Décisions de la CRTESPF

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Date: 20220106

Dossiers: 566-02-05121 et 05122

 

Référence: 2022 CRTESPF 1

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Anne-Marie Charbonneau et WILMA VAN DOORN

fonctionnaires s’estimant lésées

 

et

 

CONSEIL DU TRÉSOR

(Agence des services frontaliers du Canada)

 

employeur

Répertorié

Charbonneau c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada)

Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

Devant : Chantal Homier-Nehmé, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour les fonctionnaires s’estimant lésées : Goretti Fukamusenge, Alliance de la Fonction publique du Canada

Pour l’employeur : Cristina St-Amant-Roy, avocate

Affaire entendue par soumissions écrites

déposées le 27 août, les 20 et 27 septembre et le 2 octobre 2019.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

[1] Le 15 août 2006, Anne-Marie Charbonneau et Wilma Van Doorn, les fonctionnaires s’estimant lésées (les « fonctionnaires »), ont déposé leurs griefs respectifs contre l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« Agence »). La présente décision provisoire traite de l’objection du Conseil du Trésor du Canada (l’« employeur ») à la compétence de la Commission d’entendre les griefs.

[2] Les griefs sont identiques et allèguent ce qui suit :

Je me sens lésée dans mes droits car j’ai été forcée par mon employeur d’accepter un poste à un niveau moindre (PM-05 à PM‑04). Je sens que j’ai subi de l’intimidation et que mon employeur a discriminé contre moi. En conséquence, j’ai subi une démotion que je n’aurais jamais acceptée si j’avais connu tous les faits.

 

[3] En tant que mesures correctives, les plaignantes demandent ce qui suit :

Que mon employeur reconnaisse que mon groupe et niveau est [sic] PM-5 et qu’il soit maintenu depuis sa date effective.

 

[4] Conformément à l’article 210 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (la « Loi »), les fonctionnaires ont signifié un avis approprié à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP). Le 17 février 2011, la CCDP a informé la Commission qu’elle n’avait pas l’intention de participer à l’audience des griefs.

II. Historique des procédures

[5] Les fonctionnaires ont déposé leurs griefs respectifs le 15 août 2006. En novembre 2010, l’employeur a rejeté les griefs au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. L’employeur a accordé une prolongation des délais, soit jusqu’au 11 février 2011, pour le renvoi des griefs à l’arbitrage. Le 4 février 2011, l’Alliance de la Fonction publique du Canada a renvoyé les griefs à l’arbitrage conformément à l’alinéa 209(1)a) de la Loi et a demandé que les griefs soient traités par voie de médiation. Le 2 mars 2011, l’employeur a informé la Commission qu’il refusait la médiation.

[6] Aucune communication n’a été reçue des parties entre 2011 et 2016. En 2017, la Commission a inscrit l’audience des griefs au calendrier des audiences et celle-ci devait se dérouler les 30 et 31 janvier 2018. Le 14 décembre 2017, l’agent négociateur a demandé un report sine die de l’audience pour raison médicale dans le dossier de Mme Van Doorn. Puisque les dossiers de Mmes Van Doorn et Charbonneau devaient être entendus ensemble, et que l’employeur ne s’y est pas opposé, la Commission a accordé la demande de report.

[7] Les parties n’ont fait aucun suivi auprès de la Commission afin que celle-ci inscrive de nouveau les dossiers au calendrier des audiences de la Commission. La Commission a inscrit leur affaire au calendrier des audiences et celle-ci devait finalement avoir lieu les 8, 9 et 10 mai 2018. Le 19 avril 2018, la Commission a tenu une conférence préparatoire à l’audience. L’agent négociateur a informé la Commission qu’il demanderait un report de l’audience du grief de Mme Van Doorn pour raisons médicales; le 24 avril 2018, il a fourni un certificat médical à cet égard. L’employeur ne s’est pas opposé à la demande de report. La Commission a accordé la demande de report et a demandé à l’agent négociateur de fournir une mise à jour sur l’état de santé de Mme Van Doorn au plus tard le 5 novembre 2018.

[8] La Commission a inscrit les griefs au calendrier des audiences afin qu’ils soient entendus du 5 au 8 février 2019. Le 8 novembre 2018, l’agent négociateur a informé la Commission que Mme Van Doorn ne pourrait pas participer à l’audience de son grief avant la mi-juin 2019; il a fourni un certificat médical à l’appui de cette demande. L’employeur ne s’y est pas opposé. La Commission a accordé la demande de report et a demandé à l’agent négociateur de fournir une mise à jour sur l’état de santé de Mme Van Doorn au plus tard le 29 juin 2019.

[9] Le 3 juin 2019, l’agent négociateur a informé la Commission que les médecins traitants ne croyaient pas que Mme Van Doorn puisse travailler ou participer à une audience avant 2020. L’agent négociateur a demandé le report de l’audience des dossiers de Mme Van Doorn pour raisons médicales. L’employeur a consenti à la demande de report pour une audience en 2020.

[10] Le 6 août 2019, la Commission a tenu une téléconférence avec les parties. La Commission a demandé à l’agent négociateur de fournir une confirmation que Mme Van Doorn désirait procéder à l’audience de son grief, les mesures correctives recherchées, un certificat médical établissant les limitations fonctionnelles et les mesures d’adaptation que la Commission pourrait lui fournir afin qu’elle puisse participer à l’audience de son grief. De plus, la Commission a demandé s’il était possible de procéder indépendamment avec l’audience du grief de Mme Charbonneau et si une seule décision pourrait adresser leurs griefs respectifs. L’agent négociateur n’a pas répondu à cette demande.

[11] La Commission a soulevé la question de sa compétence à entendre les griefs. Les parties devaient fournir leurs arguments écrits à savoir si les griefs, tels qu’énoncés, répondaient aux critères pour un renvoi en vertu de l’article 209 de la Loi. Le processus de soumission écrite a été complété le 2 octobre 2019. L’agent négociateur n’a pas répondu aux demandes de la Commission, à savoir s’il était possible de procéder indépendamment avec l’audience du grief de Mme Charbonneau et si une seule décision pourrait adresser leurs griefs respectifs.

III. Historique des faits et allégations

[12] En 2003, les fonctionnaires travaillaient pour le prédécesseur de l’ASFC, soit le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, à Montréal, à titre d’agentes d’audience. Elles étaient classifiées au groupe et au niveau PM-04. En 2004, elles ont déposé, avec plusieurs autres de leurs collègues, un grief de classification dans lequel elles alléguaient que leurs postes devraient être reclassifiés au groupe et au niveau PM‑05. En 2005, l’employeur les a informées qu’un comité de classification avait été mis sur pied pour examiner leurs griefs et la classification de leurs postes.

[13] En 2006, peu de temps avant que le comité de classification ne rende une décision définitive sur leurs griefs de classification, les fonctionnaires ont toutes deux étés affectées temporairement à des postes classifiés au groupe et au niveau PM-04 ainsi que des affectations intérimaires au groupe et niveau PM-05 à Ottawa.

[14] Dans leurs griefs, les fonctionnaires allèguent que l’employeur les a contraintes à accepter une mutation à des postes pour une durée indéterminée, situés à Ottawa et classifiés au groupe et au niveau PM-04. Elles soutiennent qu’elles désiraient attendre le résultat de leurs griefs de classification avant d’accepter l’offre de mutation mais que leur directeur avait refusé leurs demandes. Devant l’insistance de leur directeur et contre leur gré, elles ont accepté l’offre de mutation latérale dans un poste PM-04, à Ottawa. Les fonctionnaires maintiennent que leur collègue mâle n’a pas subi la même pression pour prendre une décision quant à une offre de mutation. Elles allèguent qu’il a bénéficié d’une prolongation de deux ans, soit un traitement préférentiel en raison de son sexe masculin. De plus, elles affirment que leurs nouveaux gestionnaires proposés à Ottawa étaient d’accord avec la demande de prolongation. Elles soutiennent que le directeur savait que la décision de classification était imminente et que le refus de leurs demandes de prolongations était de mauvaise foi.

[15] Le comité de classification a rendu sa décision sur les griefs de classification en mai 2006 et, en conséquence, les postes en question ont été reclassifiés au groupe et au niveau PM-05 en date du 12 décembre 2003. L’employeur a indiqué aux fonctionnaires qu’étant donné qu’elles occupaient maintenant des postes pour une durée indéterminée au groupe et au niveau PM-04 et que ces postes étaient différents de ceux faisant l’objet du grief, elles ne seraient pas reclassifiées à la suite de la décision et ne recevraient que le salaire allant de la date d’entrée en vigueur de la décision à la date à laquelle elles ont obtenu leurs nouveaux postes à Ottawa.

IV. Motifs

[16] Les parties devaient répondre à la question suivante : est-ce que les griefs répondent aux critères pour un renvoi en vertu de l’article 209 de la Loi?

[17] Malgré le fait que l’employeur et, en particulier, les fonctionnaires ont tenté d’inclure des éléments de preuve dans leurs exposés écrits, l’objection de l’employeur à la compétence de la Commission a été entendue entièrement sur la foi des exposés écrits; aucun témoignage oral de quelque nature que ce soit n’a été pris en considération dans la détermination de cette question.

[18] Aucune question ne subsiste entre les parties concernant le droit à un traitement rétroactif. Les griefs contestent les actes de l’employeur qui, selon ce que les fonctionnaires allèguent, a fait preuve de mauvaise foi, de discrimination sur la base de leur sexe et exercé des pressions excessives, ce qui les a contraintes à accepter des postes classifiés à un niveau inférieur.

[19] L’employeur s’oppose à la compétence de la Commission au motif que les griefs sont hors délai et qu’ils portent sur une demande de reclassification. L’employeur a affirmé qu’aucune des deux fonctionnaires n’a déposé un grief alléguant un cas de discrimination au moment où on leur a refusé la prolongation de la mutation. Il a également affirmé que les fonctionnaires avaient attendu plusieurs mois après avoir reçu la décision sur leur grief de reclassification pour déposer un grief. La décision sur leur grief de reclassification a été rendue en mai 2006, et les présents griefs ont été déposés en août 2006. À ce sujet, l’employeur a cité Burchill v. Canada (Attorney General), [1980] F.C.J. No. 97 (C.A.)(QL) (« Burchill »).

[20] Les fonctionnaires maintiennent que l’objection de l’employeur quant au délai devrait être rejetée. Elles soulignent que l’employeur s’est opposé aux délais des griefs 8 ans après leur renvoi à la Commission et 13 ans après le dépôt des griefs. L’employeur n’a soulevé cette objection dans aucune de ses réponses aux griefs.

[21] Je suis d’accord avec les fonctionnaires s’estimant lésées. Le paragraphe 95(1)b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (le « Règlement »), prévoit que toute partie peut, au plus tard 30 jours après avoir reçu copie de l’avis de renvoi du grief à l’arbitrage, soulever une objection au motif que le délai prévu par la Loi ou par une convention collection pour le renvoi du grief à l’arbitrage n’a pas été respecté. Comme il est indiqué dans de nombreuses décisions de la Commission, dont Shandera c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2016 CRTEFP 21, et dans le Règlement, les objections quant au respect des délais doivent être formulées à tous les paliers de la procédure de règlement des griefs. L’employeur ne l’a pas fait et, par conséquent, comme il est indiqué dans Santawirya c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2017 CRTESPF 10, je conclus que le libellé du Règlement m’empêche d’entendre l’objection de l’employeur quant à la compétence de la Commission au motif du respect des délais. L’employeur s’est opposé au renvoi des griefs huit ans après leur renvoi à la Commission. Conséquemment, l’objection de l’employeur quant au délai de renvoi des griefs est rejetée.

[22] L’employeur maintient que les griefs sont réellement une demande de reclassification. Il soutient que, puisque les griefs en l’espèce ont été renvoyés à l’arbitrage en vertu de l’alinéa 209(1)a) de la Loi, les griefs doivent porter sur l’interprétation ou l’application de la convention collective. Ils ne constituent pas des griefs pouvant valablement être renvoyés à l’arbitrage en vertu de l’alinéa 209(1)a). L’article 7 de la Loi sur la gestion des finances publiques, attribue la compétence exclusive à l’employeur en matière de classification. Les fonctionnaires ont volontairement signé leurs offres de mutation et il n’y a aucune raison de croire que des pressions excessives ont été exercées. L’employeur allègue que les fonctionnaires n’ont pas signé leurs offres sous toutes réserves. L’employeur a la compétence exclusive en matière de prolongation pour une mutation. À l’appui de son allégation, l’employeur m’a renvoyé à Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2017 CRTEFP 41, et Fong c. Agence du revenu du Canada, 2017 CRTEFP 45.

[23] Les fonctionnaires nient que les griefs sont réellement des griefs de reclassification. Les griefs portent sur l’interprétation de l’article 19 de la convention collective qui porte sur des allégations de discrimination, de conduite arbitraire et de pression excessive de leur employeur. Elles allèguent que leur gestionnaire a constamment refusé de leur accorder une prolongation, malgré le fait qu’il aurait accordé une prolongation à un collègue masculin occupant le même poste et sans pression excessive. Elles prétendent que c’est cette conduite qui les a amenés à accepter des mutations à leur détriment. Le fait que l’allégation de discrimination soit liée à l’application d’une reclassification ne peut avoir pour effet de rendre cette question hors de la portée de la convention collective : Haynes c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2013 CRTFP 85, et Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), 2017 CRTESPF 5.

[24] Les fonctionnaires m’ont renvoyé à Babb c. Agence du revenu du Canada, 2015 CRTEFP 80 (« Babb ») concernant la compétence de la Commission pour entendre et trancher les affaires alléguant une discrimination. En particulier, elles ont mentionné le paragraphe 28 de Babb, où il est conclu que la seule restriction au renvoi des griefs concernant l’application d’une clause de la convention collective, dans cette affaire l’article 19 non-discrimination, était que les fonctionnaires obtiennent le consentement de leur agent négociateur.

[25] Je ne suis pas d’accord que les griefs sont réellement des griefs de reclassification. Même si la mesure corrective demandée dans les griefs est une reclassification, cette question ne transforme pas à elle seule le fond des griefs en griefs de reclassification. Les griefs allèguent clairement une violation de l’article 19 de la convention collective et allèguent que les fonctionnaires ont été victimes de discrimination fondée sur le sexe. Elles ont l’appui de l’agent négociateur. Les fonctionnaires renvoient dans leurs observations à un collègue masculin qui a obtenu une prolongation pour sa demande de mutation alors que celles-ci se sont vu refuser le même privilège. L’employeur soutient effectivement que cette allégation est une pure fantaisie et, à ce titre, je conclus que l’employeur n’a pas assumé le fardeau requis pour que je rejette ces griefs au motif de son objection préliminaire. Cela ne veut pas dire que je rejette l’argument de l’employeur quant au fond des griefs; je conclus simplement qu’il s’agit d’une question de fond qui nécessitera la tenue d’une audience complète.

[26] Pour faire suite à l’allégation de rétrogradation des fonctionnaires s’estimant lésées, l’employeur a nié qu’une mesure disciplinaire avait été imposée. Les griefs n’ont pas été renvoyés à l’arbitrage en vertu de l’alinéa 209(1)b). À ce sujet, l’employeur m’a renvoyé à Cameron c. Administrateur général (Bureau du directeur des poursuites pénales), 2015 CRTEFP 98. De plus, l’employeur maintient que toute réparation est limitée aux 25 jours précédant le dépôt des griefs. À l’appui de son argument, il m’a renvoyé à Canada (Office national du film) c. Coallier, [1983] A.C.F. no 813 (QL).

[27] Les fonctionnaires maintiennent que sans les mutations forcées, elles auraient profité pleinement de la décision de reclassification de leur poste, comme leur collègue masculin. Selon les fonctionnaires, le principe soulevé dans Burchill et l’allégation de l’employeur selon laquelle les griefs n’ont pas été renvoyés à l’arbitrage en tant que griefs de rétrogradation en vertu de l’alinéa 209(1)b) de la Loi ne s’applique pas. L’employeur n’a pas été pris par surprise étant donné qu’aucun motif différent ou modifié n’a été invoqué dans le renvoi. Les principes soulevés dans Burchill ne s’appliquent pas.

[28] Je conclus que cette allégation constitue une question de preuve qui exige la tenue d’une audience. Les fonctionnaires devront démontrer selon la prépondérance des probabilités que leurs mutations à un poste de niveau inférieur étaient forcées et que la raison pour laquelle elles se sont vu refuser une prolongation pour la mutation par leur gestionnaire était entachée de discrimination en violation de l’article 19 de la convention collective. L’objection de l’employeur à la compétence de la Commission est rejetée.

[29] Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


V. Ordonnance

[30] L’objection de l’employeur est rejetée.

[31] Les griefs procèderont à une audience sur le fond.

Le 6 janvier 2022.

Chantal Homier-Nehmé,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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