsbecker, qui était une collègue à la Section des appels de Hamilton.

139        L’avocat de l’employeur a renvoyé au grief original et a dit qu’il ne mentionnait même pas la convention collective ou une violation de ses dispositions. L’avocat a déclaré que compte tenu de ces faits, la fonctionnaire ne pouvait pas modifier son grief lorsqu’elle l’a renvoyé à l’arbitrage, ce qui est un principe que la Cour d’appel fédérale a reconnu et que la Commission a régulièrement suivi (voir Burchill c. Le procureur général du Canada, [1981] 1 C.F. 109 (C.A.)).

140        L’avocat a aussi déclaré que le document original du grief ne mentionnait pas les dommages demandés et a soutenu que l’expression [traduction] « que je sois indemnisée intégralement » est vague et insuffisante lorsqu’elle réclame plus tard des dommages financiers. L’avocat a fait remarquer que ce n’est qu’à l’audience de troisième palier que la fonctionnaire a demandé des dommages financiers. Il a dit que c’était deux ans après la présentation du grief et que cela était bien au-delà du délai de 25 jours pour présenter un grief. Dans Burchill, la Cour a déclaré ce qui suit au paragraphe 5 :

5 À notre avis, après le rejet de son seul grief présenté au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, le requérant ne pouvait présenter à l’arbitrage un nouveau grief ou un grief différent, ni transformer son grief en un grief contre une mesure disciplinaire entraînant le congédiement au sens du paragraphe 91(1). […] À notre avis, puisque le requérant n’a pas énoncé dans son grief la plainte dont il aurait voulu saisir l’arbitre, à savoir que sa mise en disponibilité n’était, en vérité, qu’une mesure disciplinaire camouflée, rien ne vient donner à l’arbitre compétence pour connaître du grief en vertu du paragraphe 91(1). Par conséquent, l’arbitre n’a pas compétence.

141        Trente ans plus tard, la Cour fédérale a examiné la même question de nouveau et confirmé son point de vue selon lequel un employeur ne devrait pas avoir à se défendre en arbitrage sur des questions dont la caractérisation est très différente de celle en litige au cours de la procédure de règlement des griefs (Boudreau c. Canada (Procureur général), 2011 CF 868, au paragr. 19). La Cour a déclaré ce qui suit aux paragraphes 12 à 14 :

[12] L’employeur a essentiellement soutenu que jamais durant le processus de règlement de grief son défaut de respecter la convention collective n’a été soulevé. Étant donné que les exigences précises prévues par les Politiques sur le harcèlement ne font pas partie de la convention collective, l’employeur a allégué que le syndicat tentait alors de modifier la vraie nature du grief décrivant la clause 16.01 de la convention collective comme étant l’objet du renvoi à l’arbitrage […]

[13] Dans sa réponse, le syndicat a fait valoir que le renvoi à l’arbitrage n’avait pas modifié la nature du grief. L’essentiel de la preuve du demandeur reposait sur le stress indu et la maladie qui l’avaient accablé et sur son absence forcée du travail pour une période de 17 mois parce que l’employeur n’avait pas respecté ses politiques en matière de harcèlement. Ce défaut de respecter ses politiques contrevenait à la convention collective et le renvoi à la clause 16.01 n’avait pas modifié les questions de droit et de fait dont il fallait disposer, mais avait simplement rendu explicite ce qui dès le départ était implicite. Quoi qu’il en soit, le syndicat a fait valoir que l’employeur n’avait soumis aucun élément de preuve tendant à établir qu’il avait subi un préjudice en raison du renvoi à la clause 16.01 de la convention collective.

[14] Le syndicat a tenté d’établir une distinction avec l’affaire Burchill, précitée, en disant que le renvoi à l’arbitrage ne soulevait pas une nouvelle question, comme c’était essentiellement le cas dans Burchill, précitée. L’état de santé du demandeur avait plutôt été soulevé tout au long du processus de règlement de grief. L’employeur n’avait donc pas été privé de l’occasion de comprendre l’objet sur lequel portait [sic] grief […]

142        La Commission a examiné le même argument dans un grief en matière de harcèlement sexuel qu’elle n’a pas encore publié, mais que la Cour d’appel fédérale a entendu. La Cour a examiné un contrôle judiciaire de la décision de la Commission dans ce qui est appelé Jane Doe c. Procureur général (Canada), 2017 CRTEFP 55. Dans cette affaire, la Commission a conclu ce qui suit aux paragraphes 68 à 73 :

[68] L’employeur a soutenu que je n’ai pas compétence pour accorder des dommages relativement au grief 101797, au motif qu’aucune demande en ce sens n’a été formulée dans la formule de grief initial.

[69] L’employeur a adopté la position selon laquelle [traduction] « […] toute demande visant à élargir la portée de ce grief en vue d’inclure des dommages ou une indemnité pécuniaire serait contraire au principe établi dans Burchill ». Il a invoqué Burchill v. Canada (Attorney General), [1981] 1 F.C. 109 (C.A.), Boudreau c. Canada (Procureur général), 2011 CF 868, Babiuk c. Conseil du Trésor (ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CRTFP 51 et Chase c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2010 CRTFP 9, à l’appui de sa proposition.

[70] Je ne vois pas comment le fait de demander des dommages à l’arbitrage élargit la portée du grief.

[71] La portée d’un grief est définie par la ou les questions qu’il soulève. Le principe Burchill a pour objet de s’assurer que les fonctionnaires s’estimant lésés ne tentent pas de renvoyer à l’arbitrage des questions qui n’ont pas été soulevées dans le cadre de la procédure de règlement de griefs, prenant ainsi la partie défenderesse par surprise. Il permet de veiller à ce que la partie défenderesse connaisse toujours la preuve à réfuter, ce qui est un principe bien connu d’équité et de justice naturelle.

[72] Un changement aux redressements demandés ne change pas nécessairement la nature du litige soulevé par le grief. L’employeur connaissait la preuve à réfuter. L’allégation était clairement énoncée dans le grief. L’employeur a omis de fournir un milieu de travail exempt de harcèlement. Il s’agit de la même question qui a été présentée et débattue à l’arbitrage. La position adoptée n’a pas été modifiée et il n’y avait aucune surprise.

[73] En conséquence, je conclus que le principe Burchill ne m’empêche pas d’examiner une demande de dommages relativement au grief 101797, et ce, même si la demande a été soulevée pour la première fois à l’étape de l’arbitrage.

143        Je souscris à cet aspect de la décision de la Commission. La preuve dont je dispose établit clairement que le premier jour où l’ARC a eu connaissance du harcèlement, la conseillère en relations de travail assignée à l’affaire a informé M. Khanna et a écrit dans ses notes (pièce E-1, onglet 6, page 23), [traduction] « plainte de harcèlement sexuel » et [traduction] « grief visant le harcèlement », entre autres choses.

144        Dans sa réponse au troisième pallier, l’ARC a déclaré que [traduction] « […] votre grief est accueilli » et [traduction] « [l]a mesure corrective demandée sera accueillie en partie […] », ainsi que [traduction] « [l]es mesures correctives supplémentaires demandées relativement aux coûts des dommages ne seront pas accordées » (pièce E-1, onglet 29, page 72).

145        L’avocat de la fonctionnaire a soutenu, et je suis d’accord, que cette preuve indique sans l’ombre d’un doute que l’employeur était saisi d’un grief valide et qu’il comportait une réclamation de dommages. L’avocat a aussi soutenu que cette affaire a, pendant toute la période, été traitée par l’ARC comme un grief et non comme une plainte de harcèlement.

146        En ce qui concerne la réparation, je note que je n’ai reçu aucune contestation de l’avocat de l’ARC quant au préjudice de Mme Doro ou le fait qu’il découle directement du harcèlement qu’elle a subi de son superviseur à l’ARC.

147        Mme Doro a déclaré lors de son témoignage qu’elle s’est absentée du travail pendant une longue période de congé de maladie en raison du stress qu’elle subissait au travail pendant l’enquête. Elle a déclaré que lorsque l’enquête s’est conclue, elle a pu recommencer à travailler, mais elle a travaillé de la maison, puisque son médecin avait recommandé qu’elle ne travaille pas au bureau. Elle a indiqué dans son témoignage qu’elle s’est sentie humiliée devant ses collègues par la façon dont M. D’Ippolito l’avait traitée.

148        Elle a expliqué en détail comment son anxiété augmentait lorsqu’elle arrivait au travail et en repartait puisqu’il se présentait souvent à son poste de travail modulaire et l’invitait à prendre un café ou à manger. Elle a aussi déclaré qu’il l’attendait souvent près de l’aire de stationnement lorsqu’elle quittait le travail et qu’à certaines occasions il lui avait demandé de le reconduire, lui avait offert de le faire ou avait tenté de partager un parapluie lorsqu’il pleuvait.

149        Mme Doro a déclaré qu’elle ne se sentait pas en sécurité lorsqu’elle arrivait au travail à cause de l’animosité qu’elle sentait de la part de M. D’Ippolito après avoir déposé sa plainte contre lui. Mme Doro a décrit comment, après avoir signalé le harcèlement, dans sa rencontre initiale avec M. Khanna, alors qu’elle décrivait les agissements de harcèlement, il avait écouté les nombreux incidents puis avait dit qu’il en avait assez entendu. Elle a déclaré qu’elle croyait que cela voulait dire qu’il la croyait, ce qui lui avait donné de l’espoir. Cependant, après quelques jours, M. Khanna a rencontré M. D’Ippolito puis est venu la voir pour lui demander pourquoi elle avait toléré les agissements de M. D’Ippolito pendant une longue période, mais qu’elle ne les tolérait plus maintenant. Selon Mme Doro, elle croyait qu’il la prenait pour une menteuse. Elle a déclaré qu’elle s’est sentie rabaissée par cette question.

150        Mme Doro a indiqué dans son témoignage que pendant cette période, elle avait peur de prendre l’ascenseur ou les escaliers au travail par crainte de se retrouver face à face avec M. D’Ippolito et qu’elle craignait également qu’il surveille sa maison le soir et les fins de semaine en raison de déclarations qu’il lui avait faites.

151        À la question de savoir pourquoi elle s’est absentée du travail et a pris un congé de maladie après que son bureau a été déplacé, Mme Doro a déclaré que sa santé a continué de se détériorer en raison de ce qu’elle a appelé un [traduction] « stress extrême » qu’elle a vécu sur le lieu de travail. Elle a déclaré que le harcèlement lui avait causé un préjudice personnel et professionnel et qu’il avait été difficile pour sa famille. Elle a dit qu’elle croyait qu’elle avait perdu la possibilité d’obtenir des promotions et qu’à ce jour elle a toujours besoin de services de counseling relatifs au traumatisme afin de traiter son anxiété grave et sa dépression.

152        Le représentant de la fonctionnaire a demandé le montant complet de 20 000 $ pour chaque chef de dommages permis en vertu de la LCDP.

153        Il a aussi déposé des reçus pour un montant de 22 955 $ en coûts de traitement que la fonctionnaire a payés de sa poche pour les effets néfastes de l’anxiété et de la dépression qu’elle a subies et qui découlent directement des mois de harcèlement de la part de son superviseur.

154        Pour les motifs que je viens d’expliquer, je conclus que les agissements de harcèlement sexuel subis par Mme Doro à l’ARC sont visés par la définition de comportement interdit à l’art. 14 de la LCDP et constituent une violation de l’art. 19 de la convention collective pertinente. Selon la preuve, l’ARC a omis d’établir selon la prépondérance des probabilités qu’elle a respecté les trois exigences du paragr. 65(2) de la LCDP qui lui aurait permis de se dégager de la responsabilité du harcèlement sexuel causé par son employé.

155        À ce titre, l’ARC doit s’assurer que M. D’Ippolito cesse toute forme de harcèlement à l’égard de Mme Doro et que des mesures sont prises pour empêcher toute autre forme de harcèlement à l’avenir.

156        L’ARC remboursera à la fonctionnaire les frais de traitement et les coûts connexes découlant du préjudice causé à sa santé et à son bien-être par le harcèlement sexuel qu’elle a subi et qui ont été évalués à l’audience à 22 955 $.

157        L’ARC versera 20 000 $ à Mme Doro, ce qui est l’indemnité maximale permise en vertu de la LCDP pour le préjudice moral qu’elle a vécu en raison du harcèlement sexuel subi de la part de M. D’Ippolito. L’octroi de dommages est fondé sur les agissements de harcèlement répétés qui se sont poursuivis sur une période de cinq mois et qui ont humilié Mme Doro devant ses collègues et lui ont causé du stress et de l’anxiété au travail, les soirs et les fins de semaine et qui ont été particulièrement préjudiciables, étant donné que son harceleur était son superviseur direct, qui a usé de tactiques prédatrices, y compris en la piégeant à son poste de travail modulaire.

158        En vertu du paragr. 53(3) de la LCDP, l’ARC versera à la fonctionnaire une somme supplémentaire de 20 000 $, soit l’indemnité maximale permise pour la façon inconsidérée dont elle a géré l’enquête initiale de sa plainte qui a fait en sorte qu’elle a été laissée à proximité de son harceleur et qui a permis à ce dernier de continuer à la harceler en la surveillant et en la lorgnant, ce qui l’a amenée à prendre congé de maladie. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, la connaissance directe et la responsabilité de l’ARC en ce qui concerne la disposition des espaces de bureaux correspondaient à un consentement et, à ce titre, je conclus que ce comportement à cet égard n’est pas inconsidéré, mais bien délibéré.

159        À l’échelle organisationnelle, l’ARC doit être mieux préparée à agir rapidement et à permettre la séparation physique réelle de façon à ce qu’une personne qui soutient avoir été harcelée sexuellement ne doive pas demeurer dans le même immeuble ou lieu physique que son harceleur s’il y a des éléments de preuve crédibles qui peuvent justifier, à première vue, l’allégation de harcèlement sexuel.

160        Je recommande également que l’ARC envisage d’adopter un programme complet de lutte contre le harcèlement sexuel afin de susciter la sensibilisation à l’égard du harcèlement sexuel, de la façon de l’identifier sur le lieu de travail et parmi les collègues à l’extérieur du travail, du préjudice qu’il cause, de la façon d’aider à l’empêcher ou à l’interrompre, et de la façon de le signaler.

161        Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

VI. Ordonnance

162        Le grief est accueilli.

163        L’employeur versera à la fonctionnaire la somme de 22 955 $ pour les frais de traitement découlant du harcèlement.

164        L’employeur versera à la fonctionnaire l’indemnité de 20 000 $ pour le préjudice moral en vertu de l’al. 53(2)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

165        L’employeur versera à la fonctionnaire l’indemnité spéciale de 20 000 $ en vertu du paragr. 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le 21 janvier 2019

Traduction de la CRTESPF

Bryan R. Gray,

une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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