Décisions de la CRTESPF

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Date: 20220525

Dossiers: 568-02-44232

568-02-44233

 

XR: 566-02-43766 et 566-02-43767

 

Référence: 2022 CRTESPF 42

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Yvon Barbe et Étienne LachaIne

demandeurs

 

et

 

conseil du trÉsor (Service correctionnel du Canada)

 

défendeur

Répertorié

Barbe c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant une demande visant la prorogation d’un délai visée à l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour les demandeurs : Charlie Arsenault-Jacques, conseillère syndicale

Pour le défendeur : Lyne Poulin, analyste, Secrétariat du Conseil du Trésor

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés
le 12 janvier et les 15, 24 et 25 mars 2022.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Demande devant la Commission

[1] Le 11 novembre 2021, Yvon Barbe et Étienne Lachaine, les demandeurs, ont renvoyé à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») chacun un grief portant sur leur droit au versement de leur salaire lors d’un congé pour accident de travail. Les demandeurs sont représentés par un agent négociateur, l’Union of Canadian Correctional Officers – Syndicat des agents correctionnels du Canada -CSN (l’« agent négociateur »), qui est signataire d’une convention collective avec l’employeur, le Conseil du Trésor. Les demandeurs sont des agents correctionnels au Service correctionnel du Canada, qui, pour les fins de la présente décision, est désigné comme le défendeur, le Conseil du Trésor lui ayant délégué ses pouvoirs en matière de gestion des ressources humaines.

[2] Le 6 décembre 2021, le défendeur s’est opposé au renvoi à l’arbitrage des griefs pour non-respect des délais. Selon lui, les griefs auraient dû être renvoyés à l’arbitrage au plus tard le 2 mars 2020, de sorte qu’ils arrivent devant la Commission avec plus de 20 mois de retard. Le défendeur a donc demandé qu’ils soient rejetés parce qu’ils n’étaient pas conformes au Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79; le « Règlement »).

[3] Le 12 janvier 2022, l’agent négociateur a répondu à l’objection du défendeur. Il a concédé qu’il y avait un retard dans le renvoi à l’arbitrage, mais a fourni des explications. En outre, il a demandé à la Commission d’accorder une prorogation de délai, en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement.

[4] La présente décision porte sur la demande de prorogation de délai. Si la Commission fait droit à la demande, les griefs procéderont devant la Commission à une date ultérieure.

II. Objection du défendeur

[5] Le défendeur s’est appuyé sur le paragraphe 90(2) et l’alinéa 95(1)b) du Règlement pour étayer sa demande de rejet sommaire des griefs pour cause de retard. Ces dispositions se lisent comme suit :

90 (2) Si la personne dont la décision constitue le dernier palier de la procédure applicable au grief n’a pas remis de décision à l’expiration du délai dans lequel elle était tenue de le faire selon la présente partie ou, le cas échéant, selon la convention collective, le renvoi du grief à l’arbitrage peut se faire au plus tard quarante jours après l’expiration de ce délai.

[…]

(1) Toute partie peut, au plus tard trente jours après avoir reçu copie de l’avis de renvoi du grief à l’arbitrage :

[…]

b) soulever une objection au motif que le délai prévu par la présente partie ou par une convention collective pour le renvoi du grief à l’arbitrage n’a pas été respecté.

 

[6] Les demandeurs ont présenté leurs griefs individuels au dernier palier de la procédure de règlement des griefs le 4 décembre 2019. La convention collective prévoit un délai de 30 jours ouvrables pour la réponse de l’employeur. La réponse était donc due le 20 janvier 2020. Aucune réponse n’avait été émise au moment du renvoi à l’arbitrage.

[7] Selon le paragraphe 90(2) du Règlement, en l’absence d’une réponse au palier final, le renvoi à l’arbitrage des griefs devait se faire au plus tard le 2 mars 2020. Or, les griefs n’ont été renvoyés à l’arbitrage que le 11 novembre 2021, soit avec plus de 20 mois de retard.

[8] Ce retard est significatif, et il n’est pas justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes. L’employeur a invoqué à cet égard la décision Grekou c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2020 CRTESPF 94 (demande de contrôle judiciaire rejetée, Grekou c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 220).

III. Demande de prorogation de délai

A. Pour les demandeurs

[9] L’agent négociateur a répondu à l’objection du défendeur en fournissant des explications, et en présentant une demande de prorogation de délai. Je reproduis ici l’explication pour le retard :

De décembre 2019 à décembre 2020, la présidente de la section locale, Mme Lucie Godin, a la croyance que l’agent local de griefs, M. Jérémy Deschamps, a envoyé ces deux griefs avec les formulaires 20 au bureau régional de la CSN à Mme Constance Godin, adjointe administrative, en bonne et due forme pour qu’ils soient référés à la Commission. Les fonctionnaires ont la même croyance. M. Jérémy Deschamps avait une expérience minimale en matière de représentation de griefs et ne connaissait pas la procédure. Il n’a, pendant cette période, jamais demandé quelles étaient les étapes suivantes pour les griefs.

En décembre 2020, M. Stéphan Dicaire, vice-président régional et anciennement président de la section locale de La Macaza jusqu’en mai 2019, s’enquiert du statut des deux griefs auprès de l’agent local de griefs, M. Jérémy Deschamps. Le 15 décembre 2020, M. Deschamps répond que les griefs sont au troisième palier et demande quelle est la suite de la procédure. M. Dicaire l’informe de la procédure, lui envoie le formulaire 20 que les deux fonctionnaires doivent remplir et que M. Deschamps doit ensuite acheminer avec le reste du dossier à Mme Constance Godin qui se chargera de transmettre le tout à la Commission. M. Deschamps affirme qu’il ne savait pas que c’était la procédure (onglet 3).

Le 27 décembre 2020, M. Deschamps envoie à Mme Constance un courriel contenant simplement deux formulaires 21, un pour M. Barbe et l’autre pour M. Lachaine et un fichier excel contenant la liste et le statut de tous les griefs de la section locale (onglet 4). Le 6 janvier 2021, Mme Constance Godin informe M. Deschamps qu’il manque des documents (onglet 5).

Le 11 janvier 2021, Mme Lucie Godin transmet des documents relatifs à d’autres griefs des mêmes fonctionnaires (onglet 6). Les griefs dont il est question dans ce courriel ont été référés à la Commission en 2011 (!) et en 2017.

Le 14 janvier 2021, Mme Lucie Godin envoie d’autres documents à Mme Constance Godin relativement aux deux griefs qui nous préoccupent (onglet 7). Cependant, il manque toujours certains documents pour effectuer le renvoi en arbitrage, notamment les formulaires 20 et les formulaires de renvoi au troisième palier.

En octobre 2021, M. Dicaire s’enquiert de l’état des deux griefs auprès de la soussignée. Après vérification, je confirme à M. Dicaire que les griefs n’ont jamais été renvoyés en arbitrage et qu’il nous manque toujours des documents.

Le 14 octobre 2021, M. Dicaire demande à M. Deschamps s’il avait envoyé les formulaires 20, comme demandé en décembre 2020, pour transmettre les griefs à l’arbitrage (onglet 8). En réponse à cette question, M. Deschamps transmet à M. Dicaire le courriel du 27 décembre 2020 (contenant les mauvais formulaires) et le courriel du 11 janvier 2021 relatifs à d’autres griefs (onglet 9). Il est clair que jusqu’à la mi-octobre 2021, M. Deschamps n’a aucune idée que les griefs portant les numéros internes #63527 pour M. Barbe (566-02-43767 de la Commission) et #63528 pour M. Lachaine (566-02-43766 de la Commission) sont ceux qui devaient être renvoyés en arbitrage en décembre 2020. Selon la correspondance, il ne semble pas comprendre non plus que les griefs #63527 et #63528 n’ont jamais été référés à l’arbitrage.

En octobre 2021, Lucie Godin achemine les formulaires 20 et les réponses au troisième palier pour les deux griefs à Mme Constance Godin et le tout est transmis à la Commission le 11 novembre 2021.

[Les mises en évidence le sont dans l’original]

 

[10] Après cette explication, l’agent négociateur a fait une demande de prorogation de délai, en insistant que la Commission devait agir, selon les mots de l’alinéa 61b) du Règlement (en vertu duquel la demande est faite), « par souci d’équité ». L’agent négociateur a repris les critères énoncés dans la décision Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1), qui est appliquée de façon constante par la Commission dans la détermination de ce type de demande.

1. Le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes

[11] L’agent négociateur l’admet d’emblée : le traitement de ces dossiers a été marqué par une confusion totale au sein de l’agent négociateur. Il convient de souligner que les demandeurs ont toujours cru que leurs griefs avaient été renvoyés à l’arbitrage, et faisaient confiance à l’agent négociateur. Il serait injuste de punir les demandeurs pour une erreur de leur agent négociateur.

2. La durée du retard

[12] L’agent négociateur concède qu’il y a un retard de 20 mois. Toutefois, le retard s’explique. Pendant 13 mois, la section locale et les demandeurs croyaient de bonne foi que les griefs avaient été renvoyés à l’arbitrage. Quand on a fait le suivi, il continuait d’y avoir une confusion sur les griefs exacts. Le blâme repose entièrement sur l’agent négociateur.

[13] En outre, l’importance de la durée du retard tient au tort éventuel causé à l’employeur par un grief qui surgit inopinément. Toutefois, le retard du renvoi à l’arbitrage n’est pas le même que le retard de déposer un grief. Ici, l’employeur était au courant du grief, il n’a pas été pris par surprise.

3. La diligence des demandeurs

[14] Les demandeurs ont toujours collaboré avec l’agent négociateur, et croyaient sincèrement que leurs griefs allaient de l’avant. L’agent négociateur a invoqué à ce propos la décision D’Alessandro c. Conseil du Trésor (ministère de la Justice), 2019 CRTESPF 79. J’y reviendrai dans mon analyse.

4. L’équilibre entre l’injustice causée aux demandeurs, si la demande est refusée, et le préjudice que subit l’employeur, si la demande est accordée

[15] Le refus de la prorogation signifierait pour les demandeurs la fin de leur recours. Par ailleurs, l’agent négociateur a affirmé qu’il y a devant la Commission quelque 30 griefs de même nature. Donc, non seulement le défendeur était déjà au courant des griefs, mais il est probable que quelques griefs types serviront à déterminer l’ensemble des griefs. Par conséquent, le défendeur ne subit aucun préjudice du renvoi de ces deux griefs.

5. Les chances de succès des griefs

[16] Puisque la Commission n’a pas entendu la preuve, il est impossible de prédire les chances de succès des griefs. Ce critère servirait plutôt à rejeter une demande si, à leur face même, les griefs n’avaient aucune chance de succès; or, ce n’est pas le cas ici.

B. Pour le défendeur

[17] Le défendeur a répondu aux arguments des demandeurs de la façon suivante.

1. Le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes

[18] Selon le défendeur, la confusion n’est pas une excuse pour un agent négociateur d’expérience, et l’erreur de l’agent négociateur qui entraîne un délai excessif peut faire perdre à un fonctionnaire son recours devant la Commission. Il a invoqué à cet égard les décisions suivantes : Copp c. Conseil du Trésor (ministère des Affaires étrangères et du Commerce international), 2013 CRTFP 33; Martin c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2021 CRTESPF 62 ; Edwards c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2019 CRTESPF 126. Je reviendrai sur ces décisions dans mon analyse.

2. La durée du retard

[19] La durée du retard est considérable; l’employeur est en droit de s’attendre qu’un dossier est clos lorsqu’il n’est pas renvoyé à l’arbitrage selon les délais prescrits.

3. La diligence des demandeurs

[20] Il n’y a aucune indication de la diligence des demandeurs. Même s’il appartenait à l’agent négociateur d’agir, les demandeurs continuaient d’avoir une certaine responsabilité à l’égard de leurs griefs. Le défendeur a cité à ce propos la décision Martin, où la Commission aurait imputé une partie de la responsabilité pour le retard à la fonctionnaire s’estimant lésée. J’y reviendra dans mon analyse.

4. L’équilibre entre l’injustice causée aux demandeurs, si la demande est refusée, et le préjudice que subit l’employeur, si la demande est accordée

[21] Les demandeurs ne sont pas sans recours; ils peuvent porter plainte contre leur agent négociateur pour son défaut de représentation.

[22] Quant à l’argument que l’employeur est déjà saisi de griefs semblables, qui seront vraisemblablement regroupés, cela n’excuse pas le non-respect du Règlement.

5. Les chances de succès des griefs

[23] Le défendeur a soutenu qu’en l’absence de raisons claires, logiques et convaincantes, les autres critères perdent en importance.

IV. Analyse

[24] La décision Schenkman est fort utile pour faire la part des choses lorsqu’il s’agit de décider une demande de prorogation de délai, car elle nous rappelle qu’il faut tenir compte des deux points de vue – celui du fonctionnaire et celui de l’employeur. Toutefois, le point de départ doit être le texte réglementaire qui donne à la Commission le pouvoir de proroger un délai, soit le texte de l’alinéa 61b) du Règlement, qui se lit comme suit :

61 Malgré les autres dispositions de la présente partie, tout délai, prévu par celle-ci ou par une procédure de grief énoncée dans une convention collective, pour l’accomplissement d’un acte, la présentation d’un grief à un palier de la procédure applicable aux griefs, le renvoi d’un grief à l’arbitrage ou la remise ou le dépôt d’un avis, d’une réponse ou d’un document peut être prorogé avant ou après son expiration :

a) soit par une entente entre les parties;

b) soit par la Commission ou l’arbitre de grief, selon le cas, à la demande d’une partie, par souci d’équité.

 

[25] Je fais cette mise au point parce qu’il me paraît primordial d’avoir tout d’abord un souci d’équité. Il peut arriver qu’une partie fasse si peu preuve de diligence, ou offre une explication tellement confuse ou illogique, que la Commission ne peut en bonne conscience accorder une prorogation de délai. Les délais existent pour une bonne raison, pour assurer un déroulement aussi efficace que possible des procédures. Il faut donc une bonne raison pour y déroger. Dans certains cas, toutefois, même si un certain doute peut exister quant à la clarté des explications ou à la diligence des parties, le souci d’équité l’emporte.

[26] Les deux parties ont fait référence aux critères de la décision Schenkman. Je commence donc mon analyse en reprenant les cinq éléments de ce critère.

A. Analyse selon Schenkman

1. Des raisons claires, logiques et convaincantes

[27] L’agent négociateur a expliqué que ces griefs ont été victimes d’une confusion totale parmi divers intervenants, dont le premier représentant qui s’est occupé des griefs des demandeurs. Les griefs ont bien été renvoyés au troisième palier, mais à partir de ce moment, ils semblent avoir été oubliés. Les demandeurs croyaient qu’ils suivaient leur cours, le représentant croyait qu’il fallait attendre la réponse du troisième palier, et la présidente de la section locale croyait que les griefs étaient au bureau régional pour être renvoyés à la Commission. Lorsqu’il est devenu clair que les griefs n’avaient pas été traités au troisième palier, la confusion a continué de régner en raison d’erreurs de formulaires.

[28] L’employeur s’est appuyé sur le texte du Règlement, qui prévoit qu’en cas de défaut de réponse au troisième palier, un fonctionnaire a 40 jours pour renvoyer son grief à l’arbitrage. Toutefois, cette disposition existe pour protéger les droits du fonctionnaire si l’employeur ne répond pas; sinon, l’employeur pourrait simplement retarder indéfiniment le renvoi à l’arbitrage.

[29] Il y a quelque chose d’un peu paradoxal dans le fait d’utiliser la disposition contre les demandeurs. L’employeur n’a jamais, jusqu’à ce jour, répondu aux griefs transmis au troisième palier en décembre 2019, et reproche maintenant leur retard aux demandeurs.

[30] Il est difficile de dire que la confusion qui régnait dans cette affaire constitue une raison claire, logique et convaincante pour expliquer les agissements de l’agent négociateur. Cependant, je retiens le fait que cette confusion est entièrement due à l’agent négociateur. Les demandeurs ne pouvaient renvoyer leurs griefs par eux-mêmes, puisqu’il s’agit de griefs qui s’appuient sur la convention collective et nécessitent donc l’appui de l’agent négociateur (voir l’alinéa 209(1)a) et le paragraphe 209(2) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2). Pour ce qui est des demandeurs, les raisons sont claires, logiques et convaincantes : ils se fiaient à l’agent de griefs, qui lui, attendait la réponse au troisième palier. Par la suite, les demandeurs attendaient que l’agent négociateur rectifie la situation; ils n’avaient pas le pouvoir de le faire.

2. La diligence des demandeurs

[31] Il est clair, et l’agent négociateur l’admet d’emblée, que ce n’est pas la diligence des demandeurs qui est principalement en cause, mais celle de l’agent négociateur. Les demandeurs ont fait leurs griefs en temps voulu. C’est à l’étape du troisième palier que le retard s’est produit. L’agent négociateur a présenté quelques extraits de textos dont je ne tiens pas compte parce qu’ils sont vraiment trop imprécis. Cependant, encore une fois, les demandeurs ont agi comme ils devaient – ils ont collaboré aux griefs, puis attendu d’autres directives de l’agent négociateur, responsable du renvoi à l’arbitrage.

[32] Dans l’affaire Martin, citée par le défendeur, il y a malheureusement une erreur de traduction au paragraphe 35. Dans cette affaire, la demanderesse, Mme Martin, avait déposé un grief pour défaut de mesure d’adaptation durant sa grossesse. Le grief datait de 2014, Mme Martin est revenue de son congé de maternité en 2015. Au paragraphe 35 de la décision, on lit dans la version française :

[35] […] Bien qu’il puisse être compréhensible qu’elle n’ait pas été en contact avec son agent négociateur pendant son congé de maternité, elle ne s’est pas questionnée sur l’état de son grief jusqu’à son retour en 2015. Il était raisonnable pour le défendeur de conclure que l’affaire n’était plus en litige au retour de la demanderesse au lieu de travail, alors que celle‑ci n’a pas soulevé la question de son grief.

[Je mets en évidence]

 

[33] La version anglaise (originale) de ce paragraphe se lit comme suit :

[35] […] While it may be understandable that during her maternity leave, she was not in touch with her bargaining agent, she did not question the status of the grievance upon her return in 2015. It was reasonable for the respondent to conclude that the matter was no longer an issue when she returned to the workplace and did not raise her grievance.

[Je mets en évidence]

 

[34] Autrement dit, et cela comptait aux yeux de la Commission, ce n’est pas en 2015 que le grief a été ranimé, mais bien en 2020. Un tel laps de temps devient plus qu’inexplicable. Ce ne sont pas les faits dont je suis saisie.

3. La durée du retard

[35] La durée du retard est assez importante, mais elle n’est pas déterminative.

4. Le préjudice causé à l’une ou l’autre partie

[36] C’est à cet égard il me semble que la balance penche en faveur des demandeurs. S’ils sont privés de ce recours, ils ne peuvent revendiquer les montants auxquels ils disent avoir droit. Le défendeur a dit qu’il leur est possible de porter plainte contre leur agent négociateur, mais le recours n’est pas du tout de la même nature. En outre, leur réclamation salariale est contre l’employeur.

[37] L’employeur n’a pas nié l’affirmation selon laquelle il était par ailleurs partie à nombre d’autres griefs du même type. Par conséquent, le préjudice à son endroit n’est pas évident.

5. Les chances de succès des griefs

[38] Ce dernier critère pourrait servir à ne pas accorder une prorogation pour des griefs qui n’ont aucune chance de succès, par souci d’efficience. Tel n’est pas le cas ici. Il est impossible de prédire l’issue des griefs, faute de preuve, mais à première vue, ils ne sont pas frivoles ou absurdes.

B. Conclusion

[39] Ayant repassé les critères de Schenkman, qui ne sont pas très concluants dans le présent cas, voici mes motifs pour accorder la prorogation de délai, encore une fois, dans un souci d’équité.

[40] Ne pas accorder la prorogation de délai priverait les demandeurs de leur recours pour faire entendre leurs griefs. Je n’ai rien entendu de la preuve, et je ne peux donc me prononcer sur les chances de succès, mais les griefs sont à tout le moins sérieux. Les demandeurs prétendent avoir été injustement privés de salaire pendant leur congé pour accident de travail. Le préjudice causé aux demandeurs de ne pas faire entendre leurs griefs est grave, et on leur fait payer une erreur qui n’est pas la leur.

[41] Les parties ont porté à mon attention plusieurs décisions de la Commission, qui ont nourri ma réflexion.

[42] Dans l’affaire Grekou, M. Grekou a été rejeté en cours de stage en janvier 2018. Il s’attendait à ce que son agent négociateur dépose un grief en son nom, ce qui n’a pas été fait. Dès mars 2018, pourtant, il savait qu’il pouvait déposer lui-même le grief, mais n’a rien fait jusqu’à décembre 2018. La Commission n’a pas accordé une prorogation de délai, faute d’explication de ce retard.

[43] Dans le cas de M. Grekou, il pouvait déposer son grief lui-même. Dans le cas des demandeurs, ils ont déposé leurs griefs en temps voulu, avec l’appui de l’agent négociateur. Les demandeurs ne pouvaient renvoyer d’eux-mêmes à l’arbitrage leurs griefs, liés à la convention collective; l’agent négociateur devait le faire. La responsabilité des demandeurs n’était pas la même que celle de M. Grekou.

[44] Dans l’affaire Copp, le renvoi à l’arbitrage du grief de licenciement de la demanderesse s’était fait quelques 80 jours en retard. Le dossier avait tardé chez l’agent négociateur pour des raisons administratives. La Commission a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’accorder une prorogation de délai, parce que les erreurs administratives de l’agent négociateur ne constituaient pas des « raisons claires, logiques et convaincantes ».

[45] Dans Edwards, il s’agissait encore d’une erreur de l’agent négociateur, qui faisait en sorte que le grief avait été renvoyé à l’arbitrage avec sept ans et demi de retard. La Commission a jugé dans le même sens, que les erreurs administratives ne pouvaient constituer des raisons claires, logiques et convaincantes. La longueur du retard était également un facteur important, car il causait un préjudice sérieux à l’employeur.

[46] Dans l’affaire Martin, le retard était de six ans. L’explication donnée était encore moins claire que dans le cas présent. Le grief semble avoir été tout simplement oublié. En l’espèce, les malentendus (attente d’une réponse, erreurs quant aux formulaires) expliquent au moins la série de faits qui contribuent au retard.

[47] Dans l’affaire D’Alessandro, la Commission a conclu que la négligence du syndicat à déposer des griefs en temps voulu constituait une raison claire, logique et convaincante. La Commission écrit ce qui suit au paragraphe 29 : « L’équité exige que M. D’Alessandro soit en mesure de poursuivre ses griefs malgré la négligence de son syndicat. […] »

[48] Il est clair qu’il existe deux courants de pensée à la Commission – soit, on peut tenir rigueur à un fonctionnaire des erreurs de son agent négociateur, soit, on ne doit pas tenir rigueur au fonctionnaire, qui se trouve lésé non seulement par l’action de son employeur mais aussi par l’action de son agent négociateur. La dichotomie est bien expliquée dans Copp, dans les paragraphes suivants :

[…]

[28] La demanderesse m’a renvoyé à Thompson [Thompson c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2007 CRTFP 59]. Mme Thompson a déposé un grief pour contester son licenciement plus de trois mois après l’expiration du délai pour le dépôt d’un grief. Elle a déclaré que le syndicat avait déposé le grief à temps, mais que le grief aurait traîné sur le bureau du représentant du défendeur pendant quatre mois avant d’être traité. Le président n’a pas cru la demanderesse sur ce point et a conclu que le grief n’a pas été présenté dans le délai prescrit. Il a accueilli la demande de prorogation du délai au motif que, même si le syndicat était négligent, ce n’était pas la faute de Mme Thompson. Il a déclaré que l’injustice qui lui serait causée en lui refusant l’accès à l’arbitrage l’emporte sur le préjudice que le défendeur pourrait subir si le grief était entendu. Enfin, il a affirmé que, par souci d’équité, la demanderesse ne devait pas être pénalisée pour l’inaction du syndicat qui a déposé son grief en retard.

[29] Je ne suis pas d’accord avec la décision dans Thompson. Cette décision a été rédigée il y a plus de cinq ans dans un contexte jurisprudentiel qui n’était peut-être pas aussi clair qu’il ne l’est maintenant. Depuis, il a été souvent décidé que les omissions, la négligence ou les erreurs d’un syndicat ne constituent pas des motifs logiques et convaincants justifiant une prorogation du délai. À mon avis, comme je l’ai déclaré dans Callegaro, « […] la demanderesse et son syndicat ne peuvent être considérés comme étant deux entités distinctes […] ». Dans ce contexte, les erreurs du syndicat sont les erreurs de la demanderesse.

[…]

 

[49] Je ne sais pas quelle aurait été ma décision si les griefs avaient tardé six ans comme dans Martin, ou sept ans et demi comme dans Edwards. Le délai de 20 mois est important, mais il ne cause pas un préjudice indu à l’employeur.

[50] Avec égards, je ne suis pas d’accord avec la décision Copp. Je préfère l’approche dans la décision D’Alessandro : si le fonctionnaire n’est pas en faute, s’il a informé avec diligence son syndicat et contribué au dépôt de son grief, je ne vois pas comment en toute équité il devrait ensuite subir les conséquences des erreurs commises par l’agent négociateur. Je tiens compte de plusieurs facteurs ici : le temps écoulé, qui n’est pas excessif comme dans Martin ou Edwards, le fait qu’il s’agit d’un renvoi à l’arbitrage et non du dépôt du grief (l’employeur est donc informé), le fait que les demandeurs n’auraient pu agir seuls et donc dépendaient de l’action de l’agent négociateur.

[51] Je reviens sur mon commentaire plus haut que les demandeurs attendaient (et attendent toujours) la réponse au palier final. Il me semble qu’il y a une distinction à faire entre un fonctionnaire qui reçoit la réponse au palier final mais n’agit pas (voir Popov c. Agence spatiale canadienne, 2018 CRTESPF 49) et un fonctionnaire qui attend une réponse finale. Je suis consciente du fait que le Règlement prévoit le renvoi dans les 40 jours, mais cela provoque quand même un certain malaise d’appliquer contre les demandeurs une disposition censée protéger leurs intérêts. Dans les circonstances présentes, il me paraît équitable de déroger à la règle de 40 jours pour accorder la prorogation de délai pour le renvoi des griefs à l’arbitrage.

[52] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


V. Ordonnance

[53] La demande de prorogation de délai pour renvoyer les griefs 566-02-43766 et 566-02-43767 à l’arbitrage est accordée.

[54] Les griefs seront mis au rôle de la Commission à une date ultérieure.

Le 25 mai 2022.

Marie-Claire Perrault,

une formation de la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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