Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

L’employeur a suspendu le fonctionnaire s’estimant lésé, pendant enquête, à la suite du dépôt d’accusations criminelles – le fonctionnaire s’estimant lésé a contesté sa suspension, qui a duré 11 mois – l’employeur s’est opposé à la compétence de la Commission – la Commission a conclu que la suspension ne constituait pas une mesure administrative, compte tenu de sa durée (Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada) 2014 CRTFP 28; et Canada c. Rinaldi, dossier de la Cour fédérale T-761-96 (19770225)) – la Commission a également conclu que la suspension était une mesure disciplinaire déguisée du fait de ses conséquences disproportionnées sur le fonctionnaire s’estimant lésé – la Commission a donc conclu qu’elle avait compétence pour entendre le grief – la Commission a noté que l’employeur avait nié l’existence d’une mesure disciplinaire et n’avait présenté aucune preuve de conduite répréhensible de la part du fonctionnaire s’estimant lésé.

Objection rejetée.
Grief accueilli.

Contenu de la décision

Date: 20210302

Dossier: 566-02-10379

 

Référence: 2021 CRTESPF 20

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Réjean Lemieux

fonctionnaire s’estimant lésé

 

et

 

ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL

(Service correctionnel du Canada)

 

défendeur

Répertorié

Lemieux c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage

Devant : Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le fonctionnaire s'estimant lésé : François Ouellette, avocat

Pour le défendeur : Alexandre Toso, avocat

Affaire entendue par vidéoconférence,

du 27 au 29 octobre 2020.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Grief individuel renvoyé à l'arbitrage

[1] Le 20 août 2014, Réjean Lemieux, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire ») a présenté un grief contestant sa suspension sans solde.

[2] Le 1er novembre 2014, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2013, ch. 40, art. 365) a été proclamée en vigueur (TR/2014‑84) et a créé la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique, qui remplace la Commission des relations de travail dans la fonction publique et le Tribunal de la dotation de la fonction publique. Le même jour, les modifications corrélatives et transitoires édictées par les articles 366 à 466 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013 (L.C. 2013, ch. 40) sont aussi entrées en vigueur (TR/2014‑84). En vertu de l’article 393 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013, une instance engagée au titre de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 2) avant le 1er novembre 2014 se poursuit sans autres formalités en conformité avec la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, dans sa forme modifiée par les articles 365 à 470 de la Loi no 2 sur le plan d’action économique de 2013.

[3] Le 2 décembre 2014, le fonctionnaire a renvoyé son grief à l’arbitrage.

[4] Le 19 juin 2017, la Loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et d’autres lois et comportant d’autres mesures (L.C. 2017, ch. 9) a reçu la sanction royale et a modifié le nom de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et le titre de la Loi sur les relations de travail dans le fonction publique pour qu’ils deviennent, respectivement, la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») et la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (la « Loi »).

[5] Le fonctionnaire travaillait pour le Service correctionnel du Canada (le « Service ») comme intervenant de première ligne à l’Établissement Joliette pour femmes. Il faisait partie d’une unité de négociation représentée par l’Union of Canadian Correctional Officers – Syndicat des agents correctionnels du Canada – CSN (l’« agent négociateur »). L’employeur avec lequel l’agent négociateur a conclu une convention collective (dont la date d’expiration est le 31 mai 2014) est le Conseil du Trésor, mais pour les fins de la présente décision, le terme « employeur » renvoie au Service, à qui les pouvoirs d’employeur sont délégués par le Conseil du Trésor.

[6] Le 16 juillet 2014, le fonctionnaire a été inculpé de cinq chefs d’accusation liés à des agressions sexuelles, dont certaines alors que la victime alléguée était d’âge mineur, et le fonctionnaire en position d’autorité alléguée. Les faits sous-jacents aux accusations remontaient à la période de 1976 à 1987.

[7] Dès le 17 juillet 2014, le fonctionnaire a été suspendu sans solde pendant que l’employeur faisait enquête sur la situation. Le 20 août 2014, le fonctionnaire a déposé un grief contre sa suspension sans solde, qui se lisait comme suit : « Je conteste la décision de l’employeur de me suspendre depuis le 17 juillet 2014. Je conteste de plus que cette suspension soit sans solde. » Comme mesure de redressement, le fonctionnaire demandait d’être réintégré dans ses fonctions et de recevoir le salaire dû depuis le 17 juillet.

[8] L’employeur a soulevé une objection relativement au grief, soutenant qu’il n’est pas arbitrable, puisque selon lui, la suspension était administrative et non disciplinaire. L’employeur soutient que le grief ne peut être renvoyé à l’arbitrage aux termes de l’article 209 de la Loi. J’ai indiqué aux parties qu’il me fallait des éléments de preuve pour trancher l’objection. Par conséquent, l’audience a été tenue. Je traite de l’objection dans mon analyse.

II. Résumé de la preuve

[9] Afin de faciliter la tenue de l’audience par vidéoconférence, j’ai demandé aux parties de préparer par écrit le témoignage principal des témoins, de sorte que l’audience servirait au contre-interrogatoire et au ré-interrogatoire, si nécessaire. À l’audience, chaque témoin a affirmé solennellement la véracité de son témoignage, écrit et oral.

[10] L’employeur a convoqué trois témoins : Sonya Forget, directrice adjointe aux Opérations, de 2007 à 2019, à l’Établissement Joliette; Josée Brunelle, sous-directrice du Centre fédéral de formation, de 2008 à 2016; et Geneviève Thibault, directrice de l’Établissement Joliette, de septembre 2012 à avril 2015. De son côté, le fonctionnaire a témoigné et a convoqué deux autres témoins, Melissa Tremblay et Luc Blackburn, tous deux représentants syndicaux.

[11] Dans l’ensemble, les témoignages n’étaient pas contradictoires, et ils s’appuyaient sur une preuve documentaire déposée de consentement. Je résumerai donc les faits tels qu’ils ont été présentés dans les témoignages et la preuve documentaire sans attribution sauf lorsque nécessaire.

[12] Le fonctionnaire a travaillé de 1990 à 2008 dans le système correctionnel québécois. De 1990 à 1998, il était officier correctionnel, chargé d’assurer la sécurité dynamique et d’encadrer le cheminement des détenus dont il avait la charge de dossier. De 1998 à 2008, il était cadre, chargé de supervision, de tâches administratives et de tâches de conseiller.

[13] En octobre 2008, il a été embauché par l’employeur, comme intervenant de première ligne à l’Établissement Joliette, un pénitencier pour femmes. La politique du Service est de n’avoir comme agents correctionnels dans les établissements pour femmes que des intervenants de première ligne, classifiés au groupe et au niveau CX-2. L’intervenant de première ligne a deux rôles principaux : assurer la sécurité dynamique de l’établissement et encadrer quelques détenues dans leur démarche de réhabilitation.

[14] Dans son témoignage, Mme Forget a décrit le contexte particulier des établissements pour femmes, où l’accent est mis sur la relation d’aide que les intervenants de première ligne doivent entretenir avec les détenues. Elle souligne notamment comme suit comment se fait le recrutement d’intervenants de première ligne masculins appelés à travailler avec des détenues :

[…]

12. Le personnel correctionnel masculin est admis à travailler dans un établissement pour femmes, mais sous un mode de recrutement différent de celui des établissements pour hommes. Tous les potentiels employés doivent passer un processus de dotation spécifique visant à évaluer leur capacité à travailler avec des femmes. Tous les IPL [intervenants de première ligne] sont triés sur le volet pour s’assurer qu’ils soient en mesure d’offrir une grande capacité d’intervention et qu’ils soient des modèles positifs dans la vie des détenues. Ils doivent être en mesure de mettre des limites claires envers les détenues, qui peuvent parfois développer une relation amoureuse ou un lien paternel avec un IPL masculin.

[…]

[15] En 2011, le fonctionnaire a été nommé gestionnaire correctionnel (groupe et niveau CX-4) à titre intérimaire. Durant cette période, il relevait de Josée Campeau, alors sous-directrice de l’Établissement Joliette. Le fonctionnaire affirme avoir eu une relation conflictuelle avec Mme Campeau pendant cette période. Il affirme également ne pas avoir obtenu le poste permanent de gestionnaire correctionnel en raison de l’opposition virulente de Mme Campeau.

[16] Le fonctionnaire a également décrit une relation conflictuelle avec Mme Forget; celle-ci l’a niée à l’audience. Le fonctionnaire s’est rappelé d’incidents précis où il avait fait des suggestions, ou donné des explications, que Mme Forget refusait d’entendre. Mme Forget, comme on le verra plus loin, est celle qui a rédigé les analyses qui motivent la suspension.

[17] Le 16 juillet 2014, le fonctionnaire s’est présenté au poste de police de Joliette en réponse à un appel de la Sûreté du Québec. On l’a alors informé que des chefs d’accusations seraient portés contre lui, à la suite de la dénonciation d’une personne se disant victime d’agression sexuelle. Les allégations portaient sur une période s’étendant de 1975 à 1987; au cours de cette période, le fonctionnaire aurait été en position d’autorité par rapport à la victime alléguée. Les accusations portent sur la période de 1976 à 1987, le fonctionnaire ayant atteint dix-huit ans en 1976.

[18] Devant les policiers, et plus tard dans le cadre de l’enquête disciplinaire menée par l’employeur, le fonctionnaire a reconnu qu’il connaissait la victime alléguée; il a toujours soutenu que les accusations n’étaient pas fondées. Il a été remis en liberté avec promesse de comparaître sous trois conditions : ne pas posséder d’arme à feu, ne pas communiquer avec la victime alléguée et aviser la Sûreté du Québec de tout changement d’adresse.

[19] Le 17 juillet 2014, l’employeur a communiqué avec le fonctionnaire, par téléphone et par lettre, pour l’informer qu’il était suspendu sans solde « […] en attendant l’issue d’une enquête ».

[20] Un comité d’enquête disciplinaire a été constitué dès le 18 juillet 2014. Mme Brunelle dirigeait l’enquête, avec Daniel Melançon, coordonnateur régional au renseignement de sécurité, à titre de membre du comité d’enquête. Le fonctionnaire s’est présenté à l’entrevue avec les enquêteurs le 24 juillet 2014, accompagné de deux représentants syndicaux.

[21] Lors de cette entrevue, le fonctionnaire a informé les enquêteurs des chefs d’accusation, des procédures prévues et du fait qu’il plaiderait non coupable. Sur les conseils de son avocat de ne pas discuter des accusations, il a refusé de fournir d’autres détails sur les faits entourant les allégations.

[22] L’employeur lui a fait parvenir deux lettres, l’une datée du 25 juillet 2014, qui rétablissait le versement de son salaire à partir du 17 juillet 2014, l’autre datée du 31 juillet 2014, qui confirmait la décision initiale de le suspendre sans solde à partir du 17 juillet 2014.

[23] Lors de l’audience, Mme Thibault (la directrice à l’époque de l’Établissement Joliette) a expliqué ces décisions contradictoires par l’analyse menée sur la situation qui a confirmé à l’employeur la justesse de la suspension sans solde dès son début.

[24] Mme Forget (la directrice adjointe aux Opérations à l’époque) a expliqué lors de l’audience qu’elle avait été informée dès le 14 juillet 2014 des accusations qui allaient être portées contre le fonctionnaire. La Sûreté du Québec l’a informée des cinq chefs d’accusation; les allégations couvraient la période de 1975 à 1987, la victime alléguée était une personne mineure et le fonctionnaire aurait été en position d’autorité à son égard. Mme Forget a expliqué comme suit la réaction de l’employeur :

[…]

24. La direction de l’établissement a été très préoccupée par la gravité et la quantité des accusations portées contre le fonctionnaire s’estimant lésé, en plus de la période de temps sur laquelle les actes reprochés se seraient poursuivis. La sévérité de ces accusations nous a dévoilé un pan de lui que nous ne connaissions pas et qui ne nous avait pas été divulgué lors de son embauche. Ceci explique la rapidité avec laquelle nous avons agi pour obtenir un ordre de convocation pour démarrer une enquête. En parallèle, la direction a considéré les risques liés à sa présence en établissement, étant donné la responsabilité du Service correctionnel à l’égard d’une clientèle fragile et vulnérable, ainsi que sa responsabilité à l’égard de ses autres employés.

[…]

[25] D’après l’ordre de convocation émis par Mme Thibault pour constituer le comité d’enquête disciplinaire, le comité était chargé de fournir un compte-rendu complet des circonstances entourant la mise en accusation du fonctionnaire. Mme Brunelle a bien souligné que l’enquête disciplinaire ne faisait pas partie d’un processus disciplinaire. Les résultats de l’enquête pourraient aboutir à des mesures disciplinaires, mais ce n’était pas le rôle du comité de les recommander et encore moins de les imposer. Cette décision revenait entièrement à la direction de l’Établissement Joliette.

[26] Le 23 juillet 2014, dans le cadre de son enquête, le comité d’enquête disciplinaire a rencontré un enquêteur de la Sûreté du Québec (qui remplaçait l’enquêteur principal, alors en vacances) qui a confirmé les chefs d’accusation (agression sexuelle) et donné un peu plus de détails sur la victime alléguée. Les faits se seraient déroulés entre 1975 et 1987, la victime alléguée avait quatre ans de moins que le fonctionnaire, et celui-ci aurait été en position d’autorité. Les accusations portaient sur des faits à partir de 1976, parce que le fonctionnaire était encore mineur en 1975.

[27] L’enquêteur policier a ajouté que le fonctionnaire n’était pas connu de la police avant la dénonciation de la victime alléguée, qu’il n’avait aucun autre dossier et que, jusqu’à ce moment (juillet 2014), il n’y avait pas eu médiatisation des accusations. Toutefois, à son avis, le dossier pourrait attirer l’attention des médias, compte tenu de l’emploi du fonctionnaire.

[28] Le comité d’enquête disciplinaire a rencontré le fonctionnaire le lendemain; il était accompagné de deux représentants syndicaux. Au cours de cette rencontre, le fonctionnaire a nié les accusations, mais n’a pas voulu donner plus de détails. À cet égard, Mme Brunelle a fait le commentaire suivant dans son témoignage : « […] une position que le [comité d’enquête disciplinaire] jugeait par ailleurs légitime en raison des procédures criminelles en cours contre lui ».

[29] Dans son rapport en date du 7 août 2014, le comité d’enquête disciplinaire a conclu, dans les mots de Mme Brunelle, « […] que le fonctionnaire avait commis des manquements de nature à porter atteinte à l’image du Service correctionnel ». Mme Brunelle a expliqué cette conclusion comme suit :

[…] Les accusations étaient graves et portaient sur des faits s’étalant sur une période de plusieurs années. De plus, les éléments de preuve recueillis par l’enquête policière avaient été jugés suffisants pour donner lieu à une arrestation et au dépôt d’accusations par le substitut du Procureur Général. Compte tenu de son statut d’agent de la paix et de son rôle d’agent correctionnel, la conduite du fonctionnaire s’estimant lésé était susceptible de ternir l’image du Service correctionnel. […]

[30] Je note que le fonctionnaire n’a pas été arrêté; on lui a demandé par téléphone de se présenter au poste de police. Après son entrevue, il est reparti chez lui, sur promesse de comparaître.

[31] En contre-interrogatoire, Mme Brunelle a maintenu sa position. Malgré la présomption d’innocence dont le fonctionnaire bénéficiait légalement, le fait que des accusations graves aient été portées montraient, selon elle, qu’il y avait quelque chose dans les allégations. D’après elle, ni les services policiers ni les procureurs de la Couronne n’agissent à la légère. D’où sa conclusion que le fait même d’être accusé implique une atteinte au Code de discipline du Service et au Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique.

[32] Le rapport d’enquête disciplinaire précise que les actes reprochés au fonctionnaire débutent en 1975, d’après la victime alléguée, mais les accusations ne commencent qu’en 1976, à la date où le fonctionnaire atteint l’âge de la majorité. L’enquêteur policier a indiqué que la victime alléguée avait quatre ans de moins que le fonctionnaire, et qu’il y aurait eu, à l’origine, un certain lien d’autorité entre le fonctionnaire et la victime alléguée.

[33] Le rapport d’enquête disciplinaire conclut de la façon suivante :

À la lumière des informations recueillies durant la présente enquête, le comité est d’avis que M. Réjean Lemieux a commis des manquements relativement aux règles suivantes :

Code de discipline (8c) : « se conduit d’une manière susceptible de jeter le discrédit sur le Service, qu’il soit de service ou non ».

Règles de conduite professionnelle, (2) : conduite et apparence : « Le comportement d’une personne, qu’elle soit de service ou non, doit faire honneur au Service correctionnel du canada et à la fonction publique. Tous les employés doivent se comporter de façon à rehausser l’image de la profession. » Dans le texte des Règles, l’élément de modèle pour les délinquants est aussi soulevé.

Aussi, en fonction des mêmes éléments, le comité estime que M. Lemieux a dérogé au Code de valeurs et d’éthique du secteur public en ce qui a trait aux valeurs liées à l’intégrité : « Les fonctionnaires se conduisent toujours avec intégrité et d’une manière qui puisse résister à l’examen public le plus minutieux; cette obligation ne se limite pas à la simple observation de la loi » (3.1). En 3.4 : « Ils agissent de manière à préserver la confiance de leur employeur ».

Tel qu’établi dans la section « Analyse » précédente, le comité estime que les accusations criminelles dont fait l’objet M. Lemieux constituent des manquements aux règles énoncées ci-haut. Même si le processus judiciaire prévoit la présomption d’innocence, il appert que la gravité des accusations portées porte atteinte à l’image du [Service] et du lien de confiance du [Service] envers son employé. Compte tenu de son statut d’agent de la pax, de son rôle d’agent correctionnel, il est susceptible de ternir l’image du [Service].

[Les passages en évidence le sont dans l’original]

[34] Mme Brunelle a reconnu qu’il était impossible pour le comité d’enquête disciplinaire de déterminer si le fonctionnaire était effectivement coupable des actes reprochés. Elle ajoute dans son témoignage ce qui suit :

[…] Par conséquent, le spectre d’une condamnation continuait de planer sur sa relation d’emploi avec le Service correctionnel, et avec lui, l’ensemble des conséquences réputationnelles significatives qui y étaient associées, notamment auprès du public, des délinquants, des employés et des partenaires du Service correctionnel. […]

[35] Le fonctionnaire a déposé un grief contre sa suspension le 20 août 2014. Il affirme n’avoir eu jusqu’alors aucun dossier disciplinaire, ce qui n’a pas été contredit.

[36] Le rapport du comité d’enquête disciplinaire a été remis au fonctionnaire au début de septembre, et le fonctionnaire a été convoqué à une audience disciplinaire, qui devait avoir lieu le 19 septembre 2014. Il ne s’est pas présenté à cette audience disciplinaire, mais il était sous l’impression qu’un représentant syndical y assisterait. Ce représentant n’a pas témoigné à l’audience. Toutefois, il a adressé une lettre à l’employeur en date du 26 septembre 2014, dans laquelle il demandait la réintégration du fonctionnaire et le versement de son salaire.

[37] Selon les témoins de l’employeur, la suspension sans solde et le processus de l’enquête disciplinaire étaient deux démarches complètement distinctes. L’enquête disciplinaire cherchait à établir s’il y avait eu inconduite, auquel cas des mesures disciplinaires seraient imposées.

[38] Mme Brunelle a fait état de la suite de l’enquête disciplinaire, qui n’a consisté qu’à suivre le cours de la procédure criminelle. Le Service n’a recherché aucune information supplémentaire sur les allégations. Mme Brunelle a parlé à l’enquêteur de la Sûreté du Québec désigné au dossier en mars 2015. Celui-ci a déclaré qu’il n’y avait eu aucune attention de la part des médias lors des comparutions. L’enquête préliminaire a eu lieu en novembre 2015; le fonctionnaire avait démissionné en juillet 2015.

[39] D’après les témoins de l’employeur, la suspension sans solde n’était pas liée à l’enquête disciplinaire, mais bien au fait que le fonctionnaire avait été accusé au criminel, et que l’employeur devait donc déterminer s’il pouvait maintenir le fonctionnaire dans ses fonctions (ou lui offrir d’autres fonctions), compte tenu de la gravité des accusations et la possibilité de répercussions pour le Service.

[40] L’imposition et le maintien d’une suspension sans solde dans les circonstances où des accusations criminelles sont portées contre un employé sont régis par une analyse fondée sur ce qu’on appelle les critères Larson (tirés de la décision Larson c. Canada (Service correctionnel), 2002 CRTFP 9). Je cite ici le passage pertinent de la décision Larson, puisque l’employeur prétend s’être fondé sur ces critères pour suspendre le fonctionnaire et maintenir sa suspension jusqu’au moment de sa démission, en juillet 2015 :

[161] La principale question à trancher en l’espèce a trait à une suspension indéfinie en attendant l'issue d’une procédure pénale. Bien que ni l’un ni l'autre des avocats des parties ne les ait expressément invoqués, les critères établis par l'arbitre Kennedy, dans l'affaire RE: Ontario Jockey Club and S.E.I.U. Local 528 (1977), 17 L.A.C. (2d) 176, sont largement acceptés dans la jurisprudence; en septembre 2000, ils ont été cités dans RE: Hamilton Regional Cancer Centre and Canadian Union of Public Employees, Local 3566 (2000), 91 L.A.C. (4th) 333.

Ces critères, précisés aux pages 178 et 179 de cette dernière décision, sont les suivants :

[Traduction]

1. La question, dans un grief de cette nature, n'est pas de savoir si l'employé s'estimant lésé est coupable ou innocent, mais de déterminer si sa présence, en tant qu'employé de la compagnie, peut être considérée comme posant un risque raisonnablement sérieux et immédiat aux intérêts légitimes de l'employeur.

2. C'est à la compagnie qu'il incombe de convaincre le tribunal de l'existence d'un tel risque, et le simple fait qu'une accusation au criminel a été portée n'est pas suffisant pour s'acquitter de ce fardeau. La compagnie doit aussi établir que la nature de l'accusation est telle qu'elle risque d'avoir un effet dommageable, préjudiciable ou nuisible pour la réputation de la compagnie ou du produit, qu'elle peut rendre l'employé inapte à s'acquitter correctement de ses fonctions, qu'elle aura un effet préjudiciable sur les autres employés de la compagnie ou sur ses clients, ou encore qu'elle entachera la réputation générale de la compagnie.

3. La compagnie doit prouver qu'elle a bel et bien enquêté du mieux qu'elle le pouvait sur l'accusation au criminel, en essayant sincèrement d'évaluer le risque que présente le maintien de l'employé s'estimant lésé dans ses fonctions. Sur ce point, le fardeau de la preuve imposé à la compagnie est bien moindre lorsque la police a déjà enquêté sur l'affaire et qu'elle a déjà obtenu des preuves suffisantes pour que des accusations soient portées que lorsque c'est la compagnie qui entame les procédures.

4. Il incombe également à la compagnie de démontrer qu'elle a pris des mesures raisonnables pour s'assurer si le risque lié au maintien de l'employé s'estimant lésé dans ses fonctions pouvait être réduit par des moyens tels qu'une surveillance plus serrée ou une mutation dans un autre poste.

5. Durant la période de suspension, il incombe toujours à la compagnie d'envisager objectivement la possibilité d'une réintégration de l'employé dans son poste dans un délai raisonnable suivant la suspension, à la lumière des nouveaux faits ou des nouvelles circonstances qui pourraient être portés à l'attention de la compagnie pendant la suspension. Là encore, ces aspects doivent être évalués compte tenu de l'existence d'un risque raisonnable pour les intérêts légitimes de la compagnie.

[41] Il s’agissait aussi dans l’affaire Larson d’un agent correctionnel accusé au criminel. L’employeur dans cette affaire a également soutenu que la suspension était administrative, mais l’arbitre a jugé que, dans les faits, elle était vraiment de nature disciplinaire, parce que punitive en raison de sa durée, et parce que les critères n’avaient pas été respectés. Autrement dit, si elle n’est pas excessivement longue et si les critères sont respectés, on peut conclure que la suspension est effectivement administrative.

[42] Mme Thibault a témoigné ne pas s’être appuyée sur le raisonnement du comité d’enquête disciplinaire pour maintenir la suspension sans solde. Il s’agissait plutôt de préserver la réputation du Service. Elle croyait que, si les médias avaient eu vent de l’affaire (ce qui n’est pas arrivé, sauf au moment de l’acquittement du fonctionnaire), le Service aurait été éclaboussé du fait de maintenir le salaire d’un employé accusé d’agression sexuelle, dans un contexte où, selon la victime alléguée, il y avait une relation d’autorité.

[43] L’analyse selon les critères Larson était faite de façon périodique par Mme Forget, puis révisée et signée par Mme Thibault, jusqu’au départ de cette dernière en avril 2015. Les dernières analyses ont été signées par la directrice qui a remplacé Mme Thibault en avril 2015, Cynthia Racicot. Mme Forget a témoigné que la gravité et la nature des accusations, compte tenu de la population vulnérable de l’Établissement Joliette, ne permettaient pas de garder le fonctionnaire en établissement. La population générale, les détenues, les collègues et les partenaires communautaires n’auraient pas été d’accord pour maintenir en fonction un présumé agresseur sexuel. Ni Mme Forget ni Mme Thibault n’ont expliqué comment les personnes autres que la direction en seraient arrivées à cette conclusion.

[44] Dans son témoignage, Mme Forget résume ainsi le raisonnement de l’employeur pour imposer, rétablir et maintenir la suspension sans solde :

[…]

36. Même s’il ne s’agissait que d’accusations et non d’une condamnation, celles-ci étaient tellement graves que la direction ne pouvait pas, compte tenu du mandat du Service correctionnel, se permettre de maintenir l’employé en poste à l’établissement de Joliette ou dans n’importe quel autre établissement. La direction a considéré que d’envoyer le fonctionnaire s’estimant lésé dans un autre établissement aurait simplement rejeté ce problème sur le dos de cet autre établissement et n’aurait pas minimisé le risque pour l’image du Service correctionnel ou la confiance que lui portent divers intervenants et partenaires.

37. La direction a considéré la possibilité de réaffecter le fonctionnaire s’estimant lésé à des tâches cléricales, à des postes sans contacts avec des détenues, ou encore d’augmenter le niveau d’encadrement et de supervision à son égard. Toutefois, ces pistes ne surmontaient pas le problème relatif à l’image et au mandat du Service correctionnel relié au maintien en poste d’un présumé agresseur sexuel en position d’autorité sur un mineur. En tant qu’organisme chargé d’application de la loi, le Service correctionnel ne voulait pas continuer à donner accès à ses établissements à une personne susceptible d’être reconnue coupable de tels abus s’étalant sur une période de 12 ans.

[…]

[45] Toujours selon Mme Forget, la suspension sans solde était conforme à l’Entente globale conclue entre l’agent négociateur et le Service en marge de la convention collective. Mme Forget cite dans son témoignage écrit l’extrait suivant de l’Entente globale à l’article III-C :

[…]

[…] 2. Dans les cas où le ou la gestionnaire au niveau local est satisfait-e que le maintien de la présence de l’employé-e sur les lieux du travail pose un risque grave et immédiat envers le personnel, les détenu-es, le public ou la réputation du [Service], l’employé-e peut être suspendu-e sans traitement jusqu’à ce que l’enquête soit terminée et qu’une décision ait été rendue à son sujet. […]

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

[46] Les parties ont déposé en preuve les 13 analyses selon les critères Larson ainsi que les 16 lettres de suspension qui en ont découlé. En principe, l’analyse devait être refaite à chaque trois semaines, mais il semble qu’il y ait eu des périodes où elle n’était pas faite.

[47] D’après la preuve, les 16 lettres de suspension sont datées comme suit : les 17, 25 et 31 juillet, le 10 septembre, les 2 et 20 octobre, et les 1er et 22 décembre 2014; les 9 et 30 janvier, le 20 février, le 13 mars, le 10 avril, le 25 mai, et les 11 et 30 juin 2015.

[48] Les 13 analyses portent les dates suivantes : le 25 juillet, le 19 août, le 3 septembre, le 1er octobre, et les 1er et 22 décembre 2014; les 9 et 30 janvier, le 20 février, le 13 mars, le 10 avril, le 25 mai et le 11 juin 2015. Comme on peut le constater, les lettres de suspension font généralement suite à une analyse. On peut également constater, à la lecture des lettres et des analyses, qu’après décembre 2014, les lettres et les analyses ne changent à peu près plus.

[49] La première lettre de suspension, en date du 17 juillet 2014, annonce la tenue d’une enquête « […] sur une inconduite présumée de votre part […] », soit la mise en accusation. La lettre indique ce qui suit :

[…]

L’analyse de la situation nous mène à la conclusion que votre présence en établissement comporte un risque raisonnablement sérieux et immédiat aux intérêts de l’employeur. Nous estimons que la nature des allégations vous rend inapte à vous acquitter correctement de vos fonctions, en plus d’avoir un effet préjudiciable sur la crédibilité de l’organisation.

Ainsi, vous êtes suspendu sans solde à partir du 17 juillet 2014 et ce, pour une période indéterminée. […]

[…]

[50] Tel qu’il a été énoncé précédemment, la lettre du 25 juillet 2014 renversait la suspension sans solde et rétablissait le salaire du fonctionnaire. La lettre de suspension du 31 juillet 2014 rétablissait la suspension sans solde, rétroactive au 17 juillet 2014.

[51] D’après la preuve, 12 des 16 lettres de suspension faisaient suite aux analyses selon les critères Larson. La première de ces analyses est datée du 25 juillet 2014.

[52] L’analyse selon les critères Larson se fait en étudiant les cinq critères suivants :

1) La présence de l’employé pose-t-elle un risque raisonnablement sérieux et immédiat aux intérêts légitimes du Service? Le formulaire que le Service utilise précise que le risque doit être clairement établi.

2) Le Service doit démontrer que la nature de l’accusation entraîne un risque pour la réputation du Service, ou rend l’employé inapte à remplir ses fonctions ou aura un effet préjudiciable sur les employés ou les clients du Service.

3) Le Service doit montrer qu’il a bien fait enquête sur l’accusation afin d’évaluer le risque de garder le fonctionnaire dans ses fonctions. Le fardeau est moindre si l’enquête policière a eu lieu et a abouti à la mise en accusation.

4) Le Service doit démontrer qu’il a vérifié s’il était possible de diminuer le risque en affectant le fonctionnaire à un autre poste.

5) Il incombe toujours au Service d’envisager la possibilité de réintégrer le fonctionnaire dans un poste.

[53] Dans l’analyse, le Service ajoute un sixième point, à savoir si l’employé devrait être suspendu avec ou sans solde, en tenant compte de l’Entente globale.

[54] Dans l’analyse du 25 juillet 2014, Mme Forget répondait à ces questions en invoquant principalement le risque de la médiatisation, qui pourrait sérieusement entacher la réputation du Service.

[55] On déclare dans l’analyse que les accusations font en sorte que le lien de confiance entre le Service et le fonctionnaire est rompu, compte tenu de la population vulnérable dont l’Établissement Joliette est chargé. La réaffectation dans un autre établissement est écartée, vu le risque de médiatisation.

[56] Selon les critères Larson, l’obligation du Service d’enquêter est moindre du fait de l’enquête policière et de la mise en accusation. Il n’y a rien pour diminuer le risque à la réputation advenant la médiatisation des accusations. On précise ce qui suit dans l’analyse : « Le [Service] ne craint pas une récidive dans l’agir délictuel présumé, mais bien que le maintien de l’employé au sein de ses rangs brise le lien de confiance entre la population, les employés, les partenaires et le [Service]. » En réponse au critère selon lequel le Service doit toujours envisager la réintégration, l’analyse indique que la révision du dossier se fera aux trois semaines.

[57] Pour ce qui est de la décision de suspendre le fonctionnaire avec ou sans solde, on lit ce qui suit dans l’analyse : « À la lumière de ce qui précède et parce que les faits reprochés n’impliquent pas un/une délinquant/e géré par le Service, la recommandation est de suspendre l’employé sans solde. »

[58] Ce dernier commentaire fait référence d’après l’analyse à l’Entente globale, mais en fait, c’est la convention collective qui prévoit la rémunération avec solde lorsque l’employé fait l’objet d’une suspension pendant une enquête disciplinaire, si l’incident reproché implique un détenu (Annexe G (1)). L’Entente globale (article III-C, point 2) prévoit plutôt ce qui suit :

2. Dans les cas où le ou la gestionnaire au niveau local est satisfait-e que le maintien de la présence de l’employé-e sur les lieux de travail pose un risque grave et immédiat envers le personnel, les détenu-es, le public ou la réputation du [Service], l’employé-e peut être suspendu-e sans traitement jusqu’à ce que l’enquête soit terminée et qu’une décision ait été rendue à son sujet.

[59] La lettre de suspension du 10 septembre 2014 commence comme suit :

[…]

Par la présente, je vous informe que votre suspension sans solde est maintenue jusqu’à ce que le processus disciplinaire soit complété.

L’analyse de la situation nous mène à la conclusion que votre présence en établissement comporte un risque raisonnablement sérieux et immédiat aux intérêts de l’employeur. Nous estimons que la nature des allégations vous rend inapte à vous acquitter correctement de vos fonctions, a un effet préjudiciable sur la crédibilité de l’organisation et a brisé le lien de confiance que l’employeur a envers vous.

Ainsi, vous êtes maintenu suspendu sans solde depuis le 31 [sic] juillet 2014 et ce, pour une période indéterminée. ….

[60] La lettre de suspension du 10 septembre 2014 est la première qui suit la remise du rapport de l’enquête disciplinaire. Le rapport ne pouvait conclure à l’inconduite, puisqu’il ne s’agissait alors que d’une allégation d’inconduite, fondée sur la mise en accusation. Il n’est pas clair, par conséquent, comment le Service entendait s’acquitter de son obligation de réévaluer périodiquement la suspension sans solde du fonctionnaire et de compléter son enquête disciplinaire avant la conclusion des procédures criminelles engagées contre le fonctionnaire.

[61] La lettre de suspension du 10 septembre 2014 fait suite à deux analyses selon les critères Larson, soit celles du 19 août et du 3 septembre 2014. L’analyse du 19 août 2014 s’étend assez longuement sur les risques posés par la médiatisation éventuelle des accusations, même si le fonctionnaire était réaffecté à d’autres tâches :

[…]

[] Une réaffectation dans des fonctions sans contact avec la clientèle constitue tout de même un risque d’avoir un effet préjudiciable, dommageable ou nuisible pour la réputation du [Service] et elle entachera la réputation générale du [Service] advenant que la situation soit médiatisée. La nature des accusations, le fait que la victime ait été mineure, le fait que M. Lemieux avait un lien d’autorité avec la victime ainsi que la durée des gestes reprochés (12 ans) démontrent que la situation ne fût pas isolée. Le maintien en poste d’un individu ayant ce type de profil entachera la réputation du [Service] et sa capacité d’offrir un environnement propice à la réhabilitation pour sa clientèle (les employés doivent être des modèles au plan moral, social et éthique).

[…]

[62] Non seulement la présomption d’innocence n’est jamais considérée par le Service, mais l’analyse se poursuit en fonction du comportement passé de M. Lemieux, malgré l’absence de toute mesure disciplinaire dans son dossier. On lit ce qui suit dans le paragraphe qui enchaîne sur le précédent :

De plus, le contexte actuellement connu des délits où M. Lemieux était en position d’autorité envers la victime démontre une certaine capacité à abuser de son autorité et cela est une situation à risque pour la clientèle. Il faut aussi prendre en considération que M. Lemieux a été retiré des fonctions de gestionnaire correctionnel intérimaire en 2010 en raison de ses attitudes (rigidité, impose ses idées comme des certitudes, manque collaboration avec collègues, arrogance, ne regarde pas ou ne répond pas au personnel). D’ailleurs, il a aussi échoué aux qualités personnelles (en attente de l’info provenant dossier employé) … lors d’un processus annoncé pour un poste de gestionnaire correctionnel. Il y a ici pour nous un parallèle entre le contexte des agressions et le profil présenté au travail. Ceci nous même à considérer que M. Lemieux pourrait abuser de son lien d’autorité avec la clientèle.

[…]

[Sic pour l’ensemble de la citation]

[63] Mme Forget a écrit ces lignes. Or, le fonctionnaire a témoigné à l’audience avoir eu des conflits avec Mme Forget sur des points mineurs où il faisait des suggestions qu’elle rejetait de façon péremptoire. Je n’ai reçu aucune preuve de défauts de comportement du fonctionnaire. Il n’y a que les allégations mentionnées dans l’analyse selon les critères Larson.

[64] L’analyse du 3 septembre 2014 reprend intégralement l’analyse du 19 août 2014, sauf qu’on donne des précisions quant à l’échec du fonctionnaire dans le processus annoncé pour le poste de gestionnaire correctionnel. Les dernières phrases du paragraphe cité ci-dessus se lisent comme suit :

[…] D’ailleurs, il a aussi échoué aux qualités personnelles excellence en gestion, engagement et réflexion stratégique lors d’un processus annoncé pour un poste de gestionnaire correctionnel. Il y a ici pour nous un parallèle entre le contexte des agressions et le profil présenté au travail. Ceci nous même [sic] à considérer que M. Lemieux pourrait abuser de son lien d’autorité avec la clientèle.

[65] L’analyse du 3 septembre 2014 comprend également une note de l’administration centrale qui entérine la décision de l’Établissement Joliette de maintenir le fonctionnaire en suspensions sans solde, en appliquant les critères Larson.

[66] La lettre de suspension du 2 octobre 2014 commence comme suit :

[…]

J’ai procédé à la révision de votre situation et je maintiens que votre présence en établissement comporte un risque raisonnablement sérieux et immédiat aux intérêts de l’employeur. Nous estimons que la nature des allégations vous rend inapte à vous acquitter correctement de vos fonctions, a un effet préjudiciable sur la crédibilité de l’organisation et a brisé le lien de confiance que l’employeur a envers vous.

Ainsi, je vous informe que votre suspension sans solde est maintenue.

[…]

[67] Cette lettre de suspension faisait suite à l’analyse du 1er octobre 2014, qui insiste encore sur le risque de médiatisation en lien avec le processus judiciaire. Sous le point 1, soit « […] un risque raisonnablement sérieux et immédiat aux intérêts légitimes du [Service] […] », l’analyse comprend les lignes suivantes :

[…]

[…] De plus, dans le contexte politique actuel, le risque de médiatisation s’accroît à chacune des comparutions qui se tiendront d’ici à la fin du processus judiciaire (nous anticipons plusieurs comparutions puisque dès la première comparution du 16 septembre 2014, un report a été accordé jusqu’au 10 décembre 2014). Il nous apparaît probable qu’advenant médiatisation, vue la nature des délits reprochés (abus et agression sexuelle d’un jeune mineur se poursuivant à l’âge adulte dans un contexte d’autorité), que l’image du [Service] serait davantage ternie si l’employé est maintenu en poste et ce, peu importe la nature des tâches accomplies en raison de son statut d’agent de la paix (tâches administratives, sans contact avec la clientèle, etc).

[…]

[Sic pour l’ensemble de la citation]

[68] Cette analyse répète le contenu de la précédente, y compris le parallèle entre les accusations et l’échec au processus de dotation. On a ajouté toutefois à la dernière phrase de ce paragraphe ce qui suit : « Ceci nous même [sic] à considérer que M. Lemieux pourrait abuser de son lien d’autorité avec la clientèle d’où un bris du lien de confiance. » En ce qui a trait à la révision en vue d’une réintégration, on mentionne la lettre reçue du syndicat le 26 septembre 2014 qui demandait la réintégration, mais on confirme l’analyse initiale pour maintenir la suspension sans solde « […] jusqu’à ce qu’une décision sur une mesure disciplinaire soit prise ».

[69] Il n’y a pas d’analyse selon les critères Larson entre le 1er octobre et le 1er décembre 2014, malgré l’obligation dans l’Entente globale de mener une analyse aux trois semaines pendant la suspension sans solde, et malgré l’engagement suivant de l’employeur dans toutes les analyses selon les critères Larson : « Le [Service] continuera de réviser le dossier toutes les trois semaines afin de s’assurer que les possibilités de réintégration de l’employé aient été évaluées. » Les témoins de l’employeur n’avaient pas d’explication pour cette omission, sauf pour suggérer que l’analyse avait peut-être été faite et égarée.

[70] La lettre de suspension du 20 octobre 2014 débute de la façon suivante :

[…]

Vous avez déjà été informé de la tenue d’une enquête sur une inconduite présumée de votre part à savoir que le 16 juillet 2014 la Sûreté du Québec a procédé à votre arrestation concernant des allégations d’agressions sexuelles et que vous avez été formellement accusé d’agressions sexuelles sur une personne d’âge mineur survenues entre 1975 et 1987. Le 16 juillet 2014, suite à votre arrestation, vous avez été remis en liberté avec promesse de comparaître. Le mandat de cette enquête vous a été partagé et vous avez rencontré les membres du comité d’enquête en date du 24 juillet 2014.

Aujourd’hui, le 20 octobre, il s’avère que le comité d’enquête n’a pu conclure s’il y a eu inconduite ou non, car il a été impossible jusqu’à maintenant d’obtenir les informations nécessaires au dossier. Pour ces motifs, le processus disciplinaire sera suspendu jusqu’à la fin des procédures criminelles.

[…]

[71] La lettre de suspension du 1er décembre 2014 est identique à celle du 2 octobre 2014, sauf pour la date, et pour une nuance dans le libellé. Selon la lettre, la nature des allégations n’a pas « brisé » le lien de confiance, mais « fragilisé » celui-ci. La suspension sans solde est maintenue.

[72] Les analyses du 1er et du 22 décembre sont identiques à l’analyse du 1er octobre 2014.

[73] Les lettres de suspension du 22 décembre 2014, du 9 janvier et du 30 janvier 2015 sont toutes rigoureusement identiques à la lettre du 1er décembre 2014, sauf pour la date.

[74] L’analyse du 9 janvier 2015 est à peu près la même que les trois précédentes, sauf qu’elle mentionne une nouvelle comparution qui aura lieu le 28 janvier 2015. Dans l’analyse du 30 janvier 2015, on fait une autre mise à jour sur les comparutions, dans les termes suivants :

[…] Un report a été obtenu au 28 janvier 2015. À cette date, la preuve de la couronne a été partagée à la défense et la nouvelle date de comparution a été fixée au 25 mars 2015. À ce jour, M. Lemieux ne nous a pas informé d’aucune de ces dates et ce, malgré que nous lui avons mentionné à plus d’une reprise par écrit qu’il se doit de nous tenir informé de tous les développements. Nous avons toutefois obtenu ces informations via le service de police ou en raison de notre présence lors des comparutions.

[…]

[75] Le fonctionnaire a expliqué à l’audience qu’il ne voyait pas l’utilité de communiquer les dates de comparutions purement procédurales à l’employeur, parce que la procédure judiciaire ne changerait rien à l’analyse de l’employeur tant que les accusations demeuraient sans résolution.

[76] Il semble qu’à un moment le fonctionnaire se soit lassé de toujours recevoir la même lettre de suspension; la répétition frisait le harcèlement, selon lui. Il a donc écrit à l’employeur, dans un courriel en date du 28 janvier 2015, lui demandant de cesser d’envoyer les lettres s’il n’y avait pas de changement dans la décision de suspension. Le fonctionnaire a notamment écrit ce qui suit :

[…]

Je note que j’ai reçu près d’une dizaine d’avis que je suis suspendu sans solde. À moins que je ne sois dans l’erreur, auquel cas je vous invite à me le préciser, je crois que le [Service] va attendre la conclusion des procédures avant de prendre une décision. Ainsi, je vous saurais gré de cesser de me faire parvenir ces correspondances à toutes les trois semaines.

[…]

[77] Le même jour, Mme Thibault lui a répondu comme suit :

[…]

Enfin, lorsqu’un employé est suspendu sans solde, l’employeur est tenu de réviser la situation à toutes les 3 semaines. L’employeur doit vérifier la présence ou non de nouveaux éléments pouvant influencer la décision de votre suspension sans solde. Au terme de cette réévaluation, l’employeur se doit d’en informer l’employé. Vous continuerez donc de recevoir les résultats de cette évaluation à toutes les 3 semaines. Je tiens à vous préciser que vous êtes suspendu pendant l’enquête mandatée par l’employeur et que nous ne pas sommes [sic] dans l’attente de l’issue de vos procédures criminelles.

[…]

[78] Puisque l’enquête sur l’inconduite a été conclue le 7 août 2014, il n’est pas clair de quelle « enquête mandatée par l’employeur » il s’agit. Interrogée à ce sujet à l’audience, Mme Thibault a répondu que l’employeur cherchait toujours des renseignements qui pourraient l’amener à modifier sa position.

[79] Les lettres de suspension du 20 février, du 13 mars, du 10 avril, du 25 mai et du 11 juin 2015 sont toujours identiques à celle du 1er décembre 2014, sauf pour la date, et à partir du 25 mai 2015, elles sont signées par la nouvelle directrice, Mme Racicot.

[80] Les analyses du 20 février, du 13 mars et du 10 avril 2015 sont identiques à l’analyse du 30 janvier 2015.

[81] L’analyse du 25 mai 2015 comporte un seul nouveau fait : la date de comparution a été reportée au 3 juin 2015 parce que le fonctionnaire a changé d’avocat. L’analyse du 11 juin est la dernière analyse selon les critères Larson. Elle est identique aux précédentes, sauf qu’elle ajoute encore un fait quant aux procédures judiciaires : « L’enquête pro forma a eu lieu le 3 juin et l’enquête préliminaire a été fixée au 10 novembre 2015. »

[82] La lettre de suspension du 30 juin 2015 est la dernière lettre de suspension (le fonctionnaire a démissionné le 6 juillet 2015). Cette lettre est légèrement différente des autres, le premier paragraphe étant écourté. Ce paragraphe se lit comme suit :

[…]

J’ai procédé à la révision de votre situation et je maintiens que votre présence en établissement comporte un risque raisonnablement sérieux et immédiat aux intérêts de l’employeur.

[…]

[83] Le changement n’a pas été expliqué.

[84] Malgré le témoignage écrit de Mme Forget que l’employeur avait envisagé d’autres postes pour le fonctionnaire, Mme Thibault a pour sa part affirmée que l’employeur n’a pas envisagé placer le fonctionnaire dans un autre poste, ni considéré lui verser un salaire pendant sa suspension. D’après Mme Thibault, l’analyse selon les critères Larson justifiait entièrement les actions de l’employeur. Il était impossible de maintenir le fonctionnaire dans un poste avec salaire, ou en suspension avec solde, car cela entacherait la réputation du Service et minerait la confiance des employés, des détenues et des partenaires communautaires (par exemple, la société Elizabeth Fry, qui défend les intérêts des détenues et favorise leur réinsertion sociale).

[85] Dans un courriel du 20 février 2015 adressé à la direction, Mme Thibault parle d’une rencontre le 3 mars 2015 « […] afin de discuter d’une possibilité de réintégration au travail ». Il n’y a pas eu de suite à cette démarche, l’employeur ayant maintenu sa position. À l’audience, Mme Thibault a ajouté qu’il aurait été impossible d’offrir un poste, même administratif, au fonctionnaire, car tout poste lui aurait donné accès à des données confidentielles concernant le Service et les détenues, un risque jugé inacceptable en raison, encore une fois, de la nature des accusations. Cette préoccupation n’apparaît nulle part dans la documentation écrite, y compris les analyses selon les critères Larson.

[86] Le fonctionnaire a fait des démarches pour se trouver un autre emploi, mais ses démarches ont été infructueuses, ce que le fonctionnaire attribue à son statut d’employé en suspension sans solde. Il a reçu pendant plusieurs mois des prestations d’assurance-emploi, jusqu’en juin 2015. À ce moment-là, n’ayant aucune autre source de revenus, il a décidé de prendre une retraite anticipée. Les prestations de retraite ont été diminuées du fait qu’il a pris sa retraite avant l’âge de 60 ans, soit à 57 ans.

[87] Mme Tremblay et M. Blackburn ont témoigné qu’il était possible de placer les employés qui, pour une raison quelconque, ne pouvaient avoir de contacts avec les détenus dans des emplois administratifs ou en télétravail. Mme Tremblay, qui travaille également à l’Établissement Joliette comme intervenante de première ligne, a témoigné qu’elle n’avait pas entendu parler d’accusations portées contre le fonctionnaire jusqu’à la publication, dans le journal local, d’un article sur son acquittement.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour l’employeur

[88] Fondamentalement, la Commission n’aurait pas compétence pour entendre ce grief puisque la suspension était administrative. L’article 209 de la Loi, qui prévoit le renvoi des griefs à l’arbitrage, ne couvre pas les suspensions de nature administrative.

[89] Le fonctionnaire n’a pas réussi à démontrer que la suspension était autre qu’administrative. L’employeur n’a pas imposé de mesure disciplinaire, puisqu’il ne pouvait conclure à l’inconduite du fonctionnaire, faute d’information. L’employeur a imposé une suspension pour parer à un risque réel et immédiat d’atteinte à sa réputation ainsi qu’à la confiance de sa clientèle, de ses employés, de ses partenaires et du public.

[90] La suspension était sans solde, comme le permet l’Entente globale, dans le respect des critères de Larson. Il n’y a aucune disposition de la convention collective, ni nulle autre obligation, qui exigerait de l’employeur qu’il verse un salaire au fonctionnaire alors que celui-ci est suspendu de ses fonctions. Il n’était pas possible d’offrir un autre poste au fonctionnaire, vu les risques pour la réputation du Service, et les risques pour la sécurité s’il avait accès à des données confidentielles.

[91] D’après l’employeur, la suspension est administrative si elle est imposée à la suite d’une analyse raisonnable selon les critères Larson; si les critères sont raisonnablement suivis, la Commission ne peut intervenir. L’employeur invoque à ce titre la décision King c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2011 CRTFP 45. Je reviendrai sur la jurisprudence dans mon analyse.

[92] La décision Canada (Procureur général) c. Frazee, 2007 CF 1176 (« Frazee »), de la Cour fédérale, nous éclaire sur ce qui constitue une suspension disciplinaire. L’employeur convient qu’il ne suffit pas de dire que la suspension est administrative, mais avance qu’il n’y aucun caractère disciplinaire dans la suspension imposée au fonctionnaire.

[93] L’employeur insiste sur le fait que la décision de l’employeur, de suspendre sans solde, n’a pas à être une décision parfaite, mais bien une décision raisonnable.

[94] L’employeur distingue la décision Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2007 CRTFP 70 (« Basra 2007 »), où l’arbitre de grief avait conclu que la suspension administrative était en fait disciplinaire. Dans cette affaire, l’enquête disciplinaire avait été défectueuse, et M. Basra n’avait pas eu droit à l’équité procédurale. Dans l’affaire Basra 2007, le responsable de la décision de suspendre n’avait pas été cité à témoigner.

[95] Les faits sont tout autres en l’espèce. Le fonctionnaire a rencontré les enquêteurs, il a vu le rapport d’enquête disciplinaire. On lui a expliqué clairement les motifs de la suspension, et l’employeur a cité à témoigner les personnes qui ont contribué à la décision.

[96] L’employeur souligne aussi la gravité des accusations en l’espèce. Elles ont pesé lourd dans l’analyse de l’employeur. Celui-ci précise également, toujours pour distinguer la décision Basra 2007, que la suspension n’était pas indéfinie, mais bien renouvelée aux trois semaines, comme il est prévu dans l’Entente globale.

[97] L’employeur a effectué régulièrement une analyse soignée selon les critères Larson, et les cinq critères étaient satisfaits, à savoir : le risque aux intérêts légitimes du Service était raisonnablement sérieux et immédiat; l’effet préjudiciable sur la réputation du Service; l’enquête sincère et honnête du Service; l’impossibilité de réduire les risques; et la réévaluation régulière de la situation pour vérifier si la réintégration devenait possible.

[98] Si la Commission devait conclure que la suspension était en fait disciplinaire, l’employeur soutient que cette suspension serait néanmoins justifiée. L’examen se ferait alors en fonction de la décision Wm Scott & Co. [1977] 1 Can. LRBR 1, [1976] B.C.L.R.B.D. No 98 (QL) (« Wm Scott »), qui établit les principes suivants pour évaluer une décision disciplinaire : 1) la conduite du fonctionnaire justifie-t-elle l’imposition d’une mesure disciplinaire ? 2) le cas échéant, la mesure disciplinaire imposée était-elle excessive? et 3) si elle l’était, quelle mesure devrait être substituée?

[99] Dans la décision Millhaven Fibres Ltd. v. Oil, Chemical & Atomic Workers International Union, Local 9-670 (Mattis Grievance), [1967] O.L.A.A. No 4 (QL) (« Millhaven », l’inconduite s’est produite à l’extérieur des heures de travail; il s’agissait donc d’évaluer son incidence sur la relation de travail. L’employeur soutient que dans le cas présent, l’atteinte aux intérêts légitimes de l’employeur suffit pour justifier une mesure disciplinaire.

[100] Selon l’employeur, et contrairement à la présomption d’innocence dont bénéficiait légalement le fonctionnaire, l’employeur disposait d’une preuve suggérant que les allégations étaient vraies, en l’absence d’une réponse du fonctionnaire. Or, ces allégations avaient un effet préjudiciable sur la réputation du Service et sur sa relation avec sa clientèle, ses partenaires, ses employés et le public.

[101] Enfin, l’employeur est d’avis que la notion de congédiement déguisé ne trouve pas application ici. Le fonctionnaire a démissionné, l’employeur a accepté sa démission. À l’instar de la situation dans la décision Stevenson c. Conseil du Trésor (ministère de l’Emploi et du Développement social Canada), 2016 CRTEFP 17, la Commission n’a pas compétence pour une cessation d’emploi sous l’égide de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13. L’employeur cite le passage suivant de la décision Stevenson :

121 La fonctionnaire a fait valoir qu’elle avait été obligée de prendre sa retraite pour des raisons financières. L’ancienne Commission et la Cour fédérale se sont penchées sur cette raison dans Mutart. Selon l’article 211 de la Loi, je n’ai pas compétence à l’égard de toute cessation d’emploi en vertu de la LEFP. L’acceptation de la démission et de la demande de retraite était une fonction relevant du pouvoir de l’administrateur général aux termes de l’article 63 de la LEFP, qui n’est pas assujetti à mon examen.

[102] Par ailleurs, l’arrêt Burchill v. Attorney General of Canada, [1981] 1 F.C. 109 (C.A.) s’applique ici. Selon cet arrêt, une partie ne peut changer la nature du grief renvoyé à l’arbitrage. Le grief conteste la suspension sans solde; il ne fait nullement mention de la cessation d’emploi. Par conséquent, le fonctionnaire ne peut soutenir qu’il s’agit d’un congédiement déguisé.

B. Pour le fonctionnaire

[103] Le grief cherche à remédier aux différents préjudices subis par le fonctionnaire en raison de la suspension sans solde. Le fonctionnaire a été privé de son salaire pendant 11 mois, et finalement, il a été obligé de prendre sa retraite plus tôt que prévu en raison de ses obligations financières. Ses prestations de retraite ont ainsi été diminuées, vu la pénalité qui s’appliquait à lui parce qu’il a pris sa retraite avant d’avoir 60 ans.

[104] Le fonctionnaire soutient que les questions en litige sont les suivantes :

1) La suspension sans solde constituait-elle une mesure administrative ou disciplinaire?

2) L’employeur a-t-il démontré que la suspension sans solde était justifiée, compte tenu de la jurisprudence applicable?

3) La démission du fonctionnaire, à la suite d’une suspension indéterminée ayant déjà duré 11 mois, équivalait-elle à un congédiement déguisé?

4) Quelle serait la juste mesure de réparation dans les circonstances?

[105] Selon le fonctionnaire, la mesure était clairement disciplinaire. Selon la décision Frazee, il est important de considérer l’intention de l’employeur lorsqu’il impose une suspension, pas seulement le qualificatif qu’il a employé pour la désigner. Si la mesure est disproportionnée quant à ses effets, elle pourrait aussi être jugée disciplinaire. Le fonctionnaire invoque Toronto East General & Orthopaedic Hospital Inc. (1989). 8 L.A.C. (4e) 391, [1989] O.L.A.A. no 96 (QL), pour la notion qu’une mesure d’abord raisonnable peut devenir déraisonnable, et punitive, si elle dure trop longtemps.

[106] Le fonctionnaire fait le parallèle avec la décision Basra 2007, où l’arbitre de grief a jugé que la durée de la suspension sans solde l’avait rendue punitive et donc, disciplinaire. Il invoque également la décision King comme synthèse du droit sur la mesure disciplinaire par rapport à la mesure administrative. La suspension au départ administrative peut, avec le temps, devenir disciplinaire.

[107] Le fonctionnaire soutient qu’une suspension sans solde qui a une incidence négative disproportionnée par rapport à l’objectif visé par l’employeur devient punitive, et devrait être qualifiée de disciplinaire.

[108] La position de l’employeur est contradictoire. Le rapport du comité d’enquête disciplinaire conclut que le fonctionnaire a commis des manquements au Code de discipline. Pourtant, la direction adresse une lettre au fonctionnaire pour lui dire que le comité n’a pas pu conclure s’il y avait eu inconduite. Le fonctionnaire contraste l’affaire King, où l’employeur, ne pouvant conclure à une inconduite, a rétabli le solde de M. King rétroactivement après l’avoir suspendu sans solde pendant l’enquête.

[109] Les conclusions de l'enquête disciplinaire étaient qu'il y avait eu manquement, donc inconduite. La direction a pris la décision de maintenir la suspension sans solde à la suite du rapport. Cette mesure, qui privait le fonctionnaire de son salaire, était punitive. Le fonctionnaire soutient que la constatation d’inconduite dans le rapport d’enquête disciplinaire sous-tend la décision de maintenir la suspension sans solde.

[110] Le fonctionnaire cite un passage dans l’analyse selon les critères Larson, en date du 22 décembre 2014, qui semble confirmer l'intention disciplinaire de l'employeur, en mettant en parallèle l'accusation comme s'il s'agissait d'un fait avéré, « […] le contexte actuellement connu des délits où M. Lemieux était en position d’autorité envers la victime démontre une certaine capacité à abuser de son autorité […] » et les attitudes du fonctionnaire au travail, à savoir « […] rigidité, impose ses idées comme des certitudes […] ». Le passage conclut comme suit : « […] un bris du lien de confiance ». La mention même du « bris de confiance », expression souvent utilisée pour justifier les mesures disciplinaires, voire le congédiement, est un fort indicateur de l'intention de l'employeur.

[111] L'effet disproportionné de la privation de salaire pendant 11 mois est en soi punitif. L'employeur n'a pas justifié sa décision de ne pas offrir un travail administratif ou du télétravail au fonctionnaire. Tout a tourné sur une médiatisation possible, mais l’employeur n’a pas démontré quel était le risque additionnel d'être en télétravail, plutôt que suspendu sans solde. Le fonctionnaire demeurait toujours employé au Service. Le risque de médiatisation n'aurait pas non plus été plus grand si la suspension avait été avec solde. La disproportion de la mesure par rapport au risque réel en fait une mesure disciplinaire déguisée.

[112] Selon le fonctionnaire, l'employeur ne s'est pas déchargé de son fardeau de prouver que la suspension sans solde était justifiée selon les critères Larson.

[113] L'employeur avait deux préoccupations : le risque pour sa réputation, et le risque posé par la présence du fonctionnaire dans un établissement dont la clientèle est particulièrement vulnérable.

[114] Le risque à la réputation de l’employeur était spéculatif. Le fonctionnaire avance que ce n'était que la supposition du collègue de l'enquêteur, sans plus. De fait, il n'y a eu aucune attention des médias, jusqu'au moment de l'acquittement. En mars 2015, lorsque Mme Brunelle a fait un suivi auprès de l'enquêteur, celui-ci l'a informée qu'il n'y avait eu aucun intérêt des médias. Pourtant, ce fait n'a jamais été intégré à l'analyse selon les critères Larson, qui continuait d'agiter le spectre de la médiatisation.

[115] Le risque de la présence du fonctionnaire dans l'Établissement Joliette n'a pas été étayé non plus. En outre, l'employeur n'a jamais sérieusement considéré réaffecter le fonctionnaire à des tâches administratives ou le placer en télétravail s'il estimait le risque si grave.

[116] Enfin, l'employeur n'a jamais envisagé la réintégration pour mettre fin à la suspension. Au contraire, l'employeur cherchait à justifier le maintien de la suspension sans solde. Il n'y a eu aucune démarche de la part de l'employeur pour discuter avec le fonctionnaire ou l'agent négociateur de moyens pour diminuer le risque perçu par l'employeur.

[117] Le fonctionnaire reprend les propos de la Cour d'appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Bétournay, 2018 CAF 230, et Basra c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 24 (« Basra 2010 »), selon lesquels s'il y a eu mesure disciplinaire, il faut en faire l'analyse selon les enseignements de Wm Scott, à savoir : y a-t-il eu inconduite? La mesure disciplinaire est-elle excessive? Le cas échéant, quelle serait la mesure adéquate?

[118] Or, il est difficile de dire ici qu'il y a eu inconduite. Il semble que d'après les enquêteurs du Service, le fait même d'être accusé constitue une inconduite, une position contraire à la présomption d'innocence. Les enquêteurs ne disposaient d'aucune preuve qui permettait de conclure que le fonctionnaire avait manqué à ses obligations en vertu du Code de discipline ou du Code de valeurs et éthique de la fonction publique.

[119] Le fonctionnaire soutient que sa démission, à la suite d'une suspension sans solde de 11 mois, correspond à un congédiement déguisé. Il cite à cet égard les arrêts Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d'assurance sur la vie, 2004 CSC 55, et Potter c. Commission des services d'aide juridique du Nouveau-Brunswick, 2015 CSC 10 (« Potter »).

[120] Il est clair que les deux volets du congédiement déguisé sont présents en l'espèce : en enlevant son salaire au fonctionnaire pour une durée indéterminée, l'employeur viole une condition fondamentale du contrat de travail, violation suffisamment grave pour constituer un congédiement déguisé. La suspension sans solde est permise, selon l'Entente globale et la décision Larson, mais elle doit être raisonnable et réévaluée honnêtement, ce qui n'est pas le cas ici.

[121] Le second volet est constitué d'actes posés par l'employeur qui amèneraient une personne raisonnable à conclure que l'employeur n'a plus l'intention d'être lié par le contrat de travail. Or, dans le cas présent, l'employeur a effectivement manifesté son intention de plus être lié par le contrat de travail, en tenant le fonctionnaire pendant 11 mois sans salaire. L'employeur n'a fait aucune démarche pour tenter d'offrir un poste au fonctionnaire. Dans sa réévaluation de la situation, l'employeur n’a jamais considéré l'incidence de la suspension sans solde sur le fonctionnaire.

[122] Le fonctionnaire a droit à la réintégration au travail ainsi qu'à son salaire et les avantages sociaux rétroactivement au 17 juillet 2014. Il aurait pris une retraite sans pénalité le 1er janvier 2019; il demande donc son salaire jusqu'à cette date.

[123] Le fonctionnaire demande également des dommages moraux et punitifs, compte tenu des difficultés financières qu'il a subies en raison de sa privation de salaire et d'une pension diminuée parce qu'elle était hâtive. Le fonctionnaire s'appuie notamment sur les décisions Lloyd c. Agence du revenu du Canada, 2015 CRTEFP 67, et Robitaille c. Administrateur général (ministère des Transports), 2010 CRTFP 70.

[124] Le fonctionnaire soutient que l'employeur a fait preuve de mauvaise foi à son endroit, en se fondant sur une preuve inexistante pour le punir, en n'envisageant aucune solution de rechange pour lui permettre de gagner un salaire, en ne lui offrant aucune possibilité de réintégration après l'acquittement, et en étant complètement indifférent à sa détresse pendant les mois qu’a duré la suspension.

IV. Ordonnance de confidentialité

[125] Les parties m’ont demandé de sceller quelques pièces déposées à l’audience, soit : l’onglet 26 de la pièce J-1, le relevé T-4 pour les prestations d’assurance-emploi; la pièce F-4, un avis de cotisation; et les onglets 32 et 33 de la pièce J-2, des ordres de poste.

[126] Les audiences et les dossiers de la Commission sont publics, afin d’assurer la transparence des procédures. Toutefois, la Commission peut ordonner que certaines pièces soient scellées, selon les principes établis dans les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 RCS 835, R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, et Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41. Le critère Dagenais/Mentuck est essentiellement le suivant : existe-t-il un risque réel et important qui justifie de protéger des renseignements spécifiques dans une instance, contrairement au droit constitutionnel du public d’avoir accès à ces renseignements?

[127] Notre Commission a souvent jugé que la protection des renseignements personnels, ainsi que des raisons de sécurité, peuvent justifier une ordonnance de confidentialité. Les documents visés entrent dans ces deux catégories. Les renseignements personnels du fonctionnaire n’ajoutent rien à l’intelligibilité de la décision, mais leur divulgation pourrait causer un tort certain au fonctionnaire. De même, il n’est pas utile de divulguer les ordres de poste pour les fins de la présente décision, et leur divulgation publique pourrait poser un risque à la sécurité du pénitencier.

[128] Par conséquent, l’ordonnance de confidentialité demandée fera partie de l’ordonnance de la présente décision.

V. Demande d’anonymisation

[129] À la fin de l’audience, le fonctionnaire m’a demandé d’anonymiser la décision, et de ne pas rapporter son nom dans l’intitulé de la décision.

[130] La demande est fondée sur le droit allégué du fonctionnaire à sa vie privée, et à la protection de sa bonne réputation. L’employeur s’est opposé à cette demande, parce qu’elle est contraire au principe de la justice transparente et ouverte, et parce qu’elle marquerait un écart par rapport à la pratique habituelle de la Commission.

[131] Je dois donner raison à l’employeur sur ce point. La Commission n’accordera que très rarement une demande d’anonymisation (voir Olynik c. Agence du revenu du Canada, 2020 CRTESPF 80). Les motifs d’anonymisation sont fondés sur le souci de protéger des intérêts qui sont plus larges que l’atteinte à la réputation, par exemple, la sécurité publique (voir A.B. c. Conseil du Trésor (Gendarmerie royale du Canada), 2016 CRTEFP 23), le risque de double victimisation (voir Doe c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2018 CRTESPF 89), ou le risque d’atteinte aux droits de vie privée d’une tierce partie qui n’a rien à voir avec le dossier devant la Commission (voir Fonctionnaire s’estimant lésé X c. Agence du revenu du Canada, 2020 CRTESPF 74).

[132] Tel n’est pas le cas dans la situation présente. La demande d’anonymisation est d’autant moins fondée que le nom du fonctionnaire a déjà été publié dans le contexte de son acquittement. Il est difficile de comprendre pourquoi une décision en droit du travail, qui lui donne raison, lui causerait un tort pour sa réputation. J’ai toutefois assuré le fonctionnaire que la Commission a adopté un protocole qui assure qu’une recherche d’un nom sur l’Internet ne fera pas apparaître une décision de la Commission.

[133] La demande d’anonymisation est donc refusée.

VI. Analyse

A. Grief

[134] L’employeur soutient que la Commission n’a pas compétence pour entendre le grief, puisqu’il conteste une suspension administrative, et non disciplinaire. Le fonctionnaire convient que je dois conclure que la suspension était disciplinaire pour avoir compétence pour trancher le grief. L’article 209 de la Loi prévoit trois circonstances pour le renvoi d’un grief individuel à l’arbitrage : l’interprétation ou l’application de la convention collective, une mesure disciplinaire, et le congédiement ou la rétrogradation.

[135] Le fonctionnaire soutient que la suspension est disciplinaire, par son effet et aussi en raison des motivations réelles de l’employeur. Celui-ci n’a pas réellement évalué le danger que posait le fonctionnaire s’il continuait d’occuper des fonctions ou de recevoir son salaire.

[136] Dans un premier temps, il s’agit donc de déterminer si la suspension était vraiment administrative ou plutôt disciplinaire.

[137] La jurisprudence en vertu de la Loi, ainsi que celle de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, nous éclairent sur les distinctions à faire pour déterminer si une mesure dite administrative est en fait disciplinaire.

[138] Comme l’indique la Cour fédérale dans le passage suivant de la décision Frazee, le fait que l’employeur qualifie la mesure d’administrative ne suffit pas :

[23] Néanmoins, il est admis que la façon dont l’employeur choisit de qualifier sa décision ne peut pas être en soi un facteur déterminant. Le concept de mesure disciplinaire déguisée est un facteur déterminant bien connu et nécessaire qui permet à un arbitre de grief d’examiner les éléments sous‑jacents au motif énoncé par l’employeur afin de déterminer quelle était sa véritable intention. Par conséquent, dans la décision Gaw c. Conseil du Trésor (Service national de libération conditionnelle) (1978), 166-2-3292 (CRTFP), la tentative de l’employeur de justifier la suspension de l’employé comme étant nécessaire pour permettre la tenue d’une enquête a été rejetée à la lumière de la preuve convaincante qui établissait que la véritable motivation de l’employeur était de nature disciplinaire : voir aussi la décision Re Canada Post Corp. et Canadian Union of Postal Workers (1992), 28 L.A.C. (4th) 366.

[24] Le problème de la mesure disciplinaire déguisée peut aussi être abordé par l’examen des effets de la mesure sur l’employé. Lorsque l’incidence de la décision de l’employeur est grandement disproportionnée par rapport au motif administratif qui est invoqué, la décision peut être considérée comme disciplinaire : voir la décision Re Toronto East General & Orthopaedic Hospital Inc. and Association of Allied Health Professionals Ontario (1989) 8 L.A.C. (4th) 391 (Re Toronto East General). Cependant, cette norme ne sera pas atteinte si la mesure imposée par l’employeur est jugée comme étant une réaction raisonnable (mais pas nécessairement la meilleure) à des considérations opérationnelles honnêtes.

[139] Dans Gaw c. Conseil du Trésor (Service national des libérations conditionnelles), dossier la CRTFP 166-02-3292 (19780220), la suspension contestée était avec rémunération, mais l’arbitre de grief a néanmoins conclu qu'elle était disciplinaire en raison de la motivation évidente de l'employeur. L’employeur de M. Gaw a lui-même concédé, en début d’audience, que la suspension était injustifiée.

[140] M. Gaw travaillait pour le Service national des libérations conditionnelles. Il a été suspendu pendant l’enquête sur certaines allégations à son sujet, notamment relatives à sa conduite à l'égard d'employés subalternes. Une série de lettres lui ont été adressées, pendant l'enquête et après, touchant les allégations. La suspension a duré 10 jours. L'arbitre de grief a jugé que la suspension allait bien plus loin qu'une simple mesure administrative; on avait humilié M. Gaw en le tenant loin de son bureau et de ses fonctions, alors que cela n'était pas nécessaire.

[141] Dans Association of Allied Health Professionals Ontario v. Toronto East General & Orthopaedic Hospital Inc. (1989), 8 L.A.C. (4th) 391, un technicien de laboratoire, qui avait commis une erreur, devait suivre une formation supplémentaire. Avant de recevoir cette formation, il ne pouvait faire des heures de rappel ou de garde, parce qu'il ne pouvait travailler seul. Ces occasions perdues représentaient une somme considérable. Le conseil d’arbitrage de grief a jugé que de priver le technicien de son revenu supplémentaire pendant trois semaines, le temps d'une formation, aurait été raisonnable. En fait, il a fallu neuf mois pour fournir la formation. La mesure initiale d'interdiction, de nature administrative, était devenue punitive après trois semaines, et donc disciplinaire de façon déguisée. Le conseil d’arbitrage de grief a accordé au technicien le montant qu'il aurait gagné s'il avait été sur la liste de garde et de rappel.

[142] Dans la décision Frazee, la Cour fédérale a jugé que la suspension avec solde du Dr Frazee, temporairement gardé à l’écart de ses fonctions d'inspection dans un abattoir à la suite de plaintes des clients, n'était pas disciplinaire. Son employeur a agi de façon raisonnable, pour permettre de vérifier si les plaintes étaient fondées. Il n'y avait aucun blâme. La Cour écrit au paragraphe 33 ce qui suit : « […] En l’absence de preuve établissant que les dirigeants de l’[Agence canadienne d’inspection des aliments] ont agi pour un motif contraire ou inavoué, la conduite du Dr Frazee ne semble pas avoir été examinée parce qu’elle était répréhensible. »

[143] La mesure, dans Frazee, n'est donc pas disciplinaire. Pourtant, dans sa conclusion, la Cour fédérale n'exclut pas la possibilité, lorsque tous les faits auront été examinés par un autre arbitre de grief, qu'on en arrive à une conclusion de « mesure disciplinaire déguisée ».

[144] La décision de la Cour en arrive à la conclusion suivante :

[36] En l’espèce, aucune décision claire n’a été rendue à l’égard des faits quant à savoir si la décision de l’[Agence canadienne d’inspection des aliments] de retirer au Dr Frazee ses responsabilités en matière d’inspection était disproportionnée, inutile ou mal fondée au point qu’un arbitre de grief puisse conclure qu’il s’agissait d’une mesure disciplinaire déguisée. Il n’est d’ailleurs pas inconcevable qu’un arbitre de grief conclue que les mesures prises par l’[Agence canadienne d’inspection des aliments] étaient punitives de sorte qu’elles l’emporteraient sur une intention administrative apparemment innocente comme dans l’affaire Re Toronto East General, précitée.

[145] Les parties ont cité la décision King, mais je ne pense pas qu’elle s’applique aux fins de la présente analyse.

[146] Dans King, la directrice de l’établissement a d'abord suspendu l’employé en raison d'allégations sur son comportement. Elle a mis fin à la suspension sans solde dès qu'elle a été convaincue, à la lecture du rapport d’enquête disciplinaire, qu’il n’y avait pas eu d’inconduite et que la présence de l'employé ne posait pas de risque sérieux et immédiat aux intérêts légitimes de l'employeur.

[147] Ayant examiné les faits non contestés, l’arbitre de grief a conclu que la suspension était administrative et non disciplinaire. Selon Frazee, il faut chercher, entre autres choses, la motivation de l'employeur lorsqu’il impose la suspension. Or, dans King, on pouvait conclure que l’intention de l’employeur était préventive, en attendant les résultats de l’enquête. Dès l’enquête conclue, la directrice de l’établissement a rétabli l’employé dans ses fonctions, avec versement rétroactif de son salaire. La décision King est utile pour la distinction entre mesure administrative et mesure disciplinaire. Par contre, la conclusion qu’il n’y a pas eu inconduite, et que le salaire est donc dû rétroactivement à la date de la suspension, ne peut s’appliquer en l’espèce.

[148] Les faits en l'espèce sont beaucoup plus semblables aux faits dans Basra 2007, où le caractère indéfini de la suspension, et l'absence d'une recherche de solution pour maintenir le salaire, ont été jugés caractériser une mesure disciplinaire, à partir du moment où l’enquête disciplinaire aurait dû conclure. D’ailleurs, les deux parties ont longuement parlé de cette décision dans leurs plaidoiries, le fonctionnaire pour en souligner les similitudes quant aux faits, l’employeur pour en distinguer les différences.

[149] M. Basra était un agent correctionnel au niveau CX-1. Il a été accusé d’agression sexuelle. Il a été suspendu sans solde en attendant l’issue de son procès criminel, attente qui a duré plusieurs années. L’arbitre de grief saisi du grief contre la suspension sans solde a jugé qu’après un mois, la suspension devenait punitive et donc, une mesure disciplinaire déguisée. La Cour fédérale a renversé cette décision, mais la Cour d’appel fédérale l’a rétablie, en précisant toutefois que si la sanction devenait disciplinaire, elle devait être analysée comme telle, selon les critères de la décision Wm. Scott. Dans Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 53, l’arbitre a maintenu que la suspension était disciplinaire, mais puisqu’il n’y avait aucune preuve d’inconduite, en l’absence d’une conclusion quant à l’accusation, la sanction disciplinaire n’était pas fondée.

[150] Il y a certainement des parallèles frappants entre la situation de M. Basra et celle du fonctionnaire, pour les fins de la présente analyse. Je cite ci-dessous quelques passages de la décision Basra 2007 :

[…]

[48] En juin 2006, M. Brown a déclaré avoir analysé de façon plus structurée le statut de M. Basra en tant qu'employé suspendu. Cette démarche s'est conclue par le versement d'une note de service au dossier disciplinaire de l'intéressé (pièce E-13). M. Brown avait conclu que la présence de M. Basra à l'établissement de Matsqui ou dans n'importe quel autre établissement du [Service] constituait un risque raisonnablement grave pour le [Service], dont il salissait sa réputation, et que la situation rendait M. Basra incapable de s'acquitter de ses fonctions.

[49] M. Brown a notamment déclaré que la police avait déjà fait enquête sur la question et obtenu assez de preuves pour porter l'accusation. Le procureur de la Couronne avait approuvé l'accusation. Les premiers renseignements obtenus laissaient entendre que M. Basra n'avait pas pleinement coopéré au cours de l'enquête policière et qu'il avait induit les policiers en erreur, en leur donnant un faux nom. M. Basra avait été directement lié aux faits qu'on lui reprochait par son ADN. Qui plus est, il n'avait pas informé le [Service] de l'accusation, alors qu'il était tenu de le faire. Un comité d'enquête avait été formé par le [Service] et, même si l'enquête n'était pas encore terminée, les renseignements reçus jusque-là incitaient M. Brown à craindre pour la réputation du [Service] et tendaient à lui faire croire que M. Basra était inapte pour s'occuper d'autres personnes, surtout s'il pouvait avoir un certain pouvoir sur elles.

[…]

[53] À l'audience, M. Brown a déclaré qu'il réévaluait toutes les deux ou trois semaines les risques que la présence de M. Basra à l'établissement de Matsqui pouvaient présenter, en se basant sur les nouveaux renseignements reçus. Il a aussi confirmé qu'il n'a pas pris de décision disciplinaire.

[…]

[99] Je souligne qu'on peut lire à l'alinéa 209(1)b) de la Loi l'expression « mesure disciplinaire » et non « décision disciplinaire ». Le mot « mesure » a un sens plus large que le mot « décision », puisqu'il peut englober la décision du [Service] de nommer des enquêteurs et de suspendre indéfiniment le fonctionnaire dans le contexte de son enquête. Le [Service] a suspendu indéfiniment M. Basra en se basant sur l'allégation qu'il avait très mal agi, ce sur quoi il a décidé qu'il devait faire enquête. De toute évidence, la décision de le suspendre s'inscrivait dans un processus disciplinaire, même si le [Service] n'a pas encore convoqué M. Basra à une entrevue disciplinaire ni abouti à une conclusion définitive sur une mesure disciplinaire. Les documents du défendeur prouvent qu'un enquêteur a été nommé pour mener une enquête disciplinaire (pièce E-8).

[100] Qui plus est, une suspension indéfinie empêche l'employé de travailler; c'est une interruption de son droit au travail. En l'espèce, l'arrêt de travail et le traitement qu'il a perdu sont des pénalités; ce sont des mesures disciplinaires qui découlent directement de la décision du [Service] d'ordonner la tenue d'une enquête et de suspendre M. Basra sans traitement : Massip c. Canada (1985), 61 N.R. 114 (C.A.F.); Lavigne c. Conseil du Trésor (Travaux publics), dossiers de la CRTFP 166-02-16452 à 16454, 16623, 16624 et 16650 (19881014); et Côté c. Conseil du Trésor (Emploi et Immigration Canada), dossiers de la CRTFP 166-02-9811 à 9813 et 10178 (19831017).

[…]

[133] Il est clair que M. Basra fait face à une grave accusation au criminel; en outre, les aspects de manipulation de l'infraction qu'on allègue qu'il a commise sont inquiétants. Il est légitime de vouloir assurer la sécurité des détenus et du personnel. À mon avis, puisque M. Basra a continué à travailler pendant 18 mois après l'infraction alléguée, il ne pose guère de risques pour le personnel ni pour les visiteurs. D'ailleurs, les risques s'estompent souvent avec le temps : Clarendon Foundation.

[151] Dans O.P.S.E.U., Loc. 593 v. Clarendon Foundation (Cheshire Homes) Inc., [1995] O.L.A.A. No. 86 (QL), 50 L.A.C. (4e) 17 (« Clarendon Foundation »), un préposé aux soins dans une maison de soins pour personnes handicapées avait été accusé d'attouchements sexuels par un des clients. Plutôt que de faire enquête, la direction a communiqué avec la police pour que cette dernière fasse enquête. Des accusations ont été portées contre le préposé, mais elles ont finalement été retirées quelque deux ans après le début de sa suspension sans solde.

[152] Les faits de Clarendon Foundation sont bien différents de ceux en l’espèce, mais le passage suivant mérite d'être cité :

[Traduction]

24 Un employé innocent a des intérêts tout à fait légitimes à maintenir à la fois sa réputation et sa capacité à gagner un revenu. Ces intérêts ne sont ni secondaires ni subordonnés aux intérêts légitimes que l’employeur peut avoir. Il convient de souligner que, dans des affaires de cette nature, si l’employeur réussit à établir que le risque immédiat pour ses préoccupations légitimes est tel que la suspension [sans solde] de l’employé était le seul recours justifié, le résultat final du processus pourrait très bien être qu’un employé innocent soit obligé d’assumer la perte. Intrinsèquement, un tel résultat est un anathème dans un environnement arbitral imprégné de principes d’équité [procédurale] et de justification suffisante. Naturellement, le fardeau qui incombe à l’employeur de démontrer pourquoi l’arbitrage des intérêts en jeu devrait jouer en sa faveur est lourd, et doit être appliqué strictement. De plus, l’arbitrage des intérêts en jeu ne signifie pas nécessairement que l’employeur ait un droit de n’assumer aucun risque. En d’autres termes, le simple fait que la situation présente un risque pour les préoccupations légitimes de l’employeur ne signifie pas nécessairement que le risque de perte doive entièrement être transféré à l’employé.

[153] L’histoire de M. Basra s’est poursuivie, et un arbitre de grief a été saisi d’un autre grief portant sur une période de suspension toujours fondée sur l’accusation au criminel (Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 28). Dans cette décision, l’arbitre de grief a écrit ce qui suit au sujet de la vraie nature de la suspension :

[…]

[128] Si la question n’a pas déjà été tranchée dans des procédures antérieures, il revient à l’employeur d’établir que la suspension sans traitement était de nature administrative et non disciplinaire (voir Baptiste, au paragr. 325). Si l’employeur dispose d’éléments de preuve indiquant que le fonctionnaire a commis une inconduite et s’il se fonde sur cette preuve pour suspendre sans traitement le fonctionnaire, la suspension doit être considérée comme une suspension de nature disciplinaire. À la lumière de l’ensemble du contexte factuel, il est possible de conclure que la suspension de 12 mois sans traitement qui a été imposée de nouveau au fonctionnaire en juin 2008 avait un effet punitif. L’employeur a imposé cette sanction en réaction à un geste que le fonctionnaire était soupçonné d’avoir commis, plutôt qu’en raison de circonstances non liées à quelque infraction de sa part, ce qui aurait caractérisé une mesure administrative.

[129] La lettre de suspension envoyée en juin 2008 fait expressément référence à l’agression sexuelle et mentionne qu’en commettant cette infraction qui lui est reprochée, le fonctionnaire aurait usé de tromperie et camouflé son identité, induit la police en erreur et omis d’aviser son employeur qu’il faisait l’objet d’une enquête criminelle. M. Brown a affirmé (pièce 1, onglet 1, page 2) qu’il estimait pour sa part, à titre d’employeur, que ces gestes posaient de [traduction] « sérieux problèmes de confiance » et que le manque d’ouverture dont avait fait preuve le fonctionnaire avait [traduction] « […] compromis le lien de confiance qui existait entre l’employeur et le fonctionnaire ». Ainsi, dans la lettre portant sur la suspension de juin 2008, l’employeur faisait référence à la preuve d’un comportement coupable de la part du fonctionnaire et indiquait avoir déjà conclu que celui-ci s’était rendu coupable d’inconduite. Ces faits sont suffisants pour conclure que la suspension de 12 mois sans traitement était de nature disciplinaire.

[…]

[154] D’après la jurisprudence, il y a trois moyens d’identifier si une mesure dite administrative est vraiment disciplinaire : elle vise à modifier un comportement de l’employé; elle vise à punir l’employé et dénote donc une motivation réellement disciplinaire; ou ses répercussions sur l’employé sont disproportionnées. Dans la perspective de l’analyse selon les critères Larson, on peut aussi ajouter comme indicateur une application déraisonnable des critères Larson. À tous ces égards, la mesure de suspension sans solde imposée au fonctionnaire paraît disciplinaire plutôt qu’administrative.

[155] La première réaction de l’employeur qui apprend la mise en accusation du fonctionnaire est de le suspendre sans solde, puis de rétablir le salaire une semaine plus tard. L’argument de mesure administrative est beaucoup plus solide à ce moment-là. Il n’y a pas de dimension essentiellement corrective ou punitive, et l’employeur prend un temps d’arrêt pour évaluer la situation.

[156] Toutefois, et la documentation et le témoignage de Mme Thibault le confirment, la suspension sans solde est rétablie rétroactivement six jours après la première analyse selon les critères Larson. L’employeur juge que le risque à la réputation est tel qu’il est en droit de priver le fonctionnaire de son salaire pendant l’enquête, selon les termes de l’Entente globale.

[157] L’enquête disciplinaire prend fin le 7 août 2014. L’employeur décide dès cette date qu’aucune mesure disciplinaire ne peut être imposée tant que le procès criminel n’est pas terminé. Il est intéressant de noter que l’employeur ne se préoccupe pas, ni à ce moment-là ni tout au long des 11 mois que dure la suspension sans solde, de l’effet continu de la privation de salaire sur le fonctionnaire.

[158] Dès les premières analyses selon les critères Larson, on tient compte d’éléments préjudiciables envers le fonctionnaire pour justifier le maintien de la suspension sans solde. Mme Forget, qui rédige les analyses selon les critères Larson, fait le parallèle entre les accusations et le comportement du fonctionnaire dans le cadre d’une nomination intérimaire et d’un processus de dotation. Il convient de souligner que la première lettre de suspension signée par Mme Thibault affirme que le lien de confiance a été rompu. L’employeur revient un peu sur cette affirmation dans les lettres subséquentes, mais parle quand même d’un lien « fragilisé ».

[159] Mme Forget est d’avis que l’accusation n’a pas été portée à la légère. Pourtant, il n’y a aucune inconduite avérée de la part du fonctionnaire. Néanmoins, on présume de sa culpabilité, parce que la police a fait enquête, et que le procureur de la Couronne a procédé à une mise en accusation.

[160] Rappelons qu’il n’y a rien au dossier disciplinaire du fonctionnaire ni aucune allégation de récidive de sa part, et que les faits reprochés dans l’accusation remontent à la période de 1976 à 1987, près de trois décennies auparavant, à une époque où le fonctionnaire n’a même pas entamé sa carrière en milieu carcéral. Celle-ci débute en 1990 en milieu provincial. Elle se poursuit à partir de 2008 au Service, près de deux décennies plus tard.

[161] Dans son témoignage, Mme Forget indique que les intervenants de première ligne masculins sont « triés sur le volet », et doivent passer un examen rigoureux pour pouvoir travailler avec les détenues. Rien n’indique que le fonctionnaire n’a pas réussi cet examen en 2008, au moment de son embauche. De plus, le Service n’a soulevé aucun reproche à l’égard de son comportement avec les détenues.

[162] Autrement dit, la confiance que Mme Forget accordait au fonctionnaire semble avoir été ébranlée, pour l’unique motif que l’accusation d’agression sexuelle contre une personne d’âge mineur pourrait donner fort mauvaise réputation au Service.

[163] Or l’employeur, au moment du rétablissement de la suspension sans solde, connaît les faits suivants :

1) le fonctionnaire est accusé à la suite de la dénonciation d’une personne qui a attendu 27 ans pour se manifester;

2) la différence d’âge entre le fonctionnaire et la victime alléguée est de 4 ans. S’il est vrai que la victime alléguée était mineure en 1976, lorsque le fonctionnaire a eu 18 ans, la situation a changé en 1980, 4 ans plus tard, et la victime alléguée était majeure pour la plupart de la période visée par les accusations; il est difficile de comprendre quelle pouvait être la relation d’autorité alléguée à partir de ce moment-là;

3) le fonctionnaire n’a aucun antécédent judiciaire, aucun autre dossier auprès de la police, et aucune mesure disciplinaire chez l’employeur;

4) le fonctionnaire a été « trié sur le volet » et a subi un examen rigoureux avant d’être engagé par le Service.

[164] Pourtant, l’employeur refuse d’envisager d’autres fonctions pour le fonctionnaire et ne cherche pas de solution pour maintenir son salaire. L’employeur soutient qu’il s’inquiète de la réputation du Service, mais l’analyse selon les critères Larson dit autre chose : la direction est prête à présumer que les accusations et le risque d’abus de pouvoir sont fondés, compte tenu du fait que le fonctionnaire aurait eu tendance à vouloir imposer sa façon de voir les choses à ses collègues et subalternes pendant qu’il était superviseur.

[165] Les lettres de suspension déclarent que « […] la nature des allégations […] a rompu [ce qui deviendra « fragilisé », par la suite] le lien de confiance […] ». Il me semble que tous ces faits révèlent la nature essentiellement disciplinaire et non avouée de la suspension imposée par l’employeur. En bref, on reproche au fonctionnaire d’être accusé, car l’accusation est le seul fait clairement établi par l’enquête de l’employeur. Les analyses selon les critères Larson allèguent un risque d’abus de pouvoir fondé sur l’exécution de fonctions de gestion (qui n’ont rien à voir avec les allégations d’agression sexuelle par une personne en position d’autorité). Les actions de l’employeur semblent fondées sur un blâme, et prennent une allure de punition.

[166] La seule justification avancée par l’employeur, l’atteinte à la réputation, est fondée entièrement sur la spéculation. Il craint une couverture médiatique qui pourrait nuire à son image. Pourtant, lorsqu’en mars 2015 un enquêteur de la Sûreté du Québec indique qu’il n’y a eu aucun intérêt de la part des médias, l’employeur n’en tient nullement compte. L’employeur ne semble pas avoir envisagé une réponse aux médias qui tiendrait compte de ses préoccupations tout en assurant le droit au travail du fonctionnaire ou le maintien de son salaire : lui donner des fonctions administratives ou lui assigner du télétravail, et si des questions sont posées, répondre que le Service croit à la présomption d’innocence et que la sécurité des détenues est assurée.

[167] Le comportement de l’employeur semble lié au blâme sous-jacent qui l’amène à mettre prématurément en doute le lien de confiance nécessaire à la continuité du lien d’emploi. L’employeur ne m’a pas convaincue de la raison qu’il a alléguée pour expliquer la nature administrative de la suspension du fonctionnaire, soit qu’elle était nécessaire pour contrer, selon les termes de l’Entente globale, « un risque grave et immédiat » à la réputation du Service.

[168] Par contraste, j’accepte la preuve et l’argumentation du fonctionnaire voulant que des mesures ayant moins de conséquences néfastes pour lui auraient pu permettre à l’employeur de gérer de façon acceptable le risque à la réputation du Service. Je conclus que les faits dont l’employeur disposait ne lui permettaient pas de suspendre administrativement le fonctionnaire de façon indéfinie et cette suspension était factice, équivalait à un subterfuge ou à un camouflage et constituait donc une mesure disciplinaire déguisée : Canada c. Rinaldi, dossier de la Cour fédérale T-761-96 (19770225).

[169] Je note aussi que, malgré la défense de l’employeur qui dit qu’il n’a pas de motif répréhensible ou inavoué, on a les lettres de suspension qui font suite aux analyses selon les critères Larson. Celles-ci mentionnent clairement certains comportements du fonctionnaire, même s’il n’y a aucun lien réel avec les accusations, qui sont non prouvées. Pourtant, les analyses mènent à une conclusion de « bris de confiance »; idée reprise dans les lettres de suspension. Le lien a d'abord été brisé, puis « fragilisé ». Le point de départ de cette justification alléguée par l’employeur est la mise en accusation.

[170] Je suis prête à accepter que la suspension de fonctionnaire était de nature administrative pendant que l’employeur procédait à son enquête disciplinaire, soit du 17 juillet au 7 août 2014. Cependant, je conclus que la suspension est devenue disciplinaire le 8 août 2014, d’autant plus que l’employeur n’a aucunement cherché à compléter son enquête par la suite et a même informé le fonctionnaire par écrit, le 20 octobre 2014, que « le processus disciplinaire sera suspendu jusqu’à la fin des procédures criminelles. » En outre, les analyses Larson étaient déficientes à plusieurs égards. Elles comprenaient des commentaires sur le comportement du fonctionnaire qui n’avaient rien à voir avec le risque invoqué par l’employeur, et elles n’ont jamais considéré l’effet prolongé de la privation de salaire sur le fonctionnaire.

[171] L’employeur n’a jamais sérieusement envisagé d’autres fonctions pour le fonctionnaire. Deux ordres de poste (les directives du Service pour un poste particulier) ont été déposés à l’audience qui montrent des fonctions de sécurité dynamique pour un intervenant de première ligne, sans contact avec les détenues. L’employeur cherchait à montrer que ces postes ne pouvaient être envisagés, parce que le titulaire du poste devait être armé; or, le port d’arme à feu était interdit au fonctionnaire comme condition de cautionnement. Il aurait été possible d’envisager des fonctions administratives que le fonctionnaire avait exécutées dans son emploi précédent. À l’audience, les témoins de l’employeur ont parlé du risque de sécurité si le fonctionnaire avait accès aux dossiers de l’Établissement Joliette. Ce risque n’a jamais été mentionné avant l’audience, et je ne crois pas qu’il repose sur la moindre analyse. Je ne peux concevoir un risque de sécurité qui serait dû à des accusations portant sur des faits remontant à trois décennies, alors qu’il n’y a aucune allégation d’inconduite au travail depuis le début de la carrière du fonctionnaire en milieu carcéral.

[172] Le seul risque possible pour l’employeur était la médiatisation en raison de l’accusation, mais aucune analyse sérieuse n’a été faite pour évaluer ce risque et le gérer. Malgré plusieurs comparutions, le fait est que les médias n’avaient démontré aucun intérêt à rapporter les procédures criminelles impliquant le fonctionnaire, sauf au moment de l’acquittement. L’employeur le savait, mais n’en a pas tenu compte. En outre, même s’il y avait eu médiatisation, l’employeur aurait pu répondre en parlant des mesures prises pour protéger la population carcérale (en affectant le fonctionnaire à d’autres fonctions ou en lui assignant du télétravail) tout en respectant les droits du fonctionnaire, et notamment le droit à son salaire et à la présomption d’innocence.

[173] En outre, la durée essentiellement indéfinie de la suspension a eu des répercussions financières réelles et disproportionnées pour le fonctionnaire, qui l’ont rendue punitive. À eux seuls, les effets financiers disproportionnés de la suspension sur le fonctionnaire eu égard au risque allégué à la réputation du Service sont, à mon avis, suffisants dans les circonstances pour rendre disciplinaire la suspension indéfinie du fonctionnaire.

[174] Je conclus de tout ceci que la suspension sans solde est devenue une mesure disciplinaire déguisée le 8 août 2014. La Cour d’appel fédérale rappelle dans Basra 2010 et Bétournay que, si la Commission conclut qu’une mesure est disciplinaire, elle doit alors en faire l’analyse selon les critères de Wm. Scott, à savoir : y a-t-il eu inconduite et, le cas échéant, la mesure disciplinaire est-elle excessive?

[175] Toutefois, l’analyse Wm. Scott me paraît problématique dans un cadre où l’employeur a soutenu que la mesure prise était administrative et non disciplinaire. La Commission, dans la décision Jassar c. Agence du revenu du Canada, 2019 CRTESPF 54 exprime la difficulté de la façon suivante :

[569] À l’audience devant moi, l’employeur n’a déposé aucune preuve pour établir qu’il avait un motif pour imposer une mesure disciplinaire au fonctionnaire et que le licenciement n’était pas excessif dans les circonstances. De plus, il n’a présenté aucun argument selon lesquels il avait un motif de mettre fin à son emploi pour des raisons disciplinaires. Je dispose donc d’un dossier qui ne contient aucun élément de preuve et aucun argument de l’employeur qui pourrait m’aider à déterminer, comme l’exige Bétournay, 2018 CAF 230, si les critères établis dans Wm. Scott & Co Ltd. ont été respectés. À mon avis, exiger au niveau de l’arbitrage que je détermine, sur la seule foi du dossier dont je dispose, si le licenciement aurait pu être justifié par une autre raison en tant que mesure disciplinaire légitime soulèverait des questions importantes de justice naturelle et serait contraire à l’objectif du règlement équitable et crédible des questions découlant des conditions d’emploi qui sont énumérées dans le préambule de la LRTSPF. En tant que décideur indépendant et impartial, je ne suis pas autorisée à présenter les arguments d’une partie en son nom.

[570] De plus, exiger au niveau de l’arbitrage que je détermine, sur la seule foi du dossier dont je dispose, si le licenciement du fonctionnaire aurait pu être justifié par une autre raison en tant que mesure disciplinaire légitime semble contradictoire avec mes fonctions prévues par la partie 2 de la LRTSPF. Cette fonction consiste à entendre un grief de novo et à le trancher. Ma tâche, telle que je la comprends, consiste à décider si l’employeur s’est acquitté de son fardeau d’établir selon la prépondérance des probabilités que la mesure qu’il soutient avoir prise était légitime dans les circonstances de l’affaire.

[176] Il ne s’agit pas ici, comme dans l’affaire Jassar, d’un congédiement fondé sur la révocation de la cote de fiabilité, une mesure administrative sur laquelle la Commission a pleinement droit de regard, tel que confirmé par la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Heyser, 2017 CAF 113. Dans le cas présent, pour avoir compétence, la Commission doit conclure que la suspension est une mesure disciplinaire, ce que j’ai fait. Toutefois, la difficulté soulignée dans la décision Jassar demeure la même ici : l’employeur a soutenu tout au long de l’audience que la mesure était administrative. Il ne peut maintenant établir que cette mesure était plutôt disciplinaire, puisqu’il en a nié l’existence et n’a présenté aucune preuve de justification disciplinaire. Comme le souligne la Cour d’appel fédérale dans Heyser, « il n'est pas loisible à l'employeur de modifier sa thèse »et de soutenir qu’une mesure disciplinaire était en fait justifiée, alors qu’il n’a présenté aucune preuve en ce sens. N’ayant reçu aucune preuve d’inconduite de la part du fonctionnaire, je dois conclure qu’aucune mesure disciplinaire ne peut être justifiée dans les circonstances.

B. Congédiement déguisé

[177] Le grief du fonctionnaire contestait la suspension sans solde. À l’audience, le fonctionnaire a fait valoir que, depuis le dépôt du grief, il a pris sa retraite pour avoir un revenu. Compte tenu de la façon dont l’employeur a géré et constamment prolongé la suspension dans cette affaire, et compte tenu de l’âge du fonctionnaire, qui était proche de la retraite, on comprend aisément que la retraite était à peu près le seul choix qui s’offrait à lui pour assurer un revenu stable.

[178] Le fonctionnaire m’a demandé de conclure qu’il y a eu congédiement déguisé, selon les critères de l’arrêt Potter. Cependant, je ne crois ni utile ni approprié d’aborder cette question. Il n’est pas acquis que le concept de congédiement déguisé développé en Common law à l’égard de contrats individuels de travail ait une application quelconque en matière de relations de travail dans le secteur public fédéral. Je n’ai pas à analyser cette question dans les circonstances devant moi et je m’en abstiens donc.

[179] Par contre, puisque j’ai conclu que la suspension du fonctionnaire est devenue disciplinaire le 8 août 2014 et que l’employeur n’avait, à compter de cette date, aucune justification administrative pour la maintenir, il s’ensuit que la suspension est invalide à compter du 8 août 2014. N’eût été de la prise de sa retraite, le fonctionnaire aurait eu droit d’être réintégré dans son poste à compter du 8 août 2014.

[180] Dans les circonstances de cette affaire, je crois que la meilleure solution repose plutôt dans la recherche des mesures de réparation appropriées visant à remettre le fonctionnaire dans une situation comparable à celle où il aurait été à compter du 8 août 2014, n’eut été de la suspension disciplinaire que je viens d’invalider.

C. Mesures de redressement

[181] Les parties ont demandé conjointement que l’audience et la décision de la Commission ne portent que sur le fond du grief, et que la Commission leur laisse le soin de s’entendre sur les mesures de redressement appropriées dans les circonstances et conserve compétence sur ces mesures à défaut d’entente. Je crois qu’il convient d’accorder cette demande des parties.

[182] Cependant, je crois qu’il convient également de préciser que la preuve que j’ai entendue semble indiquer que n’eut été de la suspension sans solde, non justifiée, que l’employeur a imposée au fonctionnaire à partir du 8 août 2014, ce dernier n’aurait probablement pas démissionné de son poste le 6 juillet 2015.

[183] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


VII. Ordonnance

[184] L’onglet 26 de la pièce J1, la pièce F-4, et les onglets 32 et 33 de la pièce J2, sont scellés.

[185] La demande d’anonymiser la décision est rejetée.

[186] L’objection à l’égard de la compétence de la Commission pour traiter de la suspension sans solde est rejetée.

[187] Le grief est accueilli.

[188] La Commission déclare que la suspension sans solde est invalide à compter du 8 août 2014.

[189] La demande des parties de leur laisser le soin de s’entendre sur les mesures de redressement appropriées dans les circonstances est accordée et la Commission conserve compétence à l’égard de ces mesures, pendant 60 jours, à défaut d’entente des parties.

Le 2 mars 2021.

Marie-Claire Perrault,

une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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