Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

En janvier et en février 2015, l’employeur a imposé au demandeur une suspension sans salaire, a révoqué sa cote de fiabilité et l’a ensuite congédié – le demandeur a déposé des griefs contestant ces décisions – l’employeur les a rejetés au palier final de la procédure de règlement des griefs en juillet 2015 – le syndicat a transmis au demandeur les formulaires de renvoi à l’arbitrage pour signature – le demandeur aurait compris de sa discussion avec le syndicat que le renvoi à l’arbitrage serait irrecevable, et que poursuivre cette procédure n’était pas utile – il n’a donc pas signé les formulaires de renvoi à l’arbitrage et n’a eu aucun contact avec le syndicat entre août 2015 et novembre 2016 – en juillet 2016, il a engagé les services d’une avocate pour intenter une action en dommages devant la Cour supérieure du Québec pour compenser le salaire perdu et les dommages subis – après l’audience de la Cour supérieure du Québec, mais avant que cette dernière ne rende sa décision, le demandeur a tenté d’obtenir que l’employeur accepte volontairement de lui accorder une prorogation de délai pour renvoyer ses griefs à l’arbitrage – l’employeur a refusé - en novembre 2016, la Cour supérieure du Québec a rejeté la demande du demandeur sur la base que la procédure de règlement des griefs et d’arbitrage en place faisait perdre compétence à la Cour – le 3 février 2017, le syndicat a demandé à la Commission une prorogation de délai afin de pouvoir renvoyer les griefs à l’arbitrage – la Commission a rejeté la demande – se fondant sur les critères établis dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1, elle a conclu que le demandeur n’avait pas présenté des raisons claires, logiques et convaincantes pour accepter la demande – le syndicat avait suggéré au demandeur de renvoyer ses griefs à l’arbitrage, mais il avait décidé que cela n’en valait pas la peine, et il avait choisi un autre recours qui n’avait mené à rien - le demandeur était représenté tout au long de la procédure – la Commission a également conclus que, considérant les circonstances et les délais, le demandeur avait fait preuve de peu de diligence.

Demande de prorogation de délai rejetée.

Contenu de la décision

Date: 20201202

Dossier: 568-34-374

XR: 566-34-13758 et 13759

 

 

Référence: 2020 CRTESPF 111

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

ALI GUIDARA

 

demandeur

 

et

 

AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

défenderesse

Répertorié

 Guidara c. Agence du revenu du Canada

 

Affaire concernant une demande visant une prorogation de délai en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant :  Renaud Paquet, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le demandeur :  Marie-Hélène Tougas, Institut professionnel de la fonction publique du Canada

Pour la défenderesse :  Me Véronique Newman, avocate

Affaire entendue par vidéoconférence ,

le 27 octobre 2020.


MOTIFS DE DÉCISION

I.  Demande devant la Commission

[1]  Ali Guidara, le demandeur, occupait un poste de conseiller en recherche technologique à l’Agence du revenu du Canada (l’« employeur » ou la « défenderesse »). Son poste était classifié au groupe et au niveau CO-02 et faisait partie d’une unité de négociation dont les membres sont représentés par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (le « syndicat »).

[2]  L’employeur a imposé au demandeur une suspension sans salaire de 25 jours servie en janvier 2015, a révoqué sa cote de fiabilité le 27 janvier 2015, puis l’a congédié le 6 février 2015. Le 7 janvier 2015, le demandeur a déposé un grief contestant la suspension de 25 jours. Le 17 février 2015, le demandeur a aussi déposé un grief pour contester la révocation de sa cote de fiabilité et son congédiement. L’employeur a rejeté les griefs au palier final de la procédure de règlement des griefs le 20 juillet 2015. Le demandeur et le syndicat en ont été informés le 27 juillet 2015.

[3]  Les griefs du demandeur n’ont pas été renvoyés à l’arbitrage dans les délais prescrits. Le 3 février 2017, le syndicat a demandé à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») une prorogation de délai aux termes de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, DORS/2005-79 (le « Règlement »), afin de pouvoir renvoyer les griefs à l’arbitrage.

[4]  Dans sa réponse du 9 mars 2017, l’employeur s’est opposé à la demande de prorogation de délai. Le 20 mars 2017, le syndicat a répondu à l’employeur. Une audience a par la suite été fixée pour juillet 2020, puis reportée en octobre 2020 à cause de la COVID-19.

II.  Résumé des faits et de la preuve soumise par les parties

[5]  À moins d’indications contraires, les parties s’entendent sur les faits entourant cette demande de prorogation de délai tels qu’ils sont relatés dans les arguments écrits des parties. Certains éléments ont aussi été précisés à l’audience, au cours de laquelle le demandeur a été le seul témoin. Plusieurs documents ont aussi été déposés en preuve lors de l’audience.

[6]  Dès le début de la procédure de règlement des griefs, le demandeur a été représenté par son syndicat. Une représentante du syndicat a d’ailleurs signé les deux formulaires de grief. Les énoncés des griefs se lisent comme suit :

Je conteste la mesure disciplinaire, suspension de 25 journées sans solde, remise par mon employeur le 16 décembre 2014, [sic] Cette suspension est abusive, non-fondée et déraisonnable. Cette suspension est basée sur les conclusions du rapport d’enquête et ces conclusions sont erronées et fausses. Le rapport est préjudiciable quant à son contenu.

[…]

Je conteste la révocation de ma cote de fiabilité et mon congédiement. Ce congédiement est injustifié et excessif. La révocation de ma cote de fiabilité est le résultat d’un manquement d’équité procédural [sic] ou de mauvaise foi et n’a pas été fait dans le but véritable tel qu’indiqué par l’employeur.

 

[7]  Le demandeur a obtenu des conseils de son syndicat, y compris quand il a été question de renvoyer les griefs à l’arbitrage après leur rejet par l’employeur au palier final de la procédure de règlement des griefs. Dans son argumentation écrite du 3 février 2017, le syndicat a indiqué qu’il avait dit au demandeur que ses griefs seraient renvoyés à l’arbitrage. Le demandeur a d’ailleurs admis que le syndicat lui avait transmis les deux formulaires de renvoi à l’arbitrage pour signature.

[8]  Selon l’argumentation du 3 février 2017, le syndicat a discuté avec le demandeur des chances de succès du grief contestant le congédiement et la révocation de la cote de fiabilité. Le demandeur aurait compris de cette discussion que le renvoi à l’arbitrage serait irrecevable, car la révocation de la cote de fiabilité était une mesure administrative. Selon lui, il n’était donc pas utile de poursuivre la procédure. Il n’a donc pas signé les formulaires de renvoi à l’arbitrage. Le demandeur a confirmé ce qui précède lors de son témoignage. Il a conclu de sa discussion avec le syndicat que le renvoi à l’arbitrage serait sans issue. En contre-interrogatoire, il a mentionné qu’il ne valait pas la peine de renvoyer à l’arbitrage le grief contestant la suspension de 25 jours, compte tenu qu’il ne pouvait contester son congédiement.

[9]  Le demandeur a témoigné qu’à la fin août 2015, il a essayé de communiquer avec des avocats afin de voir ce qui pouvait être fait. Après diverses démarches, il a finalement trouvé, à l’été 2016, un bureau d’avocats disposé à entreprendre des démarches pour lui. Ainsi, le 11 juillet 2016, Me Yasmina Boukossa a intenté une action en dommages devant la Cour supérieure du Québec réclamant 690 000 $ à l’employeur pour compenser le salaire perdu et les dommages subis par le demandeur.

[10]  Dans une décision rendue le 21 novembre 2016, la Cour supérieure du Québec a rejeté la demande du demandeur sur la base que la procédure de règlement des griefs et d’arbitrage en place faisait perdre compétence à la Cour. Dans sa décision, la Cour reproche par contre à l’employeur de ne pas avoir informé le demandeur qu’il aurait pu renvoyer son grief à l’arbitrage en vertu de l’alinéa 209(1)d) de la Loi, qui a trait au « […] licenciement imposé pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite […] » pour un fonctionnaire d’un organisme distinct.

[11]  Après l’audience de septembre 2016, l’avocate du demandeur a communiqué avec l’employeur pour qu’il accepte volontairement d’accorder une prorogation de délai afin de pouvoir renvoyer les griefs à l’arbitrage. Le demandeur a témoigné que l’employeur avait refusé d’accorder la prorogation demandée.

[12]  Le demandeur a témoigné qu’il n’avait eu aucun contact avec le syndicat entre août 2015 et novembre 2016.

[13]  Le demandeur a témoigné qu’il attendait de « façon interminable » depuis six ans. Cela lui a causé du stress et de l’insécurité. Par souci d’équité, il a demandé d’avoir l’occasion de faire valoir son point de vue à une tierce partie.

III.  Résumé de l’argumentation

A.  Pour le demandeur

[14]  Le demandeur prétend que la suspension de 25 jours qui lui a été imposée était non-fondée et déraisonnable. Il prétend aussi que la décision de le congédier était injustifiée et excessive.

[15]  Tout au long de la procédure de règlement des griefs, le demandeur a collaboré avec son syndicat afin de faire valoir ses droits. Le manque de compréhension du demandeur sur la recevabilité à l’arbitrage du grief contestant la révocation de sa cote de fiabilité est la principale raison pour laquelle il n’a pas signé les formulaires de renvoi à l’arbitrage. Il demande donc que la Commission considère qu’il a agi avec diligence, et qu’il avait l’intention de renvoyer ses griefs à l’arbitrage.

[16]  Selon le demandeur, la Commission et les organisations qui l’ont précédée ont accordé plusieurs demandes de prorogation de délai lorsque les raisons pour expliquer les délais résultaient d’erreurs administratives du demandeur ou étaient imputables au syndicat.

[17]  Il était non équivoque pour l’employeur que, depuis le dépôt de ses griefs, le demandeur contestait les décisions de l’employeur prises contre lui. Le fait de renvoyer les griefs à l’arbitrage ne peut donc prendre l’employeur par surprise. Il devait s’y attendre. D’ailleurs, le demandeur a entrepris une action contre l’employeur à la Cour supérieure du Québec, croyant qu’il ne pouvait renvoyer ses griefs à l’arbitrage.

[18]  L’impact du refus de la demande de prorogation de délai causerait un préjudice irréparable au demandeur, car ses griefs portent sur une suspension de 25 jours et un congédiement. Ce préjudice dépasse largement le préjudice qui serait subi par l’employeur. Bien qu’il soit difficile d’anticiper les chances de succès des griefs, la Commission devrait tenir compte de leur nature dans son analyse de la demande de prorogation de délai.

[19]  Le demandeur prétend que la demande de prorogation de délai devrait être acceptée par souci d’équité, car elle satisfait aux critères établis dans la jurisprudence. Les critères des raisons convaincantes, de la longueur du délai et de la diligence doivent être analysés ensemble et, sur cette base, la demande de prorogation doit être acceptée.

[20]  Enfin, le demandeur ajoute que la Commission aurait dû entendre cette demande de prorogation et en décider bien avant ce temps. Aujourd’hui, le demandeur en paye le prix.

[21]  Le demandeur m’a renvoyé aux décisions suivantes : Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1; Tremblay c. Conseil du Trésor (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2020 CRTESPF 82; D’Alessandro c. Conseil du Trésor (ministère de la Justice), 2019 CRTESPF 79; Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 2228 c. Conseil du Trésor, 2013 CRTFP 144; Riche c. Administrateur général (ministère de la Défense nationale), 2010 CRTFP 107; Hendessi c. Conseil du Trésor et Administrateur général (Agence des services frontaliers), 2012 CRTFP 29; Perry c. Instituts de recherche en santé du Canada, 2010 CRTFP 8; Rabah c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2006 CRTFP 101.

B.  Pour la défenderesse

[22]  L’employeur allègue que l’argument du demandeur à savoir que les griefs n’ont pas été renvoyés à l’arbitrage à cause de son incompréhension de ce qui peut être renvoyé à l’arbitrage ne tient pas. Il s’agit plutôt d’un choix stratégique que le demandeur a fait en s’adressant à la Cour supérieure du Québec. À la suite d’une évaluation de ses chances de succès, le demandeur a décidé, en toute connaissance de cause, d’intenter une action en dommages et intérêts devant la Cour supérieure du Québec plutôt que de se prévaloir du recours approprié, soit le renvoi de ses griefs à l’arbitrage. De plus, l’argument de l’incompréhension ne peut raisonnablement s’appliquer à la mesure disciplinaire de 25 jours.

[23]  Le demandeur a décidé, presque deux mois après la décision de la Cour supérieure du Québec et plus de 18 mois après avoir reçu les réponses à ses griefs du palier final de la procédure de règlement des griefs, d’opter pour un renvoi à l’arbitrage. Les délais sont prévus par la législation, et leur prorogation est une mesure d’exception. Les délais contribuent à la stabilité des relations de travail en déterminant le point final dans le temps pour tout recours qui découlerait d’une décision de l’employeur. La Commission ne peut faire abstraction des délais applicables sur la base que le recours ne convenait pas au plaignant, en l’occurrence le demandeur.

[24]  La demande de prorogation ne satisfait pas aux critères établis par la jurisprudence. Il n’y a pas de raisons claires, logiques et convaincantes pour justifier le retard. Le demandeur a plutôt choisi un autre recours qui lui semblait plus avantageux. Il aurait très bien pu remplir les formulaires applicables et renvoyer ses griefs à l’arbitrage. Ce n’est qu’après avoir été débouté en cour qu’il l’a fait. Qui plus est, il s’est écoulé 18 mois depuis la décision de l’employeur au palier final de la procédure de règlement des griefs.

[25]  La Cour supérieure du Québec a reproché à l’employeur de ne pas avoir informé le demandeur qu’il aurait pu renvoyer son grief à l’arbitrage en vertu de l’alinéa 209(1)d) de la Loi. L’employeur prétend que ce n’est pas son rôle de prodiguer des conseils à un employé sur ses recours à l’arbitrage. Le demandeur était représenté par son syndicat, puis par une avocate qu’il a embauchée. C’est à lui et à ses représentants de décider des recours.

[26]  La défenderesse m’a renvoyé aux décisions suivantes : Schenkman; Martin c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2015 CRTEFP 39; Crête c. Ouellet et Alliance de la Fonction publique du Canada, 2013 CRTFP 96; Edwards c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2019 CRTESPF 126; Featherston c. Administrateur général (École de la fonction publique du Canada) et administrateur général (Commission de la fonction publique), 2010 CRTFP 72; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2014 CRTEFP 4; Legge c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2018 CRTESPF 71; Popov c. Agence spatiale Canadienne, 2018 CRTESPF 49; Popov v. Canada (Attorney General), 2019 FCA 177.

IV.  Analyse et motifs

[27]  Le paragraphe 90(1) du Règlement stipule que le renvoi d’un grief à l’arbitrage peut se faire au plus tard 40 jours après réception de la décision rendue au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Le demandeur a présenté une demande de prorogation de ce délai afin de pouvoir renvoyer ses griefs à l’arbitrage quelques 18 mois après avoir reçu la réponse au dernier palier de la procédure de règlement des griefs.

[28]  La présente demande est présentée aux termes de l’alinéa 61b) du Règlement, qui se lit comme suit :

61 Malgré les autres dispositions de la présente partie, tout délai, prévu par celle-ci ou par une procédure de grief énoncée dans une convention collective, pour l’accomplissement d’un acte, la présentation d’un grief à un palier de la procédure applicable aux griefs, le renvoi d’un grief à l’arbitrage ou la remise ou le dépôt d’un avis, d’une réponse ou d’un document peut être prorogé avant ou après son expiration :

a) soit par une entente entre les parties;

b) soit par la Commission ou l’arbitre de grief, selon le cas, à la demande d’une partie, par souci d’équité.

 

[29]  Les faits entourant cette demande de prorogation de délai sont relativement simples. Le demandeur a été appuyé par son syndicat dans le cadre de ses griefs. En août 2015, le syndicat lui a dit qu’il allait renvoyer ses griefs à l’arbitrage, mais lui a expliqué les limites de l’arbitrage en ce qui concerne les révocations des cotes de fiabilité. Le demandeur a dit avoir conclu de ces explications que l’arbitrage serait sans issue. Il a donc décidé consciemment de ne pas renvoyer ses griefs à l’arbitrage. Puis, le 11 juillet 2016, il a intenté un recours contre l’employeur à la Cour supérieure du Québec. Après l’audience de la Cour, mais avant que cette dernière ne rende sa décision, le demandeur a tenté d’obtenir que l’employeur accepte volontairement de lui accorder une prorogation de délai pour renvoyer ses griefs à l’arbitrage. L’employeur a refusé. Puis, le 21 novembre 2016, la Cour supérieure du Québec a rejeté la demande en justice du demandeur. Le demandeur s’est alors retrouvé à la case départ, et il a voulu renvoyer ses griefs à l’arbitrage. Pour ce faire, le syndicat a présenté une demande de prorogation de délai. Je note aussi que le demandeur n’a eu aucun contact avec le syndicat entre août 2015 et novembre 2016.

[30]  Les critères élaborés dans Schenkman pour analyser les demandes de prorogation de délai ont été maintes fois repris dans la jurisprudence de la Commission. Ils sont les suivants : le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes; la durée du retard; la diligence raisonnable du demandeur; l’équilibre entre l’injustice causée au demandeur et le préjudice que subit le défendeur si la prorogation est accordée; les chances de succès du grief.

[31]  Par ailleurs, les critères sont évalués dans leur ensemble, mais l’importance accordée à chacun d’eux n’est pas nécessairement la même. Il faut examiner les faits qui sont soumis afin de décider de la valeur probante à accorder à chaque critère (Martin aux paras. 59 et 70). Il arrive que certains critères ne s’appliquent pas ou qu’il y en ait seulement un ou deux qui pèsent dans la balance.

[32]  Analysons tout d’abord les raisons pour lesquelles le demandeur n’a pas renvoyé ses griefs à l’arbitrage dans les 40 jours suivant la réception de la réponse au palier final de la procédure de règlement des griefs.

[33]  Selon la preuve soumise, le syndicat était disposé à renvoyer les griefs du demandeur dans les délais prescrits. Il lui a d’ailleurs envoyé les formulaires de renvoi à l’arbitrage. Le demandeur a choisi de ne pas signer les formulaires; il a dit avoir compris de sa discussion avec le syndicat que le grief contestant la révocation de sa cote de fiabilité et son congédiement serait irrecevable. Il a aussi témoigné lors de l’audience qu’il ne valait pas la peine de renvoyer à l’arbitrage son grief contestant sa suspension de 25 jours. Le demandeur a décidé de choisir un autre recours, soit celui de l’action en justice à la Cour supérieure du Québec.

[34]  Le choix de ne pas avoir recours à l’arbitrage a donc été celui du demandeur et non pas celui de son syndicat. Plus tard, la décision d’aller à la Cour supérieure du Québec a aussi été celle du demandeur, cette fois-ci appuyé ou conseillé par une avocate qu’il a lui-même embauchée. La preuve révèle d’ailleurs qu’il n’y a eu aucun contact entre le demandeur et son syndicat entre août 2015 et novembre 2016. On ne peut donc prétendre ici, comme c’est le cas dans plusieurs décisions antérieures de la Commission, qu’il y a eu des erreurs administratives ou autres de la part du syndicat.

[35]  Il est clair qu’un arbitre de la Commission avait compétence pour disposer du grief contestant la suspension de 25 jours. L’autre grief, signé par le demandeur et le syndicat, conteste la révocation de la cote de sécurité sur la base que la révocation est le résultat d’un manquement à l’équité procédurale ou à la mauvaise foi. À moins d’une preuve du contraire, laquelle preuve ne m’a pas été présentée, il me semble peu probable que le syndicat aurait pu laisser croire au demandeur qu’il ne pouvait renvoyer ses griefs à l’arbitrage, même en tenant compte de l’état du droit en août 2015.

[36]  Je suis d’accord avec l’argument de l’employeur voulant que la décision du demandeur de s’adresser à la Cour supérieure du Québec plutôt que de renvoyer ses griefs à l’arbitrage était un choix stratégique qu’il a fait. Après avoir conclu qu’il ne pouvait avoir gain de cause à l’arbitrage, il a consulté une avocate et il a décidé sciemment d’intenter une action en dommages et intérêts devant la Cour supérieure du Québec. Il a appris plus tard, à la suite de la décision de la Cour, qu’il ne s’agissait évidemment pas du bon recours, voire de la bonne stratégie.

[37]  Sur la base de cette analyse des faits et de la jurisprudence pertinente, je conclus que le demandeur ne m’a pas présenté des raisons claires, logiques et convaincantes d’accepter sa demande. Le demandeur a fait un mauvais choix de recours. Il a été conseillé ou représenté tout au long de la procédure, depuis le dépôt de ses griefs jusqu’à l’audience de sa demande de prorogation de délai. Le syndicat a suggéré au demandeur de renvoyer ses griefs à l’arbitrage, mais il a décidé que cela n’en valait pas la peine, et il a choisi un autre recours. Ce recours n’a mené à rien. Il a alors essayé d’obtenir une prorogation de délai. On ne peut prétendre qu’il s’agit là d’une raison convaincante. On ne peut décider consciemment qu’on ne renvoie pas un grief à l’arbitrage parce que les chances de succès ne sont pas bonnes, puis aller ailleurs pour exercer un recours, et enfin revenir à l’arbitrage quand le recours en question ne porte pas fruit.

[38]  Il me semble qu’à la base, le retard doit être justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes, sans quoi les autres critères perdent quelque peu de leur pertinence. Dans Featherston, la Commission va même plus loin en écrivant qu’en l’absence de telles raisons, il n’est pas nécessaire d’évaluer les autres critères (voir le par. 84). Je note que Featherston a été rendue par le même commissaire qui a rendu Schenkman.

[39]  À quoi serviraient les délais dont les parties à la convention collective ont convenu ou qui sont établis par règlement par le législateur si la Commission pouvait les proroger à la suite d’une demande qui n’est pas solidement justifiée? Je ne crois pas que ce soit dans cet esprit qu’a été rédigé l’alinéa 61b) du Règlement.

[40]  Dans Martin, au par. 70, la Commission conclut comme suit son analyse :

[70] […] En l’espèce, j’ai conclu que la demanderesse n’a pas établi que le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes ni qu’elle a fait preuve de diligence raisonnable en donnant suite à son grief. Même si je n’ai pas conclu que l’employeur aurait subi un réel préjudice si une prorogation avait été accordée, dans les circonstances de l’espèce, par souci d’équité pour les deux parties, l’omission de la demanderesse d’établir que le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes ou de faire preuve de diligence raisonnable en donnant suite à son grief m’empêche d’être disposé à accorder la prorogation.

 

[41]  Quoiqu’il en soit, je me pencherai quand même sur les autres critères établis dans Schenkman.

[42]  Dans la présente affaire, les critères du retard et de la diligence sont interreliés. D’une part, la preuve révèle que le demandeur n’a jamais abandonné l’idée de contester les décisions de l’employeur. D’autre part, on parle ici d’un délai de 18 mois. Dans ses décisions précédentes, la Commission a parfois accepté de proroger des délais plus longs, mais elle a aussi refusé de proroger des délais plus courts. Examinons ce qui s’est passé au cours de ces 18 mois. Au départ, le demandeur a reçu la réponse au palier final de la procédure de règlement des griefs le 27 juillet 2015. Le délai de 40 jours l’amenait autour du 8 septembre 2015. Ce n’est que le 11 juillet 2016, soit presque un an après la réponse au palier final, que le demandeur s’est adressé à la Cour supérieure du Québec. La Cour a rendu sa décision le 21 novembre 2016. Ce n’est que le 3 février 2017, soit quelques 10 semaines plus tard, que le demandeur a soumis sa demande de prorogation de délai. Dans de telles circonstances, et avec de tels délais, je conclus que le demandeur n’a fait preuve que de peu de diligence, cette dernière se définissant, rappelons-le, comme la rapidité dans l’exécution d’une tâche.

[43]  D’une part, il va de soi que le préjudice subi par le demandeur de ne pouvoir renvoyer ses griefs à l’arbitrage est important. D’ailleurs, c’est toujours le cas lorsque les demandes de prorogation impliquent des griefs contestant un licenciement. D’autre part, l’employeur a déjà dû se défendre à la Cour supérieure du Québec pour contrer l’action en dommages intentée contre lui. Compte tenu des ressources dont dispose l’employeur, il ne s’agit pas là d’un préjudice très important. Ceci dit, je ne suis pas prêt, sur la seule base d’un préjudice plus important subi par le demandeur, à accepter sa demande. Il me semble, dans la présente affaire, que l’absence d’une raison convaincante l’emporte sur le critère du préjudice.

[44]  Les chances de succès du grief ne peuvent être estimées compte tenu que je n’ai pas entendu les griefs sur le fond. Comme c’est presque toujours le cas dans les décisions de la Commission, je ne tiendrai pas compte de ce critère, si ce n’est que de conclure que ces griefs ne sont pas frivoles.

[45]  Sur la base de ce qui précède, et avant tout parce que le retard n’est pas justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes, je rejette la demande de prorogation de délai du demandeur.

[46]  Les faits entourant la demande du demandeur se comparent difficilement à ceux à la base des décisions auxquelles il me renvoie et qui donnent droit aux demandes de prorogation de délai.

[47]  Dans Riche, le grief avait été transmis du premier au deuxième palier de la procédure de règlement des griefs 14 jours en retard. Le demandeur avait eu des problèmes de santé. De plus, l’employeur n’avait pas envoyé une copie de la réponse au premier palier au syndicat. L’employeur n’a fourni aucune explication pour son manquement à envoyer sa réponse au syndicat, qui avait pourtant représenté le demandeur au premier palier. Le syndicat a agi avec diligence en s’occupant du grief dès qu’il a été informé de la décision au premier palier.

[48]  Dans Hendessi, la demanderesse et le syndicat ont contesté le congédiement de la demanderesse et une prétendue violation de la convention collective au moment du congédiement. Le syndicat aurait dû remplir deux formulaires de renvoi à l’arbitrage, mais il n’en a rempli qu’un seul. Il s’est rendu compte de son erreur 30 jours après l’expiration du délai et il a alors rempli le second formulaire. La demanderesse avait clairement indiqué dans son grief qu’elle contestait son licenciement et qu’elle alléguait une violation de la convention collective.

[49]  Dans Perry, l’avocate de la demanderesse a déclaré avoir posté le formulaire de renvoi à l’arbitrage à la Commission et, le même jour, avoir envoyé une copie par télécopieur à l’employeur. Ce dernier a admis avoir reçu le formulaire de renvoi le jour en question. L’avocate de la demanderesse s’est rendu compte quatre mois plus tard que la Commission n’avait pas reçu le formulaire de renvoi posté quatre mois plus tôt. Elle a alors rempli le formulaire de nouveau et l’a envoyé à la Commission. Elle a présenté par la suite une demande de prorogation de délai.

[50]  Dans Rabah, le demandeur a demandé une prorogation de délai pour déposer un grief à l’encontre de son renvoi en cours de stage 17 mois après avoir été renvoyé. La Commission a accepté sa demande sur la base que le demandeur n’avait aucune idée qu’il était syndiqué dans son emploi au ministère de la Défense nationale, encore moins qu’il pouvait contester son renvoi. Le demandeur avait immigré au Canada une quinzaine d’années auparavant. Il avait depuis occupé divers emplois rémunérés et non rémunérés, mais il n’avait jamais été syndiqué.

[51]  Dans D’Alessandro, le demandeur a expliqué avoir demandé à plusieurs reprises à son syndicat de déposer un grief pour contester sa mise en disponibilité. Le syndicat a omis de le faire. Il a alors déposé une plainte à la Commission alléguant un manquement au devoir de représentation du syndicat. Ce n’est qu’après cette plainte que le syndicat a déposé des griefs en son nom.

[52]  Dans Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 2228, le syndicat avait déposé un grief collectif au nom de certains de ses membres au sujet d’un litige portant sur la rémunération. Le syndicat a omis de renvoyer le grief à l’arbitrage dans les délais. Quand il s’en est rendu compte plusieurs mois après l’expiration du délai, il a présenté une demande prorogation de délai. Les fonctionnaires visés croyaient que le grief avait été renvoyé à l’arbitrage par le syndicat. Ils ne pouvaient le faire eux-mêmes comptes tenus de la nature du grief.

[53]  Dans la présente affaire, la représentante du demandeur a particulièrement insisté sur Tremblay, dont les faits ressemblent en partie à ceux de la présente demande. Dans Tremblay, la fonctionnaire s’estimant lésée avait consulté le programme d’aide aux employés (PAE) offert par l’employeur. Les confidences faites par la fonctionnaire s’estimant lésée ont été partagées aux gestionnaires de l’employeur par l’intervenante externe du PAE. Dès décembre 2009, la fonctionnaire s’estimant lésée a envisagé de déposer un grief pour se plaindre du traitement du PAE à son égard. Le syndicat l’a informée qu’elle ne pouvait déposer un grief, puisque le PAE est un service offert à l’extérieur. Le syndicat lui a plutôt conseillé d’entamer une poursuite civile, ce qu’elle a fait. La Cour supérieure du Québec lui a donné raison et a accepté sa réclamation pour le bris de confidentialité, les dommages psychologiques et la perte de salaire. L’employeur a porté cette décision en appel, et la Cour d’appel du Québec en a jugé autrement en déterminant que la fonctionnaire s’estimant lésée aurait dû déposer un grief plutôt que de s’adresser aux tribunaux. La fonctionnaire s’estimant lésée a présenté une demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada. Cette demande a plus tard été rejetée. En attendant la décision de la Cour suprême du Canada, la fonctionnaire s’estimant lésée a décidé de présenter un grief à l’employeur. Il s’était écoulé sept années depuis les incidents en question. L’employeur s’est opposé au grief sur la base des délais. La fonctionnaire s’estimant lésée a alors présenté une demande de prorogation de délai.

[54]  En fonction des critères établis dans Schenkman, la Commission a accepté la demande de prorogation dans Tremblay. Les renseignements fournis par le syndicat laissaient croire que la fonctionnaire s’estimant lésée ne pouvait déposer de grief et devait s’adresser aux tribunaux. La fonctionnaire s’estimant lésée a été diligente tout au long du processus de contestation. La Commission a aussi noté que les faits qui seraient présentés dans le cadre de l’audience du grief avaient déjà été présentés à la Cour supérieure du Québec. La Commission n’était pas liée par la décision de la Cour, mais a pris note que la Cour avait donné raison à la fonctionnaire s’estimant lésée sur le fond de l’affaire et que, à tout le moins, cet élément de l’analyse penchait plutôt en faveur de la prorogation du délai.

[55]  Certains éléments clés de la demande du demandeur diffèrent suffisamment des faits dans Tremblay, et m’amènent plutôt à rejeter sa demande. L’élément le plus important est que le demandeur lui-même a décidé de ne pas renvoyer ses griefs à l’arbitrage. Ce n’est pas le syndicat qui lui a dit que ses griefs n’étaient pas arbitrables. C’est lui seul qui a pris la décision de s’adresser à la Cour supérieure du Québec. Le syndicat lui avait d’ailleurs envoyé les formulaires de renvoi à l’arbitrage pour signature. Qui plus est, il est clair que le fait que la Cour supérieure du Québec ait donné raison à la fonctionnaire s’estimant lésée sur le fond du litige dans Tremblay a influencé la décision de la Commission. Dans la présente affaire, la Cour supérieure du Québec a limité son analyse sur sa compétence pour entendre l’affaire.

[56]  Le demandeur a attiré mon attention sur le fait que la Cour supérieure du Québec avait reproché à l’employeur de ne pas l’avoir informé qu’il aurait pu renvoyer son grief à l’arbitrage en vertu de l’alinéa 209(1)d) de la Loi. Je suis d’accord avec l’employeur que ce n’est pas son rôle de prodiguer des conseils à un employé sur ses recours à l’arbitrage. Le demandeur était représenté tout au long de la procédure. Il lui appartenait, ainsi qu’à ses représentants, de décider des recours à prendre.

[57]  Le demandeur a mentionné que la Commission aurait dû entendre cette demande de prorogation et en décider bien avant. Il dit aujourd’hui en payer le prix. Il a bien raison sur ce point. Si cette décision avait été rendue plus tôt, il aurait pu tourner la page bien avant. Toutefois, ce n’est évidemment pas un motif sur lequel je peux me baser pour accepter sa demande de prorogation de délai. Je ne peux que m’en excuser au nom de la Commission.


V.  Ordonnance

[58]  La demande de prorogation de délai est rejetée.

[59]  Les dossiers de griefs portant les numéros 566-34-13758 et 13759 sont clos.

Le 2 décembre 2020.

Renaud Paquet,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

 

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