Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Avant la tenue de l’audience portant sur les griefs individuels renvoyés à l’arbitrage, la fonctionnaire s’estimant lésée a présenté une requête demandant l’anonymisation du dossier et de l’intitulé de la décision, soutenant que cette ordonnance était essentielle pour sauvegarder sa dignité – la formation de la Commission a conclu qu’il existe des moyens qui portent moins atteinte au principe de la publicité des débats pour assurer la confidentialité des renseignements dont la divulgation constituerait une atteinte à un intérêt public important, soit la dignité de la fonctionnaire s’estimant lésée – la formation de la Commission a aussi conclu que l’ordonnance demandée était une mesure trop large pour ce qui est nécessaire de protéger.

Requête rejetée.

Contenu de la décision

Date: 20221123

Dossiers: 566-02-11768, 11783, 41562, 41563, 566-02-41904 à 41909 et

568-02-42035

 

Référence: 2022 CRTESPF 97

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Linda Tassile

fonctionnaire s’estimant lésée

 

et

 

CONSEIL DU TRÉSOR

(ministère de la Défense nationale)

 

employeur

Répertorié

Tassile c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale)

Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

Devant : Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour la fonctionnaire s’estimant lésée : Anne Julie Couture, avocate

Pour l’employeur : Mathieu Cloutier, avocat

Affaire entendue par vidéoconférence,

les 18 et 19 octobre 2022.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Requête présentée par la fonctionnaire s’estimant lésée

[1] Linda Tassile, la fonctionnaire s’estimant lésée (la « fonctionnaire ») a déposé plusieurs griefs contre l’employeur, et les a renvoyés à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »). La fonctionnaire travaillait au ministère de la Défense nationale. Bien que l’employeur légal soit le Conseil du Trésor, pour les fins de la présente décision, le Ministère est réputé être l’employeur, puisque le Conseil du Trésor lui a délégué les responsabilités de gestion des ressources humaines. La fonctionnaire est représentée dans ces griefs par son agent négociateur, l’Alliance de la Fonction publique du Canada.

[2] L’audience sur les griefs devait débuter le 17 octobre 2022. Le 7 octobre 2022, la fonctionnaire a présenté une requête d’anonymisation de la décision et du dossier, soit un intitulé de cause anonyme et le caviardage dans les pièces et le dossier de tout renseignement personnel qui permettrait d’identifier la fonctionnaire. Elle a demandé que la requête procède pendant la semaine qui avait été prévue pour entendre les griefs.

[3] L’employeur s’est opposé à cette demande tardive, mais j’y ai fait droit. Je suis d’accord avec la fonctionnaire qu’il est préférable de décider à l’avance si un dossier doit être anonymisé, sinon l’anonymisation, si elle est accordée, serait privée d’une partie de son effet. J’ai donc entendu la requête, et la présente décision ne porte que sur celle-ci. L’audience sur le fond procédera à une date ultérieure.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande d’anonymisation est rejetée. Il existe des moyens qui portent moins atteinte au principe de la publicité des débats devant la Commission pour assurer la confidentialité des renseignements dont la divulgation pourrait constituer une atteinte à un intérêt public important, soit la dignité de la fonctionnaire.

II. Résumé de la preuve

[5] La fonctionnaire a témoigné sur les circonstances difficiles créées par son diagnostic. Compte tenu de ma décision, et de la façon dont j’ai l’intention de traiter les renseignements d’ordre médical qui pourraient être divulgués à l’audience, je n’ai pas l’intention d’en dire davantage sur le diagnostic de la fonctionnaire.

[6] La fonctionnaire a également affirmé au cours de son témoignage que la publicisation de son nom lui causerait une grande détresse, car, pour le moment, peu de gens sont au courant des circonstances entourant ses griefs.

[7] Sans la protection de l’anonymat, la fonctionnaire affirme qu’elle ne pourra divulguer tout ce qu’elle vit comme difficultés d’ordre médical ou psychologique. Également, elle est préoccupée du fait que certaines décisions qui la concernent rendues par un autre tribunal administratif, qui sont pour le moment anonymes, cesseraient de l’être puisque, selon elle, le public pourrait faire le lien entre une décision de la Commission et les décisions de cet autre tribunal administratif. La fonctionnaire ajoute que la divulgation des détails sur son état de santé pourrait également nuire à ses possibilités d’embauche.

III. Résumé de l’argumentation

[8] Les parties s’entendent pour soutenir que ma décision doit être guidée par la dernière décision de la Cour suprême du Canada en matière de publicité des débats judiciaires, l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, qui reprend les grandes lignes élaborées dans les arrêts de principe (Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41), mais insiste en plus sur la notion de dignité, assez centrale dans la présente affaire.

[9] J’expose dans les paragraphes suivants les grandes lignes de l’arrêt Sherman afin de donner un contexte aux arguments des parties ainsi qu’un cadre à l’analyse qui suit.

[10] L’arrêt Sherman porte sur la divulgation de l’information dans le contexte de l’homicide de deux personnalités assez connues, Bernard et Honey Sherman. Leur décès continue de faire l’objet d’une enquête policière, et les circonstances tragiques ont fait l’objet de beaucoup d’attention de la part des médias. Les fiduciaires de la succession ont demandé que les dossiers d’homologation de la succession soient mis sous scellés, afin de protéger des intérêts de vie privée et de sécurité physique. La Cour suprême a conclu que les fiduciaires n’avaient pas établi l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt public important. La Cour suprême a néanmoins fait des commentaires sur la dignité comme pouvant être un intérêt public important.

[11] La Cour suprême reformule le critère pour accorder une demande d’ordonnance de confidentialité en fonction de trois conditions préalables, comme suit :

[…]

[38] […] Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[…]

 

[12] La Cour suprême, bien qu’elle confirme la décision de la Cour d’appel de l’Ontario de refuser la mise sous scellés des dossiers d’homologation de la succession, tient toutefois à distinguer sa décision de celle de la Cour d’appel. Celle-ci avait indiqué que les préoccupations personnelles en matière de vie privée ne peuvent constituer un intérêt public qui justifierait la mesure demandée. Les parties devant la Cour suprême soutiennent des vues opposées sur la question de savoir si la vie privée peut constituer un intérêt public.

[13] La Cour suprême répond à la question de la façon suivante :

[…]

[7] Pour les motifs qui suivent, je propose de reconnaître qu’un aspect de la vie privée constitue un intérêt public important pour l’application du test pertinent énoncé dans l’arrêt Sierra Club [référence omise]. La tenue de procédures judiciaires publiques peut mener à la diffusion de renseignements personnels très sensibles, laquelle entraînerait non seulement un désagrément ou de l’embarras pour la personne touchée, mais aussi une atteinte à sa dignité. Dans les cas où il est démontré que cette dimension plus restreinte de la vie privée, qui me semble tirer son origine de l’intérêt du public à la protection de la dignité humaine, est sérieusement menacée, une exception au principe de la publicité des débats judiciaires peut être justifiée.

[…]

[34] […] Cet intérêt public ne sera sérieusement menacé que lorsque les renseignements en question portent atteinte à ce que l’on considère parfois comme l’identité fondamentale de la personne concernée : des renseignements si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne d’une manière que le public ne tolérerait pas, pas même au nom du principe de la publicité des débats judiciaires.

[…]

 

[14] Il est important de noter que la Cour suprême fait une distinction entre dignité et vie privée. Elle écrit ce qui suit au paragraphe 52 :

[52] […] Il est donc inapproprié, en toute déférence, de rejeter l’intérêt du public à la protection de la vie privée au motif qu’il s’agit d’une simple préoccupation personnelle. Cela ne signifie pas, cependant, que la vie privée est, de façon générale, un intérêt public important dans le contexte de l’imposition de limites à la publicité des débats judiciaires.

 

[15] La Cour suprême explique ensuite que « […] le droit à la vie privée, quelle qu’en soit la définition, cède le pas, dans une certaine mesure, à l’idéal de la publicité des débats judiciaires » (par. 58). La Cour suprême ajoute dans ce paragraphe : « Je partage le point de vue selon lequel le principe de la publicité des débats suppose que cette limite au droit à la vie privée est justifiée. »

[16] La Cour suprême prend soin aussi de dire que la protection de la dignité est un intérêt important qui ne devrait être considéré comme sérieusement menacé que dans des cas limités (au par. 63). Dans ce même paragraphe, on lit ce qui suit : « Ni la susceptibilité des gens ni le fait que la publicité soit désavantageuse, embarrassante ou pénible pour certaines personnes ne justifieront généralement, à eux seuls, une atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires […] »

[17] La Cour suprême précise comme suit ce qu’elle entend par dignité comme intérêt public important dans les termes suivants :

[…]

[71] […] La dignité, employée dans ce contexte, est un concept social qui consiste à présenter des aspects fondamentaux de soi-même aux autres de manière réfléchie et contrôlée [références omises]. La dignité est minée lorsque les personnes perdent le contrôle sur la possibilité de fournir des renseignements sur elles-mêmes qui touchent leur identité fondamentale, car un aspect très sensible de qui elles sont qu’elles n’ont pas décidé consciemment de communiquer est désormais accessible à autrui et risque de façonner la manière dont elles sont perçues en public. […]

[…]

 

A. Pour la fonctionnaire

[18] La fonctionnaire soutient que l’anonymisation est essentielle pour sauvegarder sa dignité au sens où l’entend la Cour suprême dans l’arrêt Sherman. L’audience portera sur des faits sensibles, et leur divulgation générale risque de lui créer un réel préjudice psychologique.

[19] Elle présente d’autres exemples de jurisprudence où le tribunal a choisi d’anonymiser les décisions pour empêcher l’atteinte à la vie privée : A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46; J.I.B. c. Vallée, 1996 CanLII 5846 (QC CA); 9008-4062 Québec inc. et Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 502, TUAC (C.D.), 2009 CanLII 94157 (QC SAT); A.B. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629 (« A.B. »); S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663. J’y reviendrai dans mon analyse.

[20] La fonctionnaire soulève également comme argument le principe de la saine administration de la justice et soutient qu’il y aurait contradiction entre deux tribunaux administratifs si la décision n’est pas anonymisée. En effet, les décisions qui la concernent rendues par un autre tribunal administratif sont anonymes, et selon elle, il serait possible de faire le lien entre ces décisions anonymes et la décision de la Commission, ce qui annulerait l’anonymisation décidée par cet autre tribunal administratif. Elle présente à l’appui de cet argument une décision récente de la Commission, N.L. c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2022 CRTESPF 82, où la Commission a fait droit à une demande d’anonymisation. Je reviendrai sur cette décision dans mon analyse.

B. Pour l’employeur

[21] L’employeur a essentiellement deux arguments pour s’opposer à la demande d’anonymisation : le caractère prématuré de la demande, et, surtout, la forte présomption de la publicité des débats judiciaires, maintes fois affirmée par la Cour suprême, y compris dans l’arrêt Sherman. Une ordonnance de confidentialité, selon l’employeur, demeure exceptionnelle.

[22] L’employeur plaide qu’il est prématuré de demander l’anonymisation, car on ne connaît pas encore la nature de la preuve qui sera divulguée. La fonctionnaire n’a parlé qu’en termes généraux de la preuve qui justifierait l’anonymisation, mais sans plus de détails et de précision, il est trop tôt pour dire que ces renseignements méritent qu’on accorde l’anonymat à la décision et au dossier.

[23] L’employeur insiste sur le caractère public des procédures judiciaires et quasi-judiciaires, protégé par le droit constitutionnel à la liberté d’expression. Il cite notamment le passage suivant de l’arrêt Sherman :

[…]

[2] Par conséquent, il existe une forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires. Il est entendu que cela permet un examen public minutieux qui peut être source d’inconvénients, voire d’embarras, pour ceux qui estiment que leur implication dans le système judiciaire entraîne une atteinte à leur vie privée. Cependant, ce désagrément n’est pas, en règle générale, suffisant pour permettre de réfuter la forte présomption voulant que le public puisse assister aux audiences, et que les dossiers judiciaires puissent être consultés et leur contenu rapporté par une presse libre.

[…]

 

IV. Analyse

[24] D’emblée, je rejette le premier argument de l’employeur mais je retiens le second. Je suis d’accord avec la fonctionnaire qu’une demande d’anonymisation, pour avoir effet, doit être faite au début des procédures.

[25] Je ne suis pas d’accord avec l’employeur qu’on ne peut décider de la requête puisque la fonctionnaire n’a parlé qu’en termes généraux de la preuve qui justifierait l’anonymisation. Sans connaître la preuve qui me sera présentée, il m’est déjà possible d’envisager quel type de preuve pourrait être présenté par l’une ou l’autre partie.

[26] Du côté de la fonctionnaire, il s’agit d’établir qu’elle a été victime de discrimination et que les actions de l’employeur n’étaient pas justifiées. Du côté de l’employeur, il s’agit de démontrer que sa conduite n’était pas discriminatoire au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.

[27] Par contre, je pense que l’employeur a raison de parler de la forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires. Il s’agit, comme le répète la Cour suprême dans tous les arrêts de principe récents (Dagenais, Mentuck, Sierra Club et Sherman) d’un principe fondamental de nature constitutionnelle. La Cour suprême débute l’arrêt Sherman avec cette affirmation :

[…]

[1] La Cour a toujours fermement reconnu que le principe de la publicité des débats judiciaires est protégé par le droit constitutionnel à la liberté d’expression, et qu’il représente à ce titre un élément fondamental d’une démocratie libérale. En règle générale, le public peut assister aux audiences et consulter les dossiers judiciaires, et les médias – les yeux et les oreilles du public – sont libres de poser des questions et de formuler des commentaires sur les activités des tribunaux, ce qui contribue à rendre le système judiciaire équitable et responsable.

[…]

 

[28] Si l’on reprend le critère en trois volets de l’arrêt Sherman, je pense que la requête échoue aux deuxième et troisième volets.

[29] Je n’ai pas de doute que la dignité est un intérêt public important qu’il faut sauvegarder. Il faut toutefois faire la distinction entre dignité et vie privée, comme nous l’enseigne l’arrêt Sherman. Je pense que la divulgation du diagnostic et des effets de la lésion professionnelle sur l’intimité de la fonctionnaire serait une atteinte à la dignité de la fonctionnaire.

[30] Toutefois, je pense qu’il existe des moyens qui portent moins atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires que l’anonymisation pour préserver les renseignements sensibles dont la divulgation serait une atteinte à la dignité. La Commission a souvent accordé des ordonnances de confidentialité pour des renseignements sensibles (voir McCarthy c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2020 CRTESPF 45, aux paragraphes 77 à 79; Ross c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2017 CRTESPF 13, aux paragraphes 2 à 12). Il est également possible de rédiger la décision de façon à protéger les renseignements sensibles (voir Rahmani c. Administrateur général (ministère des Transports), 2016 CRTEFP 10, au par. 44) .

[31] Il convient de faire la distinction entre un intérêt public important et le risque sérieux qu’on lui porte atteinte, comme l’explique la Cour suprême dans le passage suivant de l’arrêt Sherman :

[…]

[42] […] En ce sens, le fait de constater, d’une part, un intérêt important et celui de constater, d’autre part, le caractère sérieux du risque auquel cet intérêt est exposé sont, en théorie du moins, des opérations séparées et qualitativement distinctes. Une ordonnance peut donc être refusée du simple fait qu’un intérêt public important valide n’est pas sérieusement menacé au vu des faits de l’affaire ou, à l’inverse, parce que les intérêts constatés, qu’ils soient ou non sérieusement menacés, ne présentent pas le caractère public important requis sur le plan des principes généraux.

[…]

 

[32] Dans le cas présent, je pense que la fonctionnaire n’a pas rencontré son fardeau de démontrer que l’ordonnance sollicitée est nécessaire puisque le risque est atténué par deux facteurs principaux: la nature de la preuve nécessaire pour étayer les arguments des parties, et la possibilité de protéger ponctuellement des documents qui pourraient être sensibles.

[33] L’audience porte essentiellement sur l’inadéquation alléguée des mesures déployées par l’employeur pour répondre aux besoins d’adaptation de la fonctionnaire, et les conséquences sur sa situation d’emploi. Cela relève certes dans une certaine mesure de sa vie privée, mais n’a pas le caractère sensible et fondamental de ce qu’on souhaite garder confidentiel. L’employeur, pour remplir ses obligations de non-discrimination, doit être informé des besoins d’adaptation de l’employé ou de l’employée – dès lors, ces renseignements ne peuvent être considérés comme protégés dans le présent cas.

[34] La requête échoue donc au troisième volet : l’effet néfaste d’une ordonnance d’anonymisation, contraire à la transparence des travaux de la Commission, l’emporte sur son effet bénéfique, puisque l’ordonnance est une mesure trop large pour ce qu’il est nécessaire de protéger.

[35] La fonctionnaire m’a présenté plusieurs décisions, outre celles qui la concernent devant un autre tribunal administratif, où l’intitulé a été anonymisé. À mon sens, toutes ces décisions peuvent être distinguées du présent cas.

[36] Dans Bragg Communications Inc., il s’agissait d’un cas de cyberintimidation d’une adolescente de 15 ans. Son père, agissant comme tuteur, a demandé que le dossier soit anonymisé. La demande a été accordée, sur le fondement de la vulnérabilité des enfants reconnue par le droit canadien.

[37] Dans Vallée, la demande d’anonymisation a été faite dans le cadre d’une poursuite en dommages-intérêts pour les séquelles psychologiques graves vécues par le poursuivant à la suite d’abus sexuel alors qu’il était mineur.

[38] Dans TUAC, Local 502, l’employeur demandait une non-publication du nom de la compagnie et du nom des employés qui témoigneraient dans le cadre d’un grief pour harcèlement, y compris du harcèlement sexuel. L’arbitre n’a pas accordé la non-publication du nom de la compagnie, puisque l’enjeu de réputation de la compagnie n’était pas d’ordre public, mais a accordé la non-publication du nom des employés appelés à témoigner. Les faits, vu leur nature, pourraient porter atteinte à la vie privée de ces employés, et ils avaient droit à une certaine protection.

[39] Dans A.B. (une mère et deux filles), on demandait l’anonymisation des noms des demanderesses dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de renvoi. Les deux filles étaient mineures, la mère était séropositive.

[40] Dans Lamontagne, le demandeur avait été victime de chantage de la part du défendeur, qui exigeait de lui des faveurs sexuelles s’il ne voulait pas que son homosexualité et fétichisme soient révélés à tous ses contacts sur Facebook. Le défendeur avait déjà dévoilé des détails intimes au sujet du demandeur à la famille de celui-ci. Selon la Cour d’appel, le demandeur ne devait pas avoir à renoncer à ses droits à la vie privée pour recourir aux tribunaux pour faire cesser les agissements du défendeur.

[41] Ces décisions se distinguent du présent cas parce qu’il est impossible de faire une analyse cohérente des torts subis par les parties qui demandent l’anonymisation sans dévoiler une bonne partie de détails intimes qui vont au cœur de leur identité. Dans le cas présent, la fonctionnaire me demande l’anonymisation pour préserver sa dignité, mais celle-ci peut déjà être protégée par divers moyens qui portent moins atteinte au principe de la transparence des débats devant la Commission, par exemple, en caviardant ou scellant les documents médicaux.

[42] Dans N.L., la demande d’anonymisation a été accordée dans l’intérêt de la cohérence légale. Dans cette affaire, le demandeur avait été licencié à la suite d’un plaidoyer de culpabilité dont l’issue avait été une absolution inconditionnelle. Le demandeur demandait l’anonymat pour la décision et le dossier qui seraient devant la Commission pour contester son congédiement. Dans ce cas, l’employeur ne s’opposait pas à la demande, contrairement au cas présent.

[43] La Commission a fait droit à la demande d’anonymisation au motif qu’il y aurait contradiction entre le régime légal créé par la Loi sur le casier judiciaire (L.R.C. (1985), ch. C-47; LCJ) et la décision, si la décision était nommée. En effet, la LCJ prévoit la non-divulgation de l’identité de la personne visée par une absolution inconditionnelle. La Commission explique comme suit la contradiction apparente entre la LCJ et le fait de dévoiler l’identité de la personne qui conteste son congédiement devant la Commission :

[…]

[70] Cette loi vise, entre autres, à apporter à certaines personnes condamnées un soutien à leur réadaptation en tant que citoyens respectueux des lois au sein de la société (voir le par. 4.1(2) de la LCJ). La LCJ opère de façon à retirer de vue des dossiers sous la garde d’un organisme fédéral et pouvant révéler le fait d’une condamnation. Cette loi a également pour effet d’interdire à l’organisme fédéral de communiquer ou révéler l’existence de la condamnation sans l’autorisation préalable du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Il s’agit là, selon moi, d’une reconnaissance que cet aspect de la vie privée des personnes bénéficiant d’une absolution inconditionnelle mérite une protection dans le contexte de la publicité des débats judiciaires et revêt une dimension d’intérêt public manifeste (voir Sherman, au par. 32).

[71] Dévoiler l’identité du fonctionnaire en lien avec sa condamnation et les accusations qui ont mené à cette condamnation, ou rendre ces renseignements accessibles au public, serait contraire aux intérêts importants que cherche à protéger cette loi. De plus, comme il est indiqué précédemment, il est difficile pour la Commission d’envisager de rendre une décision relativement aux griefs qui passerait sous silence des faits qui sont au cœur de cette affaire.

[…]

 

[44] La situation n’est pas la même ici. Pour entendre le grief de N.L. qui conteste son congédiement, la Commission devra prendre connaissance des faits dont il était accusé et pour lesquels il a plaidé coupable. L’anonymisation prévue par la LCJ serait contredite. Dans le cas présent, l’anonymisation offerte par un autre tribunal administratif ne sera pas contredite – la fonctionnaire n’a pas établi que le détail de la décision de cet autre tribunal administratif devait être examiné à cette étape-ci. Par conséquent, il est spéculatif de penser qu’on peut faire le lien entre une décision anonyme de cet autre tribunal administratif et une décision nommée de la Commission. Je note également que l’anonymisation de la décision de l’autre tribunal administratif n’est aucunement motivée.

[45] Encore une fois, pour les fins de l’audience et de la décision, s’il est nécessaire de considérer des documents de nature plus sensible, liés à la condition médicale de la fonctionnaire, une ordonnance de confidentialité peut certainement être envisagée pour protéger ces documents.

[46] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)

V. Ordonnance

[47] La requête en anonymisation du dossier et de l’intitulé de la décision est rejetée.

Le 23 novembre 2022.

Marie-Claire Perrault,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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