Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

L’agent négociateur a déposé un grief de principe dans lequel il allègue que l’employeur a violé la convention collective lorsqu’il n’a pas fourni une copie de celle ci à chacun des employés dans un délai d’un mois suivant sa réception de l’imprimante – la Commission a conclu que le grief était théorique puisque l’employeur lui avait fait droit au dernier palier de la procédure de règlement des griefs et avait ordonné aux ministères de fournir des copies imprimées de la convention collective à tous les employés touchés – la Commission a conclu qu’il n’était pas approprié qu’elle intervienne puisque le différend ne persistait pas et qu’une ordonnance déclaratoire n’aurait servi aucune fin utile ou n’aurait eu aucun effet pratique, surtout dans le contexte des ressources limitées et de la bonne gérance environnementale.

Grief rejeté.

Contenu de la décision


MOTIFS DE DÉCISION

I.  Résumé

[1]  Une audience du présent grief de principe avait été fixée pour le 15 novembre 2019. Toutefois, le Conseil du Trésor (l’« employeur » ou CT) a déposé une requête devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») dans laquelle il demande le rejet du grief au motif qu’il est théorique. Je fais droit à la demande et je rejette le grief.

[2]  Le 12 septembre 2017, l’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’« agent négociateur ») a déposé un grief de principe alléguant que l’employeur a violé la clause 10.02 de la convention collective du groupe Services des programmes et de l’administration, dont la date d’expiration est le 20 juin 2018 (la « convention »), et qui déclare : « L’Employeur convient de fournir à chaque employé‑e un exemplaire de la présente convention et s’efforcera de le faire au cours du mois qui suit sa réception de l’imprimeur. »

[3]  À titre de redressement, l’agent négociateur demande que la Commission fasse une déclaration selon laquelle la convention a été violée et qu’il soit ordonné à l’employeur de se conformer à la convention et qu’il fournisse aux employés une copie imprimée de celle‑ci.

[4]  Le 25 janvier 2018, l’employeur a informé l’agent négociateur par écrit que le grief avait été accueilli et que, selon le texte particulier de la convention, les ministères seront informés par écrit d’imprimer des copies des conventions collectives à l’intention de tous les employés dans les unités de négociation de l’agent négociateur qui sont visés par le texte indiqué.

[5]  En octobre 2019, l’agent négociateur a continué d’affirmer que certains de ses membres n’avaient pas encore reçu leur convention imprimée, tandis que l’employeur avait déposé une requête visant le rejet du grief au motif qu’il est théorique.

[6]  À la lumière du fait que le grief a été accueilli au dernier palier et du fait que l’employeur a ordonné aux ministères de fournir aux employés touchés des copies de la convention, je conclus qu’il ne s’agit plus d’un conflit réel entre les parties. De plus, je ne suis pas convaincu qu’il soit approprié, dans les circonstances, que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour instruire ce grief. Je refuse d’intervenir.

[7]  À bien des égards, je trouve troublant la possibilité d’ordonner, à ce moment-ci, l’impression de milliers d’exemplaires de la convention, comme l’a demandé l’agent négociateur.

[8]  En premier lieu, on a déjà demandé aux ministères de le faire. Si je rends une telle ordonnance, cela donnera aux ministères une instruction supplémentaire du CT de le faire de nouveau. Je n’estime pas que cela se traduise par une utilisation judicieuse des ressources arbitrales limitées.

[9]  En deuxième lieu, l’agent négociateur n’a indiqué aucun intérêt accessoire qui pourrait me convaincre d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour instruire le cas.

[10]  Et, peut‑être plus important encore, j’estime que la perspective d’ordonner l’impression d’une grande quantité de papier, au mieux, à des fins spéculatives, étant donné le fait que la convention sera bientôt dépassée, serait contraire à la politique publique de bonne gérance de l’environnement. Cette gérance exige notamment de réduire au minimum la consommation des forêts canadiennes, qui constituent un puits de carbone utile qui contribue aux efforts du Canada visant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

II.  Résumé de l’argumentation

A.  Pour l’agent négociateur

[11]  L’agent négociateur reconnaît que le défendeur a fait droit au grief au dernier palier, mais il soutient maintenant que les mesures correctives demandées n’ont pas encore été entièrement mises en œuvre. Il cite de nombreuses communications écrites avec les membres dans tout le pays qui ont déclaré que des copies de la convention ne sont pas disponibles, qu’ils doivent en demander une, qu’une copie n’est pas mise à la disposition des nouveaux employés, qu’ils ont été informés qu’il n’existe plus de copies papier et que, dans certains cas, on leur a dit de la consulter en ligne.

[12]  L’agent négociateur déclare qu’on lui a demandé une liste de ses membres qui n’ont pas encore reçu une copie de la convention. Il ajoute qu’il a donné au défendeur de nombreux exemples de lieux de travail dans tout le Canada où ses membres ont signalé ne pas être en mesure d’obtenir une copie papier. Cependant, il y a tellement de membres répartis dans tout le Canada qu’il est impossible de nommer chacun. L’agent négociateur fait remarquer que la clause 10.02 de la convention impose au défendeur l’obligation de fournir aux membres de l’agent négociateur une copie de la convention.

[13]  L’agent négociateur invoque la jurisprudence bien établie de la Commission selon laquelle les conventions devraient être prises au mot et appliquées dans toute leur force et effet. Son avocate invoque une décision de la présidente de la Commission pour affirmer que je dois examiner attentivement une requête de cette nature, qui pourrait priver une partie de pouvoir bénéficier d’une audience complète sur le bien‑fondé de sa demande, car il n’est peut‑être pas certain qu’il existe des motifs de prendre une mesure corrective avant que je n’entende tous les témoignages (voir Henderson c. Sous‑ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2017 CRTESPF 25).

[14]  La décision Henderson ne cadre pas bien avec les faits dont je suis saisi. En la lisant en même temps que ma décision dans Obioha c. Sous‑ministre de l’Emploi et du Développement social, 2016 CRTEFP 13, invoquée par les deux parties, je conclus qu’il faut distinguer Henderson.

[15]  Les décisions Henderson et Obioha portent toutes les deux sur des plaintes en matière de dotation déposées en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13). Les deux concernent des requêtes en rejet déposées par le défendeur en raison du caractère théorique. La décision Henderson concernait une fonctionnaire qui avait déposé une plainte, mais qui plus tard s’est vue offrir le poste dont elle avait été privée à l’origine et qu’elle a refusé. La Commission a conclu que la question n’était pas théorique puisque le différend n’avait pas été réglé. La plaignante avait choisi de ne pas accepter la promotion, malgré le fait qu’elle lui avait été offerte. La Commission a conclu que, si l’audience avait eu lieu et qu’elle avait fait droit à la plainte, un redressement possible serait donc d’ordonner la révocation de la nomination en cause.

[16]  Dans Obioha, une promotion avait été offerte à la plaignante et celle-ci l’avait acceptée dans les semaines qui ont suivi le dépôt d’une plainte parce qu’elle n’avait pas obtenu la même nomination à l’origine. Lorsque j’ai accueilli la requête pour motif théorique déposée par le défendeur, j’ai fait remarquer que le conflit n’existait plus puisque la plaignante avait accepté la nomination qu’elle avait demandé et que, selon les allégations figurant dans la plainte, il n’existait aucune autre question sérieuse ni aucun autre redressement demandé qui justifiait que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire d’instruire le cas et de statuer sur le fond.

[17]  L’avocate de l’agent négociateur me renvoie également à un précédent qui déclare que tous les aspects du redressement demandé doivent être traités. Le cas portait sur un poste à propos duquel l’employeur contestait qu’il puisse faire partie de l’unité de négociation. Un règlement a été offert, mais il ne réglait pas les questions finales relatives au poste selon lesquelles le poste faisait partie de l’unité de négociation et la question connexe concernant le taux de rémunération associé. Si elles n’étaient pas réglées, le problème lié au dépôt de griefs par le personnel concernant des taux de rémunération non réglés n’aurait pas été résolu. (Voir Hilltop Manor Cambridge v. Service Employees International Union, Local 1 Canada, 2018 CanLII 73142 ONLA, aux paragraphes 52 et 53).

[18]  L’avocate de l’agent négociateur invoque également une décision de la Cour fédérale portant sur le droit des brevets qui a examiné soigneusement la jurisprudence découlant du critère Borowski (conformément à ce qui est indiqué plus loin dans la présente décision) pour ce qui est de la question théorique. La Cour fédérale a conclu que le fait que le brevet en litige dont elle était saisie était expiré ne rendait pas la question théorique. Il restait à trancher la question réelle de savoir si le brevet avait toujours été invalide. Si le brevet était jugé valide avant son expiration, il continuerait d’être porteur de droits que le titulaire de brevet pourrait faire valoir rétrospectivement. (Voir Stelpro Design Inc. v. Thermolec Ltee., 2019 FC 363, aux paragraphes 30 et 31.)

[19]  Enfin, l’avocate de l’agent négociateur mentionne l’argument selon lequel, à moins qu’un grief n’ait été clairement résolu en faveur d’une partie ou qu’il n’ait disparu à tous égards, on ne doit pas conclure qu’il est théorique simplement parce que le seul redressement approprié pourrait être un jugement déclaratoire. Même si une situation particulière peut, à première vue, sembler être limitée à ses propres faits, elle peut avoir des répercussions plus larges sur les parties dans la relation en cours. (Voir Elementary Teachers’ Federation of Ontario‑Trillium Lakelands Elementary Teachers’ Local v. Trillium Lakelands District School Board, 2017 CanLII 84616 ONLA, aux paragraphes 29 à 33).

[20]  Je retiens tous les arguments de l’agent négociateur en tant que points de jurisprudence utiles, mais je les distingue les uns des autres en fonction de leurs propres faits pour dire qu’ils sont sensiblement différents du cas dont je suis saisi. Au cours d’une téléconférence de gestion des cas tenue avec les représentants de chacune des parties, j’ai demandé précisément à la représentante de l’agent négociateur de m’indiquer ce qui était en jeu en l’espèce pour l’agent négociateur. Je lui ai demandé s’il s’agissait d’établir un précédent comportant une application plus large. Le grief comporte‑t‑il des éléments qui ne sont pas évidents au premier abord, peut‑être dans le cadre d’une stratégie plus large liée aux négociations contractuelles? Le redressement comporte‑t‑il d’autres éléments? Les réponses à toutes mes questions étaient négatives.

B.  Pour l’employeur

[21]  L’employeur reconnaît qu’il a violé la clause 10.02 de la convention, tel que cela est allégué dans le présent grief. Il confirme également que, lorsqu’il a fait droit au grief au dernier palier, il a ordonné à tous les ministères ayant des employés des groupes visés par le texte indiqué dans la convention de leur remettre des copies imprimées.

[22]  L’employeur signale la correspondance dans laquelle il demande à l’agent négociateur de fournir une liste des lieux de travail ou des membres du personnel qui n’ont pas obtenu une copie de la convention et il indique sa volonté de veiller à ce que des mesures de suivi soient prises à l’égard de cette liste.

[23]  L’employeur invoque une jurisprudence bien établie, qui sera examinée plus loin dans la présente décision, pour faire valoir qu’il n’existe plus de litige actuel entre les parties. Il soutient aussi que le grief n’aurait aucun effet pratique sur les droits des parties. En conséquence, l’employeur fait valoir que la question concernant l’économie des ressources judiciaires (arbitrales) constitue une préoccupation, puisque la question ne comporte aucune circonstance spéciale qui justifie l’utilisation de ressources limitées pour l’instruire et la trancher.

[24]  L’avocat cite également des précédents selon lesquels j’ai le pouvoir discrétionnaire de refuser d’instruire un cas qui n’a aucun but valable en matière de relations de travail. Plus particulièrement [traduction] « […] lorsque la Commission ne peut rendre aucune ordonnance efficace au‑delà de ce qui a déjà été entrepris volontairement par l’employeur, il n’existe aucune raison légale de tenir une audience relative au fond de l’affaire » (St. Joseph’s Hospital Full Time Laboratory v. Ontario Public Service Employees Union, 2005 CanLII 40175 (ONLA), à la p. 19).

[25]  Enfin, l’avocat s’appuie sur son argument concernant l’économie arbitrale et cite des précédents pour faire valoir que les audiences de grief ne devraient pas avoir lieu simplement pour rendre des jugements déclaratoires qui ne sont rien de plus qu’un [traduction] « point de discussion » (Welland (County) Roman Catholic School Board v. O.E.C.T.A., 1992 Carswell Ont 1276, au par. 17).

III.  Analyse

[26]  Les parties citent conjointement ma décision dans Obioha, qui se lit comme suit, aux paragraphes 8 à 10, qui renvoient à la Cour suprême du Canada dans Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, qui énonce le critère du caractère théorique comme suit :

[8] la « […] doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire […] » lorsque « […] la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties ». Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal peut refuser de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement lorsque l’action ou les procédures sont engagées, mais également au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les droits des parties, l’affaire est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique générale s’applique aux litiges devenus théoriques, à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer.

[9] La démarche dans des affaires relatives au caractère théorique comporte une analyse en deux temps. En premier lieu, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si les questions sont devenues purement théoriques. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire.

[10] […] le Tribunal a résumé en ces termes l’analyse en deux temps du caractère théorique déterminée dans Borowski :

a) Existe‑t‑il encore un litige, c’est‑à‑dire un « différend concret et tangible » entre les parties?

b) S’il n’y a plus de litige entre les parties, le Tribunal devrait‑il quand même utiliser son pouvoir discrétionnaire pour décider du fond de la plainte?

[27]  Après examen des arguments, je n’estime pas que le différend persiste. De même, je n’estime pas que l’intervention de la Commission en tenant une audience et en rendant éventuellement une ordonnance déclarative comme l’a demandé l’agent négociateur serait utile ou aurait un effet pratique.

[28]  Étant donné que j’ai conclu qu’il n’existe aucun différend tangible continu entre les parties, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de statuer sur le fond du grief. Le défendeur a reconnu qu’il a manqué à ses obligations en vertu de la clause 10.02. De plus, il a ordonné que des copies de la convention soient remises à tous les membres de l’unité de négociation, comme l’exige la convention.

[29]  À bien des égards, je trouve que la possibilité d’ordonner l’impression de peut‑être des milliers d’exemplaires de la convention, comme l’a demandé l’agent négociateur, est troublante.

[30]  En premier lieu, on a déjà demandé aux ministères de le faire. Si je rends une telle ordonnance, elle ferait simplement en sorte que le CT ordonne encore une fois aux ministères de le faire de nouveau. Je n’estime pas que cela constitue une utilisation judicieuse des ressources arbitrales.

[31]  En deuxième lieu, la convention en litige est venue à échéance le 20 juin 2018 et sera bientôt remplacée par une nouvelle convention.

[32]  Et, peut‑être plus important encore, j’estime que la perspective d’ordonner la consommation d’une grande quantité de papier et la dépense de beaucoup d’énergie consacrée à la distribution de la convention, au mieux, à des fins spéculatives, étant donné le fait qu’elle est venue à échéance, serait contraire à la politique publique de bonne gérance de l’environnement. Cette gérance exige notamment de réduire au minimum la consommation des forêts canadiennes, qui constituent un puits de carbone utile qui contribue aux efforts du Canada visant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

IV.  Conclusion

[33]  Je conclus que la question dont je suis saisi est théorique et j’ai décidé qu’il est inapproprié que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire d’instruire le grief sur le fond.

[34]  La requête du défendeur visant à rejeter le grief est accueillie.

[35]  Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


V.  Ordonnance

[36]  Le grief est rejeté

Le 1er novembre 2019.

Traduction de la CRTESPF

Bryan R. Gray,

Une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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