Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Les fonctionnaires s’estimant lésés ont déposé des griefs contre des mesures disciplinaires pour le recours abusif à la force, dont une suspension de cinq jours sans solde et une sanction pécuniaire de quatre jours de salaire, la longueur de l’enquête disciplinaire et le manque d’impartialité des enquêteurs – la Commission a jugé qu’il n’y avait pas d’inconduite justifiant l’imposition de mesures disciplinaires – la Commission a déterminé que les fonctionnaires s’estimant lésés avaient agi conformément aux directives du Service correctionnel du Canada telles qu’ils les connaissaient au moment des événements qui ont mené aux mesures disciplinaires – les fonctionnaires s’estimant lésés ont agi de bonne foi, avec comme objectif de calmer le plus rapidement possible une situation qu’ils jugeaient dangereusement précaire – pour un employé dont le dossier disciplinaire est vierge, dont les évaluations de rendement précisent qu’il prend soin de bien porter l’uniforme, l’oubli de porter la veste de sécurité méritait tout au plus une observation de la gestionnaire – la Commission n’était pas prête à reconnaître que les fonctionnaires s’estimant lésés avaient fait de fausses déclarations – l’enquête que réalise l’arbitre de grief à l’audience est une enquête de novo, autrement dit, l’arbitre de grief n’est pas lié par les conclusions de l’enquête qui a mené aux sanctions disciplinaires.

Griefs accueillis.

Contenu de la décision

Date:  20190906

Dossiers:  566-02-14470

566-02-14482

Référence:  2019 CRTESPF 86

Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

ENTRE

Phillippe Carignan et Jonathan Grimard

fonctionnaires s'estimant lésés

et

Administrateur Général
(Service correctionnel du Canada)

défendeur

Répertorié

Carignan c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l'arbitrage

Devant :  Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour les fonctionnaires s'estimant lésés :  Dany Milliard, avocat

Pour le défendeur :  Philippe Giguère, avocat

 

Affaire entendue à Sherbrooke (Québec),

du 12 au 15 mars 2019.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Griefs individuels renvoyé à l’arbitrage

[1]  La vidéo est particulièrement dérangeante, voire choquante. On y voit un détenu, torse nu, qui tourne le dos à la caméra, se faire asperger à trois reprises, pendant quelques secondes, d’oléorésine capsique (OC), soit du poivre de cayenne dans une base huileuse. Finalement, le détenu fait un geste signalant à trois agents correctionnels de s’approcher pour le menotter. Il n’y a pas de trame sonore.

[2]  Sur la base de cette vidéo et de l’enquête qui a suivi, deux des agents correctionnels, Jonathan Grimard et Philippe Carignan (les fonctionnaires s’estimant lésés ou « fonctionnaires ») ont reçu une mesure disciplinaire pour recours abusif à la force. Dans le cas de M. Grimard, il s’agissait d’une peine pécuniaire de quatre jours de salaire. Quant à M. Carignan, il s’est mérité cinq jours de suspension sans solde. Ils ont chacun déposé un grief contre cette mesure disciplinaire. Le grief portait aussi sur la longueur de l’enquête disciplinaire, et le manque d’impartialité des enquêteurs.

[3]  Après avoir considéré l’ensemble de la preuve, et pour les motifs qui suivent, je conclus que les fonctionnaires ont agi conformément aux directives du Service correctionnel du Canada (le « SCC » ou le « défendeur »), telles qu’ils les connaissaient au moment des événements qui ont mené aux mesures disciplinaires. Ils ont agi de bonne foi, avec comme objectif de calmer le plus rapidement possible une situation qu’ils jugeaient dangereusement précaire. Les griefs sont accueillis.

II. Résumé de la preuve

[4]  Le SCC a cité à témoigner les personnes suivantes : Benoît Juneau, président du comité d’enquête; François Anctil, directeur de l’établissement de Cowansville, qui a imposé la sanction disciplinaire (à l’époque il était sous-directeur); Daniel Lévesque, instructeur au SCC. Les fonctionnaires ont témoigné pour eux-mêmes, et ont cité à témoigner Mathieu Filion, qui accompagnait les fonctionnaires pendant les entrevues de l’enquête à titre de représentant syndical.

[5]  Anne-Marie Laurendeau est la troisième agente correctionnelle qui apparaît sur la bande vidéo, avec MM. Carignan et Grimard. Elle a été témoin de l’ensemble de la situation. Elle n’a pas témoigné à l’audience, pour des raisons médicales. Les parties ont déposé de consentement l’enregistrement de son entrevue pendant l’enquête, et j’ai écouté l’enregistrement à l’audience en présence des parties. Les parties ont également déposé en preuve, de consentement, les notes sténographiques des entrevues réalisées avec les fonctionnaires au cours de l’enquête. M. Filion a assisté aux trois entrevues.

A. Les événements du 6 septembre 2016

[6]  Les fonctionnaires sont des agents correctionnels classifiés au groupe et au niveau CX-01. Ils travaillent pour le SCC à l’Établissement de Cowansville, un établissement à sécurité moyenne qui loge environ 430 détenus.

[7]  M. Carignan est agent correctionnel depuis 2011. Il a toujours travaillé à l’Établissement de Cowansville. Il a fait partie de l’équipe d’intervention d’urgence (EIU). Depuis 2018, il est instructeur pour cette équipe, qui est chargée d’intervenir dans les situations difficiles.

[8]  M. Grimard est agent correctionnel depuis mai 2009. Il a passé 7 ans à l’Établissement de Port-Cartier, un établissement à sécurité maximale. Il était à l’Établissement de Cowansville depuis quelques mois quand l’incident du recours à la force a eu lieu.

[9]  Pour les deux fonctionnaires, il s’agissait de la première fois qu’une mesure disciplinaire leur était imposée. Ils ont tous les deux déposé en preuve leurs évaluations de rendement. Le gestionnaire de M. Carignan mentionne ce qui suit dans son évaluation de 2015‑2016 :

[…] Il est également un officier consciencieux qui effectue ses tournées sécuritaires dans les délais prescrits et rédige les rapports opportuns lors d’observations ou d’incidents. Il a également une excellente approche et attitude envers les détenus du pavillon. […] Finalement, monsieur vient d’être admis au sein de l’EIU. Ceci démontre sa crédibilité auprès de ses confrères ainsi que de l’équipe de gestion. Félicitations!

[10]  Dans son évaluation de 2016-2017, le gestionnaire écrit notamment le commentaire suivant : « […] Il a une bonne approche et attitude envers les détenus en général, en étant ferme mais courtois. […] ». Dans l’évaluation de 2017-2018, il mentionne que M. Carignan a reçu une sanction pour l’utilisation de gaz lors d’un recours à la force (la sanction qui fait l’objet du présent grief). Tous les autres commentaires sont positifs, et se terminent sur la phrase suivante : « Nous sommes satisfaits du bon travail de M. Carignan ».

[11]  Les évaluations de rendement sont également positives pour M. Grimard. Dans son évaluation de 2014-2015, son gestionnaire écrit :

Jonathan est capable de travailler efficacement avec les autres. Il écoute les points de vue des autres d’une oreille attentive, les prends [sic] en considération et les intègre. Il fait preuve de respect à l’égard des biens et des ressources du gouvernement et utilise ces ressources de manière responsable, notamment en prenant connaissance des politiques gouvernementales pertinente [sic] et en les appliquant.

[12]  Dans son évaluation de 2016-2017, son gestionnaire écrit : « M. Grimard présente un certain bagage d’expérience. Cet [sic] expérience lui permet d’effectuer son travail avec professionnalisme. »

[13]  Les agents correctionnels portent à la ceinture un vaporisateur OC désigné comme MK4. La concentration de cayenne (élément capsique) dans une base huileuse (oléorésine) est d’environ 0.2 pour le MK4. Les agents correctionnels l’utilisent en cas d’attaque soudaine. Il y a des bonbonnes de MK9 dans les postes de contrôle à l’intérieur de coffres verrouillés. Ces bonbonnes contiennent 340 grammes d’OC, dont la concentration est de 1,3. L’action de l’OC (quelle que soit la concentration) est immédiate si elle touche les muqueuses – les yeux se ferment, les voies respiratoires s’engorgent de mucus. Si l’OC ne touche que la peau, il y a un effet de brûlure qui n’est pas paralysant. Cependant, si les muqueuses sont affectées (yeux, nez, bouche), il y aura un effet paralysant. La plus grande concentration d’OC dans le MK9 en fait une arme qu’on utilise à une plus grande distance que le MK4. La portée du MK4 est d’environ un à deux pieds, alors que celle du MK9 est de 6 à 9 pieds.

[14]  Le SCC a débuté sa preuve en présentant, dans le cadre du témoignage de M. Juneau, une série de séquences vidéos prises par des caméras fixes; ces séquences vidéos ne comprennent pas de bande sonore. J’indique entre parenthèses l’heure qui apparaît sur la séquence vidéo. Un enregistrement d’environ 5 minutes avec bande sonore, réalisé avec une caméra portable, fait également partie de la preuve. Il s’agit de l’entrevue réalisée avec la gestionnaire du pavillon 10 pour faire état de l’incident. Il comprend une brève entrevue avec le détenu qui a été arrosé d’OC pour obtenir ses commentaires. Pour les fins de la présente décision, le détenu est désigné comme le « détenu D ».

[15]  Dans la première séquence (8 h 57), on voit un couloir de cellules, qui sera identifié comme étant le couloir 1b du pavillon 10. On voit M. Carignan et Mme Laurendeau qui parcourent le couloir. Ils jettent un regard dans chaque cellule, s’arrêtent un peu plus longuement devant une cellule, puis finissent de parcourir le couloir (9 h). Ils reviennent vers la cellule (9 h 14) où ils s’étaient arrêtés et y entrent. Ils en sortent (9 h 15). Mme Laurendeau est dans le couloir et M. Carignan reste dans l’encadrement de la porte, tourné vers l’intérieur de la cellule. Le détenu D sort de la cellule. Il est vêtu d’un pantalon de sport qui arrive aux genoux. Il se tourne face au mur, les mains sur le mur, puis se retourne vers les agents correctionnels, qui lui disent quelque chose. Il se retourne face au mur et remet ses mains sur le mur. M. Carignan exécute une rapide fouille par palpation. Le détenu D baisse les bras, les agents correctionnels et lui échangent des propos. Finalement, ils se dirigent tous vers une extrémité du couloir, le détenu D devant. Celui-ci n’est ni tenu ni menotté, il marche de lui-même.

[16]  La deuxième séquence (9 h 16) montre une petite pièce où l’on voit un réfrigérateur, deux tables, des chaudrons. Il s’agit d’une cuisine à l’usage des détenus. Une fenêtre dans la pièce donne sur un hall, où se trouve le poste de contrôle (qu’on ne voit pas dans la vidéo). Dans la pièce, quelqu’un est en train de passer la vadrouille. Les agents correctionnels et le détenu D arrivent à la porte. Le détenu D entre dans la cuisine. On fait sortir le nettoyeur (un autre détenu). La porte se referme. Le détenu D donne immédiatement un coup de pied violent à la porte, puis agite la poignée comme s’il voulait sortir. Puis, il recule et regarde par la fenêtre, en se dandinant légèrement. On voit les deux fonctionnaires de l’autre côté de la fenêtre. La porte ouvre, on voit M. Carignan qui semble échanger des paroles avec le détenu D. Le détenu D gesticule. M. Carignan fait un signe, M. Grimard entre dans la pièce et asperge le détenu D d’OC. Le détenu D tourne le dos. M. Grimard lance trois jets, le premier de 5 secondes, les deux autres d’environ 2 secondes (à 9 :17 :42, 9 :17 :49 et 9 :17 :57) toujours dans le dos du détenu D, qui commence à glisser sur le sol maintenant enduit d’huile. Entre le deuxième et le troisième jet, le détenu D se retourne et étend ses bras. Après le troisième jet, le détenu D fait un geste qui semble un signal pour que les agents correctionnels entrent. Le détenu D place ses mains dans son dos, les agents correctionnels se mettent à trois pour le menotter (9 h 18). Ils sortent de la cuisine, le détenu D menotté, à 9 :18 :33.

[17]  Sur une autre séquence, on voit une cour extérieure. Huit agents correctionnels accourent. À 9 h 19, le détenu sort dans la cour, encadré de deux agents correctionnels. Ses yeux sont grands ouverts, il ne semble pas avoir de difficulté à respirer.

[18]  Le détenu D arrive à la douche de décontamination à 9 h 23. Il est dans la douche à 9 h 24. Dans un tel cas, c’est le détenu qui décide de la longueur de la douche. D’après les témoignages, le détenu D est resté dans la douche environ 20 minutes.

[19]  Les enregistrements avec la gestionnaire du pavillon 10 sont réalisés entre 13 h 25 et 13 h 30. On voit le détenu, les mains sur la tête, l’air relativement détendu. La gestionnaire lui demande ses commentaires sur le recours à la force. Il répond que c’était un peu fort comme force, qu’il n’y avait pas de situation, qu’il ne s’était rien passé. « Ça doit être un coup de tête de l’agent » dit le détenu D. Il ajoute : « Ça chauffe, c’est pas l’fun ». La gestionnaire dit que ce n’est pas un événement souhaitable, ce à quoi il répond : « Ben j’espère », et ensuite « j’suis pas un gars à problème ». Il finit avec : « je suis sous le choc un peu, c’est tout ». D’après le rapport de l’infirmière, le détenu D s’est plaint d’une sensation de brûlure dans le dos.

[20]  M. Carignan a expliqué comment les événements s’étaient déroulés selon sa perspective. Ce jour-là, il faisait la ronde du matin. Les agents correctionnels passent dans le couloir de cellules pour s’assurer que les détenus se réveillent pour la journée. En passant devant la cellule du détenu D, ils entendent celui-ci jurer. Il est évidemment de mauvaise humeur. Cela leur paraît curieux, parce que c’est un détenu généralement assez calme. M. Carignan et Mme Laurendeau décident de finir la ronde, puis de revenir voir le détenu D pour découvrir ce qui le dérange tant.

[21]  Ils reviennent vers la cellule, l’ouvrent, et y entrent. Mme Laurendeau remarque immédiatement une odeur de « broue », l’alcool illégal que les détenus fabriquent en cachette. Ils décident de fouiller la cellule pour vérifier s’il y a effectivement des instruments pour fabriquer de la broue. Ils jugent préférable de faire sortir le détenu.

[22]  Celui-ci est de fort mauvaise humeur. Il invective les agents correctionnels de façon constante. M. Carignan tente de calmer la situation, en répétant que tout est beau, qu’on va s’occuper de lui, qu’il peut parler à un gestionnaire correctionnel pour s’expliquer. Dans son entrevue avec les enquêteurs, Mme Laurendeau a beaucoup insisté sur le ton calme de M. Carignan et son discours constant pour calmer le détenu.

[23]  De son côté, M. Carignan a témoigné que dans une telle situation, son but est toujours de diminuer la tension et d’éviter que la situation dégénère en violence. Au moment où le détenu D sort de sa cellule, il est à peu près coopératif, mais il tient un discours d’insultes. M. Carignan décide qu’il est préférable, pour fouiller la cellule, d’éloigner le détenu D. Mme Laurendeau et lui escortent donc le détenu D à la cuisine, qui se trouve un palier plus haut, juste devant le poste de contrôle.

[24]  M. Carignan a expliqué à l’audience que la cuisine est souvent utilisée pour placer temporairement un détenu. La porte peut être verrouillée, et on peut voir le détenu par la fenêtre. M. Carignan et Mme Laurendeau pensent d’abord demander à la gestionnaire correctionnelle responsable du pavillon 10 de venir parler au détenu D, mais elle est en réunion dans un autre secteur de l’établissement.

[25]  Au moment où le détenu D est placé dans la cuisine, l’agent correctionnel responsable du poste de contrôle, M. Janicek, se trouve dans le poste de contrôle avec M. Grimard, qui ce jour-là fait de l’escorte à l’extérieur du pénitencier. En attendant que le détenu qu’il escorte soit prêt, il jase avec M. Janicek. M. Grimard a témoigné qu’il tournait le dos à la cuisine au moment où le détenu D y a été placé.

[26]  M. Grimard a entendu du bruit, et il entendait le détenu D crier. M. Carignan lui a demandé de préparer le MK9, juste au cas. M. Janicek, à titre de responsable du poste de contrôle, a déverrouillé le coffre où se trouvait le MK9.

[27]  Ce qu’il y a de frappant dans les événements de la cuisine, c’est le contraste entre la vidéo, sans son, et la description de MM. Carignan et Grimard et de Mme Laurendeau. Selon leur perspective, ce qui prime, c’est le bruit causé par le coup de pied et l’agitation de la poignée, puis le ton de plus en plus hostile du détenu D, qui continue d’injurier M. Carignan. La crainte de celui-ci, c’est que le détenu D passe aux actes. Il est dans une cuisine où se trouvent de lourds chaudrons et poêles. La vitre éclaterait en morceaux si un chaudron était projeté. Dans la vidéo, on voit le détenu D qui regarde par la fenêtre, qui se dandine, mais on ne l’entend pas.

[28]  Au cours de son entrevue dans le cadre de l’enquête, Mme Laurendeau a expliqué comment l’atmosphère était tendue parce que le détenu criait. Lorsque les enquêteurs lui ont montré la vidéo, où l’on voit le détenu sans l’entendre, elle s’est exclamée pour dire, « Ah ben. Ce que vous voyez et notre vécu, c’est deux mondes ».

[29]  M. Carignan a expliqué à l’audience la séquence des événements pour en arriver à utiliser le MK9. Il a précisé que le pavillon 10 est un pavillon où les détenus circulent librement pendant la journée. Ils passent souvent devant le poste de contrôle pour se rendre à différentes activités. D’ailleurs, dans la vidéo où l’on voit la cuisine, on voit un détenu monter un escalier et un agent correctionnel qui lui fait rebrousser chemin pour l’empêcher d’arriver sur les lieux.

[30]  M. Carignan craignait que le ton monte trop et que d’autres détenus arrivent et incitent le détenu D à devenir violent. Bref, il craignait l’éclatement d’une scène qu’il serait difficile de maîtriser. Il a donc pensé proposer au détenu D d’aller au poste central (que les agents correctionnels appellent « Keeper Hall ») pour qu’il puisse s’entretenir avec un gestionnaire correctionnel, plutôt qu’avec les agents correctionnels contre lesquels il est visiblement fâché.

[31]  Il ouvre la porte pour dire au détenu qu’on va l’amener au poste central, mais vu son état, qu’il sera nécessaire de le menotter. Le détenu D répond par des invectives. M. Carignan lui dit alors qu’il va lui donner trois ordres de suite. Au troisième, si nécessaire,  il aura recours à l’OC. Le détenu D répond : « Gaze-moi ». M. Carignan donne trois ordres – « donnes-toi » ce qui signifie, « mets tes mains dans ton dos » pour qu’on puisse passer les menottes. À chaque fois, le détenu D répond « Gaze-moi ».

[32]  M. Carignan, face à un refus d’obéir, suit les instructions qu’on lui a donné, et passe à l’utilisation de l’OC. Vu la taille de la pièce, le MK4 sera insuffisant; il faut donc utiliser le MK9. Il fait signe à M. Grimard, qui asperge le détenu D à trois reprises, sans atteindre son visage. La bonbonne est vidée; elle contenait 340 grammes d’OC. Il en reste 2 grammes après son utilisation.

[33]  Les agents correctionnels sont formés pour réagir aux diverses situations qui peuvent survenir dans un pénitencier. Les agents correctionnels suivent une formation initiale et, chaque année, ils reçoivent une formation d’appoint. M. Carignan a déposé en preuve des copies d’examens de ces formations. À la question de savoir comment réagir à un refus d’ordre verbal, la réponse correcte comprend l’utilisation des agents inflammatoires, dont l’OC.

[34]  Le SCC a déposé en preuve, par l’entremise de M. Juneau, un document qui s’intitule « Modèle de gestion de situations » (« MGS »). Ce document est fondamental pour comprendre à la fois la perspective des fonctionnaires et celle du SCC dans la gestion d’une situation telle que celle survenue le 6 septembre 2016.

[35]  Le document débute par le passage suivant :

Chaque situation doit être évaluée selon le modèle de résolution de problèmes CAPRA.

Cet acronyme est constitué des éléments suivants : CLIENTS; ACQUISITION ET ANALYSE DE L’INFORMATION; PARTENAIRES; RÉPONSES; AUTO-ÉVALUATION.

Le modèle CAPRA facilite l’acquisition et l’analyse de l’information sur les clients et les situations, de même que l’examen par l’entremise de partenaires, des stratégies de réponse. L’évaluation continue de l’efficacité de la réponse fait partie intégrante du processus.

Le comportement actuel du détenu, les facteurs situationnels (l’endroit, la possibilité de l’utilisation d’armes, la présence d’autres détenus, etc.), les considérations stratégiques (le comportement antérieur du détenu, sa taille, les habiletés de l’agent, le secours disponible, etc.), les risques que pose la situation seront évalués de façon continue.

Les mesures prises seront adaptées à tout changement notable ainsi qu’au risque que présente le nouvel état des choses. Le contrôle de toute situation doit se faire au moyen des interventions les plus raisonnables et sécuritaires possible, et se limiteront à ce qui est nécessaire et proportionnel pour prévenir ou régler la situation.

Les membres du personnel doivent envisager, lorsqu’il est nécessaire et possible de le faire, d’isoler le détenu, de circonscrire l’incident, de se retirer, de réévaluer la situation et de planifier de nouvelles interventions afin que les meilleures mesures soient prises. Ils doivent tenir compte de l’efficacité des interventions antérieures dans leur évaluation continue de la situation.

[Les passages en évidence le sont dans l’original]

[36]  Le MGS est illustré par un dessin composé de cercles concentriques, au cœur duquel se trouve l’acronyme CAPRA, entouré des mots : « Évaluer la situation ». Le premier cercle décrit les comportements possibles d’un détenu : coopératif, résiste verbalement, physiquement non coopératif, violent, blessures corporelles graves ou mort, évasion. Entourant ce cercle, un autre cercle, où l’on prévoit les stratégies d’intervention. Avec l’accroissement de l’hostilité du détenu, le cercle s’élargit pour ajouter le matériel dont dispose un agent correctionnel pour faire face à la situation.

[37]  Il faut donc interpréter ce dessin comme étant un guide pour déterminer l’action ou l’outil le plus adéquat pour réagir à une situation. Le tout est entouré d’un dernier cercle qui insiste sur la réévaluation de la situation.

[38]  En ce qui concerne les actions proposées dans le cas d’un détenu coopératif, on trouve les options suivantes : sécurité dynamique, présence du personnel, intervention verbale. Quand on passe au comportement du détenu qui résiste verbalement, on voit l’option « résolution de conflits », et comme outil, « matériel de contrainte ».

[39]  Pour le détenu non physiquement coopératif, l’option recommandée est la «négociation » et, comme outil, les « agents inflammatoires ».

[40]  Lorsque le détenu devient violent, on retrouve l’option « ordres verbaux » et, comme outil, les « agents chimiques » et le « contrôle physique ».

[41]  La dernière étape du continuum de comportement est l’évasion, à laquelle correspond simplement « armes à feu ».

[42]  Dans le document, le détenu physiquement non coopératif est décrit de la façon suivante :

Le détenu refuse de suivre les instructions ou les ordres que le personnel lui donne (p.ex. Refuse de quitter un endroit ou de sortir d’une cellule). Il peut opposer une résistance physique, sans toutefois être violent, en s’éloignant, en s’enfuyant ou en résistant aux efforts déployés par le personnel pour l’amener à se tenir debout.

[43]  On indique que « [l]es membres du personnel doivent choisir les stratégies de gestion appropriées après avoir procédé à l’évaluation dont il est question dans les paragraphes précédents [qui traitent du comportement des détenus] ».

[44]  L’utilisation du matériel de contrainte (p. ex. les menottes) est expliquée comme suit :

Le matériel de contrainte peut être utilisé dans des situations courantes (par exemple quand un détenu doit être escorté ou transféré), lorsqu’il est prévu dans les politiques pertinentes que de tels dispositifs peuvent être employés pour des détenus coopératifs.

L’utilisation du matériel de contrainte est l’une parmi plusieurs mesures pouvant être prises pour gérer une situation où le comportement d’un détenu se situerait dans le spectre allant de coopératif à violent.

[45]  Enfin, sous la rubrique « Agents chimiques ou inflammatoires, et contrôle physique », on lit ce qui suit :

Ces trois mesures sont généralement prises les unes en combinaison avec les autres afin de gérer les situations où les détenus opposent une résistance physique.

Les membres du personnel peuvent prendre ces mesures lorsque l’intervention verbale et l’utilisation du matériel de contrainte se sont révélées inefficaces ou ont été jugées impropres à la situation.

[46]  M. Carignan a témoigné que c’est précisément ce modèle qu’il avait en tête pour réagir à la situation, notamment la réévaluation constante. Mme Laurendeau a indiqué lors de son entrevue qu’elle avait noté que M. Carignan paraissait confiant de bien gérer la situation, et c’est la raison pour laquelle elle avait suivi plutôt que dirigé l’action, bien qu’elle soit d’un rang supérieur (CX-02) à M. Carignan.

[47]  L’évaluation de la situation débute, selon M. Carignan, dès qu’on constate que le détenu D est de mauvaise humeur dans sa cellule. Les agents correctionnels prennent le temps de finir leur ronde avant de se concentrer sur le détenu D. Constatant, en entrant dans sa cellule, qu’il y a une odeur de broue (ce qui explique peut-être, selon M. Carignan, l’humeur marabout du détenu D), ils décident de le faire sortir de sa cellule. Vu son humeur, ils jugent préférable que le détenu D n’assiste pas à la fouille de sa cellule. Ils le déplacent au second palier, à la fois pour qu’il puisse parler à la gestionnaire du pavillon et pour qu’on puisse le placer dans la cuisine. La gestionnaire n’est pas là.  Le détenu D est placé dans la cuisine, mais son ton s’envenime. Il manifeste sa mauvaise humeur par un violent coup de pied, il agite la poignée, il continue d’invectiver M. Carignan.

[48]  La réévaluation de la situation par M. Carignan tient alors compte du danger des chaudrons dans la cuisine, du ton du détenu qui monte, et de la présence des autres détenus dans le pavillon. On ne peut empêcher leurs mouvements sans créer de la grogne, et il existe toujours le risque qu’ils inciteront le détenu D, déjà survolté, à devenir physiquement violent. C’est pour cette raison que M. Carignan pense qu’il serait préférable de changer complètement la situation du détenu D en l’amenant au poste central pour rencontrer un gestionnaire principal. Pour le déplacer, il doit être menotté (rappelons que l’utilisation du matériel de contrainte est courante d’après le MGS). M. Carignan tente d’abord de négocier, sans succès. Les ordres verbaux sont également en vain.

[49]  M. Carignan a appris de sa formation, ce que confirment la copie d’examen et le MGS, qu’une façon de contenir une situation où le détenu refuse d’obéir à un ordre verbal est d’utiliser un agent inflammatoire, tel l’OC.

[50]  Le SCC a fait témoigner Daniel Lévesque,  gestionnaire des instructeurs du SCC, qui a lui-même été instructeur en matière d’utilisation des agents inflammatoires.

[51]  M. Lévesque a été interrogé à savoir pourquoi le manuel de formation sur les agents inflammatoires donne des distances différentes pour la portée des pulvérisateurs MK4 (3 pieds minimum) et MK9 (6 pieds minimum). Il a répondu que si l’œil est atteint à une distance moindre, il peut être endommagé de façon permanente, ce qu’il appelle l’effet de l’aiguille hydraulique. Dans ce même manuel, on précise que l’utilisation du MK9 est prévue « contre une ou plusieurs personnes dans un espace restreint ».

[52]  L’OC est efficace s’il touche les muqueuses – son effet paralysant est immédiat. Si l’OC ne touche que la peau, il y a une sensation de brûlure, mais qui n’empêche pas la personne visée de continuer d’agir.

[53]  M. Lévesque a précisé qu’il n’y a pas de durée précise pour le jet. Généralement, il devrait durer de 1 à 2 secondes. Il faut réévaluer constamment, et arrêter dès que les muqueuses sont touchées.

[54]  M. Carignan et M. Grimard ont témoigné qu’ils avaient choisi d’employer le MK9 parce que le MK4 n’aurait tout simplement pas la portée requise dans la salle où se trouvait le détenu D. Il est difficile d’évaluer exactement la distance entre M. Grimard et le détenu D quand celui-ci a été arrosé, mais elle semblait être de 4 à 5 pieds. Le visage n’a jamais été touché.

[55]  Dès que le détenu a fait signe qu’il se rendait, l’arrosage a cessé et le détenu D a été menotté. Il raidissait ses bras, ce qui a rendu la tâche plus difficile; les agents correctionnels ont dû se mettre à trois pour le menotter. Comme le plancher était glissant et le détenu D récalcitrant, M. Grimard a glissé et son visage s’est écrasé contre le dos du détenu D, qui était enduit d’OC. L’effet a été immédiat pour M. Grimard – il a eu de l’OC dans les yeux et le nez.

[56]  D’autres agents correctionnels sont arrivés, dont certains ont aidé M. Carignan a amener le détenu D à la douche de décontamination. À partir du moment où le détenu D s’est retrouvé dans la douche – situation pacifiée, aucun blessé, pas de séquelles, le tout était réglé dans l’esprit de M. Carignan. En moins de 10 minutes (de 9 h 15, lorsque le détenu D sort de sa cellule, à 9 h 24, lorsqu’il entre dans la douche) une situation avait été désamorcée. M. Carignan a témoigné à l’audience qu’il avait cru avoir fait un bon travail.

[57]  Selon M. Juneau, les enquêteurs ont interprété le MGS différemment, notamment le passage où il est écrit que, dans la mesure du possible, il faut isoler le détenu, circonscrire l’incident, se retirer et réévaluer la situation « […] afin que les meilleures mesures soient prises ».

[58]  M. Grimard a témoigné qu’il avait souvent fait des interventions avec l’OC alors qu’il était à l’Établissement de Port-Cartier. Il a été très surpris qu’on tienne une enquête disciplinaire. Jamais il n’avait été accusé de recours abusif à la force.

B. Rapports d’observation

[59]  Les agents correctionnels qui ont recours à la force remplissent un rapport à cet effet. Ils remplissent également un Rapport d’observation aussitôt que possible après l’incident. M. Carignan a rempli le rapport d’observation à 12 h 50, le 6 septembre. Il décrit de la façon suivante ce qui s’est passé dans la cuisine :

[…] Après avoir effectué ma fouille par palpation, je lui ai demandé d’aller dans la cuisinette pour qu’il se calme et que je puisse procéder à une fouille de sa cellule. Le détenu à encore une fois refusé [il avait d’abord refusé la fouille] et je lui alors donné l’ordre d’aller dans la cuisinette immédiatement. Le détenu a finalement coopéré, cependant il restait agressif et injurieux. Une fois rendu dans la cuisinette je lui ai redemandé de ce calmer et que nous allions fouiller sa cellule. Le détenu à commencer à piocher dans la porte de la cuisinette et était encore plus agressif. Le détenu était physiquement non-coopératif et verbalement agressif. Je lui ai alors demandé de mettre les mains dans le dos et que nous allions le menotter puis l’amener au Keeper Hall pour qu’il soit rencontré et qu’il se calme. Le détenu a refusé. Je lui ai alors mentionné que j’allais lui donner jusqu’à 3 ordres et qu’aux troisième ordres les agents inflammatoires seraient utilisés. Le détenu m’a alors répondu de le gazer!!!! Je lui ai donné mes 2 premiers ordres et je lui ai encore mentionné que nous allions utiliser les agents inflammatoires au troisième ordre. Il a encore une fois refusé l’ordre et c’est tourné le dos pour se protéger. Nous avons utilisé les agents inflammatoires et le détenu a résisté à son menottage. Nous avons finalement réussie à le menotter et l’avons escorté à la détention pour sa douche de décontamination.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

[60]  M. Grimard, dont le rapport a été rempli à 10 h 26, le 6 septembre, décrit ce dont il a été témoin et ce qu’il a fait de la façon suivante :

Lors de quart de travail ou j’étais en attente pour une escorte extérieur, j’étais venu porter mon soutient au officiers du pavillon 10 quand au moment de faire la vérification. Les officiers en charge ont du pavillon on du escorter un détenu agressif dans la cuisine. Celui-ci s’est mi à frapper partout dans la cuisine, il était très violent. J’ai donc été cherché le MK-9 a titre préventif. Celui-ci apres 3 refus d’ordres étais malheureusement toujours non collaborateur physiquement et verbalement les points fermé, il était un danger pour lui‑même et mes collègues. J’ai donc été dans l’obligation d’utiliser les agents inflammatoire a 3 reprises avant que le détenu accepte de ce rendre. Je me suis malencontreusement contaminé d’une façon assé importante.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

[61]  M. Grimard a expliqué à l’audience qu’il avait été fort affecté par l’OC pulvérisé dans la cuisinette, puisqu’en mettant les menottes au détenu D, il avait glissé et son visage avait touché le dos du détenu D. Il a donc eu de l’OC dans les yeux et le nez. Au moment de remplir son rapport d’observation, il pensait surtout faire vite pour pouvoir se soigner.

[62]  On a reproché aux deux fonctionnaires d’avoir exagéré le comportement du détenu D pour justifier leur utilisation de l’OC. M. Carignan écrit : « Le détenu a commencé à pioché dans la porte de la cuisinette et était encore plus agressif. » M. Grimard écrit que le détenu frappait partout dans la cuisine, qu’il était très violent, alors que la bande vidéo le montre à peu près immobile devant la fenêtre, après le coup de pied et l’agitation de la poignée de porte.

[63]  M. Carignan a expliqué qu’il cherchait à décrire le coup de pied violent et l’agitation de la poignée de la porte en utilisant le mot « piocher ». M. Grimard, pour sa part, a expliqué qu’il avait d’abord le dos tourné à la cuisine, de sorte qu’il a entendu l’agitation du détenu D dans la cuisine avant de le voir. Quand il l’a vu, le détenu D invectivait M. Carignan de façon très agressive (ce que confirme Mme Laurendeau), de sorte que, selon M. Grimard, l’ensemble du comportement était violent et agressif.

[64]  Dans son rapport d’observation qu’elle a rempli à 11 h 32, le 6 septembre, Mme Laurendeau décrit comme suit l’incident dans la cuisine :

[…] Quand il a été mit dans la cuisinette l’officier lui a demandé de se calmer le temps qu’on fouille la cellule. Il a continuer a crié après. L’officier a fermé la porte et le détenu s’est mit a cogné sans arrêt dans la porte. L’officier a réouvert la porte pour lui expliquer qui doit se calmer, qui va se faire menotter et monter au keeper hall se faire rencontrer. Il a dit à l’officier gaze moi je m’en fou…l’officier lui a expliqué qu’il lui donne trois ordres et qu’il doit se conformer sinon il va se faire gazer. Il a répondu encore gaze moi je m’en fou en se virant pour se protéger. L’officier a plusieurs reprises a donnez plusieurs ordres mais le détenu était déjà en état de protection même si l’officier essayait de lui dire qu’il allait gazer puisqu’il avait dépassé les 3 ordres. Il a été gazer par les deux officiers par la suite j’ai procédé au menotage. Même lors du menotage, il résistait. […]

[Sic pour l’ensemble de la citation]

[65]  Le rapport sur le recours à la force a été rempli par M. Grimard à 9 h 25, immédiatement après l’incident. Il écrit ce qui suit :

J’ai du gazer le détenu [D] car celui-ci était non-collaborateur verbalement et physiquement. Il était un dangé pour lui‑même et mes collègue de travail. J’ai du le gazer à 3 reprises avant qu’il accepte de collaborer.

[Sic pour l’ensemble de la citation]

C. L’enquête

1. Décision de tenir l’enquête

[66]  Le rapport de recours à la force ainsi que les rapports d’observation ont amené les autorités de l’établissement à regarder les bandes vidéos. La bande de la cuisinette, ainsi que le fait que la bonbonne de MK9 avait été complètement vidée, ont donné lieu à une évaluation locale et régionale qui recommandaient une enquête approfondie.

[67]  La sous-commissaire adjointe aux Opérations correctionnelles pour la région du Québec a écrit au Directeur général de la sécurité du SCC pour faire rapport sur le recours à la force, jugé être de niveau 3 (le plus élevé) en raison des manquements notés et de la grande quantité d’OC utilisée. La note de service comprend les deux commentaires suivants :

[…]

Dans ce dossier, nous partageons l’évaluation de la gestion locale et nous concluons également que le personnel n’a pas appliqué correctement le modèle de gestions [sic] de situations (MGS) lors de cet incident et que l’utilisation des agents irritants n’était pas nécessaire dans ces circonstances.

[…]

Nous tenons aussi à mentionner que l’option de garder fermée la porte de la cuisine aurait dû être retenue dans le modèle de gestion des situations et que la négociation aurait dû être envisagée. […]

[68]  La directrice de l’établissement, Alessandria Page, a ordonné la tenue d’une enquête, en donnant le mandat d’établir les circonstances entourant l’incident de recours à la force sur le détenu D. Le mandat vise spécifiquement MM. Grimard et Carignan; une décision a été prise de ne pas inclure Mme Laurendeau comme sujet d’enquête.

[69]  Le but et le mandat de l’enquête sont précisés de la façon suivante dans le rapport d’enquête :

Le but de la présente enquête est de faire la lumière sur l’incident du 6 septembre 2016, et de déterminer si les allégations d’inconduite qui se seraient passées lors d’un recours à la force sur le détenu [D] sont fondées.

Le mandat du comité d’enquête est d’établir les circonstances entourant l’incident susmentionné impliquant messieurs Philippe Carignan et Jonathan Grimard, tous deux agent de correction I et de fournir un compte rendu complet des circonstances entourant l’événement et de toute autre inconduite.

[Les passages en évidence le sont dans l’original]

2. Tenue de l’enquête

[70]  Les notes sténographiques des entrevues menées avec MM. Carignan et Grimard ainsi qu’avec Mme Laurendeau révèlent que les deux enquêteurs, Benoît Juneau et Jacques Gauvreau, ont beaucoup d’expérience comme agents correctionnels et gestionnaires correctionnels, mais peu d’expérience à titre d’enquêteurs.

[71]  Cette inexpérience se manifeste par le fait que les enquêteurs ne permettent pas véritablement aux fonctionnaires d’expliquer leurs actions. Les enquêteurs, et surtout M. Gauvreau, cherchent à démontrer quelles erreurs ont été commises lors de l’intervention réalisée par les fonctionnaires : ils auraient dû attendre un négociateur ou un gestionnaire correctionnel, ils n’auraient pas dû ouvrir la porte de la cuisine, ils ont eu tort d’utiliser l’OC. Les enquêteurs persistent dans leur idée que le détenu D ne posait aucun danger dans la cuisine, malgré le témoignage unanime des deux fonctionnaires et de Mme Laurendeau qu’il était agressif et menaçant.

[72]  Dans chacune des entrevues, les enquêteurs font allusion au détenu qui est décédé à Dorchester. Il s’agit de Matthew Ryan Hines, dont le décès a fait l’objet d’une enquête par l’Enquêteur correctionnel du Canada. Le rapport à ce sujet, daté du 15 février 2017, est inclus dans la documentation des fonctionnaires.

[73]  M. Hines a succombé à une asphyxie aiguë liée à un œdème pulmonaire grave, causé directement par l’emploi d’OC. Dans son cas, alors qu’il était menotté, les mains dans le dos, il a été aspergé à plusieurs reprises d’OC dans le visage. Lorsque sa réaction a été de tousser et de cracher pour tenter de dégager ses voies respiratoires, les agents correctionnels ont retroussé son chandail pour bloquer sa bouche.

[74]  Interrogé à l’audience sur sa perception de cette affaire, M. Carignan a simplement dit : « Ce n’était pas une intervention, c’était de la torture ».

[75]  L’enquêteur Gauvreau a néanmoins tenté de faire le parallèle entre les deux situations. Je cite des passages des pages 111 et 112 des notes sténographiques de l’entrevue de M. Carignan [le langage parlé est reproduit tel quel] :

[M. Gauvreau] : […] “pis” il faut qu’on inculque à “toutes” les agents de correction, là, c’est le MGS, comme je “leux” ai expliqué à vos collègues, c’est suite “pis” on est rendus “c’te” point-là suite à plusieurs incidentseuhoù qu’il y a eu un recours de force, “pis” on parle encore du détenu qui est décédé à Dorchester

[…]

[M. Filion] : Il s’est “faite” gazer huit (8), neuf (9) fois

[M. Gauvreau] : Il s’est “faite”

[M. Filion] : …dans la face, là, c’est….

[M. Gauvreau] : …gazer à peu prèseuhun petit peu plus que ça, mais il est décédé.

[M. Carignan] : O.K.

[M. Gauvreau] : “Pis”euhlà, lela grosse affaire au SCC, présentement, c’est les recours à la force, onles les médias vont pogner ça, c’est sûr, c’estc’est commeeuhsuite “à la” décès de Ashley Smith, c’était ça le gros champ de bataille, là, ça va être l’usage de force, “pis” “toutes” les usages de force, là, ils vont être scrutés à la “lettre”

[M. Carignan] : O.K.

[M. Gauvreau] : “pis” ils vont être vus, “pis” si on n’applique pas nos politiques “pis” noseuhon va être à la même place demain, là, je veux dire, on veut pas on veut éviter ça, là.

[76]  M. Carignan n’est pas en désaccord avec l’idée de s’améliorer. Il a répondu comme suit à M. Gauvreau :

[M. Carignan] : D’accord. Écoutez : c’est comme comme je disais, j’ai dit, “moé”, mon but, aussi, c’est de m’améliorer, si si vous avez des suggestions, n’importe quoi qui peut éviter ce genre de problème-là ou de la nouvelle formation (inaudible) faire plaisir de de l’entendre.

Parce que, “moé”, c’est sûr que, t’sais, je suis dans ma sixième année, ça fait que je je peux me perfectionner, là, donc, euh ….

[77]  Dans chacune des entrevues, M. Filion tient à exprimer le fait que la formation reçue par les agents correctionnels ne correspond plus à ce que l’on attend d’eux. À l’entrevue de M. Carignan, il s’exprime de la façon suivante (p. 97 des notes sténographiques) :

[M. Filion] : Ben Ah! Ah! je tiens à souligner que je trouve ça ben dommage que c’est quelque chose qui est connu, à l’établissement de Cowansville, qu’il y a une divergence d’opinion ou une mauvaise compréhension, de la part de la part de plusieurs agents, à propos du recours à la force, que la direction locale est consciente, qu’on a eu un comité multidisciplinaire à ce sujet-là.

Suite à ce comité-là euh tout le monde est reparti sur leur position.

Euh par la suite, j’ai on a eu une rencontre syndicale avec euh le DAO et puis euh on a convenu ensemble de faire un plan d’intervention, “pis” que c’était important d’informer les CX et les agents de correction de leurs ben, de leurs devoirs, de leurs responsabilités, “pis” de qu’est-ce que l’administration attendait d’eux.

“Pis”, suite à ça, il y a eu aucuil y a jamais eu aucun plan de communication qui a été établi.

“Pis”euhaujourd’huieuh….les personnes, ils apprennent euh ils apprennent comment t’sais, les ce qui t’sais, ils apprennent le modèle de gestion des situations pendant un examen euh disciplinaire, quand ils au t’sais, quand, à prime abord, ils auraient dû l’apprendre euh quand l’employeur as’est rendu compte qu’il y avait une lacune à ce sujet-là. […]

[78]  M. Carignan a témoigné à l’audience que, selon sa compréhension, dans une situation où un détenu ne veut pas coopérer, le recours à l’OC est permis, voire recommandé. Il a produit en preuve un examen d’une formation qu’il avait suivie (mars 2010) sur les agents chimiques et les aérosols inflammatoires. La question 4 se lit comme suit :

Le Modèle de gestion des situations du SCC mentionne que les agents chimiques et l’oléorésine capsique sont les moyens les plus appropriés à utiliser lorsque le délinquant refuse de coopérer et est agressif ou lorsque les commandes verbales se sont révélées inefficaces.

[79]  Il s’agissait d’une question où il fallait répondre par « Vrai » ou « Faux ». La bonne réponse est : Vrai.

[80]  M. Gauvreau, au cours de l’entrevue, a reproché à M. Carignan de croire qu’après trois ordres, on pouvait utiliser l’OC. Pourtant, à l’audience, les fonctionnaires ont également déposé en preuve un examen qui se fait en ligne, dont la question 20 est la suivante :

Choisir l’énoncé qui complète le mieux l’affirmation suivante :

Selon le Modèle de gestion des situations (MGS), l’utilisation combinée du contrôle physique et d’agent inflammatoire peut être une intervention appropriée lors d’un incident de sécurité si le délinquant :

a. Entreprend un long débat avec un agent pour déterminer s’il doit ou non quitter sa cellule ou sa chambre;

b. Refuse de quitter sa cellule ou sa chambre après avoir reçu trois ordres directs d’un agent.

[81]  La bonne réponse est le deuxième énoncé.

[82]  Lors de son entrevue à l’enquête, M. Carignan n’a pas eu l’occasion de s’expliquer, que ce soit au sujet de son raisonnement ou de la formation reçue.

[83]  M. Grimard, quant à lui, répond à l’entrevue qu’il a simplement suivi les directives de son collègue. M. Grimard arrivait d’un établissement à sécurité maximale, Port-Cartier, et l’utilisation de l’OC ne lui paraissait ni inhabituelle, ni exagérée.

[84]  À l’entrevue, les enquêteurs lui ont parlé de « non intervention planifiée », une notion dont il entendait parler pour la première fois. Selon sa compréhension, cela signifiait qu’il fallait circonscrire, puis faire venir un négociateur ou un gestionnaire.

[85]  Au cours des entrevues, les enquêteurs ont beaucoup insisté sur la notion d’intervention « planifiée » par rapport à « spontanée ». Selon eux, l’intervention était planifiée puisque, avant d’ouvrir la porte de la cuisine, M. Carignan avait pris soin de demander à M. Grimard d’apporter la bonbonne de MK9, « à titre préventif » selon les deux fonctionnaires.

[86]  M. Carignan avait une autre perception de l’intervention planifiée, qui doit nécessairement être approuvée par un gestionnaire correctionnel. Selon lui, ils se trouvaient dans une situation qu’ils essayaient de gérer au meilleur de leurs connaissances. Parce que le mode était essentiellement réactif, il s’agissait selon eux d’une intervention spontanée. M. Grimard était du même avis.

[87]  M. Grimard a expliqué qu’ils étaient en mode réactif, le but étant de faire collaborer le détenu dans l’immédiat. Si celui-ci avait dit tout de suite : « c’est assez », ils auraient arrêté. D’ailleurs, dès qu’il a dit : « c’est beau », ils ont arrêté, et n’ont employé aucune force supplémentaire malgré la résistance du détenu D au menottage.

[88]  D’après M. Grimard, les enquêteurs semblaient vouloir lui mettre les mots dans la bouche. Selon eux, le coup de pied n’était pas agressif, alors que pour M. Grimard, dans ce contexte, il l’était, d’autant que le détenu D hurlait. Les agents correctionnels étaient préoccupés par le fait qu’ils ne savaient pas ce que le détenu D allait faire. Comme Mme Laurendeau, M. Grimard a été frappé par la différence entre le visionnement de la vidéo, sans son, et l’agressivité verbale du détenu D, qui lui a causé une montée d’adrénaline.

[89]  M. Juneau a expliqué à l’audience que la quantité d’OC utilisée n’était pas proportionnelle à la situation. Le premier jet, de 6 secondes, était trop long. Il n’était pas nécessaire d’engager un échange avec le détenu D s’il n’était pas coopératif. Une fois maîtrisé dans la cuisine, il aurait été préférable d’attendre qu’un gestionnaire correctionnel arrive.

3. Le rapport d’enquête

[90]  Le rapport d’enquête est daté du 30 novembre 2016.

[91]  Le rapport résume les entrevues, fait état des vidéos, puis présente ses conclusions de fait, la plus importante étant que le détenu D n’a manifesté aucune agressivité quand il était dans la cuisine. Le rapport ne met pas cette conclusion en contraste avec la perception des trois agents correctionnels, qui voyaient le détenu D comme étant agressif, surtout par ses propos, encore une fois, inaudibles. Le rapport conclut aux manquements des fonctionnaires au regard des règles applicables.

[92]  Le rapport fait état des commentaires de M. Filion sur l’absence d’un plan de formation en matière de recours à la force, mais ne tire aucune conclusion quant à la pertinence de ces commentaires pour évaluer les actions des fonctionnaires.

[93]  Le rapport comprend de curieuses erreurs factuelles, qui ont pour effet d’imputer des intentions à M. Carignan qui ne correspondent pas à la réalité.

[94]  M. Carignan a dit aux enquêteurs, et il a témoigné dans le même sens à l’audience, qu’il était retourné à la cellule du détenu D vers 9 h 15, après la première tournée, pour s’enquérir de ce qui avait provoqué sa mauvaise humeur du détenu D. En entrant dans la cellule, Mme Laurendeau et M. Carignan ont perçu l’odeur de broue. Ils ont alors pensé que le détenu devait sortir de sa cellule pour qu’on puisse procéder à une fouille de la cellule. Pourtant, les enquêteurs ont écrit ce qui suit à ce sujet (p. 23 du rapport d’enquête) :

Au moment d’entrer dans la cellule 11, certaines procédures d’usages [sic] auraient dû être faites dont celle du port des gants de fouille car selon ce qui a été obtenu, le retour vers cette cellule était pour procéder à une fouille avec motifs raisonnable [sic] de croire.

Il nous porte à croire que les raisons que l’agent Carignan avance pour être entré dans la cellule du détenu [D] ne sont pas celles invoquées.

L’agent a fait part que le retour vers la cellule pour procéder à la fouille était pour des motifs alors que dans son témoignage, il mentionne que l’odeur a été perçu [sic] qu’à l’arrivée à la cellule 11. Pourtant, l’agent était demeuré plusieurs secondes devant ladite cellule lors de sa tournée et que le retour dans la rangée 1B avait pour but que de discuter avec le détenu.

[95]  M. Carignan n’a jamais dit qu’il était retourné à la cellule avec l’intention de faire une fouille. L’intention était de discuter avec le détenu, ce dont les enquêteurs semblent douter.

[96]  Le rapport ne tient nullement compte des explications données par les fonctionnaires et Mme Laurendeau ni du fait que le ton du détenu D montait et que la situation paraissait volatile. Le rapport ne mentionne pas non plus que M. Carignan était disposé à s’améliorer, pourvu qu’on lui donne des instructions claires.

D. Les mesures disciplinaires

[97]  M. Anctil était le sous-directeur de l’Établissement de Cowansville. Il a signé la lettre de discipline des deux fonctionnaires. Il n’était pas à l’Établissement de Cowansville en septembre et octobre 2016, quand ont eu lieu l’incident et les entrevues de l’enquête. Il est revenu à l’Établissement de Cowansville (il y avait travaillé en 2014) en novembre 2016. Il a pris connaissance du rapport d’enquête et a rencontré les fonctionnaires en audience disciplinaire le 6 mars 2017. Lors de cette rencontre, les fonctionnaires ont dénoncé l’attitude des enquêteurs qui, selon eux, ne les avaient pas écoutés. Ils ont demandé à M. Anctil d’écouter l’enregistrement des entrevues, mais celui-ci a refusé de le faire. Selon lui, les bandes vidéos étaient claires, et le rapport d’enquête était complet et raisonnable.

[98]  La lettre de discipline adressée à M. Grimard fait état des manquements suivants :

[…]

Paragraphe 6g – Omet de respecter ou d’appliquer une loi, un règlement, une directive du commissaire, un ordre permanent ou une autre directive quelconque ayant trait à ses fonctions

DC [Directive du commissaire] 567 Gestion des incidents de sécurité aux paragraphes suivants : 7; 12; 13;14 et 17

DC 567-1 Recours à la force paragraphe 15;

DC 567-4 Utilisation d’agents chimiques et inflammatoires paragraphe 14;

Paragraphe 6 j – Volontairement ou par négligence, fait ou signe une fausse déclaration ayant trait à l’exercice de ses fonctions.

Paragraphe 6n – Emploie une force excessive (c’est-à-dire plus de force qu’il n’est raisonnable et nécessaire) dans l’exercice de ses obligations légales.

[99]  La lettre adressée à M. Carignan reprend les mêmes manquements, et ajoute ce qui suit : « Protocole des vestes résistant aux armes tranchantes », qui renvoie au fait que M. Carignan ne portait pas sa veste de sécurité ce jour-là. M. Carignan a témoigné qu’il l’avait simplement oubliée. Il semble que cet oubli était inhabituel, car dans les évaluations de rendement de M. Carignan, on note qu’il porte « adéquatement son équipement sécuritaire ».

[100]  On reproche également à M. Carignan de ne pas avoir suivi la consigne inscrite au paragraphe 11 de la Directive du commissaire (DC) 567.

[101]  M. Anctil a considéré nombre de facteurs atténuants pour en arriver aux sanctions imposées. Les fonctionnaires avaient bien collaboré à l’enquête, et ils avaient tous les deux des dossiers exempts de mesure disciplinaire.

[102]  M. Anctil a imposé à M. Grimard une peine pécuniaire de 1000$ (équivalent à 4 jours de salaire). Dans le cas de M. Carignan, M. Anctil lui a imposé une peine plus lourde, soit une suspension de 5 jours sans salaire, en raison de son rôle de leader dans l’affaire, et parce qu’il ne semblait pas comprendre la gravité de ses actions.

[103]  Pour bien comprendre ce qui est reproché aux fonctionnaires, il convient de reproduire les textes des directives du commissaire (DC) invoqués à l’appui des sanctions.

[104]  Les paragraphes pertinents de la DC 567 – Gestion des incidents de sécurité  sont les suivants :

7. Toutes les interventions utilisées pour gérer ou maîtriser les incidents qui compromettent la sécurité d’un établissement respecteront le Modèle de gestion de situations et :

a. favoriseront le règlement paisible de l’incident par la négociation et une intervention verbale

b. seront fondées sur les mesures les plus sécuritaires et raisonnables possible pour prévenir ou régler la situation

c. se limiteront à ce qui est nécessaire et proportionnel aux objectifs de la LSCMLC [Loi sur le service correctionnel et la mise en liberté sous condition]

d. réagiront aux changements qui surviennent dans la situation en faisant une évaluation continue

[…]

11. Le comportement actuel du détenu, les facteurs situationnels (p. ex., l’endroit, la possibilité d’utiliser des armes, la présence d’autres détenus et les antécédents sociaux), les considérations stratégiques (soit le comportement antérieur du détenu, sa taille, les habiletés de l’agent, le secours disponible, etc.) et le risque que pose la situation seront évalués de façon continue.

12. Lorsqu’il est nécessaire et possible de le faire, les membres du personnel envisageront de se retirer, de réévaluer la situation et de planifier de nouvelles interventions afin que les meilleures mesures soient prises. Ils tiendront compte de l’efficacité des interventions antérieures dans leur évaluation continue de la situation.

Comportement des détenus

13. Les membres du personnel évalueront le comportement actuel du détenu selon les caractéristiques suivantes :

• coopératif

• résiste verbalement

• physiquement non coopératif

• violent

• capacité d’infliger des blessures corporelles graves ou de causer la mort, ou

• évasion

Choix des stratégies de gestion appropriées

14. La gestion de tout incident se fera au moyen des interventions les plus raisonnables et sécuritaires possible, et qui se limiteront à ce qui est nécessaire et proportionnel aux objectifs de la LSCMLC et à la gestion de la situation.

[…]

17. Le personnel gérera les situations, autant que possible, en ayant recours à des mesures de sécurité active, à la présence de membres du personnel, aux interventions verbales, à la résolution de conflits, aux négociations ou aux ordres verbaux.

[Les passages en évidence le sont dans l’original]

[105]  Le paragraphe 15 de la DC 567-1 – Recours à la force se lit comme suit :

15. Lorsqu’un membre du personnel intervient directement dans un recours à la force spontané, son intervention se limitera, dans la mesure du possible, au strict minimum nécessaire pour maîtriser la situation.

[Les passages en évidence le sont dans l’original]

[106]  Je note que la DC 567-1 prévoit qu’un recours à la force planifié doit faire l’objet d’un plan d’intervention et être autorisé par un gestionnaire correctionnel.

[107]  Le paragraphe 14 de la DC 567-4 – Utilisation d’agents chimiques et inflammatoires se lit comme suit :

14. La quantité d’agents chimiques ou inflammatoires utilisée se limitera à ce qui est nécessaire et proportionnel pour ramener l’ordre.

[108]  Je note qu’il n’y a aucune disposition qui prévoit que l’utilisation d’un MK9 doit être autorisée par un gestionnaire correctionnel. La seule disposition pertinente concernant le MK9 se lit comme suit :

3. Le directeur de l’établissement :

[…]

d. veillera à ce que les agents inflammatoires MK9 soient autorisés uniquement pour :

[…]

ii. le placement aux postes de contrôle où ils pourront être distribués aux fins d’intervention en cas d’incident

[109]  Je note que Mme Laurendeau, malgré son rang supérieur à M. Carignan (elle est CX-02), et malgré le fait qu’elle n’a à aucun moment remis en question les actions des fonctionnaires au cours de l’incident du 6 septembre 2016, n’a reçu aucune mesure disciplinaire. Elle ne portait pas non plus sa veste de sécurité ce jour-là.

[110]  Je note également que les fonctionnaires ont tous deux reconnu à l’audience que les consignes étaient maintenant claires. Dans des circonstances semblables, il faudrait attendre la venue d’un gestionnaire correctionnel avant de tenter de déplacer le détenu de la cuisine afin que le gestionnaire correctionnel détermine quelle intervention est nécessaire.

[111]  Enfin, j’ai pris connaissance du chef d’accusation contre le détenu D, pour avoir refusé d’obéir à un ordre le 6 septembre 2016, qui a donné lieu à une mesure d’isolement disciplinaire imposée le 19 octobre 2016. J’ai également pris connaissance du profil du détenu, qui explique les raisons de son incarcération et son attitude générale. Les renseignements dans ce profil n’ont pas joué dans les décisions prises par les fonctionnaires, qui réagissaient à l’attitude et au comportement du détenu D ce jour-là.

III. Ordonnance de mise sous scellés

[112]  Le SCC a demandé que les séquences vidéos soient scellées, parce qu’on y voit la configuration partielle de l’Établissement de Cowansville. De même, le SCC a demandé que le plan détaillé du pavillon 10 soit scellé. Le SCC a fait valoir que la divulgation publique de l’aménagement de l’Établissement pourrait entraîner des risques à la sécurité. Les fonctionnaires ne se sont pas opposés à cette demande. Finalement, le profil du détenu D déposé en preuve fait également partie de la demande de mise sous scellés, pour des motifs de respect de la vie privée.

[113]  Le principe du caractère public de la preuve et des audiences devant la Commission est bien établi. Une ordonnance de confidentialité doit satisfaire au critère établi par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 RCS 835, R. c. Mentuck, 2001 CSC 76 et Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41. Dans N. J. c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 129, au para. 48, on résume ce critère de la façon suivante pour les fins de la Commission :

48 Tel qu’il a été mentionné précédemment, d’aucuns reconnaissent que le principe de transparence judiciaire s’applique tant aux cours qu’aux tribunaux quasi-judiciaires. Il est également reconnu que, dans certaines circonstances, il pourrait y avoir lieu d’imposer des restrictions à l’accessibilité des procédures judiciaires. À cet égard, la Cour suprême du Canada a élaboré le critère de Dagenais/Mentuck, qui agit à titre de guide lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu d’imposer des restrictions dans l’application du principe de transparence judiciaire. Aussi, le critère de Dagenais/Mentuck a été reformulé comme suit dans Sierra Club du Canada :

[…]

a. [la restriction] est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important […] dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque

b. ses effets bénéfiques y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[114]  Dans les présentes circonstances, je détermine qu’il y a lieu de sceller les pièces selon la demande du défendeur. Il est dans l’intérêt public de préserver la confidentialité quant à la disposition des lieux dans un pénitencier. En ce qui concerne les vidéos où apparaît le détenu D, ainsi que le profil de ce dernier, je reconnais qu’il y a également lieu de les mettre sous scellés dans le respect de sa vie privée. Le fait de sceller ces documents n’entame nullement la transparence de la présente décision, ni du processus quasi-judiciaire. Les pièces suivantes sont donc scellées : E-2, E-3, E-4, E-5, E-6, E-7, E-8, E-9 (vidéos sur un CD), E-11 et F-3.

IV. Résumé de l’argumentation

A. Pour le défendeur

[115]  Les questions qui se posent dans le cas d’un grief contre une mesure disciplinaire sont les suivantes (Wm. Scott & Company Ltd. v. Canadian Food and Allied Workers Union, Local P-162, [1977] 1 C.L.R.B.R. 1) : y a-t-il eu une inconduite qui justifie l’imposition de mesures disciplinaires? Le cas échéant, la mesure imposée est-elle excessive? Si l’arbitre de grief juge la mesure excessive, quelle autre mesure juste et équitable peut-on y substituer?

[116]  D’après le SCC, il ne fait aucun doute qu’il y a eu inconduite. L’information communiquée par la bande vidéo est objective. L’intervention n’était pas justifiée, elle n’était pas minimale, elle n’était pas nécessaire. Les fonctionnaires n’ont donc pas suivi les consignes du SCC.

[117]  Les fonctionnaires s’appuient dans leur argumentation sur la décision King c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 84, dans laquelle l’arbitre de grief a écrit que l’absence de son dans une bande vidéo pourrait rendre problématique l’interprétation des faits qui s’y déroulent. Toutefois, selon le défendeur, les bandes vidéos dans la présente affaire sont utiles : elles sont objectives, et comme l’a souligné l’arbitre de grief dans l’affaire Ontario Public Service Employees Union v. Ontario (Ministry of Community Safety and Correctional Services) (Zolnierczyk Grievance), [2011] O.G. S.B.A. No. 18 (QL), si les versions des faits données par les témoins évoluent sous l’effet du temps, les vidéos, elles, demeurent inchangées. Dans la décision Hicks c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2016 CRTEFP 99, la Commission a jugé que l’absence de son ne posait pas problème pour l’interprétation de la vidéo.

[118]  Les bandes vidéos ne sont pas la seule preuve d’un recours à la force; il y a également les rapports d’observation, les témoignages et le rapport d’enquête.

[119]  L’inconduite des fonctionnaires consiste à ne pas avoir appliqué correctement les directives du SCC en matière de recours à la force. Il faut toujours tenter d’intervenir avec le moins de force possible. Les fonctionnaires ont justifié leur usage de l’OC par le fait que le détenu était physiquement non coopératif – en réalité, il l’est devenu lorsqu’ils ont ouvert la porte de la cuisine. Il aurait été préférable de laisser le détenu dans la cuisine et de faire appel à un autre intervenant, gestionnaire correctionnel ou négociateur, pour régler la situation. Comme dans l’affaire Seamark c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2017 CRTEFP 56, le détenu était enfermé et ne présentait pas de signe de détresse. D’autres interventions plus pacifiques étaient envisageables.

[120]  Les fonctionnaires auraient dû obtenir une autorisation, puisque leur intervention était planifiée. En effet, puisqu’il n’y avait aucune menace immédiate, le fait de préparer le MK9 avant d’ouvrir la porte démontre une certaine planification. Cette planification aurait dû être approuvée. Les fonctionnaires ne peuvent soutenir qu’il s’agissait d’une action spontanée, puisqu’elle avait exigé une certaine réflexion.

[121]  Il n’y a eu aucune réévaluation de la situation au cours de l’intervention avec le MK9, contrairement à ce qui est prévu par le MGS. Les fonctionnaires ont projeté trois jets d’OC dans un court laps de temps. Il n’était pas nécessaire de pulvériser une telle quantité.

[122]  En outre, les rapports d’observation étaient déficients, une autre composante de l’inconduite des fonctionnaires.

[123]  Compte tenu de la gravité du recours injustifié à la force, les sanctions imposées sont justes et proportionnelles.

[124]  Le défendeur a également invoqué plusieurs décisions qui ont comme points communs un recours abusif à la force et le déni subséquent par les agents correctionnels en cause. J’y reviendrai dans mon analyse.

B. Pour les fonctionnaires

[125]  Les fonctionnaires se sont appuyés largement sur la décision King pour contester les mesures disciplinaires qui leur ont été imposées. Les fonctionnaires soutiennent deux arguments principaux : les bandes vidéos ne suffisent pas pour présenter l’ensemble des faits, puisqu’il y manque le son, et les fonctionnaires se sont conformés à l’ensemble des directives ainsi qu’au MGS.

[126]  L’affaire King portait sur un recours à la force que le SCC a jugé abusif et non nécessaire. L’agent correctionnel King a donné un ordre à un détenu, qui venait d’en frapper un autre, de retourner à sa cellule. D’après tous les témoignages, le détenu a refusé verbalement et avait un ton agressif. L’enquêtrice a jugé qu’on ne pouvait constater son refus ni son agressivité sur la vidéo. L’action de l’agent correctionnel King, soit de saisir le détenu par son chandail pour l’amener à sa cellule, a été jugée excessive et prématurée. Il a reçu une sanction pécuniaire équivalente à quatre jours de salaire.

[127]  L’arbitre de grief a conclu dans King que si l’absence de son dans une bande vidéo n’est pas nécessairement déterminante, elle peut l’être, quand elle prive la personne qui regarde le vidéo du contexte de l’intervention. Dans King, comme en l’espèce, c’est le refus verbal ainsi que le ton qui monte qui justifient l’intervention des agents correctionnels.

[128]  L’arbitre de grief a également conclu dans l’affaire King que l’agent correctionnel avait appliqué les principes du MGS pour gérer la situation; plusieurs options s’offraient à lui, il en a choisi une. Elle a accueilli le grief.

[129]  Par ailleurs, si on passe en revue les faits reprochés aux fonctionnaires, on constate qu’alors que le SCC ne semble voir qu’une intervention unique et fautive, les fonctionnaires, quant à eux, voient plusieurs étapes et plusieurs éléments.

[130]  Dans leur argumentation, les fonctionnaires ont repris les directives qu’on leur reproche d’avoir mal appliquées.

[131]  L’article 7 de la DC 567 prévoit que les interventions doivent respecter le MGS. M. Carignan a témoigné que c’est précisément ce qu’il avait en tête tout au long de l’incident. L’article 7a (et 17) prône un règlement pacifique par l’intervention verbale, ce que M. Carignan a tenté.

[132]  Les articles 7 b et c (et 14) de la DC 567 prévoient l’emploi des mesures les plus sécuritaires et raisonnables ainsi que des interventions nécessaires et proportionnelles. Dans l’espace de la cuisine, pour calmer un détenu dont le ton monte, les fonctionnaires ont jugé que l’OC était la meilleure méthode pour que le détenu accepte de se faire menotter.

[133]  L’article 7d (et 12) prévoit une évaluation continue. M. Carignan a témoigné qu’il surveillait et réévaluait la situation, en tenant compte non seulement du détenu mais de l’ensemble du contexte, dans un pavillon où les autres détenus peuvent circuler librement; l’article 11 parle explicitement de l’importance du contexte pour l’évaluation de la situation. Les fonctionnaires tenaient compte non seulement du fait que le détenu était enfermé, mais qu’il se trouvait dans une cuisine qui, elle, n’était pas sécuritaire. La vitre pouvait être brisée, les chaudrons et poêles pouvaient être lancés et d’autres détenus pouvaient arriver et encourager une escalade.

[134]  L’article 13 prévoit que le comportement du détenu est à considérer. Or, les trois témoignages concordent en ce qui concerne l’agressivité du détenu et son ton qui monte. M. Carignan a tenté de négocier, mais en vain. Il a expliqué au détenu qu’il allait donner trois ordres. Le détenu attendait déjà l’OC – il l’a dit, et a tourné le dos.

[135]  Le MGS prévoit que les agents inflammatoires peuvent être utilisés en cas de résistance physique.

[136]  Dès que le détenu D a dit : « C’est beau », le recours à la force a cessé. Aucun autre recours n’a eu lieu outre l’usage de l’OC, qui n’a jamais atteint les muqueuses du détenu D. Le recours à la force et l’usage de l’OC sont donc proportionnels à la situation. Le détenu a été immédiatement amené à la douche de décontamination. Il n’y a eu aucune trace d’agressivité lorsqu’il a été escorté de la cuisine à la douche.

[137]  On reproche également aux fonctionnaires d’avoir fait de fausses déclarations. L’employeur a pourtant reconnu dans la lettre disciplinaire que les fonctionnaires avaient pleinement collaboré à l’enquête. Ils n’ont rien caché de leurs agissements. Les rapports ont été remplis aussitôt que possible après l’incident.

[138]  M. Carignan a utilisé le mot « pioché » pour décrire le coup de pied et l’agitation de la poignée. M. Grimard, qui faisait dos à la cuisine, a entendu des bruits et les a interprétés comme étant le détenu qui frappait partout dans la cuisine. Il a ajouté dans son rapport que le détenu était très violent. Il a expliqué à l’audience que c’est le ton et l’attitude du détenu D qui lui donnaient une impression de violence.

[139]  Les enquêteurs ont beaucoup insisté sur le fait qu’il s’agissait d’un recours à la force planifié, et qu’une autorisation était donc nécessaire pour utiliser le MK9. Aucune directive ne prévoit l’autorisation pour l’emploi du MK9. En outre, la DC 567-1 sur le recours à la force définit les deux types de recours de la façon suivante :

Recours à la force planifié : déploiement autorisé du personnel opérationnel au moyen d’un plan d’intervention ou déploiement de l’équipe d’intervention en cas d’urgence au moyen d’un SMEAC (situation, mission, exécution, administration et communication).

Recours à la force spontané : intervention immédiate par le personnel dans un incident où il faut utiliser au moins une mesure de recours à la force, en conformité avec le Modèle d’engagement et d’intervention, pour régler la situation de manière sécuritaire.

[140]  Les fonctionnaires ont fait valoir qu’ils étaient confrontés à une situation où ils ont cru nécessaire d’agir immédiatement pour éviter que la situation ne s’envenime, soit un recours à la force spontané avec comme mesure de recours l’utilisation du MK9.

[141]  Pour conclure, la décision d’imposer une sanction n’est pas fondée sur les directives du SCC, que les fonctionnaires soutiennent avoir respectées.

[142]  M. Carignan a reconnu qu’il ne portait pas sa veste ce jour-là. Mme Laurendeau ne la portait pas non plus, d’après les bandes vidéos. Mme Laurendeau n’a reçu aucune sanction disciplinaire.

V. Analyse

[143]  L’évaluation que fait l’arbitre de grief du bien-fondé d’une mesure disciplinaire dans le cadre d’un grief est bien connue et tire son origine de la décision Wm Scott, entérinée par la Cour d’appel fédérale dans Basra c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 24 : y a-t-il eu inconduite, et le cas échéant, la mesure disciplinaire imposée était-elle excessive? Si la Commission est d’avis que la mesure disciplinaire est excessive, quelle autre mesure juste et équitable peut-on y substituer?

[144]  C’est un principe bien établi en droit du travail, comme le confirme la décision King au paragraphe 106, que l’enquête que réalise l’arbitre de grief à l’audience est une enquête de novo, autrement dit, l’arbitre de grief n’est pas lié par les conclusions de l’enquête qui a mené aux sanctions disciplinaires.

[145]  Dans le présent cas, l’enquête a donné lieu à deux entorses graves à l’équité procédurale : l’enquête était plutôt une inquisition, et le décideur a refusé d’entendre les enregistrements qui l’auraient démontré.

[146]  D’entrée de jeu, les enquêteurs ont décidé que les fonctionnaires avaient mal agi. Leurs questions n’avaient pas pour but de faire la lumière sur les décisions prises par les fonctionnaires, mais plutôt de souligner les erreurs commises. Il n’est pas question d’écouter les explications des fonctionnaires qui suppléent au manque de son des bandes vidéos. L’intervention dans la cuisine est incompréhensible en l’absence des témoignages, concordants, des fonctionnaires et de Mme Laurendeau selon lesquels le ton du détenu D montait et laissait craindre que la situation ne dégénère. Tout comme dans la décision King, l’absence d’une trame sonore nuit à l’interprétation des faits.

[147]  On constate à la lecture de la note de service que la sous-commissaire régionale a envoyée au Directeur de la sécurité, bien avant la tenue de l’enquête, qu’on avait déjà conclu qu’il n’y avait aucune raison d’utiliser l’OC, ni d’ouvrir la porte de la cuisine. Les enquêteurs sont partis avec la même prémisse, et n’en ont pas dérogé.

[148]  Lors de leur entrevue disciplinaire, les fonctionnaires ont demandé à M. Anctil d’écouter l’enregistrement de leurs entrevues. M. Anctil a refusé parce qu’il faisait confiance aux enquêteurs, qu’il avait vu les vidéos et que le rapport lui semblait objectif.

[149]  La décision de ne pas inclure Mme Laurendeau comme sujet de l’enquête démontre que c’est vraiment le déversement de la bonbonne de MK9 qui est en cause – Mme Laurendeau a été présente tout au long de l’incident, elle a laissé M. Carignan prendre les décisions, elle a menotté le détenu, elle a fait un rapport faisant état des mêmes observations (« cogner sans arrêt dans la porte ») qu’on reproche aux fonctionnaires.

[150]  Les sanctions se fondent sur l’inconduite alléguée des fonctionnaires. Or, je ne peux conclure à l’inconduite. Le SCC ne m’a présenté aucune preuve que les fonctionnaires avaient enfreint les directives.

[151]  Je conclus qu’au contraire, les fonctionnaires ont appliqué de leur mieux les directives et le MGS, qui permet notamment l’usage d’agents inflammatoires quand le détenu est physiquement non coopératif.

[152]  L’évaluation des enquêteurs se fonde exclusivement sur ce qu’on voit de la cuisinette. La bande vidéo ne contenait aucun son, et les enquêteurs n’ont pas cherché à obtenir les explications des fonctionnaires. Au contraire, ils ont refusé de comprendre la perspective des fonctionnaires et de Mme Laurendeau sur l’agressivité perçue chez le détenu D, qui refusait de se soumettre à des ordres directs.

[153]  On reproche aux fonctionnaires de ne pas avoir évalué et réévalué la situation. J’en arrive à la conclusion contraire : cette évaluation était constante. Leur préoccupation centrale : la sécurité.

[154]  Le MGS est fondé sur un noyau – CAPRA (rappelons le sens de cet acronyme : clients, acquisition et analyse de l’information, partenaires, réponses, auto-évaluation). Le client est donc au cœur de la préoccupation du SCC. Néanmoins, le MGS prévoit le déploiement d’une gamme de mesures, allant jusqu’à l’usage d’une arme à feu en cas d’évasion, pour contrôler le comportement des détenus.

[155]  Autrement dit, et le MGS le confirme, la mission principale du SCC est la sécurité. Ce qu’il y a de frappant dans la divergence d’opinions entre les enquêteurs et les fonctionnaires, c’est que les enquêteurs ne regardent que le détenu D dans la cuisinette. Ils ne l’entendent pas, ils n’entendent pas non plus les propos de M. Carignan qui, tout au long de l’épisode, tente de raisonner et de calmer le détenu D. Surtout, les enquêteurs ne semblent pas tenir compte de la réalité de la vie pavillonnaire – l’effet sur les autres détenus d’un détenu qui se désorganise au point de perdre les pédales. C’est clairement ce qui motive les fonctionnaires à agir comme ils l’ont fait, soit dans le but de désamorcer au plus vite une situation qu’ils sentent dangereuse.

[156]  Les fonctionnaires, de leur côté de la vitre, voient non seulement un détenu qui s’énerve et qui pourraient passer aux actes, mais également la situation dans son ensemble, notamment les allées et venues des autres détenus, la possibilité que la situation dégénère et devienne plus violente, que l’ordre devienne difficile à rétablir et qu’il y ait des blessures graves. L’enquêteur Gauvreau a dit à M. Carignan que si effectivement le détenu était devenu violent, il aurait pu intervenir avec « arrêt d’agir », une intervention musclée où plusieurs agents correctionnels interviennent. M. Carignan a répondu  qu’il tentait justement d’éviter d’en arriver à une situation où des moyens plus draconiens et violents auraient pu être nécessaires.

[157]  M. Carignan a témoigné qu’il aurait immédiatement consulté la gestionnaire correctionnelle, mais elle n’était pas là. Il suppose (correctement) que M. Janicek a fait un appel radio depuis le poste de contrôle; les gestionnaires sont censés écouter la radio, et réagir quand il s’agit de leur secteur. On voit sur les bandes vidéos d’autres agents correctionnels accourir immédiatement, mais pas de gestionnaire correctionnel.

[158]  Dans ce contexte, M. Carignan a jugé qu’il fallait désamorcer le plus rapidement possible une situation qui lui paraissait dangereuse. Selon ses évaluations de rendement, M. Carignan a un bon rapport avec les détenus. Bien qu’on ait reproché à M. Carignan de ne pas avoir réévalué la situation, la preuve indique le contraire. Il n’a cessé d’évaluer la situation et il a pris des décisions en fonction de son évaluation.

[159]  Après une première évaluation, il fait sortir le détenu D de sa cellule en raison d’une odeur de broue, qui pourrait expliquer l’humeur massacrante mais inhabituelle du détenu D. À la suite de sa deuxième évaluation, compte tenu de la mauvaise humeur évidente du détenu D, il juge que la fouille devrait se faire en son absence. Par conséquent, le détenu D est amené à la cuisinette; il n’est pas content et il donne un coup de pied violent à la porte et agite la poignée pour tenter de sortir.

[160]  La réévaluation aurait dû, d’après les enquêteurs, entraîner un temps d’arrêt, le temps d’appeler un gestionnaire correctionnel ou un négociateur. Sauf que l’évaluation des enquêteurs ne prend pas en considération l’agressivité du détenu D qui, après deux comportements violents, fixe M. Carignan du regard et l’invective.

[161]  M. Carignan a pensé contacter la gestionnaire correctionnelle du pavillon, mais comme celle-ci était absente, il a conclu qu’il serait plus efficace de simplement amener le détenu au Keeper Hall. Pour ce faire, compte tenu de l’énervement du détenu, il faut lui mettre des menottes, ce qu’il refuse carrément. Après trois ordres, le détenu est aspergé de MK9. Selon la formation qu’a reçue M. Carignan et dans le cadre des requalifications, il s’agit de la réponse appropriée.

[162]  Les enquêteurs ont beaucoup insisté sur le fait qu’il n’y avait pas urgence à sortir le détenu de la cuisine, puisqu’il était confiné. L’évaluation des fonctionnaires est différente, parce qu’ils font face au détenu et l’entendent. Le détenu est immobile (à peu près), mais agressif – il crie, il bombe le torse. On ne sait pas s’il ne va pas soudainement saisir un chaudron et le lancer à travers la vitre. On peut contenir le mouvement des autres détenus en fermant les grilles, ce qui risque de créer pas mal de grogne, car on ne peut risquer que des détenus soient présents et encouragent le détenu D à devenir plus violent.

[163]  Ce n’est pas que M. Carignan ne fait pas constamment une évaluation de la situation – c’est que son évaluation ne concorde pas avec celle des enquêteurs, à qui manque plusieurs éléments de l’évaluation – le détenu vu de face, les invectives du détenu, le ton de M. Carignan qui essaie de le calmer. On a ici, comme le plaident les fonctionnaires, une situation fort semblable à celle qui avait cours dans l’affaire King.

[164]  M. Carignan donne des ordres, le détenu D refuse d’obtempérer. Par conséquent, il est aspergé de MK9 à des fins de contrôle. Dès que le détenu D a fait signe qu’il se rendait, le recours à la force a cessé (la bonbonne de MK9 était vide, mais les agents correctionnels avaient encore leur MK4). Bien que le détenu ait été encore récalcitrant, il a été menotté sans aucun incident violent et il a été amené à la douche de décontamination. M. Carignan accompagne le détenu D jusqu’à la douche, avec d’autres agents correctionnels. Le détenu est calme, les agents correctionnels aussi.

[165]  Pas de poêles à travers la vitre, pas de manches à balai comme arme, le détenu D n’est pas blessé. En réalité, le plus mal en point est M. Grimard, qui a eu de l’OC sur le visage. Le cours normal des choses reprend au pavillon 10 dès le départ du détenu D pour la douche de décontamination. Les fonctionnaires ont fait de leur mieux pour rétablir l’ordre.

[166]  Est-ce qu’il aurait été préférable que la gestionnaire soit présente pour parler immédiatement au détenu D et peut-être ainsi désamorcer la situation? Sans aucun doute. Elle n’y était pas. Les trois agents correctionnels directement impliqués ont vu une situation qui s’aggravait, en tenant compte d’éléments dont les enquêteurs ne disposaient pas – le détenu D vu de face, et les propos du détenu D et de M. Carignan. Mme Laurendeau a dit être frappée par le calme de M. Carignan. Les deux CX-02 présents (Mme Laurendeau et M. Janicek, qui n’ont pas été sanctionnés) ont collaboré à l’effort – Mme Laurendeau en laissant M. Carignan assumer la responsabilité de l’intervention et en passant les menottes une fois le détenu D aspergé, M. Janicek en déverrouillant le coffre dans lequel se trouvait le MK9. Autrement dit, pour eux aussi il s’agissait d’une intervention qui n’était pas hors norme.

[167]  Elle le serait aujourd’hui, les consignes ayant changé pour les agents correctionnels. Il ne s’agit plus de régler une situation, mais de circonscrire et contenir, puis d’attendre une décision d’un gestionnaire correctionnel. Loin de moi l’idée d’empêcher le progrès dans la façon dont on traite les clients du SCC. Toutefois, celui-ci ne peut reprocher à ses agents correctionnels de ne pas suivre de nouvelles consignes qui n’ont pas encore été communiquées. M. Filion a témoigné à l’audience du défaut de communication, qu’il a soulevé au cours des trois entrevues. Il a pris la peine d’indiquer aux enquêteurs que le SCC n’avait pas mis en œuvre le plan de communication. Il est question de ses interventions dans le rapport d’enquête, mais on ne leur donne aucun poids. Par conséquent, ses interventions n’ont pas été prises en compte au moment d’imposer des mesures disciplinaires aux fonctionnaires.

[168]  M. Carignan a reconnu qu’il ne portait pas sa veste ce jour-là. Mme Laurendeau ne la portait pas non plus, d’après son entrevue. Mme Laurendeau n’a reçu aucune sanction disciplinaire. Pour un employé dont le dossier disciplinaire est vierge, dont les évaluations de rendement précisent qu’il prend soin de bien porter l’uniforme, l’oubli de sa veste méritait tout au plus une observation de sa gestionnaire.

[169]  Le SCC a présenté au cours de son argumentation plusieurs décisions où des agents correctionnels ont fait un recours abusif à la force et ont ensuite tenté de minimiser ou de nier leurs actions : Ontario Public Service Employees Union v. Ontario (Ministry of Community Safety and Correctional Services)(Gillis Grievance), [2008] O.G.S.B.A. No. 84 (QL) , Zolnierczyk Grievance, Ontario Public Service Employees Union v. Ontario (Ministry of Public Safety and Security)(Horan Grievance), [2002] O.G.S.B.A. No. 58 (QL).

[170]  Dans ces affaires, le recours à la force n’était pas justifiable, et il est clair que les agents correctionnels cherchaient à cacher leurs actions. Ce n’est pas le cas ici. Les deux fonctionnaires ont dit que si l’OC avait atteint le détenu D au visage, ils auraient arrêté immédiatement. Ils ont arrêté dès que le détenu D a dit : « C’est beau », pour se rendre. Il n’y a eu aucun coup ou autre brutalité par la suite. Par ailleurs, leur pleine collaboration à l’enquête est soulignée dans les lettres de discipline. Ils n’ont pas minimisé leur intervention dans leurs rapports. Ils ont expliqué à l’audience leurs rapports d’observation, qui faisaient état de l’agressivité du détenu. Ayant entendu leurs témoignages, et ayant pris connaissance de l’entrevue de Mme Laurendeau, je comprends leurs rapports, même si la rédaction peut laisser à désirer.

[171]  Dans la motivation des mesures disciplinaires, le SCC a invoqué le fait de signer une fausse déclaration. Je ne suis pas prête à reconnaître que les fonctionnaires ont fait de fausses déclarations, au sens où cela avait été reconnu dans les décisions citées plus haut. Ils ont expliqué le sens de leurs déclarations, et compte tenu de l’ensemble des circonstances, ces déclarations, bien qu’imparfaites, ne sont pas mensongères ou trompeuses.

[172]  Le SCC a présenté des décisions où le recours à la force était clairement abusif – le détenu étant frappé alors qu’il n’est pas dangereux parce que déjà maîtrisé, voire menotté. (Roberts c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2007 CRTFP 28 et Hicks).

[173]  Encore une fois, je tiens à souligner la distinction. Il était clair d’après les témoignages des fonctionnaires, qui sont confirmés par les bandes vidéos, que leur recours à la force est limité par la nécessité. Dès que le détenu D a obéi, tout recours à la force a cessé. J’ajouterais que leurs évaluations de rendement confirment leur professionnalisme et leur retenue.

[174]  Le SCC a l’obligation de protéger les détenus qui se trouvent sous sa garde, et il a raison de sévir lorsque ses employés ne respectent pas les limites du raisonnable. Cela dit, les agents correctionnels doivent composer avec une population difficile qui se trouve dans un pénitencier pour des raisons de criminalité. C’est la raison pour laquelle le recours à la force est parfois nécessaire et, par conséquent, permis.

[175]  Je conclus qu’il n’y a pas eu inconduite de la part des fonctionnaires le 6 septembre 2016. Ils ont agi au meilleur de leurs habiletés et ont tenté de régler une situation qu’ils craignaient voir dégénérer. Ni la formation qu’ils ont reçue ni les directives du Commissaire ne contredisent leurs actions et décisions. Personne n’a été blessé, et l’ordre a été rétabli rapidement, y compris pour le détenu D. Par conséquent, les mesures disciplinaires n’étaient pas justifiées.

[176]  Les fonctionnaires ont réclamé dans leurs griefs 5000$ en dommages moraux parce que leur image comme agent correctionnel avait été ternie par l’enquête et la mesure disciplinaire.

[177]  Je considère que la présente décision rétablit leur image comme agents correctionnels qui font leur travail consciencieusement. Je n’ai reçu aucune preuve de répercussions ultérieures de la part du SCC. La réparation juste consiste généralement à remettre la personne dans l’état où elle aurait été n’eut été de la sanction. Je ne vois pas de motif d’accorder des dommages supplémentaires.

[178]  Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


VI. Ordonnance

[179]  Selon l’ordonnance de confidentialité, les pièces suivantes sont scellées : E-2, E-3, E-4, E-5, E-6, E-7, E-8, E-9 (vidéos sur un CD), E-11 et F-3.

[180]  Les griefs sont accueillis.

[181]  Les mesures disciplinaires et toute mention de l’enquête disciplinaire seront complètement effacées des dossiers des fonctionnaires.

[182]  La suspension de M. Carignan et la peine pécuniaire de M. Grimard sont annulées.

[183]  Les fonctionnaires ont droit au remboursement de leur salaire, avec intérêt au taux légal applicable dans la province de Québec.

Le 6 septembre 2019.

Marie-Claire Perrault,

 une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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