Décisions de la CRTESPF
Informations sur la décision
Le fonctionnaire s’estimant lésé, qui est un agent correctionnel, a été suspendu pour une période de 20 jours après une altercation avec un détenu – le défendeur a déterminé que le fonctionnaire s’estimant lésé avait fait usage d’une force excessive et inutile, qu’il avait soulevé et fait tomber le détenu de façon inappropriée, et qu’il avait déclaré de manière inexacte ces incidents – le fonctionnaire s’estimant lésé a affirmé qu’il avait utilisé la force conformément à la politique de l’employeur et qu’il avait déclaré de façon exacte l’incident – la Commission a conclu qu’il y avait un motif valable de prendre une mesure disciplinaire à l’égard du fonctionnaire s’estimant lésé et que la suspension de 20 jours n’était pas excessive – les actions du fonctionnaire s’estimant lésé n’étaient pas une réponse à une menace ou à une situation créée par le détenu; le fonctionnaire s’estimant lésé a été l’instigateur de l’altercation et l’a intensifiée – après que le détenu a été maîtrisé, le fonctionnaire s’estimant lésé et un autre agent l’ont déplacé d’une position couchée à une position à genoux et l’ont ensuite fait tomber face contre terre sur le sol en béton – les actions des agents étaient contraires à ce que le manuel de formation de l’employeur enseigne au sujet des levées – la déclaration du fonctionnaire s’estimant lésé concernant les incidents était inexacte et a été contredite par des images vidéo – compte tenu de la gravité de l’inconduite, des questions de crédibilité soulevées par la nette différence entre le récit du fonctionnaire s’estimant lésé et la vidéo, du fait que son usage de la force était excessif et qu’il était motivé par ses propres actions, et du manque de remords et de la réticence du fonctionnaire s’estimant lésé à admettre qu’il avait fait quoi que ce soit de mal, il n’y avait aucune raison de conclure que la suspension de 20 jours était excessive.
Grief rejeté.
Contenu de la décision
des relations de travail et de l’emploi
dans le secteur public fédéral et
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ENTRE
(Service correctionnel du Canada)
défendeur
Thompson c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada)
Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage
Devant : Nancy Rosenberg, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour le fonctionnaire s’estimant lésé : Lui-même
Pour le défendeur : Karl Chemsi, avocat
I.
Grief individuel renvoyé à l’arbitrage
[1]
À l’époque de ces événements, Leigh Thompson, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire ») était un agent correctionnel depuis six ans et il était classifié au groupe et au niveau CX-02. Il était employé par le Service correctionnel du Canada (SCC ou l’ « employeur ») à l’établissement de Bowden (l’ « établissement »), un établissement correctionnel à sécurité minimale et moyenne situé près de la ville d’Innisfail, en Alberta.
[2]
Le 2 avril 2013, le fonctionnaire a eu une altercation avec un détenu à la suite de laquelle le détenu a été mis au sol, menotté et placé en isolement. Un comité d’enquête (CE) a été chargé d’enquêter cet incident et, le 16 janvier 2015, le fonctionnaire s’est vu imposer une suspension de 20 jours. Sa lettre de discipline énumérait de nombreuses infractions à la politique. L’essentiel de l’inconduite alléguée était que son recours à la force était abusif et non nécessaire, ce qui a entraîné une altercation avec un détenu, qu’il avait soulevé et fait tomber le détenu de manière inappropriée et qu’il avait présenté un rapport inexact sur ces événements.
[3]
Le fonctionnaire a contesté cette suspension et a soutenu qu’il avait recouru à la force conformément à la politique et qu’il en avait rendu compte de manière appropriée. Le fonctionnaire a reconnu qu’avec le recul, il aurait rédigé un rapport plus détaillé ou un deuxième rapport. Toutefois, en ce qui concerne son interaction avec le détenu, il a soutenu catégoriquement qu’il avait suivi la politique de façon absolument correcte et qu’il ne ferait rien de différent dans les mêmes circonstances. Le 4 juin 2015, son grief a été renvoyé à la Commission (appelée alors la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique) aux fins d’arbitrage.
[4]
L’employeur a présenté le rapport d’enquête, ainsi que ses annexes et d’autres preuves documentaires de ses politiques et procédures relatives au recours à la force et à l’établissement de rapports. Tracey Farmer, la sous-directrice de l’établissement de Drumheller, présidente du CE, et Nancy Shore, la directrice par intérim, ont témoigné pour l’employeur. Une séquence vidéo de l’altercation prise au moyen d’une caméra de distance fixe du système de télévision à circuit fermé (TVCF) a été visionnée, tout comme une séquence vidéo, prise par une caméra portative, du détenu qui a été soulevé et laissé tomber au sol. M. Thompson a témoigné pour son propre compte et a présenté une contre-preuve écrite détaillée.
[5]
Je conclus que le recours à la force par le fonctionnaire à l’égard d’un détenu était abusif et non nécessaire et qu’il a présenté un rapport inexact sur l’incident. Je conclus en outre que la suspension de 20 jours ne constituait pas une sanction excessive pour cette inconduite. Par conséquent, le grief est rejeté.
II.
Résumé de la preuve
A.
L’incident concernant le recours à la force
[6]
L’altercation entre le fonctionnaire et le détenu a eu lieu à l’unité 3, rangée A, qui est réservée aux détenus autochtones qui participent à l’initiative Sentiers autochtones de l’établissement. Les initiatives des Sentiers autochtones sont des programmes visant à offrir aux détenus autochtones la possibilité de suivre un processus de guérison plus traditionnel, qui est conforme aux valeurs et aux croyances autochtones. L’initiative Sentiers autochtones à l’établissement offre un facilitateur de programmes autochtones et un accès aux aînés. Les détenus obtiennent un soutien et ils sont encouragés à participer aux pratiques culturelles et spirituelles traditionnelles, comme la cérémonie de purification par la fumée et les pavillons de ressourcement, ainsi que les projets d’artisanat de création pour lesquels les outils et le matériel leur sont fournis, au besoin. Les outils sont entreposés dans une armoire verrouillée à proximité d’un coin salon circulaire meublé où les détenus peuvent rencontrer les aînés.
[7]
Le détenu F était un délinquant autochtone hébergé à la rangée A et un participant à l’initiative Sentiers autochtones. Il est décrit comme une personne à bas niveau fonctionnel qui a des problèmes de santé mentale. Le détenu n’était pas une partie à cette instance et son identité n’est pas pertinente à la présente décision; afin de protéger sa vie privée, il sera appelé « détenu F », soit la première lettre de son nom.
[8]
Le jour de l’incident, le détenu F a participé à projet artistique approuvé. Dans le cadre de son entrevue avec le CE, l’agent Gordon Rose (CX-02) a mentionné que le détenu F était de bonne humeur ce matin-là et qu’il avait montré à l’agent Rose quelques-uns des cordons perlés qu’il avait créés. Il avait rencontré Donna Bishop, la coordonnatrice de l’initiative Sentiers autochtones. Il avait purifié par la fumée un certain nombre de ses cordons perlés et de ses porte-clés cliquetis de peau de wapitis et les lui avait donnés aux fins de cadeaux dans le cadre de Sentiers autochtones. Il était retourné à sa chambre pour terminer un autre porte-clés cliquetis, pour lequel il avait besoin de ruban adhésif. Il avait demandé à l’agent Rose plus tôt de lui donner du ruban adhésif, mais l’agent était occupé à ce moment-là et lui a dit de revenir plus tard.
[9]
Le fonctionnaire a indiqué dans son Rapport d’observation ou déclaration (ROD) que le détenu F [traduction] « […] s’est approché de la console et a exigé un rouleau de ruban adhésif. » La contre-preuve écrite du fonctionnaire comportait la déclaration suivante : « [Détenu F] avait parlé à de nombreux membres du personnel au sujet des règles institutionnelles et savait très bien qu’il ne pouvait pas avoir tout un rouleau de ruban adhésif et des bandes de ruban lui ont été offertes pour répondre à ses besoins. »
[10]
L’agente Rachel Vinet (CX-01) a indiqué dans son ROD que [traduction] « […] Détenu F a approché la console et m’a demandé de lui donner du ruban adhésif. » Les notes prises lors de son entrevue avec le CE indiquent qu’elle a expliqué en outre ce qui suit : [traduction] « Je ne sais pas exactement ce qu’il voulait, il a simplement dit du ruban adhésif et je ne sais pas donc s’il demandait quelques morceaux ou le rouleau entier. »
[11]
Le détenu F a fait la déclaration suivante : [traduction] « […] je suis donc allé à la console pour obtenir du ruban adhésif – Vinet, l’agente. J’ai demandé du ruban adhésif.
Parce que je ne parle évidemment pas à Thompson, le garde qui m’a attaqué […] ».
[12]
L’agente Vinet a dit au détenu F qu’elle lui donnerait du ruban adhésif, mais pas tout un rouleau. Il ne ressort aucunement de la preuve que le détenu F a répondu de manière négative, ou du tout, à ces renseignements. Toutefois, faute de connaître l’unité, l’agente Vinet s’est adressée au fonctionnaire pour confirmer qu’il s’agissait de la bonne réponse. Il ne s’agissait pas d’une question verbale, mais simplement d’un regard. À ce moment-là, le fonctionnaire est intervenu et, en termes clairs, a informé le détenu F que les agents ne distribuaient pas des rouleaux de bande adhésive. Le détenu F est immédiatement devenu agité et a irrespectueux verbalement à l’endroit des agents, en proférant des jurons et des insultes. En raison de l’éclatement verbal, le fonctionnaire lui a ordonné de retourner dans sa cellule et de s’isoler.
[…]elle m’a demandé pourquoi j’avais besoin de ruban adhésif et j’ai dit pour le projet artistique; elle a dit je ne sais pas si je peux vous donner du ruban adhésif et Thompson a dit non et va te faire foutre je mange, comme si je lui avais demandé son avis. Je ne lui ai pas demandé et je ne voulais de toute façon pas lui parler et cela m’a déclenché et je me suis donc fâché et j’ai dit va te faire foutre Thompson, tu es un véritable m**** con, cochon.Il a dit retourne à ta chambre et isole-toi[…]
[14]
Le fonctionnaire a déclaré que le détenu F faisait preuve de [traduction] « démagogie » (comme le caractérisent les agents) et, ce faisant, il tentait d’inciter l’unité à se soulever. En raison de l’emplacement de la caméra, ni l’éclat verbal du détenu F n’a pas été filmé ni le début de sa conformité initiale à la commande lorsqu’il s’est tourné, quitté la zone de la console, traversé la barrière et rendu à la rangée. Toutefois, les versions de cette conformité initiale sont sensiblement les mêmes. Elles diffèrent légèrement seulement en ce qui concerne le délai entre l’ordre du fonctionnaire et l’observation par le détenu F.
[16]
La déclaration de l’agente Vinet au CE décrit plus clairement la conformité immédiate du détenu F à l’ordre. Selon les notes du CE prises lors de son entrevue, elle a mentionné que lorsque le fonctionnaire a dit au détenu F que les agents [traduction] « ne donnent pas des rouleaux de ruban adhésif ici », le détenu F [traduction] « […] a levé les bras, a dit vous m****** imbéciles, va te faire foutre et il criait tout en s’éloignant d’eux. »
[17]
D’autre part, le fonctionnaire a déclaré que le détenu F ne s’était pas conformé à son ordre, mais qu’il a continué de faire preuve de démagogie à la console en vue de tenter d’inciter l’unité à se soulever. Il a déclaré que ce n’est que lorsqu’il s’est levé à la console que le détenu F s’est tourné et s’est éloigné. Par conséquent, il a conclu que le détenu F ne faisait non seulement preuve de résistance verbale à ce moment-là, mais également de résistance physique. Dans le cadre de son entrevue pendant l’enquête, il a estimé que le détenu avait fait preuve de démagogie à la console pendant 30 à 40 secondes.
[18]
La vidéo montre le détenu F se dirigeant à travers la barrière et faisant environ 10 pas dans la rangée en direction de sa cellule. Ses mains étaient dans les poches avant de son jean. Le détenu F a continué à insulter verbalement les agents pendant qu’il s’éloignait. Le fonctionnaire l’a suivi jusqu’à la rangée en lui ordonnant continuellement de retourner dans sa cellule, à l’aide d’ordres verbaux et de gestes. Le détenu F a regardé à maintes reprises au-dessus de son épaule pendant qu’il marchait, vraisemblablement au fonctionnaire. Il s’est ensuite arrêté, s’est retourné et a attendu que le fonctionnaire le rattrape. Il a pris quelques pas de côté, puis quelques pas en avant pour rencontrer le fonctionnaire qui se dirigeait rapidement vers lui. Ils se sont rencontrés à quelques pouces l’un de l’autre. On peut voir sur la vidéo qu’ils étaient très près l’un de l’autre et qu’il y avait une confrontation verbale passionnée entre eux. Les mains du détenu sont restées en tout temps dans ses poches. Ensuite, sans provocation physique, le fonctionnaire a commencé à pousser le détenu F de force avec ses deux mains.
[19]
Le rapport d’enquête indique que les mains du détenu F sont restées dans ses poches pendant que le fonctionnaire l’a poussé deux fois et que ce n’est qu’à la troisième poussée qu’il les a sortis de ses poches et a commencé à frapper les mains du fonctionnaire pour les arrêter. Le rapport mentionne en outre que le fonctionnaire a ensuite poussé le détenu F trois autres fois et que ce n’est qu’à la sixième poussée que le détenu F l’a repoussé. Je vois la vidéo un peu différemment. Je vois que les mains du détenu F sont restées dans ses poches tout au long de la confrontation verbale. Toutefois, à la première poussée, il a retiré ses mains de ses poches et a poussé les mains du fonctionnaire pour les arrêter afin de se défendre. De plus, je n’ai pas vu six poussées sur la vidéo. J’ai vu trois poussées puissantes, suivies de deux ou trois petites poussées directionnelles à l’épaule et au dos.
[20]
La vidéo semble alors montrer une sorte de représailles de la part du détenu F. À ce stade de la vidéo, ils sont dans la rangée dans une zone très petite entre le mobilier et l’armoire à outils. Il est difficile de déterminer les détails, mais il semble que le détenu F ait pu se diriger vers le fonctionnaire, l’avoir poussé ou lui avoir donné des coups de pied ou tenter de le faire. Peu importe ce qu’il a fait, la réponse du fonctionnaire était immédiate – il s’est emparé du détenu F d’abord autour de la taille, puis l’a mis dans une prise de tête et l’a amené au sol.
[21]
Le fonctionnaire donne une version différente. Il a déclaré que le détenu F [traduction] « l’incitait à une confrontation »; il l’incitait à venir et à l’obliger de retourner à sa cellule. Il a suivi le détenu F à la rangée pour l’isoler et pour maîtriser la situation, conformément à sa formation. À son avis, le détenu F avait résisté verbalement, ne s’était pas conformé physiquement, alors qu’il était à la console et jusqu’à ce qu’il se lève, et qu’il refusait de se conformer à l’ordre de retourner dans sa cellule sans la présence physique continue du fonctionnaire. Toutefois, il a déclaré qu’il ne s’attendait pas à ce que le détenu F se retourne soudainement et se retrouve face à lui. Il a déclaré qu’à ce moment-là, le détenu F se trouvait dans son espace personnel et qu’il était si près qu’il sentait l’aspersion de la salive du détenu F sur son visage. Il a tendu la main pour se distancer.
[22]
À divers moments de l’enquête et du processus disciplinaire, et dans son témoignage à l’audience, le fonctionnaire a déclaré que le détenu F avait foncé vers lui, délibérément craché sur lui, donné des coups de pied ou poussé, ce qui laissait entendre que ces actes avaient donné lieu à la confrontation physique. Il a dit que le détenu F n’avait pas coopéré sur le plan physique, l’avait agressé verbalement, l’avait provoqué et avait été agressif envers lui. Il a dit que le détenu F avait adopté une position menaçante et qu’il l’avait fixé du regard. Il a ajouté que le détenu F ne clignait pas des yeux, qu’il serrait les dents et menaçait de le décapiter. La contre-preuve écrite du fonctionnaire comporte la description suivante : [traduction] « […] l’incident, au cours duquel le détenu m’a confronté, m’a agressé, m’a donné des coups de pied et a tenté de me dominer. »
[23]
L’agente Vinet, qui a suivi le fonctionnaire dans la rangée quelques secondes après avoir suivi le détenu F, a sorti et a montré son vaporisateur de poivre (oleoresin capsicum), mais ne l’a pas utilisé. Une alarme « code 44 » (agent a besoin d’aide) a été émise et quatre agents y ont répondu. Le gestionnaire correctionnel intérimaire (GCI) Pappas a mis en isolement cellulaire l’unité.
[24]
Le détenu F a été maîtrisé en le mettant en position couchée avec ses mains derrière son dos. Le fonctionnaire avait un genou sur le sol et un genou sur le dos du détenu F alors qu’il tentait de le menotter. L’agent Rose a répondu et a aidé. Les agents ont tenté d’aider le détenu F à se lever afin d’être escorté jusqu’à une cellule d’isolement, mais il a refusé de se lever.
[25]
Les agents ont saisi le détenu F et l’ont forcé en position agenouillée par ses bras, qui étaient hypertendus à l’arrière. Le détenu F est une personne de taille assez importante. Il pèse environ 250 livres et il est devenu mou et s’est alourdi. Les agents n’ont pas pu maintenir leur emprise sur lui; l’agent Rose a tenté sans succès d’atténuer sa chute et s’est blessé la main. Étant donné que les mains du détenu F étaient menottées derrière son dos, il ne pouvait pas atténuer sa chute et s’est retrouvé face au sol.
[26]
Mme Bishop est venue et s’est agenouillée à côté du détenu F, lui a parlé calmement et a touché son bras, en essayant de l’encourager gentiment à gérer la situation. Le détenu F s’était livré auparavant à l’automutilation qui consistait à retenir son souffle pour tenter d’être inconscient. Mme Bishop a enlevé le cordon comportant la clé de sa cellule d’autour de son cou et l’a encouragé à respirer et à coopérer avec les agents. Il a réagi de manière positive envers elle. L’agent Rose a reconnu l’effet positif de la présence de Mme Bishop et a décidé de laisser la situation se dérouler pendant une courte période.
[27]
Il a ensuite demandé au détenu F s’il se lèverait lui-même si le fonctionnaire quittait. Il a accepté et l’agent Rose a dit au fonctionnaire de se retirer. Lorsqu’il l’a fait, le détenu F s’est conformé immédiatement, s’est levé avec l’aide de l’agent Rose et a été escorté jusqu’à une cellule d’isolement, où il est resté pendant deux jours.
B.
Convocation du CE
[28]
Mme Shore était la sous-directrice intérimaire de l’établissement au moment de l’incident. Elle a témoigné que l’incident avait été porté à l’attention du directeur, David Pelham, lorsque le gestionnaire des opérations correctionnelles, Delvin Albright, a examiné les ROD des agents et a soulevé des préoccupations quant aux incohérences entre les rapports et la séquence vidéo. Il a également soulevé des préoccupations selon lesquelles le Modèle de gestion de situations (MGS) n’avait pas été appliqué et que le fonctionnaire n’avait pas appliqué l’option la moins restrictive pour gérer la situation, comme l’exige la politique.
[29]
Le 11 avril 2013, le directeur Pelham a convoqué le CE pour enquêter les allégations selon lesquelles cinq employés auraient eu un recours à la force excessive ou qu’ils y auraient été témoin, et qu’ils auraient omis de le signaler de manière appropriée. Le directeur Pelham a nommé M. Farmer à titre de président du CE et Pam Gahir, sous-directrice de l’établissement d’Edmonton, à titre de membre du comité.
[30]
Le CE a examiné les ROD et a interrogé les agents concernés, ainsi que Mme Bishop et un certain nombre d’autres employés qui étaient marginalement concernés ou avaient été témoins de différentes parties des événements. Le CE a examiné 13 rapports écrits du personnel, la déclaration écrite du détenu F, a effectué six entrevues et a examiné les deux seules vidéos des événements dont l’une montrait l’altercation entre le fonctionnaire et le détenu F et l’autre montrait le moment où le détenu F a été soulevé et laissé tomber au sol.
C.
Conclusions de l’enquête
[32]
Selon la conclusion du rapport d’enquête, le fonctionnaire avait choisi une mauvaise stratégie d’intervention pour traiter avec un détenu ayant des problèmes de santé mentale et avait amorcé inutilement un contact physique. Toujours selon le rapport, la preuve vidéo n’appuyait pas les allégations du fonctionnaire selon lesquelles le détenu F avait amorcé un contact physique en crachant, donnant des coups de pied ou fonçant vers lui. Selon les conclusions du rapport, tout au long de l’incident, le comportement, les actes et les réponses du fonctionnaire ont plutôt eu une incidence négative directe sur le détenu F et ont aggravé la situation exponentiellement. La situation n’a été atténuée que lorsqu’un autre agent a ordonné au fonctionnaire de se retirer de la scène. Lorsqu’il l’a fait, la situation a été atténuée immédiatement et le détenu F s’est conformé aux ordres.
[33]
Le rapport a permis de déterminer que le recours immédiat et bref à un contrôle physique par le fonctionnaire, une fois que le détenu F a répliqué, constituait le seul acte approprié de l’incident de recours à la force. Toutefois, son comportement jusqu’à ce moment-là violait la politique. Le recours à la force n’était nécessaire qu’en raison du fait que le fonctionnaire avait incité la confrontation. Il s’est approché beaucoup trop près du détenu. Même si le détenu F s’était trop rapproché de lui, comme l’a décrit le fonctionnaire, la réponse appropriée n’aurait pas été de commencer à pousser le détenu; au contraire, M. Farmer a indiqué qu’il aurait fallu ordonner au détenu de rester là où il se trouvait, de tendre la main pour établir la distance et de reculer.
[34]
Le fonctionnaire n’a pas appliqué de manière appropriée le MGS décrit dans la Directive du commissaire 567 – Gestion des incidents. Selon le MGS, un agent doit déterminer si un détenu résiste verbalement, a refusé de coopérer physiquement ou s’il est agressif. Une gamme de réponses possibles est fournie pour chaque type de situation. L’évaluation est fluide et doit changer chaque fois que de nouveaux renseignements se présentent. L’agent doit adapter son approche à une situation qui change parfois rapidement et doit appliquer la mesure d’intervention la plus appropriée et la moins restrictive au comportement.
[35]
M. Farmer a témoigné que, au départ, le détenu avait résisté verbalement, mais qu’il s’était conformé aux directives du fonctionnaire et qu’il se dirigeait vers sa chambre. Il a ensuite arrêté de marcher et s’est retourné, mais que même à ce moment-là, ses mains étaient restées dans ses poches; le fonctionnaire disposait de nombreuses options avant d’envisager un contrôle physique, comme en établissant une distance sécuritaire, la négociation, se désengager, montrer un vaporisateur de poivre ou demander à un autre agent ou au gestionnaire correctionnel d’assumer la gestion de la situation.
[36]
Même si ses directives et sa présence ne donnaient évidemment pas les résultats souhaités, le comportement du fonctionnaire n’a indiqué en aucun temps qu’il avait évalué de nouveau la situation ou envisagé de s’y retirer, conformément à la politique. M. Farmer a laissé entendre que lorsque le comportement du détenu F n’était encore que verbal, le fonctionnaire aurait dû laisser l’agente Vinet assumer la gestion de la situation. Au contraire, il a pris la décision délibérée de suivre de façon agressive et inutile le détenu F dans la rangée et de recourir à un contrôle physique, sans justification.
[37]
Le fonctionnaire n’a pas démontré la sécurité active exigée par la politique. Même s’il était au courant des problèmes de santé mentale et des considérations culturelles du détenu F, ces facteurs ne semblent pas avoir été pris en compte dans le processus décisionnel du fonctionnaire. En outre, un certain nombre de membres du personnel ont fait remarquer que le fonctionnaire avait déjà eu un conflit avec le détenu F.
[38]
La tentative des agents de soulever du sol le détenu F pendant qu’il était menotté à l’arrière avec ses bras hypertendus allait à l’encontre de la politique et de la formation reçue. Le CE n’a pas conclu que la chute du détenu F était intentionnelle ou malveillante, mais que les agents ont plutôt tenté de le saisir, mais qu’ils ont perdu leur emprise lorsqu’il s’est alourdi. Néanmoins, le détenu est tombé au sol en raison de leur mépris de la politique et de leur recours à une procédure incorrecte.
[39]
De plus, comme l’a témoigné M. Farmer, d’autres options étaient à leur disposition pour gérer la résistance du détenu à se lever. Les agents auraient pu déplacer des chaises afin qu’ils aient plus de place pour se déplacer et s’accroupir en vue de placer leurs mains en dessous des aisselles et des coudes du détenu F (la façon dont l’agent Rose l’a finalement aidé à se lever). Ils auraient pu essayer de négocier ou simplement le laisser parler un peu plus longtemps avec Mme Bishop, jusqu’à ce qu’il soit prêt à se lever lui-même. Il n’y avait pas de hâte à ce que le détenu F se lève.
[40]
Le CE a conclu en outre que le ROD du fonctionnaire ne décrivait pas l’incident de manière exacte. Il contenait de fausses déclarations qui laissaient entendre que le détenu F avait amorcé la confrontation physique et ne mentionnait pas le fait que le détenu F avait été soulevé de manière inappropriée et laissé tomber au sol. Le CE a conclu que le fonctionnaire avait démontré sa volonté d’omettre des faits et d’embellir le comportement du détenu et qu’il avait omis de présenter un rapport honnête. La preuve vidéo contredit sa version des événements.
[41]
Le CE a indiqué que le fonctionnaire avait déclaré qu’il [traduction] « […] ne ferait rien de différent quant à l’interaction entre lui-même et [Détenu F]; la seule chose serait de rédiger un ROD. » Il a indiqué que ce qu’il avait fait était [traduction] « entièrement exact » et que s’il avait [traduction] « […] manqué quelque chose dans son ROD, il a donc manqué quelque chose. »
D.
Décision relative à la mesure disciplinaire
[43]
Lorsque le rapport d’enquête a été achevé, le directeur Pelham était en congé; le rapport a donc été présenté à Mme Shore, qui était alors la directrice intérimaire. Elle l’a donné au fonctionnaire afin de lui donner la possibilité d’examiner les conclusions, de contester tout élément ou de fournir des renseignements supplémentaires. Il a présenté une contre‑preuve écrite détaillée, et une audience disciplinaire a été tenue le 15 mai 2014.
1.
L’altercation
[44]
La directrice intérimaire Shore a examiné le rapport d’enquête et ses annexes, ainsi que la contre‑preuve écrite du fonctionnaire. Elle a examiné la séquence vidéo. Elle n’a pas assisté à l’audience disciplinaire, mais elle en a été informée. Elle a également écouté l’enregistrement audio et examiné les notes. De plus, elle a examiné la jurisprudence relative à des cas semblables et a consulté un conseiller en relations de travail au sujet de la sanction appropriée.
[45]
La directrice intérimaire Shore a pris en considération l’omission du fonctionnaire de tenir compte de l’état de santé mentale et de l’état culturel du détenu F. La politique exige que l’on tienne compte des antécédents et de l’histoire sociale d’un détenu autochtone. Il peut s’agir notamment de déterminer comment la personne a été élevée et s’il existe des antécédents familiaux concernant les pensionnats autochtones, les foyers d’accueil ou la violence. Tous ces éléments jouent un rôle en ce qui concerne la façon dont les détenus réagissent au stress. Le détenu F, qui a des problèmes de santé mentale, exige un niveau élevé d’intervention continue. Le fonctionnaire a dit que le détenu F faisait partie de sa charge de travail et qu’il le connaissait bien, mais il n’a pas tenu compte de son profil et des besoins élevés en matière d’intervention.
[46]
Elle a tenu compte du fait que le détenu F n’était pas agressif, que le fonctionnaire avait amorcé à maintes reprises des contacts physiques avant que le détenu F ne réagisse de la même manière et que le fonctionnaire avait recouru à une force excessive pour gérer le comportement du détenu F. Il semblait avoir incité et aggravé la confrontation, plutôt que de l’atténuer.
[47]
Elle a tenu compte du fait qu’il existait un certain nombre d’occasions d’intervenir de manière plus appropriée à la situation. Même si le détenu F les avait insultés et menacés verbalement, même lorsqu’il s’est arrêté et s’est retourné, il n’a pas adopté une approche agressive. Ses mains étaient dans ses poches et il ne semblait pas être sur le point de frapper le fonctionnaire. Il n’était pas approprié que le fonctionnaire s’approche de si près, puis qu’il pousse le détenu, pour maintenir la distance requise. Il aurait pu reculer pour donner un peu d’espace au détenu F. Il aurait pu se retirer de la situation ou amorcer un processus de négociation et de règlement des conflits. Mme Bishop était à proximité, dans son bureau. Elle entretient de bonnes relations avec tous les détenus et aurait très probablement pu aider à atténuer la situation dès le début. La sécurité active comprend l’utilisation des ressources disponibles. La directrice intérimaire Shore a également tenu compte du fait que même si le contrôle physique avait été justifié, il aurait comporté une prise des poignets, sans avoir à le pousser à maintes reprises.
[48]
La directrice intérimaire Shore a également souligné que la rangée Sentiers autochtones est conçue différemment de la plupart des autres rangées, qui sont habituellement exemptes de tout obstacle. L’altercation a eu lieu dans une zone très petite entre le mobilier et l’armoire à outils. Le fait de pousser le détenu et de le forcer au sol dans un tel environnement comportait un risque élevé, car il aurait pu perdre son équilibre et se cogner la tête.
2.
Le soulèvement inapproprié
[49]
La directrice intérimaire Shore a en outre fait remarquer que le fait de tenir un détenu menotté en position couchée et de le soulever par les bras, qui étaient hypertendus vers l’arrière, constitue une procédure douloureuse et potentiellement dangereuse. Une telle procédure a déjà entraîné le délire, l’asphyxie et le décès, surtout en présence de problèmes de santé mentale ou de toxicomanie. Elle a renvoyé au bulletin sur la sécurité 08-02, en date du 12 mars 2008, qui a été publié à la suite d’un incident mortel de ce genre, et qui avait pour but d’attirer l’attention du personnel à ce risque possible .
[50]
Elle ne pensait pas que le fonctionnaire avait laissé tomber délibérément le détenu F, mais elle a dit que cela ne permettait pas d’atténuer la situation – le détenu est tombé parce que les agents n’ont pas eu recours à la bonne procédure pour le soulever. En outre, il n’était pas nécessaire de soulever immédiatement le détenu F; ils auraient pu attendre jusqu’à ce qu’il soit dans un meilleur état d’esprit et plus susceptible de se lever par lui-même. En fait, il l’a fait aussitôt que le fonctionnaire s’est retiré de la situation.
3.
Obligation en matière d’établissement de rapports
[51]
La directrice intérimaire Shore a témoigné que le rapport incomplet et inexact du fonctionnaire compromettait l’intégrité et la réputation du personnel, de l’établissement et du SCC. En l’absence de la séquence vidéo, la direction aurait accepté le rapport du fonctionnaire sur l’incident. Le personnel doit assurer le respect de la loi et servir de modèles aux détenus. Sinon, la confiance des détenus et du public dans le fait que le SCC agira en fonction de la loi et des politiques serait perdue.
[52]
Les agents connaissent la politique sur l’établissement de rapports et suivent une formation sur la façon de rédiger les rapports. La directrice intérimaire Shore est d’avis que le détenu F a été maltraité et que le fonctionnaire ne l’a pas signalé de manière appropriée. Son ROD contenait des énoncés importants qui ont été contredits par la preuve vidéo. Par exemple, il a déclaré qu’il avait tendu la main pour établir une certaine distance entre lui et le détenu, alors que, en réalité, il s’est rapproché du détenu et l’a poussé. En outre, certains renseignements importants ont été complètement omis, notamment toute mention du fait que le détenu a été soulevé de manière inappropriée, ce qui a entraîné la chute au sol de ce dernier.
4.
Incidence sur le détenu F
[53]
En ce qui concerne l’incidence de l’incident sur le détenu F, la directrice intérimaire Shore a fait remarquer que, en soi, le fait d’être envoyé en isolement constitue un résultat sévère. L’isolement peut exacerber les problèmes de santé mentale. Elle a dit que les tribunaux avaient reconnu les graves problèmes liés à l’isolement et que, par conséquent, un projet de loi visait à l’abolir. Elle a indiqué que le détenu F avait été en isolement pendant deux jours, à la suite de l’incident.
[54]
Elle a expliqué que le temps passé en isolement touche également le niveau de sécurité d’un détenu, qui fonctionne selon un système de points. Le temps passé en isolement aurait pu donner lieu à un examen du niveau de sécurité du détenu F; ou, à tout le moins, aurait augmenté ses points, ce qui aurait pu susciter un examen dans un avenir plus rapproché. Cela aurait pu donner lieu à un transfert à un établissement à sécurité maximale, comportant des conditions beaucoup plus sévères. Même s’il est établi que le fonctionnaire a eu recours à une force excessive, le temps passé en isolement comptera toujours par rapport à son niveau de points. Il s’agit d’une incidence très grave qui ne peut être annulée.
[55]
La directrice intérimaire Shore a reconnu que les détenus souhaitent souvent être placés en isolement aux fins de protection, ce que le fonctionnaire a allégué que le détenu F avait fait, et que les agents correctionnels doivent disposer d’un moyen légal pour les y envoyer. Ainsi, il arrive qu’un détenu provoque délibérément une situation qui entraîne leur placement en isolement. Toutefois, la directrice intérimaire Shore a fait remarquer qu’un agent correctionnel ne peut pas présumer l’intention d’un détenu et, plus important encore, la question de savoir si le détenu F souhaitait être placé en isolement n’était pas pertinente. Il n’en demeure pas moins qu’il se dirigeait vers sa cellule lorsque le fonctionnaire l’a suivi jusqu’à ce qu’il se retourne, s’est rapproché de lui et l’a poussé.
5.
Facteurs atténuants et aggravants
[56]
La directrice intérimaire Shore a tenu compte des années de service, du dossier d’emploi, de l’âge et des mesures disciplinaires antérieures (une réprimande pour un incident survenu hors site qui ne concernait pas un détenu) du fonctionnaire. Elle a déclaré que, pour elle, les facteurs les plus importants étaient le fait que le ROD du fonctionnaire et ses déclarations subséquentes différaient considérablement de la séquence vidéo, qu’il avait incité le contact physique et qu’il avait insisté sur le fait qu’il n’avait fait rien de mal.
[57]
Elle a témoigné que la direction cherche la reconnaissance d’actes répréhensibles, les remords et la responsabilité. Si les employés reconnaissent qu’ils disposaient d’autres options et assument la responsabilité de ne pas les avoir utilisés, il est plus probable que la conduite ne se reproduise pas. Le fonctionnaire n’a démontré aucuns remords et n’a assumé aucune responsabilité à l’égard de ses actes; il avait tendance à blâmer les autres pour ce qui s’est produit. Il n’a accepté aucune des conclusions du CE, estimait que ses actes étaient entièrement appropriés et a dit qu’il ne changerait rien à l’avenir.
[58]
La directrice intérimaire Shore a déclaré que les mesures disciplinaires ne visent pas à punir, mais plutôt à corriger. Elles devraient être progressives, mais elles dépendent de la gravité de l’inconduite. Elle a examiné des cas semblables avec un conseiller en relations de travail, et la jurisprudence indiquait qu’une suspension de 20 jours ne serait pas déraisonnable.
III.
Résumé de l’argumentation
A.
Arguments de l’employeur
[59]
L’employeur a reconnu son obligation d’établir que l’inconduite a eu lieu et que la sanction n’était pas excessive. Toutefois, il a soutenu que, étant donné la position du fonctionnaire selon laquelle il n’y avait pas d’inconduite, la Commission n’est pas saisie de la question concernant le caractère approprié de la sanction. En conséquence, l’employeur a fait valoir que la Commission doit seulement décider s’il y a eu un recours abusif à la force.
[60]
Il a souligné que le fonctionnaire, devant de nombreuses allégations d’inconduite, a nié la totalité de chacune de celles‑ci. Il a refusé de même tenir compte de la possibilité que d’autres options étaient à sa disposition lorsqu’il a incité délibérément une confrontation avec le détenu F, qui s’est traduit en une altercation physique, et a dit qu’il ferait la même chose s’il était confronté à la même situation. Ce sont d’importants facteurs dans la détermination de la sanction.
B.
L’argumentation du fonctionnaire s’estimant lésé
[64]
Lorsque le fonctionnaire a utilisé sa présence physique pour suivre le détenu F dans la rangée, il ne s’attendait pas à ce que le détenu F se retourne et le confronte. Lorsque le détenu F s’est arrêté soudainement et s’est retourné, il était dans l’espace personnel du fonctionnaire. Le fonctionnaire a étiré sa main pour établir une certaine distance. Il a affirmé qu’il a constamment orienté le détenu F vers sa cellule et lui a donné des ordres verbaux d’y retourner. Toutefois, le détenu F n’a ni répondu ni suivi les directives, mais a plutôt continué d’assumer sa position menaçante et de menacer de blesser le fonctionnaire.
[65]
Le fonctionnaire a soulevé des questions qui, selon lui, le préoccupaient alors que l’altercation se déroulait. L’une des préoccupations concernait la proximité de l’armoire à outils, qu’il a indiqué pourrait avoir été non verrouillé, permettant au détenu F ou aux autres détenus d’avoir accès à des outils qui pourraient être utilisés en tant qu’armes. L’autre préoccupation concernait le fait que les mains du détenu F étaient dans ses poches et que, selon le fonctionnaire, il aurait pu y avoir une arme. Le fonctionnaire a contre‑interrogé de manière approfondie M. Farmer à ce sujet, en l’invitant à accepter qu’une personne doit toujours présumer la présence d’une arme.
[69]
Le fonctionnaire a déclaré qu’il avait abordé la situation calmement et professionnellement et qu’il réévaluait la situation de manière continue pendant qu’il était sous le stress constant de la proximité du détenu F qui menaçait de le décapiter. Le fonctionnaire a eu recours aux moyens les moins restrictifs nécessaires, conformément au MGS, qui énonce qu’un contrôle physique peut être utilisé dans une situation où un détenu ne coopère pas physiquement ou est physiquement agressif. Le fonctionnaire est d’avis que le détenu F a fait preuve des deux et qu’un contrôle physique était exigé par la politique.
IV.
Motifs
[70]
Les décisions dans Wm. Scott & Company Ltd. v. Canadian Food and Allied Workers Union, Local P-162, [1976] B.C.L.R.B.D. No. 98 (QL) et Basra c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 4, fournissent le cadre de l’analyse que je dois faire en l’espèce. Je dois d’abord examiner la question de savoir si l’employeur avait un motif raisonnable d’imposer une certaine mesure disciplinaire. Dans l’affirmative, je dois déterminer si la décision de l’employeur d’imposer une suspension de 20 jours constituait une réponse excessive dans toutes les circonstances. Enfin, si je conclus que la suspension était excessive, je dois examiner quelle mesure de rechange devrait la remplacer.
A.
Existait-il un motif raisonnable pour imposer une mesure disciplinaire?
1.
Amorcer et intensifier l’altercation
[72]
Le facteur clé pour analyser ces événements consiste à se poser la question séculaire : Qui a commencé? Le fonctionnaire semble avoir fait tout en son possible pour provoquer le détenu F. À mon avis, l’aspect le plus important des actes du fonctionnaire est le fait qu’ils ne s’agissaient pas d’une réponse à une menace ou à une situation créée par le détenu F à laquelle le fonctionnaire devait intervenir.
[73]
Selon les rapports des membres du personnel, les entrevues et la déclaration du détenu F, il est clair que le fonctionnaire et le détenu F avaient déjà eu un conflit. Sandie Curtis, chef des soins de santé, a signalé que le détenu F l’avait informé qu’il [traduction] « ne s’entendait pas » avec le fonctionnaire au cours de la dernière année. Le détenu F a également mentionné dans sa déclaration écrite et déclare en outre qu’à mi-chemin à sa chambre, il a dit au fonctionnaire [traduction] « vous m’avez toujours détesté ». L’agent Rose a mentionné que le détenu et le fonctionnaire avaient un problème de longue date et a indiqué que dès que le fonctionnaire s’est retiré de la situation, le détenu F a dit [traduction] « qu’il aille se faire foutre, je déteste ce m***** Leigh ». Le GCI Pappas a signalé que les deux avaient eu une [traduction] « altercation » un an auparavant, alors qu’à son avis, le détenu F avait utilisé le fonctionnaire pour se faire placer en isolement. Il était d’avis que le détenu F faisait la même chose au cours de cet incident.
[74]
Mme Bishop a indiqué qu’elle avait tenté d’aider le détenu F en suggérant des façons proactives de traiter avec le fonctionnaire. Comme elle l’a dit, [traduction] « Lui et Leigh se provoquent l’un et l’autre. » Dans sa contre-preuve écrite, le fonctionnaire a souligné que Mme Bishop avait soulevé une préoccupation lors d’une réunion selon laquelle le détenu F lui avait dit que le fonctionnaire s’en prenait à lui. Le fonctionnaire a déclaré que [traduction] « […] afin de tenter d’apaiser Mme Bishop […] », lui et le détenu F avaient eu une conférence de cas avec un aîné et un gestionnaire correctionnel qui s’est terminée par une poignée de main.
[76]
C’est là une raison de plus pour laquelle le fonctionnaire aurait dû avoir exercé son pouvoir discrétionnaire et faire preuve de bon jugement dès le début et simplement laisser l’agente Vinet parler au détenu F à la console. Elle lui avait déjà dit qu’il pouvait avoir des morceaux de ruban adhésif mais non pas un rouleau entier et rien n’indiquait que sa réponse l’avait contrarié. Lorsqu’elle a regardé le fonctionnaire pour obtenir une confirmation selon laquelle sa réponse était appropriée, il aurait pu l’affirmer en hochant simplement la tête. Il s’est plutôt entretenu directement avec le détenu F, répétant ce que l’agente Vinet lui avait déjà dit. Selon la version la plus exacte, le fonctionnaire l’a fait de façon un peu grossière ou extrêmement grossière. Quoi qu’il en soit, selon l’agente Vinet, cela a suffi pour faire [traduction] « perdre les pédales » au détenu F.
[77]
Il semble que l’instigation inutile par le fonctionnaire de l’incident avec le détenu F ait commencé à ce moment-là. Il devait savoir qu’il n’était pas la meilleure personne pour répondre au détenu F et qu’il n’était pas nécessaire qu’il le fasse. En intervenant, il a forcé le détenu F à s’entretenir avec lui plutôt qu’avec l’agente Vinet. Il a ensuite décidé de lui refuser grossièrement quelque chose qu’il n’avait probablement même pas demandé, encore moins exigé. Malheureusement, cette intervention a incité le détenu F à commencer son abus verbal.
[78]
Tant la directrice intérimaire Shore que M. Farmer ont indiqué clairement que des éclatements profanes et menaçants surviennent souvent dans le milieu correctionnel et ne justifient pas une intervention physique, à condition qu’ils demeurent uniquement verbaux. Le témoignage du fonctionnaire l’a confirmé. Tout en décrivant d’abord le fait d’être qualifié de [traduction] « m***** imbécile » comme la pire insulte possible dans un milieu correctionnel, en contre-interrogatoire, le fonctionnaire a précisé que cela n’était vrai que pour un détenu. À titre d’agent correctionnel, il a dit qu’il a été qualifié ainsi trois ou quatre fois par jour.
[79]
Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, le fonctionnaire a ordonné au détenu F d’aller à sa cellule et de s’isoler. Le fonctionnaire a déclaré que le détenu F ne s’était pas conformé immédiatement à l’ordre et avait continué de faire preuve de démagogie à la console, en tenant d’inciter l’unité à se soulever et en refusant de faire ce qu’on lui demandait. Les déclarations du détenu F et de l’agente Vinet indiquent le contraire. Le CE a conclu que le détenu F s’était conformé à l’ordre. Je conclus également qu’il s’est tourné et s’est dirigé vers sa cellule presque immédiatement après que le fonctionnaire lui ait ordonné. Toutefois, peu importe s’il l’a fait immédiatement ou après 30 à 40 secondes de [traduction] « démagogie », une fois qu’il s’est tourné et qu’il a commencé à s’éloigner, il se conformait à l’ordre.
[80]
La séquence vidéo montre le détenu F qui regarde constamment en arrière pendant qu’il s’éloignait, apparemment en réponse au fonctionnaire, qui le suivait à une courte distance l’ordonnant continuellement de se rendre à sa cellule. Le fonctionnaire a dit que selon la formation suivie par les agents, ils doivent donner suite et assurer le respect de leurs ordres. Toutefois, le détenu F respectait déjà son ordre et M. Farmer et la directrice intérimaire Shore ont indiqué clairement que la politique n’exige pas de suivre un détenu qui se conforme à un ordre afin d’en assurer le respect continu. M. Farmer a déclaré que le fonctionnaire aurait pu simplement surveiller le détenu F à partir de la console.
[81]
Les mains du détenu F étaient dans ses poches et, au début, il s’est conformé sur le plan physique, puisqu’il s’est dirigé à sa cellule, conformément à l’ordre. La présence physique n’était pas exigée. Même si le fonctionnaire estimait réellement qu’il était nécessaire d’escorter le détenu F, un autre agent aurait pu le faire. L’agente Vinet était là et était la première à s’entretenir avec le détenu F. D’autres agents étaient également à proximité et Mme Bishop était à proximité dans son bureau et aurait pu aider. Il ne s’agissait pas d’une situation urgente à laquelle le fonctionnaire devait intervenir immédiatement. Il existait d’autres options et il disposait du temps nécessaire pour les examiner.
[82]
Même si l’agente Vinet a suivi le fonctionnaire dans la rangée après quelques secondes, elle ne l’a pas fait parce qu’elle estimait que leur présence physique ou qu’une autre directive verbale était requise pour s’assurer que le détenu F se conforme à l’ordre. Elle n’a indiqué aucune préoccupation selon laquelle le détenu F ne retournerait pas à sa cellule par lui-même. Ses rapports indiquent qu’ils ont suivi le détenu F parce qu’ils souhaitaient discuter avec lui de son comportement dans sa cellule et non dans la rangée où d’autres détenus pourraient être incités par la perturbation.
[83]
À mon avis, le fait de suivre le détenu F dans la rangée et de continuer de lui ordonner verbalement de se conformer à l’ordre auquel il se conformait déjà, constituait une démonstration gratuite de l’autorité du fonctionnaire. Le fonctionnaire a témoigné qu’il connaissait bien le détenu, que le détenu F était instable et qu’il avait détruit des ordinateurs, qu’il avait tenté d’avaler des lames de rasoir, qu’il avait à maintes reprises retenu son souffle dans l’espoir de devenir inconscient et qu’il avait provoqué des situations dans le passé pour être placé en isolement. Malgré tout, au lieu d’atténuer la situation qu’il avait provoquée, le fonctionnaire a antagonisé inutilement le détenu F jusqu’à ce qu’il cesse de marcher et se retourne.
[84]
À mon avis, la séquence vidéo semble confirmer que le détenu F avait décidé délibérément de se retourner, comme il l’a dit à Mme Curtis, lorsqu’elle l’a évalué en isolement. Tel qu’elle a rapporté sa version à ce sujet, [traduction] « On a dit au détenu F de s’isoler, mais après s’être dirigé vers sa cellule, il a décidé d’arrêter et de se disputer au lieu de suivre les directives de l’agent. »
[85]
À mon avis, lorsque le détenu F s’est retourné, il ne se conformait plus à l’ordre et, si je comprends bien la politique, le fonctionnaire avait raison de dire qu’un contrôle physique est devenu une option à ce moment-là. Toutefois, le contexte constitue le facteur déterminant. Le simple fait de constituer une option ne fait pas en sorte qu’il s’agit de la première option vers laquelle se tourner en l’absence d’indicateurs indiquant qu’elle est nécessaire. Le MGS énonce un éventail d’interventions possibles qui peuvent être utilisées en fonction de l’évaluation de la situation par un agent. L’agent doit prendre les mesures les plus raisonnables pour prévenir et régler les situations, ainsi que pour y intervenir.
[86]
Les événements comme celui-ci peuvent changer rapidement et la bonne intervention n’est pas toujours immédiatement évidente. Toutefois, lorsque le détenu F s’est arrêté et s’est retourné, le fonctionnaire a eu une occasion d’évaluer la situation de nouveau, de reconnaître que sa stratégie aggravait la situation et de modifier les mesures qu’il prenait. Le détenu F n’a fait preuve d’aucune agressivité. Il ressort clairement de la séquence vidéo qu’il attendait simplement que le fonctionnaire l’atteigne, les mains toujours dans ses poches, et qu’il a ensuite pris quelques pas en avant pour le rencontrer.
[87]
À tout le moins, il aurait été prudent pour le fonctionnaire de cesser d’avancer, d’assurer une distance sécuritaire. Au contraire, il a continué à avancer jusqu’à ce qu’il soit à quelques pouces du détenu F; beaucoup trop près. L’affirmation du fonctionnaire selon laquelle le détenu F s’est soudainement retourné et l’a confronté de façon à ce qu’il ait dû tendre la main pour établir une distance entre eux est manifestement fausse. C’était le fonctionnaire qui était trop près et qui y est resté. Une brève confrontation verbale a suivi, puis, comme le rapport d’enquête l’indique et la séquence vidéo le démontre clairement, le fonctionnaire a amorcé un contact physique et a poussé avec force le détenu F, trois fois selon mon compte.
[88]
Les mains du détenu F ne sont pas restés dans ses poches au cours des deux premières poussées, comme l’indique le rapport d’enquête. Toutefois, elles sont restées dans ses poches lorsqu’il s’est arrêté, s’est retourné et a attendu que le fonctionnaire avance. Elles sont demeurées dans ses poches lorsqu’il a fait quelques pas en avant pour rencontrer le fonctionnaire qui s’approchait. Et, elles sont restées dans ses poches tout au long de la confrontation verbale. Les mains du détenu F ne sont sorties de ses poches que lorsque le fonctionnaire l’a poussé. Il a empêché la première poussée et a continué de gérer les poussées subséquentes par le fonctionnaire de la même manière. Il s’agissait clairement de mesures défensives prises pour éviter d’être poussé.
[89]
La préoccupation alléguée du fonctionnaire que le fait que le détenu F garde ses mains dans ses poches pouvait laisser entendre qu’une arme s’y trouvait n’est pas crédible. Le ROD du fonctionnaire ne mentionne aucune telle préoccupation. Son rapport sur le recours à la force et sa contre-preuve de six pages ne comportent pas non plus cette mention. Au cours de son entrevue d’enquête, on a demandé au fonctionnaire où se trouvaient les mains du détenu F. Il a répondu qu’il ne le savait pas, car il était trop proche. À l’audience disciplinaire, il a déclaré que les mains du détenu F n’étaient pas dans ses poches. La première fois que le fonctionnaire a mentionné une préoccupation au sujet d’une arme possible en raison du fait que les mains du détenu F étaient dans ses poches était à l’audience. S’il avait une telle préoccupation potentiellement disculpatoire, il ne fait aucun doute qu’elle aurait été mentionnée bien avant l’audience. De plus, il est exagéré de suggérer que la réponse du plaignant à une préoccupation au sujet d’une arme dans la poche du détenu consisterait à s’approcher et à se tenir à une distance de quelques pouces de lui, comme il ressort clairement de la séquence vidéo.
[90]
De même, sa prétendue allégation quant à la possibilité d’une armoire d’outils déverrouillée contenant des armes possibles n’était pas crédible. Même si le fonctionnaire a peut-être eu cette préoccupation (et il l’a mentionné dans son entrevue d’enquête), il est clair qu’il n’y a pas accordé un poids important étant donné qu’il a poussé et dirigé le détenu F tout au long de la rangée directement vers une petite espace entre l’armoire d’outils et le mobilier. La bagarre et la descente qui ont mis fin à l’altercation ont eu lieu directement devant l’armoire à outils et à portée de bras de celle-ci. Si le fonctionnaire avait réellement été préoccupé par les outils, il aurait sans doute dirigé le détenu F dans la rangée de l’autre côté du mobilier, loin de l’armoire à outils.
2.
La chute du détenu F au sol
[91]
La deuxième partie de l’inconduite du fonctionnaire s’est produite lorsque l’agent Rose a soulevé de manière inappropriée le détenu F d’une position couchée au sol à une position à genou avec ses bras en hypertension derrière son dos. Ils ont perdu le contrôle et ont échappé le détenu F face à terre, sur le sol en béton. Il s’agissait d’un événement très grave, sans aucun doute douloureux et humiliant en ce moment-là et il aurait pu causer des dommages durables au détenu F. La directrice intérimaire Shore et M. Farmer ont tous les deux témoigné qu’il aurait pu également causer d’importants dommages à la réputation du SCC et éroder la confiance dans l’établissement.
[92]
Les actes des agents étaient contraires à pratiquement tout ce que le manuel de formation enseigne sur l’acte de soulever une personne. Le détenu F était à plat ventre. Les agents auraient dû être à genoux, mais ils étaient debout. Sa tête n’aurait pas dû être forcée vers le sol. Ses bras n’auraient pas dû être en hypertension. Ils ne lui ont pas dit ce qu’ils feraient à chaque étape, soit un aspect important pour la sécurité des détenus lorsque les agents exercent un contrôle physique. La preuve de l’employeur a établi clairement que le détenu avait été mal soulevé, contrairement à ce qui est énoncé dans la politique.
[93]
En guise de commentaire supplémentaire à ce sujet, je souligne le silence total à cet égard, non seulement de la part du fonctionnaire, mais également de la part de tous les autres agents concernés ou des agents qui en ont été témoin. Il s’agit du seul facteur qui ne figurait dans aucun des ROD. On peut déduire de ce silence que les membres du personnel étaient conscients du fait que le détenu avait été mal soulevé.
[95]
Le fonctionnaire n’a pas reconnu que le détenu avait été mal soulevé, en déclarant qu’il ne voyait rien d’inhumain à ce sujet. Il a également qualifié la possibilité d’asphyxie qui pourrait en découler comme étant absurde. Il a exprimé le point de vue selon lequel les agents ne pouvaient être tenus responsables de l’acte délibéré du détenu F de s’alourdir, à savoir, que le détenu était responsable de ses propres actes. Toutefois, le fonctionnaire ne pouvait pas expliquer la raison pour laquelle ils avaient utilisé une procédure inappropriée au départ, sauf pour dire que l’agent Rose était responsable de le soulever et qu’il lui venait simplement en aide.
[96]
En ce qui concerne la raison pour laquelle son rapport ne comportait aucune mention à cet égard, il a déclaré que, selon sa formation, il devait rédiger des rapports concis qui répondent aux questions qui, quoi, où et quand et qu’un rapport ne doit contenir aucune information superflue. Il a dit que ce n’était pas pertinent et qu’il ne lui était tout simplement jamais venu à l’esprit de le signaler. Ces réponses sont plutôt révélatrices, étant donné qu’elles font référence à l’utilisation d’une procédure interdite qui fait tomber un détenu face au sol sur un plancher de béton sans aucun moyen de freiner sa chute.
[97]
L’employeur a fait référence au bulletin sur la sécurité 08-02, qui avait été publié en vue d’informer les membres du personnel du risque possible très grave pour une personne tenue dans une telle position, ce qui comprend un risque de délire excité, l’asphyxie et la possibilité de décès. Le fonctionnaire a soutenu catégoriquement qu’il existait peu de risque voire aucun dans ce cas et a laissé entendre que le risque décrit dans le bulletin était exagéré. Dans son témoignage, la directrice intérimaire Shore a affirmé qu’il est évident que tous types de saisis ou de soulèvement d’une personne n’entraîneront pas une maladie grave ou le décès. Toutefois, lorsqu’il existe un risque de résultat aussi grave, même si cela ne se produit que rarement, il ne faut tout simplement pas le faire. La politique vise à éviter d’éventuels préjudices graves aux détenus et elle doit être respectée.
3.
Rapports inexacts et fiabilité de la preuve vidéo
[98]
Le troisième aspect de l’inconduite du fonctionnaire était le manquement à son obligation en matière d’établissement de rapports. La directrice intérimaire Shore a témoigné que le SCC utilise les ROD pour assurer la sécurité de tout le monde et pour s’assurer que tout vice de procédure est corrigé. Ils peuvent également être utilisés dans le cadre de procédures criminelles si un détenu ou un membre du personnel fait l’objet d’accusations criminelles. Des rapports complets et exacts sont extrêmement importants au SCC.
[Détenu F]est venu vers moi et j’ai tendu ma main pour établir une distance entre nous, car il était à moins d’un pied de mon visage.Il a frappé ma main et a continué de m’insulter.[Détenu F]m’a agressé physiquement lorsqu’il m’a frappé à la poitrine, puis a foncé vers moi.J’ai saisi sa taille et je l’ai orienté vers le sol.[…]
[100]
La séquence vidéo contredit cette affirmation de plusieurs manières, en montrant ce qui suit :
· Le détenu F ne s’est approché du fonctionnaire que lorsque le fonctionnaire s’est approché rapidement de lui. Il ne s’est pas dirigé de manière agressive vers le fonctionnaire; il s’est plutôt tenu debout et l’a attendu, et ensuite il a fait quelques pas vers lui jusqu’à ce qu’ils se rencontrent.
· Le détenu a été soulevé de manière inappropriée et il est tombé, ce qu’il n’a pas signalé.
[101]
Le fonctionnaire a soutenu que la séquence vidéo n’était pas fiable, car elle n’a pas tout saisi, surtout la démagogie à la console, et qu’elle ne comportait aucun audio, ce qui ne permettait pas de transmettre le contexte menaçant et stressant de l’incident. Il a renvoyé à King c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 84.
[102]
Je souligne tout d’abord que les commentaires de l’arbitre de grief dans King au sujet du manque d’audio ont été faits dans le contexte de nombreux problèmes graves relatifs à la fiabilité de la séquence vidéo dans cette affaire. Par exemple, il y a eu, entre autres, des séquences de deux autres caméras qui auraient probablement donné une meilleure vue dégagée de l’incident qui n’avait pas été visionnée par l’enquêteur ni déposée en preuve.
[103]
La commission a examiné un argument semblable concernant l’audio dans Hicks c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2016 CRTEFP 99 (« Hicks »). Au paragraphe 69, la Commission formule les observations suivantes :
La représentante du fonctionnaire a aussi longuement fait valoir que la vidéo […] ne peut être fiable parce qu’elle n’a pas de son ni de contexte. Elle a principalement invoqué King et les commentaires de l’arbitre de grief au paragraphe 103. Cette affaire ne porte pas sur le contexte. Il ne ressemble pas non plus à celui décrit dans Legere, où l’employeur a fait valoir que le fonctionnaire dans cette affaire avait dit quelque chose à un détenu qui avait amené ce dernier à en agresser un autre. Dans les deux affaires, sans un enregistrement audio, il n’y avait aucune preuve pour appuyer la décision de l’employeur d’imposer une mesure disciplinaire aux fonctionnaires s’estimant lésés. La présente affaire serait plutôt visée par le commentaire suivant formulé par l’arbitre de grief dans King : « […] il existe des circonstances où un manque d’audio sur une vidéo de surveillance ne constitue pas un problème […] ».
[104]
Il est certainement vrai que les séquences vidéo muettes ne peuvent pas toujours transmettre le contexte intégral d’un incident stressant. Cependant, l’employeur a indiqué clairement qu’il ne contestait nullement le fait que le détenu avait manqué de respect d’une voix forte envers les agents et qu’il avait menacé le fonctionnaire. Il a également indiqué clairement que cela n’était pas inhabituel et que les actes d’un détenu ont souvent plus de poids que ses paroles. Le témoignage du fonctionnaire quant à la fréquence à laquelle un agent correctionnel est confronté à ce genre d’agression verbale, justifie cette conclusion.
[105]
Je souscris au raisonnement dans King et dans Hicks, à savoir que la mesure dans laquelle le manque d’audio constitue un problème, le cas échéant, dépend des circonstances. En l’espèce, à mon avis, cela ne constitue aucun problème. Comme l’a déclaré la directrice intérimaire Shore, même si un contrôle physique avait été nécessaire, l’agent aurait été tenu de menotter le détenu aux poignets, pas de le pousser à maintes reprises. Avec ou sans audio, la séquence vidéo montre clairement que le fonctionnaire a initié le premier contact physique en poussant violemment le détenu.
[106]
Le fonctionnaire a également fait valoir que l’employeur s’était trop fié à la vidéo et n’avait pas tenu compte des versions de certains membres du personnel. L’employeur n’a pas tenu compte de rapports de certains membres du personnel sur l’altercation, tout comme moi, car la séquence vidéo montre très clairement qu’ils sont inexacts. Plusieurs versions laissent entendre que le détenu a incité la confrontation physique. La séquence vidéo montre clairement qu’il ne l’a pas fait.
[107]
En ce qui concerne l’incident consistant à soulever et à échapper le détenu, aucun agent ne l’a signalé. Aucun. Sans la séquence vidéo, l’employeur n’en aurait pas eu connaissance. Le fonctionnaire a témoigné que cela n’était pas pertinent et qu’il ne lui était tout simplement jamais venu à l’esprit de le signaler. Dans son témoignage, la directrice intérimaire Shore a affirmé que les rapports des agents ne comportent parfois pas des questions importantes en raison d’une simple négligence. Toutefois, lorsque différents membres du personnel omettent systématiquement les mêmes renseignements, cela est habituellement délibéré.
[108]
L’importance de produire des rapports exacts ne pouvait être illustrée plus clairement qu’elle ne l’a été en l’espèce. Sur la seule base des rapports des membres du personnel, s’il n’y avait eu aucune séquence vidéo, il est peu probable qu’une enquête aurait été effectuée. Au contraire, la direction aurait simplement conclu que le détenu F avait agressé le fonctionnaire, tel qu’il a été signalé, et qu’il a été placé en isolement. Les conséquences de cela auraient pu être extrêmement graves pour le détenu F.
4.
Conclusion : l’inconduite a été établie
[109]
Malheureusement, il arrive parfois que le recours à la force soit nécessaire dans les établissements correctionnels. Afin de gérer cette réalité de manière humaine et raisonnable, des politiques et des procédures ont été mises en place qui établissent strictement quand le recours à la force est approprié et nécessaire; la façon dont il doit être appliqué avec le moins de préjudices possible pour le détenu, les membres du personnel et d’autres; et la façon dont il doit être signalé. Tous les agents suivent une formation pour connaître les politiques, pour comprendre les procédures et pour être en mesure d’appliquer les techniques. Le non-respect des politiques et des procédures constitue une violation du Code de discipline du SCC.
[110]
Je conclus que le recours à la force par le fonctionnaire était excessif lorsqu’il a amorcé et exacerbé une altercation avec le détenu F et lorsqu’il l’a soulevé de manière inappropriée et dangereuse. En plus de ces actes d’inconduite, je conclus qu’il n’a pas présenté un compte rendu complet, exact ou véridique de ces événements dans son ROD, dans son rapport sur le recours à la force, dans son entrevue d’enquête, dans sa contre-preuve écrite ou à son audience disciplinaire. Le manquement à son obligation en matière d’établissement de rapports constitue également une inconduite grave.
B.
Une suspension de 20 jours constituait-elle une sanction excessive?
[111]
Le fonctionnaire n’a pas soutenu que s’il existait un motif pour imposer une mesure disciplinaire, que la sanction devrait être remplacée par une sanction moindre. Il a simplement soutenu qu’il n’y avait eu aucune inconduite. L’employeur a fait valoir que, en conséquence, il n’y avait aucune question quant à la pertinence de la mesure disciplinaire dont je suis saisi. Je ne peux accepter cet argument.
[112]
J’estime que puisque j’ai conclu qu’il existe un motif pour imposer une mesure disciplinaire, je suis tenue de déterminer si la sanction était excessive en réponse à toutes les circonstances. Comme la Cour d’appel fédérale l’a précisé au paragraphe 26 dans Basra, « [i]l incombe à l’employeur de prouver les faits sous-jacents invoqués pour justifier l’imposition d’une mesure disciplinaire […] [c]e fardeau s’applique tant aux faits justifiant l’imposition de la mesure disciplinaire qu’à la pertinence de la mesure même. »
[114]
La directrice intérimaire Shore a tenu compte de l’âge, des années de service et du dossier d’emploi du fonctionnaire, ainsi que des mesures disciplinaires antérieures. Il n’avait fait l’objet que d’une seule réprimande concernant une affaire hors site qui ne concernait pas un détenu. Cependant, elle a fait remarquer que le fonctionnaire avait également fait preuve d’un manque de remords ou de responsabilité dans cette affaire.
[115]
Aucune de ces considérations n’a permis d’atténuer considérablement l’inconduite. D’autre part, il existait trois facteurs aggravants importants : les questions de crédibilité soulevées par les différences manifestes entre la version du fonctionnaire et la séquence vidéo, le fait que son recours à la force n’était non seulement excessif mais qu’il a été initié par ses propres actes, et le manque de remords du fonctionnaire et sa réticence à voir qu’il avait fait quoi que ce soit de mal.
[116]
J’ai été renvoyée à Hicks et à Ontario Public Service Employees Union v. The Crown in Right of Ontario (Ministry of Community Safety and Correctional Services), 2010 CanLII 38788 (ON GSB). Dans ces deux décisions, des suspensions de 20 jours pour un recours abusif à la force ont été confirmées.
[117]
Dans Hicks, un détenu avait frappé un des cinq agents qui l’escortaient. Le fonctionnaire s’estimant lésé dans cette affaire a alors frappé le détenu six fois au dos et à l’épaule. Dans Hicks, contrairement à ce qui s’est passé en l’espèce, le détenu avait initié le contact physique. Cependant, il était sous le contrôle des agents et il n’était pas nécessaire que le fonctionnaire s’estimant lésé la frappe. Il y avait également une omission de rapporter les événements de manière appropriée dans Hicks, comme en l’espèce. La Commission a formulé les observations suivantes au sujet de la sanction :
[…]
[…]
76 […] La combinaison des deux infractions justifiait une sanction sévère, qui a été établie à une suspension de 20 jours sans traitement par l’employeur. À mon avis, cela n’était ni déraisonnable ni inacceptable. Dans de nombreux cas invoqués par l’avocat de l’employeur, les employés ont été licenciés pour de telles infractions, ce qui aurait également été raisonnable en l’espèce.
[…]
[118]
J’ai également été renvoyé à Rose c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2006 CRTFP 17, une affaire dans laquelle un licenciement pour recours abusif à la force a été réduit à une suspension d’un an. L’inconduite consistait en un coup de pied aux fesses d’un détenu. Un certain nombre de facteurs atténuants permettent de distinguer cette affaire de l’espèce, dont le facteur le plus important étant que le fonctionnaire s’estimant lésé a admis que ce qu’il avait fait était mal, a exprimé des remords et a présenté des excuses. L’arbitre de grief a conclu que le fonctionnaire s’estimant lésé avait appris sa leçon et qu’il était peu susceptible de répéter l’inconduite à l’avenir.
[119]
Enfin, j’ai été renvoyé à Roberts c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2007 CRTFP 28, dans laquelle le fonctionnaire s’estimant lésé a été licencié pour recours abusif à la force. L’affaire Roberts présente la plus grande similitude factuelle avec l’espèce, en ce sens que l’arbitre de grief a conclu que le fonctionnaire s’estimant lésé dans Roberts était intervenu inutilement dans une situation, avait répondu physiquement à des insultes verbales, n’avait pas été honnête dans ses rapports et n’avait pas assumé sa responsabilité. Il avait même déclaré exactement ce que le fonctionnaire a dit en l’espèce, à savoir qu’il ferait la même chose à nouveau. Le licenciement a été confirmé et l’arbitre de grief a formulé les commentaires suivants :
[…]
317 Le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas cessé de maintenir sans en démordre qu’il n’avait rien fait de mal dans la salle de traitement. En outre, et c’est plus pertinent, il a témoigné qu’il « referai[t] la même chose ». Des déclarations de ce genre […] laissent clairement entendre qu’il n’était et n’est toujours pas disposé à accepter la moindre responsabilité pour ses actions […] Je m’attends à ce qu’il reste convaincu que toutes ses actions étaient appropriées et de bonne foi, en dépit de ma conclusion qu’il a usé d’une force excessive à l’endroit du détenu A. Il n’y a donc manifestement aucun remords et certainement aucune excuse qui pourraient servir de facteurs atténuants.
[…]
[120]
Malheureusement, ces commentaires s’appliquent également en l’espèce. Le fonctionnaire n’a exprimé aucuns remords ni aucune volonté d’assumer la responsabilité de ses actes.
[122]
Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :
(L’ordonnance apparaît à la page suivante)
V.
Ordonnance
[123]
Le grief est rejeté.
[124]
J’ordonne au défendeur de vérifier les pièces qu’il a déposées et de présenter des observations sur tout caviardage ou autre mesure de confidentialité qui pourrait être nécessaire pour protéger le nom ou les renseignements d’identification du détenu F. La Commission mettra temporairement sous scellés les pièces originales en attendant que les parties présentent de nouvelles observations sur cette question. Le défendeur doit présenter ses observations dans un délai de 10 jours à compter de la date de la présente décision. Le fonctionnaire s’estimant lésé peut alors fournir une réponse à ces observations dans un délai de 5 jours.
[125]
Je resterai saisi de cette question afin de déterminer toute autre mesure de confidentialité.