Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé, un vérificateur auprès de l’Agence du revenu du Canada (ARC), a été suspendu sans traitement pour une période indéterminée en attendant l’issue d’une enquête concernant des allégations selon lesquelles, entre autres, il avait accordé un traitement préférentiel à un ancien employé et s’était placé dans une situation de conflit d’intérêts en acceptant de traiter les dossiers pour l’ancien employé, a pris position au nom de l’ARC sans en avoir obtenu l’approbation et a effectué des accès non autorisés aux renseignements confidentiels de contribuables – à la suite d’une enquête, les allégations ont été confirmées, et il a été licencié rétroactivement à la date de sa suspension – il a déposé un grief contre sa suspension pour une période indéterminée, alléguant qu’il s’agissait d’une mesure disciplinaire, et un autre grief contestant son licenciement – la Commission a conclu que la suspension sans traitement découlait d’une décision administrative et que, à ce titre, elle n’était pas admissible à l’arbitrage – l’intention de l’employeur n’était pas de punir ou de corriger les comportements du fonctionnaire s’estimant lésé, mais plutôt d’initier une enquête – en ce qui concerne le licenciement, la Commission a conclu que les actes du fonctionnaire s’estimant lésé constituaient une faute de conduite, qu’il y avait eu des motifs de lui imposer une mesure disciplinaire, et que son licenciement n’avait pas constitué une réponse excessive compte tenu des circonstances – la Commission n’a pas accepté les raisons du fonctionnaire s’estimant lésé en ce qui concerne son non-respect des procédures et des politiques de l’ARC – le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas non plus reconnu la gravité de ses actes et n’a pas accepté la responsabilité de sa faute de conduite – toutefois, la Commission n’était pas convaincue que le licenciement devait être appliqué de façon rétroactive afin d’y inclure toute la période de suspension administrative – l’employeur n’a pas été en mesure d’indiquer le raisonnement ni l’assise juridique sur laquelle il s’était appuyé pour imposer un licenciement de façon rétroactive – la Commission a fixé la date du licenciement à la date à laquelle l’employeur a remis la lettre de licenciement.

Grief visant la suspension rejeté.
Grief visant le licenciement accueilli en partie.

Contenu de la décision



Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Coat of Arms - Armoiries
  • Date:  20190318
  • Dossier:  566-34-9787 et 10455
  • Référence:  2019 CRTESPF 37

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral


ENTRE

PIERRE GIRARD

fonctionnaire s'estimant lésé

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA

employeur

Répertorié
Girard c. Agence du revenu du Canada


Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l’arbitrage


Devant:
Steven B. Katkin, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour le fonctionnaire s'estimant lésé:
Frédéric Durso, avocat, Institut professionnel de la fonction publique du Canada
Pour l'employeur:
Sean F. Kelly, avocat
Affaire entendue à Québec, (Québec),
du 9 au 11 mars et du 3 au 6 novembre 2015, et du 14 au 17 juin 2016.

MOTIFS DE DÉCISION

I. Griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

1        Le fonctionnaire s’estimant lésé, Pierre Girard (le « fonctionnaire »), occupait le poste de vérificateur d’impôt, classifié au groupe et au niveau AU-02, auprès de l’Agence du revenu du Canada (l’« employeur » ou l’« ARC ») à la division de vérification du Bureau des services fiscaux (BSF) de l’Est-du-Québec, à Québec (Québec).

2         Par lettre en date du 18 novembre 2013 alléguant qu’il aurait enfreint le Code de déontologie et de conduite de l’ARC (« Code de déontologie »), l’employeur a informé le fonctionnaire qu’il était suspendu sans traitement pour une période indéterminée en attendant l’issue d’une enquête. L’employeur a également avisé le fonctionnaire que sa cote de fiabilité était suspendue temporairement.

3         Le 26 novembre 2013, le fonctionnaire a présenté un grief contestant sa suspension sans traitement ainsi que la suspension de sa cote de fiabilité. Le fonctionnaire a demandé que sa cote de fiabilité soit rétablie et qu’il soit réintégré dans ses fonctions. Ce grief a été renvoyé à l’arbitrage le 21 mai 2014 (dossier de la CRTESPF 566-34-9787).

4         Après l’enquête et après un examen justifié de la cote de fiabilité, l’employeur a avisé le fonctionnaire, par lettre datée du 29 juillet 2014, que sa cote de fiabilité était révoquée. Il a ensuite informé le fonctionnaire, par lettre datée du 31 juillet 2014, qu’il était licencié rétroactivement au 19 novembre 2013.

5         Le 12 août 2014, le fonctionnaire a présenté un grief contestant son licenciement et le fait que celui-ci entre en vigueur rétroactivement à la date de sa suspension. Il a aussi contesté la révocation de sa cote de fiabilité au motif qu’il s’agissait d’une mesure disciplinaire. Comme mesure corrective, le fonctionnaire a demandé que sa cote de fiabilité soit rétablie et qu’il soit réintégré dans ses fonctions avec salaire et avantages. Ce grief a été renvoyé à l’arbitrage le 17 décembre 2014 (dossier de la CRTESPF 566-34-10455).

6         Le 1er novembre 2014, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2013, ch. 40, art. 365) a été proclamée en vigueur (TR/2014-84) et a créé la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique, qui remplace la Commission des relations de travail dans la fonction publique et le Tribunal de la dotation de la fonction publique. Le même jour, les modifications corrélatives et transitoires édictées par les articles 366 à 466 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013 (L.C. 2013, ch. 40) sont aussi entrées en vigueur (TR/2014-84). En vertu de l’article 393 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013, une instance engagée au titre de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 2) avant le 1er novembre 2014 se poursuit sans autres formalités en conformité avec la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, dans sa forme modifiée par les articles 365 à 470 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013.

7         Le 19 juin 2017, la Loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et d’autres lois et comportant d’autres mesures (L.C. 2017, ch. 9) a reçu la sanction royale et a modifié le nom de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et les titre de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique etde la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique pour qu’ils deviennent, respectivement, la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »), la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral etla Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (la « Loi »).

8         Pour les motifs qui suivent, je conclus que le grief contestant la suspension doit être rejeté. Le grief contestant le licenciement est accueilli en partie et la date du licenciement est fixée au 31 juillet 2014.

II. Renseignements personnels et confidentiels des contribuables canadiens

9         Certains éléments de preuve présentés par les parties à l’audience contiennent des renseignements personnels et confidentiels de contribuables canadiens qui ne sont pas parties à ce litige. Les parties m’ont demandé de ne pas divulguer les noms ou autres informations personnelles de ces contribuables. Ils m’ont également demandé que certains éléments de preuve contenant l’information des contribuables soient mis sous scellés.

10        Selon le principe de transparence judiciaire, la Commission tient ses audiences en public et donne accès au public à ses dossiers. Toutefois, dans certaines circonstances, la Commission peut imposer des restrictions concernant l’accès aux dossiers s’il est établi qu’une telle mesure est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important et que les effets bénéfiques de ces restrictions l’emportent sur ses effets préjudiciables (voir Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, au paragraphe 53, et Société Radio-Canada c. La Reine, 2011 CSC 3).

11        La protection des renseignements des contribuables canadiens est un intérêt important. L’article 241 de la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit entre autres qu’il est interdit à un fonctionnaire ou autre représentant d’une entité gouvernementale « de fournir sciemment à quiconque un renseignement confidentiel ou d’en permettre sciemment la prestation » (art. 241(1)a)); « de permettre sciemment à quiconque d’avoir accès à un renseignement confidentiel » (art. 241(1)b)); ou « d’utiliser sciemment un renseignement confidentiel en dehors du cadre de l’application ou de l’exécution de la présente loi […] » (art. 241(1)c)).

12        De même, comme l’a convenu l’arbitre de grief dans Iammarrone c. Agence du revenu du Canada, 2016 CRTEFP 20, au paragraphe 15, et comme je vais l’expliquer plus en détail dans cette décision, la protection de l’information permettant d’identifier les contribuables sert à :

[…] maintenir la confiance du public dans l’intégrité du système fiscal canadien et assurer l’observation fiscale pour le compte de gouvernements dans l’ensemble du Canada de façon à contribuer au bien-être économique et social continu des Canadiens. Je conviens également que, […] l’accès du public aux renseignements permettant d’identifier les contribuables pourrait gravement compromettre cet intérêt […]

13        Les renseignements personnels et confidentiels des contribuables impliqués dans ce dossier ne sont pas pertinents en l’espèce. Ainsi, plusieurs des pièces déposées en preuve seront caviardées afin de maintenir la confidentialité des renseignements personnels des contribuables impliqués, tout en maintenant le droit du public d’y avoir accès. En ce qui concerne les éléments de preuve pour lesquels le caviardage est impossible en raison de l’importante quantité d’informations personnelles et confidentielles qui s’y trouve, il me semble plus important de protéger l’information des contribuables que le droit du public d’y avoir accès. Par conséquent, les documents suivants seront scellés : pièce E-1, onglets 34, 43, 44, 47 et 48.

III. Résumé de la preuve

14        L’employeur a cité les témoins suivants : Pierre Boutin, directeur adjoint, division de la vérification, BSF de l’Est-du-Québec; Richard Falardeau, chef d’équipe, division de la vérification, section des petites et moyennes entreprises (PME), BSF de l’Est-du-Québec et supérieur immédiat du fonctionnaire; Marie-France Leduc, enquêtrice, division des affaires internes et du contrôle de la fraude (DAICF) de l’ARC; Helen Brown, directrice générale, affaires internes de l’ARC et agente de sécurité de l’ARC; Guillaume Donati, directeur du BSF de l’Est-du-Québec. L’ensemble des témoins occupaient leurs postes respectifs à l’époque pertinente.

15        Pour la plupart, les faits en l’espèce ne sont pas contestés.

A. Le travail du fonctionnaire

16        Le fonctionnaire était au service de l’ARC depuis 27 ans et n’avait aucun dossier disciplinaire. D’octobre 1986 à 2000, il a travaillé dans plusieurs secteurs, dont le recouvrement, les retenues à la source, la vérification d’avantages et de revenus d’emploi et la vérification d’individus. En 2001, il a été nommé vérificateur d’impôt, classifié AU-01. Dans le cadre de ce poste, il effectuait la vérification des impôts des entreprises au sein de la section sur les PME de la division de la vérification du BSF de Québec. En 2002, il a été promu à un poste classifié AU-02. Dans le cadre de ce poste, il effectuait la vérification d’entreprises de plus grande envergure. À compter de 2008, il a travaillé comme enquêteur/vérificateur pour le programme d’enquêtes criminelles dont le travail consistait à accumuler des preuves relatives à l’intention criminelle d’un contribuable aux fins d’évasion fiscale.

17        En 2012, le programme d’enquêtes criminelles et le programme spécial d’enquêtes ont fait l’objet d’une restructuration. Plusieurs employés ont été touchés par cette restructuration, dont le fonctionnaire. Plusieurs bureaux du programme d’enquêtes criminelles ont été fermés. Les finances du programme spécial d’enquêtes ont été transférées à la direction des PME. Le 21 décembre 2012, le fonctionnaire a accepté une offre d’emploi raisonnable dans un poste de vérificateur d’impôt classifié AU-02 à la division de la vérification du BSF de l’Est-du-Québec. Pendant quelques semaines en janvier et février 2013, il a suivi des cours de mise à jour sur les lois fiscales.

18        Dans son poste de vérificateur, le fonctionnaire devait, entre autres, compléter des dossiers provenant du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) ou de la Stratégie nationale Anti-Drogue (SNA). Ces dossiers concernaient des individus soupçonnés d’activités criminelles mais que les corps policiers n’avaient pu poursuivre. Par conséquent, leurs dossiers sont renvoyés à l’ARC en vue d’une éventuelle poursuite pour motifs fiscaux. Pour compléter un dossier, le vérificateur doit effectuer des recherches à l’aide de renseignements obtenus des services policiers ou de tiers afin de déterminer qui sont les contribuables à risque élevé et ensuite élaborer un plan de vérification pour approbation par son chef d’équipe.

19        M. Falardeau a présenté un témoignage concernant les étapes de préparation d’un dossier normal de vérification. Ces procédures figurent dans le Manuel de la vérification de l’impôt sur le revenu (le « Manuel »).

20        L’article 6.5.1 du Manuel prévoit que l’attribution des dossiers aux vérificateurs est faite par le chef d’équipe, dans ce cas M. Falardeau. L’article 6.5.4 du Manuel concerne le rôle du chef d’équipe dans la sélection de dossiers et l’évaluation d’un risque. M. Falardeau a dit qu’il contrôlait l’inventaire des dossiers des vérificateurs et qu’un vérificateur ne pouvait pas choisir ses propres dossiers. Il a ajouté que le dossier doit figurer dans l’inventaire des dossiers provenant du CANAFE ou de la SNA, ou relié à l’inventaire, à défaut de quoi le vérificateur doit en discuter avec le chef d’équipe.

21        Selon M. Donati, au BSF de l’Est-du-Québec, les employés ne font que le travail attribué par le chef d’équipe. Il a expliqué que dans les années 1990, des vérificateurs arrivaient parfois au bureau avec des indices et faisaient alors des recherches. Toutefois, en 2001, alors qu’il était directeur au bureau de l’Estrie, cette pratique n’existait plus. Comme directeur du BSF de l’Est-du-Québec depuis 2006, rien n’a été porté à son attention laissant à penser que les recherches étaient menées comme dans les années 1990. Il a ajouté qu’il était interdit pour un vérificateur de faire des recherches dans le système informatique de l’ARC contenant les données confidentielles des contribuables avant que le dossier ne lui soit attribué.

22        Le vérificateur qui a des indices fiscaux ou des renseignements concernant un projet de vérification doit remplir la formule T133 (le « T133 »), laquelle doit être approuvée par le chef d’équipe. M. Donati a souligné que le T133 est utilisé lorsque des indices permettent de croire qu’un contribuable s’est adonné à de l’évasion fiscale ou a participé à une économie clandestine. M. Boutin a dit que le vérificateur doit inclure autant d’information que possible dans le T133 afin d’ouvrir un dossier de vérification. Selon M. Falardeau, le minimum d’information sur un T133 est une garantie que le vérificateur n’a pas accédé au système sans raison. De plus, si un vérificateur accède au système et qu’il va au-delà des informations contenues dans le dossier, il doit en parler avec son chef d’équipe et ajouter une note pour justifier l’accès.

23        Lorsque le dossier est assigné et la recherche effectuée, le vérificateur établit un plan de vérification qui doit être examiné et approuvé par le chef d’équipe. L’article 9.0 du Manuel indique que l’étape la plus importante au début d’une vérification consiste à préparer un plan de vérification. De plus, l’article 9.6.3 souligne que le plan de vérification doit être approuvé par le chef d’équipe avant de contacter ou de rencontrer un contribuable. Enfin, selon l’article 9.11.0, toute modification apportée à la portée de la vérification doit être approuvée par le chef d’équipe.

24        Lorsque le plan de vérification est approuvé, le vérificateur communique avec le contribuable pour l’informer qu’il fait l’objet d’une vérification et pour établir une date de rencontre pour la vérification. Si le contribuable a un représentant, il est obligatoire qu’il remplisse une formule identifiant le représentant et l’autorisant à agir pour le contribuable. M. Falardeau a souligné qu’en l’absence d’une telle autorisation, l’ARC n’a pas le droit de parler au représentant ni de lui divulguer de l’information.

25        Après la vérification, un projet de cotisation est émis dont M. Falardeau prend connaissance avant l’envoi. Un délai de réponse de 30 jours est généralement accordé au contribuable pour répondre et faire des représentations concernant le projet de cotisation. Ensuite, le vérificateur prépare un rapport de vérification. Tel qu’il est indiqué à l’article 11.6.0 du Manuel, le rapport de vérification doit être approuvé par le chef d’équipe. Une fois le rapport approuvé, la cotisation est émise au contribuable.

26        Parmi les autres responsabilités du vérificateur pendant ce processus, l’article 6.8.2 du Manuel indique que le vérificateur doit signaler au chef d’équipe tout problème important qui survient au cours d’une vérification.

27        Le fonctionnaire a reconnu que les étapes décrites par M. Falardeau s’appliquent aux dossiers de vérification.

B. Circonstances donnant lieu à la suspension

28        Le 10 mai 2013, le fonctionnaire a participé à un conseil régional syndical à titre de représentant syndical. Au cours de la soirée, il a discuté avec un ancien membre du syndicat qui était aussi un ancien employé de l’ARC. Cet ancien employé a informé le fonctionnaire qu’il représentait des contribuables détenant des placements à l’étranger et que ceux-ci voulaient divulguer des revenus non déclarés afin de régler leurs affaires fiscales. Le fonctionnaire a indiqué à l’ancien employé qu’il travaillait sur les dossiers du CANAFE, de la SNA et sur les dossiers fiscaux à l’étranger, et ce, pour l’ensemble du Québec. L’ancien employé a dit au fonctionnaire qu’il le visiterait pendant l’été pour parler davantage de ces dossiers.

29        Le fonctionnaire voyait un potentiel à développer des dossiers au sujet des contribuables représentés par l’ancien employé. Plus précisément, il songeait  qu’avec l’information qu’il pourrait recueillir de l’ancien employé, il pourrait faire des vérifications plus approfondies sur les contribuables impliqués et ainsi élaborer des dossiers les concernant selon les renseignements obtenus.

30        Le fonctionnaire a fait valoir que le soir même de sa rencontre avec l’ancien employé, il a téléphoné à son chef d’équipe, M. Falardeau, de son téléphone cellulaire et lui a laissé un message sur sa boite vocale au bureau l’informant de sa rencontre et du potentiel à développer des dossiers par la suite. Selon le fonctionnaire, à son retour au bureau le 13 mai 2013, M. Falardeau l’a informé qu’il pouvait compléter les dossiers et rencontrer l’ancien employé. Dans un courriel à M. Falardeau en date du 22 mai 2013 concernant divers sujets, le fonctionnaire a écrit : « Pour le cas étranger, demain je ferai un rappel. ». En contre-interrogatoire, le fonctionnaire ne se souvenait pas pourquoi il avait écrit ce message. Le fonctionnaire a souligné que lorsque l’ancien employé lui a laissé un message le 11 juillet 2013, il en a  informé M. Falardeau. Il a ajouté que ce dernier lui avait permis de rencontrer l’ancien employé et de compléter les dossiers.

31        M. Falardeau ne se souvient pas d’avoir reçu un message téléphonique du fonctionnaire le 10 mai 2013. Il se souvient toutefois que, avant ses vacances qui débutaient le 15 juillet 2013, le fonctionnaire l’a approché pour l’informer qu’il avait rencontré un ancien membre du syndicat concernant des dossiers fiscaux à l’étranger. Bien qu’il soit possible que, en juillet 2013, il ait informé le fonctionnaire de recueillir de l’information à cet égard et qu’ils l’analyseraient par la suite, M. Falardeau ne s’en souvenait pas.

32        Les 26, 29 et 30 juillet 2013, le fonctionnaire et l’ancien employé se sont rencontrés à un restaurant pour discuter des dossiers en question. L’ancien employé a payé les factures de restaurants à chacune de leurs rencontres.

33        Lors de la première rencontre, l’ancien employé a remis au fonctionnaire un modèle de lettres de cotisation à l’intention de ses clients. Le fonctionnaire a apporté certaines modifications au modèle, dont l’ajout d’une pénalité. Lors de la troisième rencontre, le fonctionnaire a remis à l’ancien employé neuf lettres à l’intention de contribuables relativement à des ententes de cotisation de revenus de placements étrangers non déclarés. Deux des contribuables étaient identifiés, tandis que les sept autres ne l’étaient pas.

34        Toutes les lettres visant les contribuables étaient adressées au nom de l’ancien employé. L’ancien employé devait revoir le fonctionnaire trois semaines plus tard pour lui remettre les signatures des contribuables visés et leurs informations personnelles.

35        Par courriel en date du 31 juillet 2013 à l’intention de M. Falardeau, le fonctionnaire a fait rapport du travail qu’il avait entrepris dans les dossiers soumis par l’ancien employé. Ce courriel se lit en partie comme suit :

[…]

Comme tu étais en vacance et que je le serai et tel qu’entendu voici le résultat des rencontres.

[…]

Des avocats représentent des clients nerveux par les nouvelles mesures gouvernementales annoncées de lutte contre le offshore.

Ils ne font pas vraiment confiance à personne et donnent des informations souvent sans nom, NAS, adresse, no de compte bancaire à des intermédiaires []

[…]

Les clients sont citoyens canadiens, résident au Québec ne veulent qu’une vérification restreinte (auraient pu faire des amendées, ne veulent pas la lenteur de la procédure de la divulgation volontaire et si cela niaise, ils vont garder l’$ offshore […]

[…]

Deux des dossiers en cause avaient un NAS, j’ai vérifié et aucune déclaration n’est chargée à ce jour, pas fait de prison.

[…]

Il me présente un projet de lettre que je corrige et qui devient acceptable pour les deux parties.

Pour nous : nous cotisons un rendement divulgué sur placements étrangers (qui avait été omis) à un particulier à la hauteur de 3.25% par année sur 4 ans à partir d’un montant divulgué en placement au 31 décembre 2012 avec pénalité 163(2) sans possibilité d’opposition ou d’appels avec un paiement comptant immédiat.

Nous nous basons sur les documents et calculs présentés (le rendement semble au réel beaucoup moindre car vu le peu de rendement, l’argent fut placé la dernière année en fonds monétaire. Une fois le projet restreint signé par le client, nous pouvons vérifier n’importe quoi de celui-ci et si l’argent placé provenait d’un revenu non déclaré, il pourrait être taxé dépendant des informations qu’on pourrait obtenir comme n’importe quoi d’autres. En fait on s’engage à rien.

On ne s’entend que sur l’imposition actuel d’un rendement divulgué par le client sans vérification. Nous faisons entrer de l’argent au Canada, cela rapporte des revenus au Canada passés et futurs, le client peut être vérifié et cotisé pour plus, on le connait, il devient un bon citoyen sans ce squelette dans le placard et le paradis fiscal (avec le rendement de l’économie actuel peut venir qu’à tomber).

Les directives nous permettent (et c’était essentiel pour nous car [l’ancien employé] n’avait pas encore obtenu de procuration) de faire un projet pour un anonyme. J’ai lu les différentes directives, articles de lois sur les divulgations volontaires, sur les placements en paradis fiscaux et notre lettre respecte la volonté du législateur.

Tu trouveras donc en annexe les différentes lettres que j’ai signées et remises à [l’ancien employé]. Il va me revenir avec les signatures de ces clients dans trois semaines environ.

Si tu as des questions, des recommandations avant que je ne reçoives les documents signés des clients et que je te demande l’ouverture d’un no de dossier pour chacun des clients et que je ne ferme le dossier en cotisant tel que le projet, tu pourras me rejoindre en tout temps sur mon cellulaire du bureau ou message sur ma boîte vocale bureau (que je prends régulièrement). Je n’aurai pas l’intention de partir une vérification générale que si de quoi me saute aux yeux ou qu’on reçoive une info de tiers comme Canafe à cet égard.

[…]

[Sic pour l’ensemble de la citation]

[Les passages en évidence le sont dans l’original]

36        Dans son témoignage, M. Falardeau a souligné qu’à son retour de vacances, le 12 août 2013, il avait été très surpris de lire le courriel du 31 juillet 2013, car il n’avait aucune idée de la portée des actions du fonctionnaire pendant son absence. En ce qui concerne la phrase dans le courriel du fonctionnaire indiquant « […] tel qu’entendu voici le résultat des rencontres », M. Falardeau a dit qu’il ne s’était jamais entendu avec le fonctionnaire sauf en ce qui concerne la cueillette d’information afin de compléter le T133.

37         Le 12 août 2013, M. Falardeau a envoyé un courriel au fonctionnaire lui disant d’attendre qu’il parle à la direction avant d’aller trop loin dans le dossier de l’ancien employé. M. Falardeau a rencontré M. Boutin le 13 août 2013, et ce dernier lui a dit qu’il s’agissait de divulgations volontaires.

38        Le programme de divulgations volontaires permet aux contribuables ou représentants autorisés de faire une divulgation afin de corriger toute information erronée ou incomplète, ou de fournir des renseignements non déclarés. En faisant une divulgation volontaire, le contribuable a l’avantage de ne payer que les impôts et les intérêts dus sans pénalités et sans crainte de poursuites. En 2013, le programme de divulgations volontaires était traité par les centres fiscaux de Shawinigan-Sud, Winnipeg et Surrey, et non par le groupe du fonctionnaire.

39        Dans un courriel en date du 13 août 2013, M. Falardeau a informé le fonctionnaire qu’il avait rencontré la direction. Comme les dossiers soumis par l’ancien employé concernaient des divulgations volontaires, celui-ci devait obligatoirement passer par le programme de divulgations volontaires.

40        Le fonctionnaire n’était pas du même avis que la direction. Dans un courriel en réponse à la directive de M. Falardeau, daté du 13 août 2013, il a écrit :

Pour les dossiers de [l’ancien employé], je suis d’avis que ce n’est pas tout à fait une divulgation volontaire mais une entente de vérification restreinte et cela nous faisait des stats et était dans notre projet open.

[L’ancien employé] ne veut rien savoir de la paperasserie à plus finir et des longueurs des centres fiscaux. Le Canada risque de tout perdre.

J’ai donné ma parole que si cela ne marche pas, je détruis tout document reçu.

[…]

Moi je ne fais pas une cenne avec cela alors si vous êtes fermé je l’appelle pour tout canceller et ses clients pourraient rester dans l’illégalité.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

41        M. Falardeau lui a répondu le même jour et lui a réitéré ce qui suit :

La réponse est clair, ces dossiers ne sont pas des vérifications restreintes, aucun contribuables identifiés, il s’agit de divulgation volontaire et tu dois référer [l’ancien employé] aux Divulgations Volontaires.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

42        M. Boutin et M. Falardeau ont fait valoir dans leur témoignage que la vérification restreinte visait un élément en particulier, mais que ce type de vérification ne se faisait plus depuis quelques années. Selon M. Falardeau, lorsque la vérification restreinte existait, un dossier devait toujours être ouvert.

43        Le 13 août 2013, le fonctionnaire a de nouveau écrit à son chef d’équipe :

Même si sur les lettres émises c’était pour chacun un client non nommé (tel que prévu dans les directives), j’avais tel que déjà dit les noms et coordonnées de deux de ceux-ci et pour tous certaines données financières, par la suite j’aurais eu les données que j’aurais voulus.

Aucune possibilité que l’on soit intermédiaire avec les divulgations)? Je pourrais les contacter et tenter rapidement (si c’est possible dans notre structure) de voir un allègement de la paperasserie et des délais de réponses, histoire d’innover, de s’améliorer et de ne pas être pire que le Québec qui ont rencontrer [l’ancien employé]. Je pourrais organiser une rencontre à plusieurs.

Sinon, j’attends qu’il me rappelle, j’annule tout et je fais de plus petits dossiers et plus difficile. En fait on fait les petits.

Mais je comprendrez.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

44        M. Falardeau a répondu clairement au courriel du fonctionnaire comme suit :

Non, Non et Non

Les divulgations volontaires ont leur propres directives et on doit les respectés [sic].

45        Vers le 20 août 2013, le fonctionnaire a informé l’ancien employé qu’il ne traiterait plus son dossier et qu’il pouvait communiquer avec M. Boutin à cet égard. Cependant, le fonctionnaire a de nouveau rencontré l’ancien employé le 23 août 2013. Lors de cette rencontre, l’ancien employé lui a dit qu’il ne voulait pas traiter avec M. Boutin. L’ancien employé a demandé au fonctionnaire de signer une lettre pour envoyer son dossier au centre fiscal de Shawinigan-Sud. La lettre indiquait que le fonctionnaire avait vérifié les dossiers et que le centre fiscal pouvait les cotiser. Le fonctionnaire n’a pas signé la lettre, car il n’était plus impliqué dans le dossier.

46        En l’absence de M. Boutin, l’ancien employé a rencontré M. Falardeau le vendredi 23 août 2013. Selon le témoignage et les notes personnelles de M. Falardeau, c’est l’ancien employé qui l’a informé que les lettres signées par le fonctionnaire avaient été acceptées par ses clients. M. Falardeau a informé l’ancien employé que les lettres étaient hors du mandat du fonctionnaire et qu’elles n’auraient pas dû être émises. Il lui a dit qu’il n’aurait jamais approuvé ces cotisations. Il l’a également informé qu’il devait présenter l’ensemble des documents à la section des divulgations volontaires du centre fiscal de Shawiningan-Sud. L’ancien employé a alors mentionné à M. Falardeau qu’il voulait régler les dossiers de ses clients et non déposer une plainte contre l’ARC.

47        M. Falardeau a suggéré que les clients de l’ancien employé pouvaient faire des déclarations amendées, mais l’ancien employé a répondu que ses clients ne seraient pas intéressés par cette option. Comme l’ancien employé a dit qu’il avait fait traiter des dossiers semblables à Ottawa et à Shawinigan, M. Falardeau lui a demandé de fournir les noms des personnes dans ces bureaux qui avaient traité les dossiers.

48        Le 26 août 2013, M. Falardeau a informé le fonctionnaire qu’il allait parler aux bureaux d’Ottawa et du centre fiscal de Shawinigan-Sud pour savoir si l’un d’eux voulait cotiser les dossiers de l’ancien employé. M. Falardeau a dit au fonctionnaire que l’ancien employé lui avait mentionné qu’il pourrait porter plainte contre l’ARC. En réponse à la menace de plainte de l’ancien employé, le fonctionnaire a informé M. Falardeau que l’ancien employé lui avait offert 200 000.00 $. Le montant avait été inscrit sur une serviette et lui avait été offert pendant la rencontre du 30 juillet 2013, après que le fonctionnaire ait remis les lettres à l’ancien employé. Le fonctionnaire a refusé le montant et n’a pas conservé la serviette. Selon le fonctionnaire, l’ancien employé lui a offert ce montant pour le travail qu’il avait fait.

49        La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a été informée de l’offre de 200 000.00 $ et ils ont questionné le fonctionnaire et M. Falardeau à ce sujet les 10, 12 et 13 septembre 2013.

50        Le 12 septembre 2013, M. Donati a informé la DAICF que le fonctionnaire avait remis à l’ancien employé des lettres d’entente de cotisation de revenus d’intérêts étrangers non déclarés à l’intention de plusieurs contribuables. La DAICF a entamé une enquête préliminaire à cet égard, qui incluait un examen des accès du fonctionnaire aux systèmes de l’ARC entre le 1er janvier 2006 et le 11 septembre 2013.

51        Le 12 novembre 2013, la directrice de la DAICF a informé M. Donati que, selon l’information recueillie lors de l’enquête préliminaire, ils avaient des motifs raisonnables de croire que le fonctionnaire avait :

Fait des accès non autorisées au comptes de certains contribuables (ceux sur lesquels [l’ancien employé] l’a approché)

Fait des divulgations non autorisées ([l’ancien employé] n’était pas représentants autorisé)

Remis à [l’ancien employé] des « lettres de confort » pour plusieurs contribuables pour détourner le processus de divulgation volontaires (pas seulement celui qu’il a admis a son superviseur) (abus de confiance)

Utilisé les réseaux électroniques de l’agence pour faire parvenir des renseignements protégés à des contribuables par courriel

Utilisé les réseaux électroniques de l’agence pour mener des activités syndicales

Utilisé les réseaux électroniques de l’agence (contenant des renseignements confidentiels) à l’extérieur de ses heures de travail. Il avait signé une entente avec la gestion au sujet de ses heures de travail à distance.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

52        Étant donné ces informations, la directrice de la DAICF a informé Gabriel Caponi, le sous-commissaire de la région du Québec de l’ARC, par courriel en date du 15 novembre 2013, qu’elle allait entamer une enquête pour :

[…] déterminer les circonstances entourant les allégations d’accès et divulgations non autorisés, d’abus de pouvoir, de manquement au Code de déontologie et de conduite, d’utilisation inacceptable des réseaux et de manquements aux normes sur la transmission et le transport des renseignements et des biens protégés et classifies par Pierre Girard.

53        Le 18 novembre 2013, le fonctionnaire a été informé qu’il était suspendu sans traitement pour une période indéterminée. La lettre de suspension mentionnait ce qui suit :

L’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a été informée d’allégations nous portant à croire que vous auriez sérieusement enfreint vos obligations en vertu du Code de déontologie et de conduite de l’Agence du revenu du Canada (ARC). Par conséquent, la Division des affaires internes et du contrôle de la fraude (DAICF) de l’ARC initie une enquête afin de vérifier ces allégations.

Tel que stipulé dans le Code de déontologie et de conduite, les employés de l’ARC sont tenus de se comporter d’une manière exemplaire. Nous avons examiné différentes possibilités soit de vous maintenir dans vos fonctions, de vous assigner d’autres tâches ou de vous suspendre administrativement pour fins d’enquête. Considérant la gravité des allégations, la nature de vos fonctions, le mandat de l’Agence ainsi que les circonstances entourant cette enquête, vous êtes suspendu sans rémunération de vos fonctions à l’ARC afin de protéger les intérêts et l’intégrité de l’ARC. Cette suspension administrative sans rémunération prend effet immédiatement et sera en vigueur pour une durée indéfinie.

[…]

De plus, de par les allégations qui pèsent contre vous, nous avons l’obligation d’initier un examen de votre cote de fiabilité, en vertu de la Politique sur les enquêtes de sécurité sur le personnel de l’ARC. Par conséquent, votre cote de fiabilité a été temporairement suspendue pendant l’enquête de sécurité qui vise à recueillir tous les renseignements pertinents. […]

C. L’enquête et le licenciement

54        L’enquête a pris presque six (6) mois à compléter. Les employés directement impliqués ont été interviewés en décembre 2013 (MM. Girard et Falardeau) et janvier 2014 (M. Boutin). D’autres vérificateurs d’impôt et l’ancien gestionnaire du fonctionnaire, ainsi que M. Falardeau, ont été interviewés en février 2014. Le rapport d’enquête a été terminé le 12 juin 2014.

55        L’enquêtrice interne qui a préparé le rapport, Marie-France Leduc, a présenté un témoignage devant la Commission. Entre autres, selon son analyse présentée dans le rapport, l’explication du fonctionnaire voulant qu’il ait informé son chef d’équipe des dossiers avec l’ancien employé dès le 10 mai 2013 n’était pas appuyée par les factures du téléphone cellulaire de l’ARC utilisé par le fonctionnaire. Aucun appel au numéro de téléphone de M. Falardeau ne figurait sur les factures. Les factures ont aussi été déposées en preuve à l’audience. Mme Leduc a aussi souligné qu’il n’était pas possible de repérer les appels entrants et sortants du BSF de l’Est-du-Québec d’après des factures du BSF.

56        L’enquêtrice n’a retracé aucune indication que le fonctionnaire aurait demandé l’autorisation de fournir les lettres à l’ancien employé. De plus, le fonctionnaire a lui-même admis qu’il devait attendre le retour de M. Falardeau pour la fermeture de ses dossiers. De même, le fonctionnaire a admis que ses actions avaient pour but d’offrir un traitement plus rapide que le programme de divulgations volontaires et qu’il considérait que les lettres étaient favorables à l’ARC puisqu’elles permettaient de faire entrer des sommes à imposer au Canada et d’identifier les contribuables. L’enquêtrice a toutefois noté que :

[] l’étendu de l’avantage qu’auraient pu recevoir les neuf contribuables demeure inconnu puisque les sommes utilisée par Pierre Girard pour émettre les lettres de cotisations, de son propre aveu, n’avaient jamais été validé et des recherches approfondies n’avaient jamais été effectuées par Pierre Girard.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

57        L’enquêtrice a aussi indiqué que le fonctionnaire avait tenté de faire valoir que son chef d’équipe lui avait dit qu’il devait constituer 50 % de ses dossiers à partir de rien et qu’au moment où il avait entrepris les dossiers de l’ancien employé, il ne savait pas qu’il devait compléter seulement les dossiers du CANAFE ou de la SNA. Pourtant, tous les membres de l’équipe de M. Falardeau qui ont été interviewés lors de l’enquête ont confirmé leur compréhension de la nature de leur charge de travail et des procédures. Les membres de l’équipe n’avaient pas l’autorité d’élaborer leur propre charge de travail ou d’accepter et de traiter des dossiers de divulgation volontaire. M. Falardeau attribuait les dossiers et ceux-ci étaient complétés à partir des indices du CANAFE et de la SNA, et non de rien.

58        Par rapport au montant offert, l’enquêtrice a noté que le fonctionnaire avait attendu au 26 août 2013 avant d’en informer la direction, bien que l’offre lui ait été faite le 30 juillet 2013. Lorsque l’enquêtrice l’a interrogé à ce sujet, le fonctionnaire a indiqué qu’il accordait peu d’importance à l’offre d’un montant d’argent en échange de son travail en tant qu’employé de l’ARC, car il était incorruptible et qu’il n’avait pas vu l’importance d’en informer la direction.

59        L’examen effectué par l’enquêtrice relativement aux accès non autorisés au système de l’ARC par le fonctionnaire a révélé que plusieurs des accès effectués du 28 au 30 juillet 2013 (516 accès le 28 juillet seulement) ne faisaient pas partie de sa charge de travail et qu’ils étaient liés aux dossiers de l’ancien employé. Ces accès incluaient de l’information sur l’ancien employé, sa famille, ses proches et leurs entreprises, et deux des contribuables identifiés par l’ancien employé. Par la suite, les renseignements des deux contribuables identifiés par l’ancien employé étaient inclus dans les lettres de cotisation préparées par le fonctionnaire et donné à l’ancien employé. Comme l’ancien employé n’était pas visé par une procuration l’autorisant à représenter les contribuables, il n’était pas autorisé à recevoir ces informations. Le fonctionnaire a expliqué à l’enquêtrice qu’il avait effectué les accès dans le cadre des dossiers qu’il avait reçus de l’ancien employé et afin de préparer sa charge de travail.

60        En s’appuyant sur les renseignements obtenus dans le cadre de son enquête, l’enquêtrice a conclu que :

[] Pierre Girard [] a enfreint le Code de déontologie et de conduite et le Code et lignes directrices sur les conflits d’intérêts lorsqu’il a :

  • accordé un traitement préférentiel à [l’ancien employé] et s’est placé dans une situation de conflit d’intérêts en acceptant de traiter les dossiers, permettant à [l’ancien employé] de contourner le Programme de divulgations volontaires et de recevoir un bénéfice des contribuables en échange pour ses services; et
  • a accordé un traitement préférentiel aux contribuables [AS] et [SR] et aux sept autres contribuables inconnus en traitant leurs demandes afin de contourner les voies de service normalement disponibles aux contribuables par le biais du Programme de divulgations volontaires.

Pierre Girard a enfreint le Code de déontologie et de conduite lorsqu’il a :

  • outrepassé son autorité en tant que vérificateur en s’attribuant sa propose [sic] charge de travail à l’encontre de la directive et de la pratique voulant que la charge de travail soit attribué par le chef d’équipe;
  • outrepassé son autorité lorsqu’il a travaillé les dossiers qu’il s’était attribué sachant que les dossiers étaient à l’extérieur du mandat de la Division de la vérification et donc de sa section puisqu’il s’agissait de divulgations volontaires;
  • émis des lettres de cotisations qu’il avait signées directement à [l’ancien employé] prenant position au nom de l’ARC sans avoir obtenu l’approbation de son chef d’équipe sachant qu’il devait attendre le retour de son chef d’équipe pour fermer des dossiers; et
  • travaillé les dossiers de [l’ancien employé] sans égards [sic] aux procédures habituelles de la vérification, sans attribution dans le [Système d’information et de gestion de la vérification], sans élaborer de plan de vérification, sans autorisation de la gestion.

Pierre Girard a enfreint le Code de déontologie et de conduite, la Politique sur l’accès par les employés à leurs renseignements personnels d’impôt et ceux des membres de leur famille ou leurs connaissances et la Directive sur la surveillance de l’accès électronique des employés aux renseignements confidentiels lorsqu’il a :

  • effectué des accès non autorises [sic] aux renseignements confidentiels de []
  • effectué la divulgation non autorisée des renseignements confidentiels d’[AS] et de [SR] à [l’ancien employé] en lui remettant les lettres de cotisation, sachant que [l’ancien employé] n’était pas le représentant autorisé de ces contribuables;

          [Le passage en évidence l’est dans l’original]

61        L’enquêtrice a aussi conclu que le fonctionnaire avait enfreint son entente de télétravail et qu’il avait fait preuve d’insubordination en émettant les lettres de cotisation et en rencontrant l’ancien employé le 23 août 2013, après avoir été avisé par la direction qu’il devait se retirer du dossier. Elle a aussi conclu que le fonctionnaire avait enfreint la Politique en matière de cadeaux, de marques d’hospitalité et d’autres avantages en acceptant de se faire payer des repas par l’ancien employé, et qu’il avait enfreint la politique sur la sécurité des communications lorsqu’il a transmis des renseignements protégés par courriel à des contribuables à deux occasions dans un autre dossier.

62        L’audience disciplinaire du fonctionnaire a eu lieu le 3 juillet 2014. Selon M. Donati, lors de cette réunion, le fonctionnaire a dit qu’il avait agi pour le bien de la Couronne et qu’il méritait une médaille du ministre. L’objectif du fonctionnaire était d’obtenir les noms et les numéros d’assurance sociale de tous les clients de l’ancien employé pour ensuite faire des recherches sur ces contribuables et sur l’ancien employé. Il s’agissait d’un stratagème pour piéger les contribuables ou pour mener une vérification à leur égard. M. Donati a dit que cette procédure était inadmissible et hors normes. Il était troublé par ce stratagème.  Si les contribuables apprenaient que l’ARC utilisait le programme de divulgations volontaires pour les piéger, la confiance dans le système serait minée et le programme de divulgations volontaires cesserait d’exister. Il a également souligné que l’ARC n’avait pas comme pratique de piéger les gens.

63        En ce qui concerne les lettres à l’intention des clients de l’ancien employé, le fonctionnaire a souligné qu’il s’agissait de la première fois qu’il les utilisait. M. Donati a fait valoir qu’il n’avait jamais vu ce genre de lettre avant et que, à sa connaissance, elles n’étaient pas utilisées au BSF de l’Est-du–Québec. Il a soulevé plusieurs préoccupations à cet égard.

64        Selon sa compréhension du contenu des lettres, les contribuables voulaient faire une déclaration en vertu du programme de divulgations volontaires. Sa première préoccupation était le fait qu’on voulait imposer une pénalité, alors que l’objectif du programme de divulgations volontaires est de faire une déclaration sans pénalité. Deuxièmement, selon les lettres, le contribuable renonce à déposer une objection ou de loger un appel. Toutefois, M. Donati a souligné que l’ARC ne peut empêcher un contribuable d’exercer son droit de déposer une objection ou d’aller en appel. De plus, la lettre mentionne l’intention d’émettre une cotisation, sans toutefois que le contribuable connaisse le montant imposé. Troisièmement, M. Donati était préoccupé par le fait que la lettre avait été préparée par l’ancien employé et ensuite donnée au fonctionnaire pour ajustement. Selon lui, il n’est pas normal qu’un représentant prépare une lettre à être signée par l’ARC.

65        À la suite des conclusions de l’enquête, la DAICF a fait un examen final de la cote de fiabilité du fonctionnaire et a conclu qu’il représentait un risque inacceptable pour la sécurité des biens et des renseignements de l’ARC. Dans une lettre datée du 29 juillet 2014, le fonctionnaire a été informé que sa cote de fiabilité avait été révoquée.

66        Par lettre datée du 31 juillet 2014, et signée par M. Donati, le fonctionnaire a été informé de son licenciement comme suit :

J’ai examiné attentivement les renseignements vous concernant contenus dans le rapport d’enquête de la [DAICF] faisant état de situations d’inconduites graves dans l’exercice de vos fonctions []

Suite à mon examen, je conclus que vous avez enfreint le Code de déontologie et de conduite de l’ARC. Vous avez commis des inconduites graves dans l’exercice de vos fonctions de vérificateur d’impôt et vous avez manifestement manqué de loyauté envers votre employeur. En effet, vous avez outrepassé votre autorité en vous attribuant des dossiers qui ne relevaient pas de vos fonctions et de votre division et en travaillant sans tenir compte des politiques et procédures de travail en vigueur à la division de la Vérification de la PME. Vous avez également émis des projets de lettres de cotisation, via un représentant qui ne détenait pas les procurations requises, à l’intention de neuf contribuables, dont sept sont demeurés anonymes, permettant ainsi de contourner les voies de service normalement disponibles.

Tout aussi grave, vous avez fait plusieurs accès non autorises aux renseignements d’un ancien employé de l’ARC, de ses proches et de contribuables que ne relevaient pas de votre charge de travail. De plus, j’ai constaté d’autres inconduites : la transmission de renseignements par courriel non sécurisé; le non-respect de votre entente de télétravail en ce qui a trait a votre horaire et aux lieux de rencontre autorisé avec les contribuables; et l’acceptation de cadeaux (repas au restaurant).

J’ai pris en considération, à titre de facteurs atténuants, votre dossier exempt de mesure disciplinaire et la durée de l’enquête. J’ai aussi considéré les facteurs aggravants et plus particulièrement le fait que vous n’avez pas reconnu aucune responsabilité, que vous n’avez démontré aucun remords et que vos explications contenaient plusieurs contradictions.

Comme vous le savez, le poste de vérificateur d’impôt que vous occupez exige un niveau élevé de confiance et d’intégrité. Ce haut niveau de confiance est essentiel au bon fonctionnement du système fiscal canadien. Compte tenu de mon examen de vos actions et prenant en considérations les facteurs atténuants et aggravants, je conclus que le lien de confiance qui doit essentiellement exister entre un employé et son employeur a été rompu de façon irrémédiable. Pour ces motifs et conformément à l’alinéa 51. (1) f) de la loi sur l’Agence du revenu du Canada, je vous informe par la présente de votre licenciement à titre d’employé de l’ARC, qui prend effet rétroactivement au 19 novembre 2013.

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

IV. Résumé de l’argumentation

A. Pour l’employeur

67        L’employeur a fait valoir que le fonctionnaire avait commis des inconduites graves en s’attribuant des dossiers qui ne relevaient pas de ses fonctions de vérificateur ni de celles du BSF de l’Est-du-Québec, et en accédant aux systèmes de l’ARC pour des questions qui ne relevaient pas de sa charge de travail, allant ainsi à l’encontre des diverses politiques et procédures de l’ARC. Les autres incidents reprochés au fonctionnaire étaient d’une gravité moindre.

68        Selon l’employeur, le licenciement du fonctionnaire était justifié. Il ne s’agissait pas d’une mesure manifestement déraisonnable ou erronée compte tenu des facteurs aggravants suivants : la gravité de l’inconduite; le fait que les actions du fonctionnaire vont à l’encontre des fondements de la relation d’emploi et sont fondamentalement incompatibles avec les obligations d’un vérificateur et les attentes de l’ARC; le fait que les gestes du fonctionnaire ont causé beaucoup de dommages à l’intégrité du régime fiscal et à la réputation de l’ARC. L’employeur a fait valoir qu’il ne s’agissait pas d’un égarement momentané de la part du fonctionnaire, mais plutôt d’inconduites répétées et réfléchies. Il a également mentionné l’absence de remords et d’excuses véritables de la part du fonctionnaire avant l’audience. Enfin, il a souligné que le fonctionnaire était un représentant syndical et que, par conséquent, il connaissait ou aurait dû connaitre les diverses politiques et procédures de l’ARC afin de bien conseiller ses membres.

69        Quant à l’effet rétroactif du licenciement, l’employeur a fait valoir qu’il est bien établi qu’un employeur a le pouvoir de fixer rétroactivement la date d’un licenciement en vertu de son vaste pouvoir de direction. À cet égard, l’employeur a adopté la position que le grief visant la suspension pour une période indéterminée est théorique, car le licenciement a été imposé rétroactivement à la date du début de la suspension. De même, le grief visant la révocation de la cote de fiabilité du fonctionnaire est théorique puisque le licenciement du fonctionnaire était justifié.

70        À titre subsidiaire, l’employeur a souligné que la suspension pour une période indéterminée et la révocation de la cote de fiabilité du fonctionnaire étaient des décisions administratives, et non des mesures disciplinaires. Par conséquent, un arbitre de grief n’a pas compétence pour traiter de ces questions en vertu de l’alinéa 209(1)b) de la Loi.

B. Pour le fonctionnaire s’estimant lésé

71        Le fonctionnaire a reconnu que la preuve était composée essentiellement de ce que l’employeur a présenté. Les faits ne sont pas contestés; il s’agit de les interpréter tout en tenant compte du contexte. Cependant, il a fait valoir qu’il était limité dans sa défense, car il n’avait pas accès à la preuve documentaire puisque, conformément à sa  lettre de suspension, il devait retourner toute propriété de l’ARC.

72        Il importe de s’interroger à savoir si la suspension découle d’une décision administrative ou d’une mesure disciplinaire. S’il s’agit d’une mesure disciplinaire, la Commission a pleine compétence. À cet égard, le fonctionnaire a fait valoir que la lettre de suspension ne fournit aucun motif, autre que le renvoi au Code de déontologie. Les actes les plus sérieux dans les circonstances étaient les démarches du fonctionnaire avec l’ancien employé, les lettres de cotisation et les accès aux dossiers des contribuables.

73        Le fonctionnaire a souligné que les événements donnant lieu à la suspension ont eu lieu entre le 10 mai et le 12 août 2013. Il a ajouté avoir cessé ses activités lorsqu’on le lui a demandé. Par la suite, il a rencontré l’ancien employé une autre fois pour l’informer qu’il n’était plus au dossier. Toutefois, l’employeur a attendu au 18 novembre 2013 pour le suspendre sans traitement pendant plusieurs mois.

74        Le fonctionnaire s’est interrogé à savoir ce qui s’était  passé entre les deux dates et quel était le risque entre le 31 juillet 2013 et le 18 novembre 2013. À cet égard, il a soutenu que M. Falardeau était au courant des dossiers sur lesquels il travaillait avec l’ancien employé. Cependant, il a souligné que M. Falardeau ne lui avait pas demandé de détails concernant le dossier et ne lui avait pas dit d’arrêter. En date du 13 août 2013, MM. Falardeau et Boutin étaient au courant des lettres de cotisation et des interactions entre le fonctionnaire et l’ancien employé. Pourquoi ne pas avoir suspendu le fonctionnaire à cette date? Selon le fonctionnaire, ce n’est que lorsque la GRC est arrivée au BSF à Québec que tout a changé et que l’affaire est devenue disciplinaire.

75        Le fonctionnaire a soulevé des facteurs atténuants en ce qui concerne le licenciement. Il n’a pas avantagé l’ancien employé, les contribuables impliqués ou lui-même. Il n’a rien caché et ses gestes étaient bien intentionnés. Il voulait compléter le dossier et permettre au pays de récupérer des sommes non déclarées. Selon lui, il était convaincu qu’il agissait dans l’intérêt de l’ARC. Il a ajouté qu’il avait droit à l’erreur.

76        Le fonctionnaire a également fait valoir que les lettres qu’il avait préparées pour l’ancien employé ne posaient aucun risque et que, dans le cas contraire, ces risques n’ont pas été mentionnés ni établis en preuve. Les lettres ont été préparées avec l’information que l’ancien employé lui avait donnée; aucune information ne provenait du système de l’ARC. De plus, l’analyse des accès du fonctionnaire au système de l’ARC, de 2006 à 2013, démontre qu’outre les accès concernant l’ancien employé et les contribuables impliqués, on ne pouvait rien lui reprocher.

77        Le fonctionnaire a admis qu’il n’avait pas suivi les procédures habituelles de l’ARC et qu’il n’aurait pas dû agir ainsi. Bien que ces gestes ne constituent pas une pratique habituelle, il croyait y être autorisé. Il ne peut y voir qu’un manque de compréhension entre lui-même et M. Falardeau. Il a fait valoir qu’il y a une incompréhension ou un refus de la part de l’employeur d’analyser sa véritable intention, bien qu’il l’ait expliqué dans son courriel du 31 juillet 2013.

78        En somme, le fonctionnaire estime que le licenciement est une mesure déraisonnable et qu’il devrait être réintégré dans ses fonctions.

V. Analyse

79        Avant d’entamer le fond des griefs, je traiterai de deux des arguments  soulevés par les parties.

80        Premièrement, je n’accepte pas l’argument du fonctionnaire selon lequel il était limité dans sa défense au motif qu’il n’avait pas accès à la preuve documentaire. Bien que le fonctionnaire ait dit qu’il n’avait pas accès à certaines preuves documentaires, il n’a pas précisé la nature de cette preuve ni sa pertinence potentielle aux griefs. De plus, le fonctionnaire aurait pu demander à l’employeur de divulguer cette preuve alléguée,  mais il ne l’a pas fait.

81        Deuxièmement, je n’accepte pas que le grief visant la suspension pour une période indéterminée soit théorique au motif que le licenciement a été imposé rétroactivement à la date de la suspension. À l’appui de cet argument, l’employeur m’a renvoyé à Bahniuk c. Agence du revenu du Canada, 2012 CRTFP 107; Stene c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2016 CRTFEP 36; Stokaluk c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2015 CRTEFP 24; Gravelle c. Administrateur général (ministère de la Justice), 2014 CRTFP 61; Legere c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 65; Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 28; et Shaver c. Administrateur général (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2011 CRTFP 43.

82        Tout d’abord, je comprends la position de l’employeur selon laquelle la suspension et le licenciement constituent deux décisions distinctes qu’il a prises. D’ailleurs, l’employeur lui-même qualifie la suspension de décision administrative et le licenciement de nature disciplinaire. Bien que je sois libre de déterminer que la suspension était de nature disciplinaire ou que l’employeur a créé une mesure disciplinaire unique en appliquant le licenciement rétroactivement, comme je l’expliquerai dans mon analyse ci-dessous, cette détermination ne correspondrait pas avec les arguments ou la preuve. Cela étant, je distingue la situation en l’espèce de celles dans Bahniuk, Stokaluk, Gravelle et Shaver, dans lesquelles les suspensions étaient de nature disciplinaire.

83        Qui plus est, la prémisse de l’employeur repose sur ma conclusion que le licenciement rétroactif était approprié dans les circonstances. Pour les raisons qui suivent, bien que j’accepte que le licenciement ait été justifié, l’employeur ne m’a pas convaincu que le licenciement devrait être appliqué de façon rétroactive. Par conséquent, il y a une distinction entre la situation en l’espèce et celles dans Stene, Legere et Basra, sur lesquelles l’employeur s’appuie.

A. Le grief concernant la suspension sans traitement et la suspension de la cote de fiabilité

84        L’alinéa 209(1)b) de la Loi prévoit que le fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur « […] une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire […] ». Selon l’employeur, puisque le fonctionnaire a fait l’objet d’une suspension administrative, le renvoi du grief à l’arbitrage ne rencontre pas les exigences de l’alinéa 209(1)b) de la Loi.

85        Bien qu’un employeur puisse qualifier une suspension d’administrative, ma tâche est de vérifier cette affirmation. Je dois examiner l’intention sous-tendant la décision au moment où elle a été prise, pour m’assurer qu’elle n’est pas de nature disciplinaire et qu’elle demeure non disciplinaire pendant la suspension en découlant. Les facteurs à examiner pour déterminer si une décision constitue une mesure disciplinaire déguisée incluent : les répercussions de la décision sur le fonctionnaire et ses perspectives de carrière; si la mesure peut servir de fondement à une mesure disciplinaire ultérieure; la disproportion entre l’incidence de la décision de l’employeur par rapport au motif administratif invoqué; si la décision prise est de nature corrective (voir Canada (Procureur général) c. Frazee, 2007 CF 1176, paragraphes 21 à 25).

86        Il est généralement accepté qu’une suspension sans traitement en attendant l’issue d’une enquête et la suspension d’une cote de fiabilité ne sont pas présumées constituer des mesures disciplinaires (voir Braun c. Administrateur général (Gendarmerie royale du Canada), 2010 CRTFP 63, au paragraphe 135). Conformément à cette présomption, j’estime que la suspension sans traitement du fonctionnaire et la suspension de sa cote de fiabilité étaient des décisions administratives.

87        Comme il est indiqué dans la lettre de suspension du 18 novembre 2013, et comme le signataire de la lettre, M. Donati, a soulevé à l’audience, la suspension avait pour but de « […] protéger les intérêts et l’intégrité de l’ARC ». Cette intention va dans le sens des résultats de l’enquête préliminaire selon laquelle, entre autres, certains motifs donnent à penser que le fonctionnaire a accédé sans autorisation  à des données de contribuables, qu’il a fait des divulgations non autorisées et qu’il a remis des lettres visant plusieurs contribuables pour contourner le processus de divulgation volontaire.

88        Au moment où la décision de suspendre le fonctionnaire a été prise, l’intention n’était pas de punir ou de corriger lesdits comportements du fonctionnaire, mais plutôt, tel qu’il est indiqué dans la lettre de suspension, d’initier une enquête « […] afin de vérifier ces allégations ». L’employeur n’avait pas encore l’intention de lui imposer une mesure disciplinaire. En fait, l’employeur n’avait pas l’information nécessaire et n’était pas prêt à imposer une mesure disciplinaire. En réalité, c’est l’information acquise pendant l’enquête qui a servi de fondement à la mesure disciplinaire ultérieure, soit le licenciement, et non pas la suspension antérieure.

89        De plus, je conclus que la suspension sans traitement tenait compte de la conclusion de l’ARC voulant que le fonctionnaire ne puisse demeurer dans ses fonctions ou se voir assigner d’autres tâches. Dans son témoignage, M. Donati a dit qu’en suspendant le fonctionnaire, son intention n’était pas de le punir ou de le discipliner. Selon M. Donati, si la direction avait pu affecter le fonctionnaire à des fonctions où il n’avait pas accès aux systèmes de l’ARC, elle l’aurait fait; ce n’était toutefois pas possible. De plus, comme M. Donati avait suspendu temporairement la cote de fiabilité du fonctionnaire, aucun autre poste au BSF de l’Est-du-Québec n’était disponible. Ce témoignage de M. Donati n’a pas été contredit.

90         M. Donati a expliqué que la suspension de la cote de fiabilité du fonctionnaire était un facteur dans la décision de suspendre le fonctionnaire sans traitement. Comme le maintien de la cote de fiabilité est une condition d’emploi précisée dans la lettre d’offre d’emploi du fonctionnaire ce dernier ne pouvait pas travailler en l’absence de celle-ci.

91        Par ailleurs,  je ne peux conclure que la suspension de la cote de fiabilité du fonctionnaire constituait une mesure disciplinaire déguisée ou qu’elle est une indication quelconque que la suspension sans traitement était une mesure disciplinaire. La suspension de la cote de fiabilité était basée sur les mêmes allégations et l’intention de « […] recueillir tous les renseignements pertinents ».

92        Bien que le fonctionnaire n’ait pas remis en question le déroulement de l’enquête ou le comportement de l’employeur pendant l’enquête, il a quand même souligné qu’alors que les événements donnant lieu à sa suspension ont eu lieu entre le 10 mai et le 12 août 2013,  l’employeur a attendu jusqu’au 18 novembre 2013 pour le suspendre. Il a suggéré que l’affaire était devenue disciplinaire lorsque la GRC a commencé à s’y impliquer.

93        Selon la preuve, entre le 12 août 2013 et le 18 novembre 2013, des renseignements supplémentaires ont été découverts relativement à la situation entre le fonctionnaire et l’ancien employé. Plus précisément, le 26 août 2013, le fonctionnaire a informé M. Falardeau que l’ancien employé lui avait offert 200 000.00 $. Par conséquent, la GRC et la DAICF ont été impliqués dans l’affaire. L’enquête préliminaire de la DAIFC a eu lieu du 12 septembre au 15 novembre 2013, alors que la directrice de la DAICF a informé M. Caponi qu’elle allait mener une enquête plus approfondie. À mon avis, les évènements du 12 août 2013 au 18 novembre 2013 ne signifient pas que l’affaire est devenue disciplinaire, mais plutôt qu’il était nécessaire de recueillir plus d’information sur ce qui s’est passé entre le fonctionnaire et l’ancien employé. Ces faits renforcent l’intention de l’employeur en suspendant le fonctionnaire et la nature administrative de cette décision.

94        Le fonctionnaire a fait valoir que la lettre de suspension ne fournissait aucun motif autre que le renvoi au Code de déontologie. Je n’accepte pas l’argument du fonctionnaire voulant que l’absence de motif dans la lettre de suspension entraîne d’une façon ou d’une autre la mauvaise foi ou un manquement à l’équité procédurale de la part de l’employeur. Compte tenu du fait que la seule question sur laquelle je dois statuer consiste à déterminer si la décision de l’employeur était de nature disciplinaire, les allégations de mauvaise foi et de manquement à l’équité procédurale ne peuvent être prises en compte par elles-mêmes (voir Braun, au paragraphe 141). Bien qu’il puisse être considéré comme un indicateur de l’intention de l’employeur de prendre des mesures disciplinaires, je ne vois pas comment l’absence de motif détaillé dans la lettre de suspension appuie une telle conclusion.

95        Dans son témoignage, le fonctionnaire a souligné que la suspension avait eu des répercussions négatives sur lui. Il a déclaré qu’il avait dû chercher un autre emploi, ce qui s’est avéré difficile puisqu’il n’avait pas de titre comptable. Je ne doute pas que le fonctionnaire ait éprouvé des difficultés pendant sa suspension. Toutefois, même en tenant compte des répercussions de la suspension sur le fonctionnaire, j’estime que, compte tenu de toutes les circonstances, l’intention de l’employeur par rapport à la suspension n’était pas de discipliner le fonctionnaire. Je réitère que la suspension sans traitement correspondait à la détermination de l’ARC que le fonctionnaire ne pouvait continuer d’occuper ses fonctions ou se voir assigner d’autres tâches.

96        Je conclus donc que la décision de suspendre le fonctionnaire sans traitement et de suspendre sa cote de fiabilité était administrative. Par conséquent, le grief contestant ces décisions n’est pas visé par la portée l’alinéa 209(1)b) de la Loi et doit être rejeté.

B. Grief contestant le licenciement et la révocation de la cote de fiabilité

97        Contrairement au grief contestant la suspension, il n’est pas contesté que le grief contre le licenciement était de nature disciplinaire. Il faut donc déterminer si le licenciement était juste et raisonnable dans les circonstances en l’espèce. À cet égard, Wm. Scott & Co. v. Canadian Food and Allied Workers Union, Local P-162, [1976] B.C.L.R.B.D. No. 98 (QL) indique trois questions à se poser : 1) existait-il un motif pour imposer une mesure disciplinaire? 2) Si oui, le licenciement constituait-il une réponse excessive compte tenu des circonstances? 3) si le licenciement était excessif, quelle mesure devait y être substituée? (voir Wm. Scott, au paragraphe 13).

98        En réponse à ces questions, je conclus qu’il y avait des motifs d’imposer une mesure disciplinaire au fonctionnaire et que son licenciement ne constituait pas une réponse excessive compte tenu des circonstances. Cependant, l’employeur ne m’a pas convaincu que le licenciement devrait être appliqué de façon rétroactive.

99        Étant donné que je conclus que le licenciement du fonctionnaire était justifié, le grief contestant la révocation de sa cote de fiabilité devient théorique. À cet égard, je note que si j’avais conclu que le licenciement était excessif, la question de la révocation de la cote de fiabilité aurait pu être pertinente afin de répondre à la question de la mesure devant y être substituée.

1. Existait-il un motif pour imposer une mesure disciplinaire?

100        M. Donati a indiqué que la décision de licencier le fonctionnaire était surtout basée sur les éléments suivants : l’attribution de dossiers qui ne relevaient pas de ses fonctions; l’émission de projets de lettres de cotisation par l’intermédiaire d’un représentant qui ne détenait pas les procurations requises; les accès non autorisés au système de l’ARC qui ne relevaient pas de sa charge de travail. Les autres inconduites identifiées dans la lettre de licenciement, soit la transmission de renseignements par courriel non sécurisé, le non-respect de l’entente de télétravail, et l’acceptation de cadeaux (repas au restaurant), étaient secondaires et n’étaient pas déterminantes dans la décision de licencier le fonctionnaire.

101        En ce qui concerne les considérations principales, il faut tenir compte de certaines politiques applicables. Le Code de déontologie fait état des quatre valeurs de l’ARC, soit l’intégrité, le professionnalisme, le respect et la collaboration. L’intégrité est décrite comme étant « […] le fondement de notre administration. Elle est synonyme de traitement équitable pour chacun et d’application équitable de la loi. »

102        La clause 3 du Code de déontologie, intitulé « Conduite attendue », prévoit ce qui suit : « On s’attend à ce vous [les employés] demandiez l’avis de votre gestionnaire lorsque vous faites face à une situation délicate ». La clause 3a) concernant l’accès aux réseaux électroniques et leur utilisation, stipule que les systèmes informatiques primaires et les bases de données de l’ARC ne doivent être utilisés « qu’à des fins opérationnelles autorisées, c.-à-d. pour mener les tâches qui font partie de la charge de travail qui vous est assignée ».

103        La clause 3s) du Code de déontologie, intitulée « Soin et utilisation des renseignements de l’Agence (confidentialité) », prévoit qu’il est défendu de servir, entre autres, ses connaissances ou anciens collègues, s’ils agissent en tant que représentants d’organisme ou autres. Si une telle occasion se présente, l’employé doit en aviser son gestionnaire pour qu’un autre employé s’en occupe. Autrement, l’employé doit d’abord obtenir l’autorisation du gestionnaire et ensuite respecter la procédure habituelle.

104        À la page 23 du Code de déontologie, il est stipulé que, « Vous ne devez jamais : accéder à des renseignements qui ne font pas partie de votre charge de travail attribué officiellement » [le passage en évidence l’est dans l’original].

105        La clause 3i) du Code de déontologie et le Code et lignes directrices sur les conflits d’intérêts  concernent les conflits d’intérêts. Selon le Code de déontologie, il y a conflit d’intérêts chaque fois que les intérêts personnels ou les activités externes d’un employé « nuisent, ou pourraient être perçus comme étant susceptibles de nuire à votre capacité de prendre des décisions de manière intègre et honnête, dans les meilleurs intérêts de l’ARC et de la fonction publique ».

106        La clause 25 du Code et lignes directrices sur les conflits d’intérêts, intitulée « Refus d’accorder des traitements de faveur », prévoit que les employés « doivent obtenir l’autorisation de leur supérieur avant de venir en aide à des personnes, physiques ou morales, dans leurs rapports avec l’ARC, si une telle intervention n’entre pas dans leurs attributions ».

107        La preuve a démontré que le fonctionnaire a reçu de la formation sur la confidentialité et la sécurité ainsi que sur le Code de déontologie et la politique sur les conflits d’intérêts. En 2008, il a participé à une session d’une journée sur la confidentialité et la sécurité; en 2010, il a participé à une session d’une journée sur le Code de déontologie. De plus, comme tous les employés du BSF de l’Est-du-Québec, il a reçu par courriel des rappels annuels concernant la révision du Code de déontologie et de conduite, et ce, de 2009 à 2013, inclusivement. Selon le témoignage de M. Boutin, lorsque les employés recevaient ces courriels, ils devaient cliquer sur un hyperlien pour accéder à la politique. S’ils ne le faisaient pas, un suivi était effectué auprès de l’employé.

108        Le 20 février 2013, M. Falardeau a acheminé à son équipe un message du commissaire et du commissaire délégué de l’ARC destiné à tous les employés de l’ARC concernant la protection des renseignements sur les contribuables. Ce sujet a été abordé par M. Falardeau lors d’une réunion d’équipe qui a eu lieu le 22 février 2013 et à laquelle participait le fonctionnaire. Entre autres, M. Falardeau a mené une discussion sur l’importance de s’en tenir aux recherches des dossiers en inventaire. Le fonctionnaire a reconnu qu’au cours de sa carrière, il avait lu le Code de déontologie.

109        Le fonctionnaire n’a pas suivi les politiques mentionnés ci-dessus ni les procédures de son travail telles qu’elles sont élaborées dans le Manuel dont il a été question plus tôt dans cette décision. Il n’y a pas de preuve que le fonctionnaire ne connaissait pas les procédures et politiques applicables. Le fonctionnaire a eu de la formation, des rappels et des discussions d’équipe par rapport aux politiques. En contre-interrogatoire, le fonctionnaire a reconnu que les procédures décrites par M. Falardeau et détaillées dans le manuel s’appliquaient aux dossiers de vérification.

110        Le fonctionnaire croyait que ses actions étaient légitimes. Je trouve cette déclaration troublante puisqu’elle est incompatible avec le fait que le fonctionnaire savait que ses actions étaient contraires à la politique et à la procédure. Même si j’accepte que le fonctionnaire et M. Falardeau ont eu des échanges concernant les démarches avec l’ancien employé, cela n’explique pas pourquoi le fonctionnaire n’a pas suivi les procédures de l’ARC ni l’étendue des accès qu’il a faits. De plus, bien que M. Falardeau ait reconnu qu’il est possible que le fonctionnaire lui ait mentionné qu’il travaillait sur quelque chose de gros, ça ne signifie pas que l’employeur ait en quelque sorte approuvé ou toléré les actions du fonctionnaire. Comme l’a mentionné M. Falardeau, il s’attendait à ce que le fonctionnaire se conforme aux procédures. Les témoins de l’employeur ont dit qu’ils étaient bouleversés par les lettres et les accès du fonctionnaire puisque les vérificateurs n’étaient pas autorisés à faire de tels gestes.

111        L’ensemble de la preuve démontre que les actes du fonctionnaire constituent une inconduite. Il est clair que le fonctionnaire n’a pas suivi les procédures et les politiques de l’ARC en s’adonnant aux activités suivantes : s’attribuer des dossiers qui ne relèvent pas de ses fonctions; émettre des lettres de cotisation par l’intermédiaire d’un représentant qui ne détient pas les procurations requises; utiliser le système informatique de l’ARC pour faire des accès non autorisés à des données confidentielles de contribuables. Je n’accepte pas les raisons présentées par le fonctionnaire en ce qui concerne son non-respect des procédures et des politiques de l’ARC. Par conséquent, je conclus que l’employeur avait un motif pour imposer une mesure disciplinaire au fonctionnaire.

2. Le licenciement constituait-il une réponse excessive compte tenu des circonstances?

112        Il incombe à l’employeur de démontrer les faits sous-jacents invoqués pour justifier la pertinence de la mesure disciplinaire. Les facteurs servant à évaluer la mesure disciplinaire incluent la gravité de l’infraction, le caractère prémédité ou spontané de l’infraction, si l’employé comptait de longs et bons états de service, si une mesure disciplinaire progressive a d’abord été mise en place et si le licenciement était conforme aux politiques établies de l’employeur. À ce stade de l’analyse, mon rôle n’est pas de déterminer quelle devrait être la mesure disciplinaire appropriée. Je dois plutôt considérer toutes les circonstances, incluant les facteurs aggravants et atténuants, afin de déterminer si le licenciement était excessif (voir  Wm. Scott, au paragraphe 14).

113        Selon l’employeur, l’inconduite du fonctionnaire, soit l’exercice d’un travail non autorisé et l’accès non autorisé aux systèmes informatiques confidentiels de l’employeur afin d’accéder aux renseignements confidentiels de contribuables, est très grave. Comme l’a souligné l’employeur, la Commission a déjà déterminé que de tels gestes constituent des infractions graves dans des circonstances similaires (voir Ward et le Conseil du Trésor (Revenu Canada – Impôt), [1986] C.R.T.F.P.C. 335 (dossiers de la CRTFP 166-2-16121 et 16122); et Iammarrone.

114        À l’instar de ces décisions, je suis aussi d’avis que les infractions du fonctionnaire étaient graves. La page 22 du Code de déontologie prévoit que l’accès à l’information non-autorisé constitue une inconduite grave :

L’accès à l’information qui ne fait pas partie de vos fonctions officielles et de votre charge de travail attribuée, que ce soit par simple curiosité, à la demande d’un parent, d’un ami, d’un collègue ou d’un ancien collègue, ou pour toute autre fin, constitue un exemple d’une inconduite grave.

115        La clause 4 du Code de déontologie, intitulée « Défaut de se conformer au Code et conséquences » prévoit ce qui suit :

L’inconduite grave, inclut mais ne se limite pas à l’inconduite individuelle ou collective comme par exemple : consulter ou utiliser des renseignements non autorisés pour son propre bénéfice ou celui de quelqu’un d’autre […]

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

116        La clause 4 comprend également l’avertissement suivant :

[…]

Si vous enfreignez le Code de déontologie et de conduite de l’ARC, le Code de valeurs et d’éthique du secteur public, ou l’une ou l’autre des lois, instruments de politique qui les sous-tendent, vous pourriez faire l’objet de mesures disciplinaires pouvant aller jusqu’à la cessation d’emploi.

[…]

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

117        Il importe de mentionner que des travaux et des accès non autorisés de ce genre portent atteinte à la confiance nécessaire à la relation d’emploi et, comme vérificateur d’impôt de l’ARC, au fondement même du système fiscal. Comme il a été décrit dans la lettre de licenciement : « […] le poste de vérificateur […] exige un niveau élevé de confiance et d’intégrité ». M. Donati a expliqué que le fonctionnaire faisait partie du service de première ligne avec le contribuable et projetait l’image de l’ARC au public. Il a souligné que la lettre de licenciement indiquait que le lien de confiance employeur-employé avait été rompu parce que le fonctionnaire, par ses gestes, a démontré qu’il ne respectait pas les politiques et que, pour lui, la fin justifie les moyens. Le fonctionnaire devait agir conformément aux valeurs de l’ARC; sa conduite était inacceptable pour un employé avec 27 ans d’ancienneté. L’ARC s’attend à ce que les employés avec le plus d’ancienneté servent de modèles pour les employés ayant moins d’expérience.

118        M. Donati a aussi fait valoir que le système fiscal subirait des conséquences négatives si les contribuables ne croyaient pas au maintien de la confidentialité de leurs renseignements personnels. Il a dit que 92 % des citoyens observent les lois sur l’impôt parce qu’ils font confiance au système. Comme il a été dit avec éloquence dans Ward dans des circonstances semblables à celles en l’espèce :

Selon la preuve qui m’a été présentée, j’estime que l’employée s’estimant lésée a, sans l’autorisation ni le consentement des personnes susmentionnées, à l’exception peut-être de Rhonda Maracle, illégalement consulté les ordinateurs mis à sa disposition et tiré des comptes de taxes qu’ils contiennent des renseignements de nature hautement confidentielle qu’il lui était interdit d’obtenir. Ce faisant, elle a porté atteinte au système fiscal canadien, système unique et délicat fondé sur la déclaration personnelle et volontaire par les contribuables de renseignements des plus confidentiels, y compris des informations sur leur situation financière, leur état civil et autres données personnelles, dont la confidentialité doit être protégée. Il est impossible de tolérer une telle violation si l’on veut assurer la survie et la crédibilité du système fiscal; en outre, l’obtention de ces renseignements ou leur divulgation à des tiers constitue une infraction criminelle.

119        Les gestes du fonctionnaire n’étaient pas spontanés et ne constituaient pas un égarement momentané. L’interaction avec l’ancien employé a duré plusieurs mois. Ils se sont rencontrés en personne trois fois pour discuter des dossiers et s’échanger des documents. Le fonctionnaire a accédé de nombreuses fois au système de l’ARC pour chercher de l’information sur l’ancien employé, sa famille, ses proches et des contribuables. Le fonctionnaire a reconnu que, pendant toute cette période, il connaissait les politiques et les procédures de l’ARC.

120        Le fonctionnaire a fait valoir que ses gestes étaient bien intentionnés et qu’il agissait dans l’intérêt de l’ARC. Il a dit qu’il n’avait pas avantagé l’ancien employé, les contribuables impliqués ou lui-même, et que les lettres qu’il a préparées ne posaient aucun risque à l’ARC. Toutefois, si le fonctionnaire agissait toujours dans l’intérêt de l’ARC, pourquoi n’a-t-il pas suivi les politiques et les procédures établies? À cet égard, je note que le fonctionnaire a admis que ses accès à l’information concernant l’ancien employé, sa famille, ses proches et leurs entreprises, et les contribuables étaient à ses propres fins, et ce, afin de confirmer la crédibilité de l’ancien employé avant de procéder avec les dossiers. M. Donati a indiqué qu’en raison des accès du fonctionnaire et à la suite d’une évaluation du risque effectuée par l’ARC, il a été conclu que 14 contribuables devaient être avisés que leurs données confidentielles avaient été accédées sans autorisation. M. Donati a dit qu’il s’agissait d’atteinte à l’image de l’ARC.

121        J’estime également que les prétentions du fonctionnaire au sujet du risque à l’ARC ne reconnaissent pas la gravité de ses inconduites. M. Donati a expliqué le risque associé aux lettres. Il a fait valoir que les lettres que le fonctionnaire a remises à l’ancien employé engageaient la responsabilité de l’ARC à traiter les contribuables sans suivre les procédures normales. Il y a lieu de réitérer que tous ces risques attaquent le fondement du système fiscal et ne sont pas dans l’intérêt de l’ARC.

122        Pour ce qui est des prétentions du fonctionnaire selon lesquelles il était bien intentionné, je trouve qu'elles révèlent une absence de remords de la part de ce dernier. Comme je l’ai déjà exprimé, le fait que le fonctionnaire croyait que ses actions étaient légitimes est incompatible avec le fait qu’il savait que ses actions étaient contraires à la politique et à la procédure.

123         De même, bien que le fonctionnaire ait admis ne pas avoir utilisé les procédures habituelles de l’ARC et qu’il n’aurait pas dû agir ainsi, il n’a pas assumé la responsabilité de son inconduite. Le fonctionnaire a fait valoir qu’il avait agi dans un concours de circonstances qui a joué contre lui. Il était le seul employé en télétravail parmi 200 employés. Il se sentait bousculé par l’ancien employé et M. Falardeau était en vacances. Il a dit que M. Falardeau aurait dû le questionner davantage au sujet du dossier sur lequel il travaillait avec l’ancien employé afin d’éviter qu’il aille trop loin. De même, il a dit que M. Falardeau savait depuis le début que l’ancien employé était une connaissance du fonctionnaire, mais que personne n’était intervenu pour cesser ses accès. À la question de savoir si cela voulait dire que M. Falardeau présumait que le fonctionnaire accéderait aux dossiers de l’ancien employé, on m’a répondu que, selon la compréhension du fonctionnaire, il devait recueillir de l’information. Le fonctionnaire a souligné que si sa conduite était si grave, l’employeur aurait dû intervenir plus rapidement. Il s’est également interrogé sur le temps qui s’est écoulé avant sa suspension. Le fonctionnaire a dit qu’il n’avait rien caché et qu’il avait cessé ses activités lorsqu’on le lui a demandé.

124        J’ai déjà abordé plusieurs de ces objections plus tôt dans cette décision et elles ne corroborent pas avec la preuve. Le concours de circonstances qui a joué contre le fonctionnaire était de son propre fait. Je reconnais que le fonctionnaire a parlé à M. Falardeau à propos d’un dossier potentiel à rassembler, mais je ne crois pas que M. Falardeau a été informé des détails du dossier ou des démarches que le fonctionnaire avait l’intention de prendre. Aucun élément de preuve n’a établi que M. Falardeau avait autorisé explicitement ou implicitement les activités du fonctionnaire. À mon avis, le fait que le courriel du fonctionnaire à M. Falardeau, en date du 31 juillet 2013, rapportant les détails de ses agissements avec l’ancien employé ait été envoyé après que les lettres aient été remises et après les accès non autorisés au système de l’ARC, est révélateur. Bien qu’il connaissait les politiques et procédures de l’ARC, le fonctionnaire n’est pas retourné consulter M. Falardeau pour obtenir son approbation pour accéder au système ou avant de remettre les lettres à l’ancien employé. De plus, le rapport du 31 juillet 2013 ne mentionne pas les accès du fonctionnaire au système de l’ARC. Bien que le fonctionnaire ait cessé ses activités lorsqu’on le lui a demandé, les inconduites avaient déjà eu lieu. Bien que le fonctionnaire n’ait rien caché, il n’a cependant pas divulgué l’étendue de ses interactions avec l’ancien employé, incluant les accès aux renseignements de l’ancien employé, ses proches et les contribuables impliqués, et c’est la raison pour laquelle l’employeur n’est pas intervenu plus rapidement.

125        Même en tenant compte du fait que le fonctionnaire comptait de longs et bons états de service, j’estime que les actes qui lui sont reprochés en l’espèce, de même que le fait qu’il ne reconnaisse pas la gravité de ses actes et qu’il n’accepte pas la responsabilité de son inconduite, soulèvent de sérieux doutes quant à la viabilité d’une relation de travail continue. Dans ces circonstances, je conclus que le licenciement du fonctionnaire n’était pas excessif.

126        Cependant, dans les circonstances en l’espèce, j’ai de la difficulté à comprendre le fondement sur lequel l’employeur s’appuie pour fixer rétroactivement la date du licenciement afin d’y inclure toute la période de la suspension administrative. Selon l’employeur, il est bien établi qu’un employeur a le pouvoir de fixer rétroactivement la date d’un licenciement. À l’appui de cet argument, il m’a renvoyé aux décisions de la Commission dans Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 28, et Legere c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 65, ainsi qu’à l’article 51 de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada (L.C. 1999, ch. 17). L’alinéa 51(1)f) de cette loi prévoit ce qui suit :

51 (1) L’Agence peut, dans l’exercice de ses attributions en matière de gestion des ressources humaines :

[]

f) établir des normes de discipline et fixer les sanctions pécuniaires et autres, y compris le licenciement et la suspension, susceptibles d’être infligées pour manquement à la discipline ou inconduite et préciser dans quelles circonstances, de quelle manière, par qui et en vertu de quels pouvoirs ces sanctions peuvent être appliquées, modifiées ou annulées, en tout ou en partie;

127        Bien que cette disposition confère à l’employeur le pouvoir d’établir et d’imposer des mesures disciplinaires, incluant le licenciement, elle ne vise pas spécifiquement le licenciement avec effet rétroactif. De même, malgré les précédents sur lesquels l’employeur s’appuie, en eux-mêmes ils ne me convainquent pas du bien-fondé de l’effet rétroactif dans cette affaire.

128        En l’espèce, outre avoir fait valoir qu’il avait le pouvoir de ce faire, l’employeur n’a pas été en mesure de m’indiquer l’assise juridique sur laquelle il s’appuie pour imposer un licenciement de façon rétroactive. D’autre part, la lettre de licenciement ne précise pas le raisonnement de l’employeur à cet égard. L’effet rétroactif du licenciement est traité dans le dernier paragraphe de la lettre comme suit :

Comme vous le savez, le poste de vérificateur d’impôt que vous occupez exige un niveau élevé de confiance et d’intégrité. Ce haut niveau de confiance est essentiel au bon fonctionnement du système fiscal canadien. Compte tenu de mon examen de vos actions et prenant en considération les facteurs atténuants et aggravants, je conclus que le lien de confiance qui doit essentiellement exister entre un employé et son employeur a été rompu de façon irrémédiable. Pour ces motifs et conformément à l’alinéa 51. (1) f) de la loi sur l’Agence du revenu du Canada, je vous informe par la présente de votre licenciement à titre d’employé de l’ARC, qui prend effet rétroactivement au 19 novembre 2013.

129        Dans Basra, l’arbitre de grief a conclu que la relation d’emploi était déjà rompue au moment de la suspension et qu’il s’agissait donc d’une date appropriée pour mettre fin à la relation d’emploi. En l’espèce, l’employeur n’a pas décidé de rompre la relation entre l’employeur et l’employé au moment de la suspension du fonctionnaire. Au contraire, la preuve et les arguments de l’employeur ont clairement établi que la suspension et le licenciement constituent deux décisions distinctes qu’il a prise. L’employeur a lui-même qualifié la suspension de décision administrative et le licenciement de nature disciplinaire. Comme je l’ai déterminé plus tôt dans cette décision, au moment où il a pris la décision de suspendre le fonctionnaire, l’intention de l’employeur était de protéger les intérêts et l’intégrité de l’ARC et d’initier une enquête afin de vérifier les allégations qui pesaient contre le fonctionnaire.

130        En réalité, à l’époque de la suspension, l’employeur n’avait pas l’information nécessaire, et n’était pas prêt à mettre fin à la relation d’emploi. Le lien de confiance n’était pas encore « […] rompu de façon irrémédiable […] », comme l’employeur l’a finalement conclu dans la lettre de licenciement. L’employeur a également indiqué dans la lettre de suspension qu’il avait examiné différentes possibilités de maintenir le fonctionnaire dans ses fonctions ou de l’assigner à d’autres tâches. Donc, selon la preuve, le motif sur lequel l’employeur s’est appuyé pour licencier le fonctionnaire n’existait pas à la date choisie du licenciement, soit le 19 novembre 2013.

131        Par ailleurs, je note qu’à la date de la lettre du licenciement, des facteurs additionnels importants ont été pris en considération par l’employeur pour justifier le licenciement :

J’ai pris en considération, à titre de facteurs atténuants, votre dossier exempt de mesure disciplinaire et la durée de l’enquête. J’ai aussi considéré les facteurs aggravants et plus particulièrement le fait que vous n’avez pas reconnu aucune responsabilité, que vous n’avez démontré aucun remords et que vos explications contenaient plusieurs contradictions.

132        Qui plus est, ces facteurs aggravants énumérés dans la lettre de licenciement n’existaient pas en date du 19 novembre 2013, car le fonctionnaire n’avait pas encore donné sa version des faits.

133        Pour ces raisons, bien que je sois d’avis que le licenciement n’était pas excessif, l’employeur ne m’a pas convaincu que le licenciement devrait être appliqué de façon rétroactive.

3. Quelle mesure devrait y être substituée?

134        Vu mes conclusions, je confirme le licenciement du fonctionnaire, mais seulement à compter du 31 juillet 2014, soit la date à laquelle l’employeur lui a remis la lettre de licenciement.

135        Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

VI. Ordonnance

136        Le grief visant la suspension sans traitement pour une période indéterminée et la suspension de la cote de fiabilité est rejeté (dossier de la Commission 566-34-9787).

137        Le grief visant le licenciement et la révocation de la cote de fiabilité est accueilli en partie (dossier de la Commission 566-34-10455). La date du licenciement est fixée au 31 juillet 2014.

Le 18 mars 2019.

Steven B. Katkin,

une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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