Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le demandeur a présenté une demande de prorogation des délais pour déposer un grief et pour le renvoyer à l’arbitrage – il cherchait à contester son licenciement – la Commission a appliqué dans cette affaire les critères qui doivent être pris en considération lorsqu’il s’agit de trancher une demande de prorogation des délais, tels qu’ils ont été énoncés dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1 – le demandeur a présenté des raisons claires, logiques et convaincantes pour expliquer le retard du dépôt de son grief – l’agent négociateur ne l’avait pas informé de son droit de déposer un grief individuel ou de demander une prorogation des délais – il a maintenu le dossier ouvert pendant presque deux ans, période pendant laquelle il a évalué et discuté de nouveau de l’affaire avec lui – le demandeur a obtenu des conseils juridiques, mais n’était toujours pas informé de son droit de déposer un grief ou de demander une prorogation des délais – la maladie, le traitement, la consommation de médicaments et la fatigue qui en a découlé du demandeur ont sans doute rendu plus difficile de gérer la réticence de l’agent négociateur, dont il croyait qu’il avait besoin de son soutien – le fait qu’il avait déjà déposé des griefs portant sur d’autres questions n’a pas permis d’établir que le demandeur savait qu’il pouvait déposer un grief individuel concernant son supposé licenciement ou sa supposée démission – la Commission a conclu que le demandeur avait le droit de se fier aux conseils qu’il a reçus et qu’il avait fait un suivi de manière diligente auprès de l’agent négociateur – même si la durée du délai était importante, le demandeur ne savait pas qu’il pouvait déposer un grief, il a fait preuve de diligence raisonnable pour régler le problème en cherchant des conseillers appropriés et il s’est raisonnablement fié à eux pour lui dire ce qu’il devait faire – le défendeur a soutenu qu’il avait droit à ce que les problèmes de relations de travail soient réglés en temps opportun et qu’une forte présomption en faveur d’un préjudice devrait être appliquée – le demandeur a soutenu qu’il a perdu son emploi et que son seul recours était son grief – la présomption a été réfutée par les raisons claires, logiques et convaincantes justifiant le retard présentées par le demandeur, dont aucune ne lui était imputable, mais plutôt à ses conseillers – le critère des chances de succès du grief ne devrait être appliqué que lorsque la Commission estime qu’un grief est frivole, vexatoire ou n’a aucune chance de succès, ce qui n’est pas le cas dans cette affaire – le bien-fondé n’est pas encore connu, mais il existait une question importante qui doit être tranchée – il était clairement dans l’intérêt de l’équité d’accueillir la demande.

Demande accueillie.

Contenu de la décision

Date : 20210409

Dossier : 568-02-41143

XR : 566-02-42508

 

Référence : 2021 CRTESPF 36

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

Entre

 

Patrick Cowman

demandeur

 

et

 

Conseil du Trésor

(ministère des Transports)

 

défendeur

Répertorié

Cowman c. Conseil du Trésor (ministère des Transports)

Affaire concernant une demande visant la prorogation d’un délai en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Nancy Rosenberg, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le demandeur : Daniel Weber, avocat

Pour le défendeur : Peter Doherty, avocat

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés le 23 octobre et le 20 décembre 2019, et le 10 février et les 2, 9 et 16 juin 2020.

(Traduction de la CRTESPF)


MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Demande devant la Commission

[1] Patrick Cowman (le « demandeur ») a présenté cette demande de prorogation des délais afin de pouvoir déposer un grief et le renvoyer à l’arbitrage. Il cherche à contester son licenciement de Transports Canada (le « défendeur »), où il a travaillé pendant 13 ans en tant qu’inspecteur de l’aviation civile.

[2] Le défendeur soutient que le demandeur a démissionné de son emploi et qu’il a déposé son grief plus de quatre ans après l’expiration du délai. Selon l’article 35 de la convention collective du groupe Navigation aérienne, il disposait d’un délai de 25 jours pour déposer un grief après avoir été informé le 30 juillet 2015 que la décision du défendeur d’accepter sa démission ne changerait pas. Il ne l’a pas fait avant le 23 octobre 2019.

[3] La Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») peut accorder une prorogation du délai dans l’intérêt de l’équité en vertu de l’article 61 du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79; le « Règlement ») :

Prorogation de délai

61 Malgré les autres dispositions de la présente partie, tout délai, prévu par celle-ci ou par une procédure de grief énoncée dans une convention collective, pour l’accomplissement d’un acte, la présentation d’un grief à un palier de la procédure applicable aux griefs, le renvoi d’un grief à l’arbitrage ou la remise ou le dépôt d’un avis, d’une réponse ou d’un document peut être prorogé avant ou après son expiration :

a) soit par une entente entre les parties;

b) soit par la Commission ou l’arbitre de grief, selon le cas, à la demande d’une partie, par souci d’équité.

 

[4] Le 19 août 2020, j’ai accordé la prorogation, accompagnée des motifs suivants. Voici mes motifs.

II. Contexte

[5] Tout au long des mois d’avril et de mai 2015, le demandeur a été confronté à un certain nombre de problèmes familiaux et de santé, ainsi qu’à des problèmes liés au travail. À la suite d’une blessure dorsale survenue en janvier 2014, et il en a subi une autre le 28 avril 2018 et à la mi-mai, il a commencé à prendre des médicaments pour gérer sa douleur croissante au dos. Il a également commencé à planifier une réinstallation temporaire à Calgary, en Alberta, afin de régler des problèmes découlant du décès d’un membre de la famille, ainsi que ses problèmes de santé.

[6] Le 9 juin 2015, il a déposé une déclaration de conflit d’intérêts auprès du défendeur, car on lui avait offert un emploi à Calgary auprès d’Enerjet, une société du secteur privé de l’industrie de l’aviation. Il a rencontré le défendeur le 16 juin 2015 pour discuter de l’état de sa déclaration et demander un congé de 12 mois.

[7] Le 15 juillet 2015, malgré les avertissements de ne pas commencer à travailler pour Enerjet jusqu’à ce que le sous-ministre se soit prononcé sur la question relative aux conflits d’intérêts, le demandeur a commencé à travailler pour la société.

[8] Le 17 juillet 2015, Jamie Melo, directeur adjoint des Opérations du défendeur, a informé le demandeur par courriel que son nouveau rôle de gestionnaire des affaires réglementaires auprès d’Enerjet et son rôle officiel d’inspecteur de l’aviation civile à Transports Canada constituaient un conflit d’intérêts. On lui a demandé de cesser immédiatement son emploi auprès d’Enerjet jusqu’à ce qu’une décision officielle soit rendue et de confirmer qu’il se conformait à cette directive au plus tard la fin de la journée, à défaut de quoi une mesure disciplinaire pourrait être prise, pouvant aller jusqu’au licenciement. M. Melo a également informé le demandeur que son accès au réseau électronique du défendeur avait été suspendu. Il l’a informé en outre que sa demande de congé d’un an avait été approuvée.

[9] Le demandeur a répondu le même jour en indiquant, entre autres, que si M. Melo n’était pas prêt à attendre les résultats relatifs aux conflits d’intérêts, il n’aurait d’autre choix que de démissionner.

[10] Le 17 juillet 2015, le demandeur a reçu une lettre de restriction médicale de la part du médecin régional principal de l’aviation civile l’empêchant d’exercer ses privilèges liés à sa licence en raison de sa consommation d’analgésiques narcotiques pour gérer la douleur à son dos.

[11] Le 20 juillet 2015, le demandeur a communiqué avec le défendeur pour connaître sa position quant à l’attente de la décision relative au conflit d’intérêts.

[12] Le 24 juillet 2015, le défendeur a informé le demandeur que sa démission avait été acceptée. Le demandeur a également appris que sa douleur au dos était causée par une tumeur dans sa colonne vertébrale.

[13] Le 25 juillet 2015, le demandeur a tenté de clarifier auprès du défendeur qu’il n’avait pas voulu démissionner.

[14] Le 26 juillet 2015, il a demandé à l’Association des pilotes fédéraux du Canada (l’« Association ») de l’aider. On lui a dit qu’étant donné qu’il s’agissait d’une démission, l’Association ne pouvait rien faire pour l’aider. Le demandeur a indiqué qu’il n’avait pas présenté une démission officielle et qu’il avait tenté de l’annuler. L’Association n’a pas modifié sa position. Elle ne lui a pas non plus dit qu’il pouvait déposer un grief individuel ou demander une prorogation des délais.

[15] Le 27 juillet 2015, il a été admis à l’hôpital Foothills Hospital à Calgary pour des examens et des traitements.

[16] Le 30 juillet 2015, le défendeur l’a informé que sa décision d’accepter sa démission ne serait pas modifiée. Le demandeur a communiqué de nouveau avec l’Association, en vain.

[17] Le 31 juillet 2015, le demandeur a reçu une lettre de suivi de sa restriction médicale de la part médecin régional principal de l’aviation civile, qui concernait sa prise de médicaments pour gérer son malaise, indiquant également un effet possible sur son jugement. La restriction imposée à son utilisation de sa licence a été maintenue.

[18] De septembre 2015 à février 2016, le demandeur a subi une chimiothérapie, puis un traitement et une thérapie à base de cellules souches en février 2016.

[19] Malgré la réponse initiale de l’Association, le demandeur a continué de faire un suivi et a communiqué avec elle à maintes reprises entre le 26 juillet 2015 et le 8 mai 2017.

[20] En décembre 2015, il a transmis les conseils juridiques qu’il avait reçus au sujet de la possibilité de déposer un grief. On lui a demandé de communiquer de nouveau avec l’Association pour déposer un grief ou une plainte en matière de droits de la personne. Le 1er février 2016, l’Association lui a envoyé une série de questions pour aider à évaluer les circonstances de la démission.

[21] Des discussions sur ce qui pourrait être fait pour aider le demandeur ont été tenues en juillet, en septembre et en décembre 2015, ainsi qu’en février et en décembre 2016 et en février et en mai 2017. Tout au long de cette période, le demandeur a eu, à maintes reprises, l’impression que l’Association était prête à l’aider. En même temps, il traitait ses problèmes de santé et les conséquences de sa prise de médicaments.

[22] Le 8 mai 2017, l’Association a dit au demandeur qu’elle ne le représenterait pas et ne déposerait pas de grief en son nom, à moins qu’il ne puisse fournir des documents médicaux suffisants concernant son état d’esprit au moment où ces événements sont survenus. Il avait déjà fourni deux lettres médicales, mais elles n’avaient pas été jugées suffisantes.

[23] Le 27 juillet 2017, le demandeur a déposé une plainte portant sur le devoir de représentation équitable contre l’Association. Le défendeur a reçu un avis de la Commission, mais n’a pas participé à la procédure.

[24] L’avocat du demandeur a écrit plusieurs fois à la Commission pour tenter d’accélérer l’affaire, mais l’audience la concernant n’a été fixée que le 23 juillet 2019. L’audience a donné lieu à un protocole d’accord conclu entre les parties daté du 17 octobre 2019, en vertu duquel l’Association a accepté de présenter une lettre à l’appui de la demande de prorogation du délai devant être déposée par le demandeur. La lettre a été signée par le président national de l’Association. Elle énonce ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Le fonctionnaire s’estimant lésé a demandé de l’aide [de l’Association] concernant des questions ayant donné lieu au présent grief en juillet 2015. Au moment pertinent, le fonctionnaire s’estimant lésé n’avait pas été informé de son droit de présenter un grief individuel, conformément à l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral. Le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas non plus été informé qu’il pouvait présenter une demande de prorogation ou de suspension des délais en vertu de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral. En outre, malgré la demande d’aide présentée par Patrick Cowman, l’Association n’a pas, avant le 8 mai 2017, informé Patrick Cowman qu’elle ne le représenterait pas et qu’elle ne déposerait pas non plus de grief en son nom. Les délais pour le dépôt d’un grief et son renvoi à l’arbitrage sont maintenant échus. Une plainte portant sur le devoir de représentation équitable a été déposée contre l’Association par le fonctionnaire s’estimant lésé et l’affaire a été réglée, au cours de l’audience connexe, au moyen d’un protocole d’accord, daté du 17 octobre 2019.

Le fonctionnaire s’estimant lésé demande à la présidente de rendre une ordonnance visant à proroger les délais, dans l’intérêt de l’équité, pour renvoyer le présent grief à l’arbitrage. Le fonctionnaire s’estimant lésé subirait un préjudice injuste si une prorogation du délai pour renvoyer son grief à l’arbitrage est refusée.

[…]

 

[25] Le 23 octobre 2019, le demandeur a présenté son grief et une demande de prorogation des délais.

III. Résumé de l’argumentation

[26] Les parties ont abordé les critères à prendre en considération lors de la détermination d’une demande de prorogation des délais, tels qu’ils ont été énoncés dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1 (« Schenkman »). Les critères sont les suivants : le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes; la durée du retard; la diligence raisonnable du demandeur; l’équilibre entre l’injustice causée au demandeur et le préjudice que subit le défendeur; et les chances de succès du grief.

A. Le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes

[27] Le demandeur fait valoir que, même si l’Association a d’abord indiqué qu’elle ne pouvait rien faire pour l’aider, elle ne l’a jamais informé de son droit prévu par la loi, en vertu de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2), de déposer un grief individuel. Par conséquent, il avait raisonnablement mal compris qu’un grief ne pouvait pas être déposé sans la représentation de l’Association.

[28] En outre, malgré sa réponse initiale, l’Association a continué de discuter de la possibilité de l’aider pendant presque deux ans et elle ne lui a pas dit, avant le 8 mai 2017, qu’elle ne le représenterait pas et qu’elle ne déposerait pas de grief en son nom. Pendant cette période, elle ne lui a jamais conseillé de déposer un grief afin de respecter les délais ou de demander une prorogation des délais.

[29] Les actes de l’Association fournissent une raison claire, logique et convaincante justifiant les deux premières années du retard de quatre ans (voir Apenteng c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2014 CRTFP 19 (« Apenteng ») et Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 2228 c. Conseil du Trésor, 2013 CRTFP 144 (« FIOE »)).

[30] En outre, comme le demandeur était sans emploi depuis un certain temps et touchait une pension réduite en raison de son départ précoce du marché du travail, il était raisonnable pour lui d’attendre que l’Association soit ordonnée d’appuyer à la fois son grief et sa demande de prorogation des délais. Le fait d’attendre le règlement de la plainte portant sur le devoir de représentation équitable constituait une raison claire, logique et convaincante justifiant son retard à déposer le grief, compte tenu des contraintes financières et des connaissances de l’Association en matière de relations de travail. L’attente supplémentaire de deux ans pour que la Commission entende la plainte n’est attribuable à aucune faute de la part du demandeur, qui a tenté de l’accélérer au moyen d’une correspondance de son avocat avec la Commission.

[31] Les problèmes de santé, le traitement et la fatigue connexe du demandeur pendant toute cette période constituent également une raison claire, logique et convaincante justifiant le retard (voir Riche c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2009 CRTFP 157).

[32] Le défendeur soutient que même si une prorogation des délais dans l’intérêt de l’équité peut être accordée en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement, il devrait s’agir d’une exception (voir Martin c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2015 CRTEFP 39).

[33] Le demandeur n’a fourni aucune raison claire, logique et convaincante justifiant le retard. Il savait que sa démission avait été acceptée le 24 juillet 2015 et que cette décision avait été confirmée le 30 juillet 2015. Il savait que l’Association n’était pas prête à déposer un grief en son nom et, par conséquent, il aurait dû présenter un grief individuel. Un fonctionnaire n’a pas besoin de l’appui de l’Association pour déposer un grief concernant une mesure disciplinaire ou un licenciement. Il n’était pas non plus tenu d’attendre l’issu de sa plainte portant sur le devoir de représentation équitable avant de déposer un grief ou de présenter une demande de prorogation des délais.

[34] La demanderesse dans Brassard c. Conseil du Trésor (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2013 CRTFP 102, avait eu des problèmes de santé pendant le retard de huit mois pour déposer son grief. Toutefois, sa demande de prorogation des délais a été refusée parce qu’elle avait néanmoins déposé une plainte portant sur le devoir de représentation équitable et une plainte en matière de droits de la personne et qu’elle avait intenté une action en justice contre ses anciens gestionnaires. Malgré ses problèmes de santé, la demanderesse avait également été en mesure de retenir les services d’un avocat et de déposer une plainte portant sur le devoir de représentation équitable et une demande d’indemnité pour accident de travail.

B. La durée du retard

[35] Le demandeur fait valoir que chaque affaire doit être tranchée en fonction de ses propres circonstances, dans une optique de justice (voir Apenteng, au par. 99). Le temps est relatif, et un retard peut être considéré comme court ou long en fonction de son contexte (voir Thompson c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2007 CRTFP 59, au par. 14). Dans certains cas, un retard peut être long, mais une prorogation des délais sera accordée lorsqu’il est dans l’intérêt de l’équité de le faire (voir FIOE, au par. 52).

[36] Compte tenu des actes de l’Association, de la santé du demandeur et du retard procédural d’environ deux ans pour faire entendre son affaire concernant le devoir de représentation équitable par la Commission, le retard, le cas échéant, est minime.

[37] De plus, depuis le 10 août 2017, le défendeur était au courant de l’intention du demandeur de présenter un grief et de la plainte portant sur le devoir de représentation équitable qu’il a déposée afin qu’il puisse ainsi présenter son grief. Il ne pouvait pas être surpris par la demande de prorogation (voir FIOE, au par. 57 et Guittard c. Personnel des fonds non publics, Forces canadiennes, 2002 CRTFP 18, au par. 21).

[38] Le défendeur fait remarquer que la durée du retard a été considérable – plus de quatre ans après la confirmation du défendeur selon laquelle il ne modifierait pas sa décision d’accepter la démission du demandeur. Il cite Grouchy c. Administrateur général (ministère des Pêches et des Océans), 2009 CRTFP 92, au par. 46, à l’appui de cet énoncé :

46 […] En principe, les délais fixés par la Loi et par le Règlement sont exécutoires et doivent être respectés par toutes les parties. L’imposition de délais relativement courts s’accorde avec les principes voulant que les conflits de travail doivent être résolus rapidement et que les parties doivent être en droit de tenir pour acquis qu’un différend a pris fin dès que le délai prescrit est expiré. Les délais ne sont pas élastiques et leur prorogation doit demeurer une décision exceptionnelle qui survient seulement après que l’auteur de la décision a procédé à une évaluation prudente et rigoureuse des circonstances.

 

C. La diligence raisonnable du demandeur

[39] Le demandeur soutient que même si un fonctionnaire s’estimant lésé éventuel demeure responsable, même lorsqu’il est représenté par un agent négociateur, lorsqu'un grief est entre les mains d'un agent négociateur qui évalue l'affaire, le critère de diligence raisonnable est satisfait. Une fois qu’un agent négociateur prend possession d’un grief éventuel, il n’y a aucune raison pour qu’un fonctionnaire s’estimant lésé fasse un suivi afin de déterminer si les exigences procédurales liées au dépôt d’un grief sont respectées (voir FIOE, aux par. 40, 45 et 50).

[40] Toutefois, le défendeur soutient que, même s’il avait été représenté, il incombait quand même au demandeur de connaître ses droits et de se tenir au courant. De plus, même s’il n’a pas été expressément informé de son droit de déposer un grief individuel dans cette affaire, il avait déposé des griefs individuels en 2008 et en 2012, concernant, respectivement, la rémunération et le programme de maintien de la compétence professionnelle en aviation. Le dépôt de ces griefs démontre que le demandeur savait qu’il pouvait déposer des griefs individuels.

[41] En outre, il n’a pas établi qu’en raison de problèmes de santé, il n’a pas été en mesure de déposer un grief et de le renvoyer à l’arbitrage. Comme il a été mentionné plus tôt, à l’instar de la demanderesse dans Brassard, il a été en mesure de s’occuper d’autres affaires semblables. Le défendeur cite aussi Popov c. Agence spatiale canadienne, 2018 CRTESPF 49, au par. 52, à l’appui du principe selon lequel « [a]fin d’expliquer le retard, le fonctionnaire devait établir que, pendant toute la période visée, il n’était pas en mesure de renvoyer le grief à l’arbitrage […] ».

D. L’équilibre entre l’injustice causée au demandeur et le préjudice que subit le défendeur

[42] Le demandeur soutient que l’injustice qu’il subit est plus importante que tout préjudice que pourrait subir le défendeur parce qu’il a perdu son emploi, et son seul recours est la présente demande (voir Prior c. Agence du revenu du Canada, 2014 CRTFP 96, au par. 143, Riche, au par. 41 et Thompson, au par. 16).

[43] En outre, il ne semble exister aucun problème quant à la disponibilité des éléments de preuve. La grande partie est documentaire et M. Melo est toujours employé par le défendeur. De plus, si le défendeur est confronté à un préjudice quelconque, il est réduit au minimum par le fait qu’il savait, pendant toute la période, que le demandeur souhaitait déposer un grief et par son omission de soulever tout problème lié à ce recours (Riche, au par. 39).

[44] Il faut également tenir compte des 13 années d’emploi sans mesure disciplinaire du demandeur (voir Apenteng, au par. 97).

[45] Toute allégation de préjudice de la part du défendeur en raison des actes ou de l’inaction de l’Association ne devrait pas militer en sa faveur, car les actes ou les omissions d’un tiers peuvent faire partie de la justification de la prorogation des délais, surtout lorsque l’emploi est en péril. L’Association a un devoir de représentation équitable envers les fonctionnaires qu’elle représente, qui découle de son pouvoir exclusif de les représenter. Il a été déterminé que la portée du devoir comprend l’obligation d’éviter toute négligence grave lorsqu’elle représente les fonctionnaires dans une procédure de règlement des griefs. Lorsqu’il a été déterminé que des plaintes concernant le manquement d’agents négociateurs à poursuivre des griefs à l’arbitrage étaient fondées, les commissions des relations du travail leur ont ordonné de procéder à l’arbitrage et ont ordonné aux défendeurs de renoncer aux objections relatives au respect des délais (voir Prior).

[46] Qu’un demandeur ait ou non fait preuve de diligence raisonnable en donnant suite à un grief, et qu’un agent négociateur est impliqué et qu’il n’y a aucune preuve convaincante que le défendeur subirait un préjudice, l’équité devrait motiver une demande de prorogation des délais (voir Prior, au par. 140). L’équité envers le demandeur devrait l’emporter sur tout préjudice causé au défendeur (voir Apenteng, aux par. 97 et 98).

[47] Le défendeur fait valoir que peu de poids devrait être accordé à ce critère parce que le demandeur n’a pas établi de raisons claires, logiques et convaincantes justifiant le retard ou n’a pas démontré qu’il a fait preuve de diligence raisonnable. Il a le droit de savoir avec une certaine certitude que les questions liées aux relations de travail seront traitées en temps opportun.

[48] Le défendeur a fait référence à Sturdy c. Administrateur général (ministère de la Défense nationale), 2007 CRTFP 45, au par. 14 (« Sturdy »), à l’appui du principe selon lequel il existe « […] une forte présomption en faveur d’un préjudice pour le défendeur lorsque le retard est aussi long qu’en l’espèce. » La durée du retard dans Sturdy était de deux ans. En l’espèce, elle est de quatre ans.

E. Les chances de succès du grief

[49] Le demandeur a soutenu que son grief avait de grandes chances de succès parce que sa prétendue démission était dépourvue de l’intention requise. Subsidiairement, s’il a démissionné, il l’a fait sous la contrainte de sa situation.

[50] Le défendeur a soutenu que le grief du demandeur avait de faibles chances de succès puisqu’il ne s’était pas conformé à la directive de mettre fin à son emploi chez Enerjet, soit une condition pour mettre fin au conflit d’intérêts. En outre, il n’avait présenté aucun élément de preuve indiquant qu’il avait été contraint ou forcé de démissionner lorsqu’il a pris la décision de le faire.

F. Renonciation

[51] Le demandeur a également soutenu que le défendeur ne peut pas soulever une objection relative au respect des délais et qu’il a renoncé à ce droit lorsqu’il a pris la décision d’entendre le grief et qu’il n’a pas soulevé l’objection plus tôt dans sa première réponse au grief. Les deux parties ont fourni des arguments à ce sujet, mais, étant donné ma décision relative à la demande de prorogation des délais, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur cet argument.

IV. Motifs de décision

[52] Les critères à considérer pour proroger les délais afin de pouvoir déposer un grief et le renvoyer à l’arbitrage ont été énoncés dans Schenkman comme suit : le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes; la durée du retard; la diligence raisonnable du demandeur; l’équilibre entre l’injustice causée au demandeur et le préjudice que subit le défendeur; et les chances de succès du grief.

[53] Le demandeur a établi des raisons claires, logiques et convaincantes justifiant le retard dans le dépôt de son grief. Il semble qu’il ait reçu de mauvais conseils, d’abord de l’Association, puis de son avocat à l’époque.

[54] L’Association a d’abord dit au demandeur qu’elle ne pouvait rien faire pour l’aider. Elle ne l’a toutefois pas informé, ni à ce moment-là ni plus tard, de son droit de déposer un grief individuel ou de demander une prorogation des délais. Elle a ensuite gardé le dossier ouvert pendant près de deux ans, évaluant et examinant de nouveau la question avec lui. Elle a parfois indiqué qu’elle présenterait un grief en son nom. Selon ces discussions, le demandeur avait compris, raisonnablement, qu’il avait besoin de l’appui de l’Association pour déposer un grief, que sa seule option était de la persuader de traiter son dossier et que cela était encore possible. Au moment où il avait déterminé le contraire, le délai pour déposer le grief était échu.

[55] Ce n’est qu’en mai 2017 que l’Association a finalement dit au demandeur de façon assez définitive qu’elle ne présenterait pas de grief pour lui. Même à ce moment-là, elle a laissé entendre qu’elle déposerait un grief s’il pouvait produire une preuve médicale satisfaisante de son état d’esprit lorsque les événements donnant lieu au grief sont survenus.

[56] À un moment donné, le demandeur a demandé un avis juridique. La plainte portant sur le devoir de représentation équitable indique que le manquement a eu lieu en décembre 2015 ou vers cette date. Toutefois, même à ce moment-là, on ne lui avait toujours pas conseillé de déposer un grief et de demander une prorogation des délais. S’il avait obtenu cet avis de son avocat en décembre 2018, le retard n’aurait été que de cinq à six mois.

[57] En outre, sinon plus tôt, le demandeur aurait dû au moins être conseillé de déposer un grief et de demander une prorogation des délais lorsqu’il a déposé la plainte portant sur le devoir de représentation équitable. Au lieu de cela, il a passé deux autres années à attendre l’issu de l’audience de sa plainte avant de le faire. Il est malheureux que la Commission n’ait pas pu fixer l’audience pendant deux ans. Toutefois, ce n’est pas ce qui a ajouté du temps au retard du dépôt, comme l’a soutenu le demandeur.

[58] Dans Apenteng, la Commission a conclu qu’un représentant syndical n’avait pas fourni les renseignements dont le demandeur avait besoin pour prendre une décision entièrement éclairée et l’avait effectivement empêché dexercer son recours. De tels écarts de représentation peuvent justifier une prorogation des délais. De même, en l’espèce, le demandeur n’a pas été bien informé, ni par l’Association ni par son avocat. Toutefois, je conclus qu’il avait le droit de se fier aux conseils qu’il a reçus. Cela constitue une raison claire, logique et convaincante justifiant le retard.

[59] Cela concerne également le degré de diligence raisonnable attendu. Dans FIOE, la Commission a conclu qu’une erreur commise par l’agent négociateur ne peut pas toujours être considérée comme une raison claire, logique et convaincante justifiant un retard, mais dans certaines circonstances, elle le sera, surtout si le fonctionnaire s’estimant lésé a satisfait au facteur de diligence raisonnable.

[60] Le défendeur a fait valoir que, comme dans Brassard, le demandeur a été en mesure de retenir les services d’un avocat malgré ses problèmes de santé, ainsi que de déposer une plainte portant sur le devoir de représentation équitable et une demande d’indemnité pour accident de travail. Le fait qu’il a été en mesure de le faire ne démontre pas qu’il aurait dû être en mesure de déposer un grief. Ce qui a empêché le demandeur de déposer un grief était la conviction qu’il ne pouvait pas le faire. Toutefois, sa maladie, son traitement, sa prise de médicaments et la fatigue qui en a découlé ont sans aucun doute rendu plus difficile de faire face à la réticence de son agent négociateur, dont il croyait avoir besoin du soutien.

[61] Le défendeur a également soutenu que le demandeur avait déjà déposé des griefs individuels portant sur des questions de rémunération et de licence professionnelle, démontrant qu’il savait qu’il pouvait déposer des griefs individuels. Le fait qu’il ait déposé des griefs individuels dans le passé portant sur de telles questions ne démontre pas que le demandeur savait qu’il pouvait déposer un grief individuel sur sa prétendue démission ou licenciement allégué. Les conseils qu’il a reçus de l’Association et de son avocat l’ont clairement conduit à croire le contraire. Il a fait un suivi avec diligence auprès de l’Association, malgré son découragement initial et sa réticence continue. Ses actes démontrent qu’il croyait avoir besoin de l’appui et de la représentation de l’agent négociateur pour déposer son grief.

[62] Théoriquement, le demandeur aurait pu continuer à demander des renseignements et des conseils ailleurs. Cela lui aurait été avantageux, mais ne peut pas constituer une exigence de la prorogation des délais. À mon avis, la diligence requise de la part du demandeur consistait à demander de l’aide à l’Association. Il l’a fait. Il est allé au-delà de cela lorsqu’il a obtenu pour la première fois des conseils juridiques en décembre 2015 et qu’il les a transmis à l’Association. Il a également suivi les conseils de l’avocat selon lesquels il devait attendre l’issu de sa plainte portant sur le devoir de représentation équitable avant de déposer un grief ou de demander une prorogation. Les conseils qu’il a reçus étaient malheureux, mais le critère de diligence raisonnable a été satisfait.

[63] La durée du retard en l’espèce est considérable et, dans certains cas, pourrait être un facteur déterminant pour refuser une demande de prorogation des délais. Toutefois, chaque affaire doit être tranchée en fonction de ses propres circonstances et le principe directeur doit être l’équité. Comme la Commission l’a énoncé dans Apenteng, au paragraphe 88 :

[88] L’analyse repose sur des faits et est effectuée selon le principe sous-jacent de l’article 61 du Règlement, soit « par souci d’équité ». Il en découle qu’il n’y a pas, dans les critères énoncés dans Schenkman, de formules forfaitaires ou de seuils qui empêchent un décideur de déterminer s’il y a lieu, par souci d’équité, d’accorder une prorogation de délai.

 

[64] Il a été établi que, dans chaque cas, un poids égal n’est pas accordé aux critères énoncés dans Schenkman; l’importance de chaque critère dépend des circonstances factuelles. Comme il a été déclaré dans Gill c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2007 CRTFP 81, au paragraphe 51 :

[51] L’importance accordée à chacun des critères n’est pas nécessairement la même. Les faits du cas déterminent comment ils sont appliqués et quelle valeur probante est accordée à chacun. Chaque critère est examiné et apprécié en fonction du contexte factuel. Il arrive que des critères ne s’appliquent pas ou qu’il y en ait seulement un ou deux qui pèsent dans la balance.

 

[65] En l’espèce, la durée du retard est un facteur moins important. Peu importe la durée du retard, il n’en demeure pas moins que le demandeur ne savait pas quoi faire, qu’il a fait preuve de diligence raisonnable en recherchant des conseillers appropriés et qu’il s’est raisonnablement fié à ceux-ci pour lui dire quoi faire.

[66] Le critère de la durée du retard peut être important pour évaluer tout préjudice causé au défendeur. Toutefois, en l’espèce, même si le retard a été long, le défendeur n’a fait valoir aucun préjudice particulier. D’autre part, le demandeur a perdu son emploi, y compris ses prestations de soins de santé, et perçoit une pension diminuée. Son seul recours est son grief. Il s’agirait d’une grave injustice pour lui si sa demande de prorogation était refusée et que son grief n’était pas entendu.

[67] Le défendeur a soutenu que peu de poids devrait être accordé à l’équilibre entre l’injustice causée au demandeur et le préjudice que subit le défendeur parce que le demandeur n’a fourni aucune raison claire, logique et convaincante justifiant le retard. Il soutient qu’il a le droit à ce que les problèmes de relations de travail soient réglés en temps opportun et que, compte tenu de la durée du retard, une forte présomption de préjudice devrait être appliquée (voir Sturdy). Toutefois, en l’espèce, malgré la durée du retard, une telle présomption est réfutée par ce que j’ai conclu être les raisons claires, logiques et convaincantes justifiant le retard du demandeur, dont aucune ne lui était imputable, mais plutôt à ses conseillers.

[68] Enfin, j’ai examiné les arguments des parties sur les chances de succès du grief du demandeur. Toutefois, il n’est ni possible ni approprié d’évaluer le bien-fondé de l’affaire sans entendre tous les éléments de preuve. À mon avis, ce critère ne devrait être appliqué que si la Commission est d’avis qu’un grief est frivole, vexatoire ou n’a aucune chance de succès. Ce n’est pas mon avis en l’espèce. Le bien-fondé n’est pas encore connu, mais il existe une question importante qui doit être tranchée.

V. Conclusion

[69] Il est clairement dans l’intérêt de l’équité d’accorder la demande. Étant donné la santé et la situation financière du demandeur et le fait que le défendeur ne subit aucun préjudice, il ne serait pas dans l’intérêt de l’équité de lui refuser le droit de faire entendre son grief simplement parce qu’il a reçu et a suivi de mauvais conseils.

[70] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


VI. Ordonnance

[71] La demande de prorogation des délais pour déposer le grief du demandeur et pour le renvoyer à l’arbitrage est accueillie.

Le 9 avril 2021.

Traduction de la CRTESPF

Nancy Rosenberg,

une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

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