Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a été arrêté à la suite d’une enquête criminelle – l’employeur l’a suspendu sans solde pendant l’enquête pour inconduite et l’a subséquemment licencié pour des motifs disciplinaires – le fonctionnaire s’estimant lésé a plaidé coupable à une infraction criminelle – il a éventuellement reçu une absolution inconditionnelle et a pris des démarches en vue de faire retirer de la sphère publique les renseignements relatifs à sa condamnation – le fonctionnaire s’estimant lésé a présenté une demande de prorogation de délai, avec près de cinq ans de retard, pour le renvoi à l’arbitrage du grief relatif à la suspension – la Commission a appliqué les cinq critères élaborés dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1 – la Commission a prorogé le délai pour le renvoi du grief à l’arbitrage – le retard était attribuable à l’erreur de l’agent négociateur dû au fait qu’il ignorait l’existence même du grief, ce qui constituait une raison claire, logique et convaincante – le fonctionnaire s’estimant lésé a fait preuve de diligence raisonnable, croyant que ses deux griefs avaient été renvoyés à l’arbitrage – une injustice pourrait être causée au fonctionnaire s’estimant lésé si la demande de prorogation était rejetée puisqu’il ne pourra pas faire valoir ses arguments à l’audience quant à la suspension – le fonctionnaire s’estimant lésé a une cause défendable – il a présenté une demande d’anonymisation pour protéger sa vie privée, que la Commission a accordée – les parties ont l’intention d’apporter des preuves tirées de l’enquête criminelle ainsi que liées à l’absolution inconditionnelle dont la Commission devra tenir compte – la Commission a reconnu que le législateur avait choisi d’offrir une mesure de protection à la vie privée des personnes condamnées ayant obtenu une absolution inconditionnelle dans la Loi sur le casier judiciaire (L.R.C. (1985), ch. C-47) – dévoiler l’identité du fonctionnaire s’estimant lésé en lien avec sa condamnation serait contraire aux intérêts importants que cherche à protéger cette loi – par conséquent, l’effet bénéfique de l’anonymisation du nom du fonctionnaire s’estimant lésé l’emporte sur les effets préjudiciables sur les droits et intérêts des parties et du public – anonymiser l’identité du fonctionnaire s’estimant lésé constitue la façon la moins invasive possible pour écarter un risque sérieux pour un intérêt public important.

Demandes accordées.

Contenu de la décision

Date: 20221003

Dossiers: 566-02-14284, 44708 et 568-02-44709

 

Référence: 2022 CRTESPF 82

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

N.L.

fonctionnaire s’estimant lésé et demandeur

 

et

 

CONSEIL DU TRÉSOR

(ministère de la Défense nationale)

 

défendeur

Répertorié

N.L. c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale)

Affaire concernant une demande visant la prorogation d’un délai visée à l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral et deux griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

Devant : Amélie Lavictoire, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le fonctionnaire s’estimant lésé et demandeur : Linda Tassile, Alliance de la Fonction publique du Canada

Pour le défendeur : Philippe Giguère, avocat

Décision rendue sur la base d’arguments écrits

déposés les 9, 11, 17 et 27 mai 2022.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Requêtes présentées par le fonctionnaire s’estimant lésé

[1] Le fonctionnaire s’estimant lésé, N.L. (le « fonctionnaire »), a déposé deux requêtes préliminaires.

[2] Il était un employé du ministère de la Défense nationale (le « ministère ») avant d’être suspendu sans solde en 2015 et ensuite licencié, en 2016, pour des motifs disciplinaires. L’audience d’un grief relativement à son licenciement est prévue du 6 au 17 février 2023 (le dossier 566-02-14284).

[3] Sa première requête est une demande de prorogation de délai en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79; le « Règlement ») pour le renvoi à l’arbitrage d’un grief relativement à sa suspension sans solde pendant l’enquête administrative qui a mené à son licenciement (le dossier 566-02-44708). Le grief a été présenté à l’employeur en 2016 et a suivi le processus de règlement des griefs prévu dans la convention collective. Toutefois, ce grief n’a été renvoyé à l’arbitrage qu’en mai 2022, lorsqu’il fut découvert qu’en raison d’une erreur de la part de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (« AFPC » ou l’« agent négociateur »), le grief n’avait pas été renvoyé à l’arbitrage en 2017, au moment du renvoi du grief relatif au licenciement du fonctionnaire.

[4] La deuxième requête présentée par le fonctionnaire est une demande pour l’anonymisation du dossier 566-02-14284 et, si la première requête est accordée, du dossier 566-02-44708.

[5] Le fonctionnaire a plaidé coupable à une infraction criminelle. Ce plaidoyer de culpabilité et la condamnation subséquente du fonctionnaire sont au cœur des motifs invoqués par l’employeur pour sa suspension et son licenciement. Le fonctionnaire a reçu une absolution inconditionnelle et a pris des démarches en vue de faire retirer de la sphère publique les renseignements relatifs à sa condamnation. La requête en anonymisation a donc pour objectif de protéger la vie privée du fonctionnaire. Il a demandé à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») de l’identifier uniquement par ses initiales dans ses décisions et de supprimer des dossiers de la Commission toute information permettant de l’identifier, incluant son nom, son prénom et son lieu de résidence.

[6] L’employeur légal, le Conseil du Trésor du Canada, consent à la demande d’anonymisation, mais s’oppose à la demande de prorogation de délai pour renvoyer le grief relatif à la suspension du fonctionnaire à l’arbitrage.

[7] Pour les motifs suivants, j’accorderais les deux demandes.

II. Demande de prorogation de délai

A. Résumé des faits, tels que décrits par les parties

[8] En 2013, le Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC) a entrepris une enquête relativement à des allégations de vol de matériaux. Cette enquête visait des employés civils du ministère, dont le fonctionnaire. Elle a mené à l’arrestation, en janvier 2015, du fonctionnaire et d’autres employés du ministère.

[9] Le 27 mai 2015, le fonctionnaire a été suspendu sans solde pour la durée d’une enquête administrative relativement à des allégations de vol de matériaux. Presque un an plus tard, soit le 11 mai 2016, il a présenté un grief individuel relativement à sa suspension sans solde. Entre autres, le grief faisait valoir que les délais de l’enquête administrative étaient déraisonnables et la décision de le suspendre était discriminatoire. Ce grief portait le numéro 8254 dans le cadre du processus de règlement des griefs du ministère.

[10] Aux deux premiers paliers du processus de règlement des griefs, le fonctionnaire était représenté par la section locale de l’Union des employés de la Défense nationale (UEDN) (la « section locale »). Le 7 juin 2016, l’employeur a rejeté le grief au deuxième palier.

[11] Le 15 juin 2016, la section locale a présenté le grief au troisième palier. Selon le fonctionnaire, la section locale a omis de faire parvenir le formulaire de grief et le formulaire de transmission au troisième palier à l’UEDN (l’« élément »).

[12] L’élément était responsable de la représentation du fonctionnaire au troisième palier. Il était également responsable de transmettre le grief à l’AFPC si, selon lui, le grief devait être renvoyé à l’arbitrage. L’AFPC était responsable de renvoyer le grief à l’arbitrage si elle était d’avis qu’un renvoi était approprié.

[13] L’élément a ouvert un dossier relativement au grief 8254. Le 13 juillet 2016, il a demandé à la section locale de lui faire parvenir les documents pertinents au grief. Un rappel a été fait le mois suivant. Il semblerait que l’élément n’aurait jamais reçu le formulaire de grief.

[14] Le 22 décembre 2016, le fonctionnaire a été informé de son licenciement pour des motifs disciplinaires. Ce licenciement était rétroactif au 27 mai 2015, la date à laquelle il avait été suspendu sans solde.

[15] Le fonctionnaire a présenté un grief individuel relativement à son licenciement. Ce grief portait le numéro 8818 dans le cadre du processus de règlement des griefs du ministère.

[16] En mars 2017, les deux griefs ont été entendus – ensemble - au troisième palier de la procédure de règlement des griefs, le palier final. Le 26 mai 2017, l’employeur a rejeté les deux griefs. Selon l’employeur, le grief relativement à la suspension sans solde du fonctionnaire était théorique puisque ce dernier avait été licencié pour des motifs disciplinaires rétroactivement à la date de sa suspension et que la décision de le licencier avait pour effet de remplacer la suspension. La décision rendue par l’employeur au palier final relative au grief portant sur la suspension du fonctionnaire n’a pas été déposée auprès de la Commission.

[17] En début juin 2017, un agent de relations de travail de l’élément a apposé une note sur les deux dossiers de griefs du fonctionnaire. Cette note, à l’intention d’un commis, indiquait que les deux griefs avaient été entendus ensemble et devaient être transmis à l’AFPC ensemble.

[18] Selon le fonctionnaire, le commis de l’élément n’a pas trouvé le formulaire de grief relatif à la suspension (le grief 8254) dans le dossier et, le 6 juin 2017, a transmis seulement le grief relatif au licenciement (le grief 8818) à l’AFPC. L’existence d’un grief relatif à la suspension sans solde du fonctionnaire n’a pas été mentionnée lors de la transmission du grief relatif au licenciement. L’AFPC n’avait donc aucune information lui permettant de croire qu’un deuxième grief aurait dû lui être transmis pour renvoi à l’arbitrage.

[19] Le 27 juin 2017, l’AFPC a renvoyé le grief relatif au licenciement à l’arbitrage. La Commission y a attribué le numéro de dossier 566-02-14284.

[20] Quelques semaines plus tard, la chef d’équipe des relations de travail du ministère a envoyé un courriel à la directrice générale des opérations de gestion des ressources humaines civiles du ministère pour l’informer que les deux griefs présentés par le fonctionnaire (les griefs 8818 et 8254) avaient été renvoyés à l’arbitrage le 27 juin 2017.

[21] En 2021, le dossier 566-02-14284 a été mis à l’horaire des audiences de la Commission. L’audience devait avoir lieu du 4 au 7 janvier 2022, mais elle a été remise à plus d’une reprise.

[22] Le 28 avril 2022 et quelques semaines avant la date à laquelle devait débuter l’audience, une conseillère en relations de travail du ministère a communiqué avec le greffe de la Commission pour s’enquérir quant au dossier 566-02-14284, notamment à savoir si les deux griefs du fonctionnaire étaient compris dans ce dossier. Elle a indiqué avoir des renseignements selon lesquels le fonctionnaire aurait renvoyé deux griefs à l’arbitrage.

[23] Ce n’est qu’en prenant connaissance de cette demande d’information que l’agent négociateur a appris qu’un deuxième grief aurait dû faire l’objet d’un renvoi à l’arbitrage en 2017.

[24] L’agent négociateur a immédiatement entrepris des recherches dans sa base de données et n’a trouvé aucune trace du grief du fonctionnaire relativement à sa suspension sans solde. L’élément a également effectué des recherches et, le 4 mai 2022, a confirmé que deux griefs auraient dû faire l’objet d’un renvoi à l’arbitrage, mais qu’un seul grief avait été acheminé à l’AFPC. Cette même journée, l’agent négociateur a informé la Commission qu’un deuxième grief aurait dû être renvoyé à l’arbitrage et a demandé que la situation fasse l’objet d’une discussion lors d’une conférence de gestion des cas devant avoir lieu deux jours plus tard.

[25] Lors de la conférence de gestion des cas, l’agent négociateur a informé la Commission et l’employeur de son intention de demander une prorogation de délai pour le renvoi à l’arbitrage du grief du fonctionnaire relatif à sa suspension sans solde. L’employeur a soulevé une objection.

B. Analyse

[26] La présente demande a été présentée aux termes de l’alinéa 61b) du Règlement. L’alinéa 61b) prévoit, entre autres, que la Commission peut, par souci d’équité et à la demande d’une partie, proroger le délai pour le renvoi d’un grief à l’arbitrage.

[27] Les cinq critères élaborés dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1, sont utilisés par la Commission afin de déterminer si une prorogation devrait être accordée. Les critères sont les suivants : le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes; la durée du retard; la diligence raisonnable du demandeur; l’équilibre entre l’injustice que subirait le demandeur et le préjudice que subirait l’employeur si la prorogation était accordée; les chances de succès du grief.

[28] Les circonstances de chaque cas influencent l’importance et le poids qui seront accordés à chacun des critères. Chaque critère énoncé dans Schenkman doit être examiné en fonction du contexte factuel. En appliquant ces critères aux circonstances de cette affaire, mes observations sont les suivantes.

[29] Le retard à renvoyer le grief à l’arbitrage était attribuable uniquement à l’erreur de l’agent négociateur.

[30] Dans Lessard-Gauvin c. Conseil du Trésor (École de la fonction publique du Canada), 2022 CRTESPF 40, la Commission a récemment fait état d’un bon nombre de décisions ayant traité de demandes de prorogation de délai dans des circonstances dans lesquelles la négligence ou une erreur de la part de l’agent négociateur était en cause. Il ressort de ce survol que la Commission et ses prédécesseurs ont parfois accordé une prorogation pour un retard causé par l’erreur ou la négligence d’un agent négociateur, mais une telle prorogation a également parfois été refusée. Les erreurs administratives commises par un agent négociateur ne constituent pas nécessairement des raisons claires, logiques et convaincantes (voir Copp c. Conseil du Trésor (ministère des Affaires étrangères et du Commerce international), 2013 CRTFP 33, et Edwards c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2019 CRTESPF 126, au par. 24). Le contexte factuel joue un rôle déterminant.

[31] J’estime que les circonstances de cette affaire se distinguent des circonstances décrites dans la jurisprudence citée par les parties et discutée dans Lessard-Gauvin. Bon nombre de décisions rendues par la Commission et ses prédécesseurs portaient sur des situations dans lesquelles l’agent négociateur avait connaissance du besoin d’effectuer un renvoi à l’arbitrage et a été négligent en tardant d’effectuer le renvoi ou en oubliant de le faire. Pour cette même raison, les décisions Trenholm c. Personnel des fonds non publics des Forces canadiennes, 2005 CRTFP 65, Copp et Edwards citées par les parties sont d’une utilité limitée.

[32] Dans la présente affaire, le manquement de l’agent négociateur de renvoyer le grief à l’arbitrage dans le délai prescrit était attribuable au fait qu’il ignorait l’existence même d’un deuxième grief devant être renvoyé à l’arbitrage, cette information ne lui ayant pas été communiquée par l’élément. Cette situation s’est produite en raison du manquement du commis chez l’élément.

[33] Il n’y a aucun doute à mon esprit que le fonctionnaire et l’élément avaient l’intention de renvoyer les deux griefs à l’arbitrage. L’agent de relations de travail de l’élément avait apposé une note aux deux dossiers de griefs indiquant que les griefs devaient être transmis à l’AFPC ensemble. N’eût été l’erreur du commis, je suis persuadée que le grief relatif à la suspension du fonctionnaire aurait été renvoyé à l’arbitrage en 2017.

[34] La raison du retard, en l’occurrence l’erreur de l’élément, n’est qu’un facteur dont je dois tenir compte pour décider si je dois accorder une prorogation. J’estime toutefois qu’ignorer l’existence même d’un grief devant être renvoyé à l’arbitrage constitue une raison claire, logique et convaincante pour le retard.

[35] Le grief a été renvoyé à l’arbitrage avec presque cinq ans de retard. Il s’agit d’un délai considérable. Comme il a été expliqué précédemment, la durée de ce retard s’explique du fait que l’AFPC ignorait l’existence du grief jusqu’en avril 2022, lorsqu’une représentante de l’employeur a évoqué l’existence d’un deuxième grief dans une communication envoyée au greffe de la Commission.

[36] Le troisième critère énoncé dans Schenkman est celui de la diligence raisonnable du fonctionnaire s’estimant lésé. Le fonctionnaire croyait que ses deux griefs avaient été renvoyés à l’arbitrage. L’élément l’aurait informé que les deux griefs avaient été renvoyés à l’arbitrage et qu’une très longue période pourrait s’écouler avant que ses griefs soient entendus par la Commission. Cela sert à expliquer pourquoi le fonctionnaire n’a pas pris de démarches pour s’enquérir auprès de l’agent négociateur quant au statut de son grief portant sur sa suspension sans solde. Il n’avait aucune raison de douter que ce grief n’avait pas fait l’objet d’un renvoi.

[37] Le grief a été renvoyé à l’arbitrage dès que l’AFPC a pris connaissance de l’existence du grief et dès que le fonctionnaire a appris que son grief relatif à sa suspension n’avait pas été renvoyé à l’arbitrage en 2017 comme on lui avait fait comprendre. J’estime que le fonctionnaire a fait preuve de diligence raisonnable.

[38] Qu’en est-il du quatrième critère énoncé dans Schenkman, c’est-à-dire l’équilibre entre l’injustice causée au fonctionnaire s’estimant lésé et le préjudice que subit l’employeur si la prorogation est accordée?

[39] L’employeur fait valoir que le grief relatif à la suspension du fonctionnaire serait théorique puisque le licenciement du fonctionnaire était rétroactif à la date de sa suspension sans solde. Selon lui, la décision de l’employeur quant au licenciement a remplacé la suspension.

[40] Un grief relatif à une suspension sans solde pendant une enquête peut, dans certaines circonstances, être sans objet lorsqu’un grief portant sur un licenciement subséquent est rejeté (voir Canada (Procureur général) c. Bétournay, 2018 CAF 230). Toutefois, le rejet du grief du fonctionnaire relativement à son licenciement n’est pas un fait accompli. À ce stade, la Commission n’a entendu aucune preuve.

[41] De plus, le grief relatif à la suspension du fonctionnaire n’en était pas un qui contestait sa suspension sans plus de précisions. Le fonctionnaire alléguait que la décision de le suspendre sans solde était discriminatoire dans la mesure qu’une décision semblable n’avait pas été appliquée équitablement à d’autres employés vivant une situation similaire, c’est-à-dire à d’autres employés visés par les mêmes allégations. Le fonctionnaire fait valoir qu’il subirait une injustice si sa demande de prorogation de délai était rejetée. Il serait privé de l’occasion de pleinement faire valoir ses arguments à ce sujet. Bien qu’il aurait été souhaitable que le fonctionnaire étoffe davantage son argument à ce sujet, j’estime tout de même qu’il est possible que le rejet de la demande de prorogation pourrait priver le fonctionnaire d’une telle occasion.

[42] Alors qu’il existe une possible injustice pour l’employé si la prorogation était rejetée, l’employeur n’a pas démontré en quoi il pourrait subir un préjudice si la prorogation était accordée.

[43] Contrairement à Edwards, il ne s’agit pas ici d’une situation dans laquelle l’employeur subira un préjudice dans la préparation de son dossier ou dans la présentation de sa preuve si la prorogation était accordée. L’employeur croyait, tout comme le fonctionnaire, que le grief relatif à la suspension sans solde avait été renvoyé à l’arbitrage. Il croyait vraisemblablement que l’audience devant la Commission aller porter sur les deux griefs. Ces griefs sont issus de la même situation de faits. Ils sont intimement liés et reposent majoritairement sur la même preuve.

[44] Un examen de l’équilibre entre l’injustice causée au fonctionnaire et le préjudice que subirait l’employeur si la prorogation est accordée me porte à conclure qu’une injustice pourrait être causée au fonctionnaire si la demande de prorogation pour le renvoi à l’arbitrage était rejetée. L’employeur n’a pas réussi à démontrer qu’il subirait un préjudice.

[45] Le dernier critère que Schenkman nous invite à analyser est celui des chances de succès du grief. Ce critère a pour but de permettre à la Commission de ne pas accorder une prorogation pour un grief n’ayant aucune chance de succès. Bien qu’il me soit impossible de prédire l’issue du grief, n’ayant pas entendu de preuve, à première vue, il s’agit d’une cause défendable. Le grief n’est pas frivole ou vexatoire.

[46] En conclusion, la durée du retard pour le renvoi à l’arbitrage est considérable et rares sont les circonstances dans lesquelles une prorogation de délai devrait être accordée pour un retard aussi important. Toutefois, en l’espèce, la durée du retard s’explique du fait que l’AFPC ignorait l’existence du grief. Il existe une raison claire, logique et convaincante pour le retard, le fonctionnaire a fait preuve de diligence raisonnable et une injustice pourrait être causée au fonctionnaire si la demande de prorogation était rejetée.

[47] Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 2228 c. Conseil du Trésor, 2013 CRTFP 144, au par. 62, nous enseigne que l’examen que doit effectuer la Commission doit reposer sur les faits et être fondé sur le principe de ce qui est juste dans les circonstances. Les circonstances de cette affaire sont uniques et j’estime que, par souci d’équité, il y a lieu d’accorder la prorogation de délai pour renvoyer le grief à l’arbitrage.

[48] La demande de prorogation de délai devrait être accordée.

III. Demande d’anonymisation

[49] Le 9 mai 2022, le fonctionnaire a présenté une requête en anonymisation du dossier 566-02-14284. La portée de la requête a ensuite été élargie pour inclure le dossier 566-02-44708, si la prorogation de délai pour le renvoi à l’arbitrage était accordée. La demande a également été précisée davantage pour inclure les documents sous le contrôle du greffe de la Commission qui n’auraient pas été versés aux dossiers 566-02-14284, 566-02-44708 ou 568-02-44709.

[50] Il ressort de la requête présentée par le fonctionnaire qu’il demande à la Commission d’anonymiser tous les dossiers qui contiennent des renseignements ou documents pouvant l’identifier. Afin que l’ordonnance recherchée par le fonctionnaire puisse avoir l’effet voulu, j’estime que sa requête doit être réputée s’appliquer également au dossier 568-02-44709, c’est-à-dire au dossier de la Commission qui correspond à la requête en prorogation de délai, ainsi qu’à la présente décision.

[51] La demande formulée par le fonctionnaire est précise. Il demande à la Commission de l’identifier uniquement par ses initiales dans les décisions de la Commission et à l’horaire des audiences et de supprimer des dossiers de la Commission et du greffe toute information permettant de l’identifier, incluant son nom, son prénom et son lieu de résidence. À mon avis, l’adresse courriel du fonctionnaire s’estimant lésé et son numéro de téléphone sont implicitement visés par cette demande en raison du fait que ces renseignements peuvent facilement permettre à l’identifier.

[52] Tel que l’a confirmé la représentante syndicale lors d’une conférence de gestion de cas, la demande d’anonymisation ne cherche pas à masquer des renseignements tels que le lieu de travail du fonctionnaire et les noms de témoins ou de personnes qui auraient été visées par, ou qui auraient participé aux, enquêtes criminelles ou administratives.

[53] L’employeur a consenti à la demande d’anonymisation. Ce consentement est pertinent, mais n’a pas pour effet de décider l’issue de cette requête. Étant donné l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires, la Commission doit néanmoins décider si les circonstances de cette affaire et les enjeux en cause justifient de restreindre l’accès aux renseignements que le fonctionnaire souhaiterait mettre à l’abris du regard du public.

[54] Le principe de la publicité des débats judiciaires est bien reconnu en jurisprudence (voir Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et, récemment, Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25). Ce principe s’applique également à la Commission (voir Canada (Procureur général) c. Philps, 2019 CAF 240). Il a d’ailleurs été reconnu par la Commission dans sa Politique sur la transparence et la protection de la vie privée.

[55] La jurisprudence reconnait que, dans certaines circonstances, il peut être approprié pour un tribunal, ou un tribunal quasi-judiciaire comme la Commission, d’émettre une ordonnance ayant pour effet de restreindre la publicité des débats judiciaires afin de permettre un juste équilibre entre le droit à la liberté d’expression et un intérêt public important. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé avec modération et de façon à veiller au maintien d’une présomption en faveur de la publicité des débats (voir Sierra Club du Canada aux par. 48 et 53 et Philps aux par. 23 à 25).

[56] Comme l’a récemment rappelé la Cour suprême du Canada dans Sherman, au par. 38, quiconque demande à la Commission d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit démontrer que :

[…]

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[…]

 

[57] La demande formulée par le fonctionnaire n’est pas sans précédent. La Commission a rendu de telles ordonnances dans certains dossiers et en a rejeté d’autres (voir, entre autres, Fonctionnaire s’estimant lésé X c. Agence du revenu du Canada, 2020 CRTESPF 74; Doe c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2018 CRTESPF 89; Olynik c. Agence du revenu du Canada, 2020 CRTESPF 80, A.B. c. Agence du revenu du Canada, 2019 CRTESPF 53). Chaque cas est un cas d’espèce devant être examiné à la lumière de ses faits particuliers et de l’intérêt que le demandeur cherche à protéger.

[58] Le contexte suivant, tel qu’énoncé par le fonctionnaire et non contesté par l’employeur, est pertinent à la présente demande.

[59] En 2015, le fonctionnaire a été arrêté à la suite d’une enquête criminelle relativement à des allégations de vol de matériaux en milieu de travail. Il a plaidé coupable à une accusation de possession des biens criminellement obtenus d’une valeur ne dépassant pas 5 000 $.

[60] La juge de procès a accepté une proposition conjointe quant à la peine et a accordé au fonctionnaire une absolution inconditionnelle.

[61] Selon le fonctionnaire, une absolution inconditionnelle permet d’effacer toute trace publique d’une condamnation après un délai d’une année. Cette description concorderait, selon lui, avec le libellé de l’alinéa 6.1(1)a) de la Loi sur le casier judiciaire (L.R.C. (1985), ch. C-47; LCJ) qui prévoit ce qui suit :

6.1(1) Nul ne peut communiquer tout dossier ou relevé attestant d’une absolution que garde le commissaire ou un ministère ou organisme fédéral, en révéler l’existence ou révéler le fait de l’absolution sans l’autorisation préalable du ministre, suivant l’écoulement de la période suivante :

a) un an suivant la date de l’ordonnance inconditionnelle;

6.1 (1) No record of a discharge under section 730 of the Criminal Code that is in the custody of the Commissioner or of any department or agency of the Government of Canada shall be disclosed to any person, nor shall the existence of the record or the fact of the discharge be disclosed to any person, without the prior approval of the Minister, if

(a) more than one year has elapsed since the offender was discharged absolutely; or

[…]

 

[62] Un an après avoir reçu une absolution inconditionnelle, le fonctionnaire a présenté une « Demande de non-communication de renseignements contenus aux registres et relevés informatisés en matière criminelle » afin que soit rendue inaccessible au public toute référence aux accusations portées contre lui, à sa condamnation et à son absolution inconditionnelle aux registres et dossiers judiciaires.

[63] Les démêlés du fonctionnaire avec la justice se chevauchaient dans le temps avec ses ennuis en milieu de travail.

[64] Peu après l’arrestation du fonctionnaire, l’employeur a entrepris une enquête pour inconduite présumée relativement aux allégations de vol de matériaux. L’employeur a décidé de suspendre le fonctionnaire pendant l’enquête et l’a subséquemment licencié pour des motifs disciplinaires.

[65] Le fonctionnaire a indiqué avoir l’intention d’apporter une preuve importante tirée de l’enquête criminelle ainsi qu’une preuve portant sur les facteurs contextuels ayant contribué à son absolution inconditionnelle. Il entend apporter cette preuve à l’appui de ses prétentions voulant qu’un licenciement ne constituait pas une mesure disciplinaire raisonnable dans les circonstances et qu’il a subi un traitement différent d’autres employés visés par des allégations semblables.

[66] L’employeur a également indiqué qu’il était fort probable qu’il chercherait, à l’audience, de mettre en preuve la condamnation du fonctionnaire étant donné que cette condamnation était intimement liée à la décision de l’employeur de mettre fin à l’emploi du fonctionnaire.

[67] Il est difficilement envisageable que la Commission puisse tenir une audience relativement aux griefs du fonctionnaire sans recevoir de la preuve révélant les accusations portées contre lui, sa condamnation et son absolution inconditionnelle. Il est d’autant plus difficile pour la Commission d’envisager de rendre une décision qui passerait sous silence des faits qui sont au cœur de cette affaire.

[68] Comme il est indiqué précédemment, la jurisprudence prévoit que chaque cas est un cas d’espèce devant être examiné à la lumière de ses faits particuliers et de l’intérêt que le demandeur cherche à protéger.

[69] Je ne tire aucune conclusion à savoir si la Commission ou le Service canadien d’appui aux tribunaux administratifs (SCDATA), qui fournit des services de soutien à la Commission, dont les services offerts par le greffe, sont assujettis à la LCJ. Toutefois, il m’est nécessaire de reconnaitre que le législateur a choisi d’offrir une mesure de protection à la vie privée des personnes condamnées ayant obtenu une absolution inconditionnelle. Cette protection est reflétée dans la LCJ, une loi ayant pour objectif de minimiser les conséquences du casier judiciaire là où une personne condamnée pour une infraction à une loi fédérale s’est vu accorder une absolution inconditionnelle ou a obtenu la suspension de son casier judiciaire.

[70] Cette loi vise, entre autres, à apporter à certaines personnes condamnées un soutien à leur réadaptation en tant que citoyens respectueux des lois au sein de la société (voir le par. 4.1(2) de la LCJ). La LCJ opère de façon à retirer de vue des dossiers sous la garde d’un organisme fédéral et pouvant révéler le fait d’une condamnation. Cette loi a également pour effet d’interdire à l’organisme fédéral de communiquer ou révéler l’existence de la condamnation sans l’autorisation préalable du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Il s’agit là, selon moi, d’une reconnaissance que cet aspect de la vie privée des personnes bénéficiant d’une absolution inconditionnelle mérite une protection dans le contexte de la publicité des débats judiciaires et revêt une dimension d’intérêt public manifeste (voir Sherman, au par. 32).

[71] Dévoiler l’identité du fonctionnaire en lien avec sa condamnation et les accusations qui ont mené à cette condamnation, ou rendre ces renseignements accessibles au public, serait contraire aux intérêts importants que cherche à protéger cette loi. De plus, comme il est indiqué précédemment, il est difficile pour la Commission d’envisager de rendre une décision relativement aux griefs qui passerait sous silence des faits qui sont au cœur de cette affaire.

[72] Lorsque tous ces éléments sont pris en compte, l’effet bénéfique de l’anonymisation du nom du fonctionnaire l’emporte sur les effets préjudiciables sur les droits et intérêts des parties et du public. Il s’agit d’un cas exceptionnel dans lequel il est justifié de déroger au principe de la publicité des débats judiciaires.

[73] J’estime qu’anonymiser l’identité du fonctionnaire tout en permettant la publication de la décision et l’accès du public aux dossiers de la Commission respecte le principe de la publicité des débats judiciaires. Outre certains renseignements susceptibles d’identifier le fonctionnaire, les renseignements relatifs aux dossiers, l’argumentation et les décisions de la Commission seront accessibles au public. Anonymiser l’identité du fonctionnaire constitue la façon la moins invasive possible pour écarter un risque sérieux pour un intérêt public important.

[74] En tenant compte de l’esprit de la LCJ et du consentement du défendeur, il y a lieu d’anonymiser les dossiers 566-02-14284, 566‑02-44708 et 568-02-44709 et de permettre au fonctionnaire d’être désigné par ses initiales pour les fins de cette décision, la décision qui sera rendue sur le fond des griefs et toute décision interlocutoire pouvant être rendue d’ici une décision sur le fond de l’affaire. Il y a également lieu de prendre les démarches nécessaires afin que les initiales du fonctionnaire soient utilisées pour identifier ce dossier à l’horaire des audiences de la Commission.

[75] La demande d’anonymisation devrait être accordée.

[76] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


IV. Ordonnance

[77] La demande de prorogation de délai afin de renvoyer le grief à l’arbitrage est accordée.

[78] Le dossier 566-02-44708 sera ajouté à l’horaire des audiences de la Commission afin que les dossiers 566-02-44708 et 566-02-14284 soient entendus ensemble.

[79] La demande pour anonymiser les dossiers 566-02-14284 et 566-02-44708 est accordée. Il est également ordonné que le dossier 568-02-44709 soit anonymisé.

[80] Il est ordonné au SCDATA de mettre en place les mesures d’anonymisation relativement à l’horaire des audiences de la Commission, aux dossiers 566-02-14284, 566-02-44708 et 568-02-44709 de la Commission et aux décisions et ordonnances antérieures et futures dans les dossiers 566-02-14284, 566-02-44708 et 568-02-44709, le cas échéant :

a) le prénom et le nom du fonctionnaire seront remplacés par « N.L. »;

b) le lieu de résidence, le numéro de téléphone et l’adresse courriel du fonctionnaire seront caviardés.

 

[81] Tous les documents déposés auprès de la Commission et toutes les pièces déposées en preuve qui contiennent le nom du fonctionnaire, son lieu de résidence, son numéro de téléphone ou son adresse courriel devront préserver l’anonymat de la manière décrite ci-dessus.

[82] Il est ordonné au SCDATA de fournir aux parties une copie des dossiers 566-02‑14284, 566-02-44708 et 568-02-44709, à l’exception des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat. La représentante du fonctionnaire s’estimant lésé sera tenue de préparer une copie anonymisée des dossiers fournis par le SCDATA, obtenir l’accord du représentant de l’employeur en ce qui concerne l’anonymisation, et déposer une copie anonymisée des dossiers auprès de la Commission.

[83] Les dossiers 566-02-14284, 566-02-44708 et 568-02-44709 seront mis sous scellés temporairement jusqu’à la date à laquelle la représentante du fonctionnaire s’estimant lésé aura déposé une copie anonymisée de ces dossiers.

[84] Dès que les documents anonymisés auront été déposés, il est ordonné au SCDATA de remplacer les documents originaux figurant aux dossiers 566-02-14284, 566-02-44708 et 568-02-44709 par les documents qui auront été anonymisés par la représentante du fonctionnaire s’estimant lésé.

Le 3 octobre 2022.

Amélie Lavictoire,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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