Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Dans la décision 2021 CRTESPF 120 (la « décision initiale »), la Commission a rejeté le grief de la demanderesse, a ordonné la mise sous scellés de certaines pièces et le caviardage de certains documents, et a rejeté une demande d’anonymisation de la décision initiale – la demanderesse a demandé que la décision initiale ne soit pas accessible au public, en attendant un contrôle judiciaire – la Commission a conclu que la demanderesse n’a pas établi un intérêt public important devant être protégé qui l’emporterait sur l’intérêt public dans la transparence de débats judiciaires – elle n’a pas établi que l’accès public à la décision initiale créerait le risque grave qu’elle a allégué relativement à la bonne administration de la justice – de plus, elle n’a pas établi que sa dignité ou celle de sa famille était menacée ou allégué que les renseignements mentionnés dans la décision initiale étaient si sensibles qu’ils touchaient le « cœur même [de ses] renseignements biographiques » ou ceux de sa famille, dans le cadre des paramètres établis dans Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25.

Demande rejetée.

Contenu de la décision

Date: 20230613

Dossier: 566-02-13027

 

Référence: 2023 CRTESPF 61

 

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Coat of Arms

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Anjie Tarek-Kaminker

fonctionnaire s’estimant lésée

 

et

 

CONSEIL DU TRÉSOR

(Bureau du directeur des poursuites pénales)

employeur

Répertorié

Tarek-Kaminker c. Conseil du Trésor (Bureau du directeur des poursuites pénales)

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage

Devant : John G. Jaworski, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour la fonctionnaire s’estimant lésée : Sean McGee, avocat

Pour l’employeur : Joel Stelpstra, avocat

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés le 12 novembre et le 10 décembre 2021.

(Traduction de la CRTESPF)


MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Grief individuel renvoyé à l’arbitrage

[1] Anjie Tarek-Kaminker, la fonctionnaire s’estimant lésée (la « fonctionnaire »), est employée par le Conseil du Trésor (CT ou l’« employeur ») au Bureau du directeur des poursuites pénales.

[2] Le 6 avril 2016, la fonctionnaire a déposé le grief suivant :

[Traduction]

[…]

Nature du grief

Par la présente, je dépose un grief contre :

1. la décision de la direction d’annuler les mesures d’adaptation mises en place à l’ancien hôtel de ville depuis 2012 et depuis de nombreuses années;

2. l’incapacité de la direction à prendre des mesures d’adaptation me concernant et son comportement harcelant;

3. l’avis de la direction selon lequel je dois des crédits de congé (préalablement approuvés) en raison de mon horaire comprimé, comme l’a indiqué Mme Chris Gruppuso lors de notre réunion du 3 mars 2016;

Mesures correctives demandées

Je demande :

1. que la direction suspende le processus de révocation des mesures d’adaptation jusqu’à ce que le présent grief soit tranché de manière définitive;

2. que la direction réponde à mes besoins comme je l’ai demandé à plusieurs reprises;

3. que les mesures d’adaptation (sous forme de télétravail et d’horaire flexible) établies bien avant 2012 restent en place, soient explicitées et que les obligations de l’employeur soient respectées;

4. que la direction s’abstienne d’exiger ou de recouvrer des crédits de congé pour la situation de congé soulevée par Mme Gruppuso le 3 mars 2016;

5. que la direction respecte sa propre politique en matière de comptabilisation du temps de travail;

6. que je sois indemnisée intégralement;

7. toute autre mesure qu’un arbitre de grief peut juger indiquée dans les circonstances.

[Les passages en évidence le sont dans l’original]

 

[3] Le 13 octobre 2016, la fonctionnaire a renvoyé son grief à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (CRTEFP) pour arbitrage. À cette même date, elle a également donné un avis à la Commission canadienne des droits de la personne en vertu du paragraphe 210(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 2, art. 2), telle qu’elle était intitulée à l’époque, et du paragraphe 92(1) du Règlement sur les relations de travail dans la fonction publique (DORS/2005-79), tel qu’il était intitulé à l’époque.

[4] Au moment du dépôt du grief, ses conditions d’emploi étaient partiellement régies par une convention collective conclue entre le CT et l’Association des juristes de justice (AJJ) pour le groupe LA le 15 octobre 2012 et qui est venue à échéance le 9 mai 2014. Avant cette convention collective, les conditions d’emploi de la fonctionnaire étaient partiellement régies par une convention collective conclue entre le CT et l’AJJ pour le groupe LA le 23 juillet 2010 et qui est venue à échéance le 9 mai 2011.

[5] Le 19 juin 2017, la Loi modifiant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique et d’autres lois et comportant d’autres mesures (L.C. 2017, ch. 9) a reçu la sanction royale et a modifié le nom de la CRTEFP et le titre de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique, de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et du Règlement sur les relations de travail dans la fonction publique pour qu’ils deviennent respectivement la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »), la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral et le Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral.

[6] À la date de l’audience, la convention collective en vigueur entre le CT et l’AJJ pour le groupe LP avait été signée le 7 novembre 2018.

[7] L’audience s’est tenue en personne en avril 2019 à Toronto, en Ontario, et s’y est poursuivie au mois de décembre de la même année. Elle s’est achevée en novembre 2020 par vidéoconférence en raison de la pandémie de COVID-19. Les parties ont soumis un recueil conjoint de documents. À l’arbitrage, à l’appui de son grief, la fonctionnaire a présenté des éléments de preuve portant sur la pratique de sa religion, sa vie familiale, certains problèmes de santé touchant des membres de sa famille et l’endroit où elle vivait.

[8] À la fin de l’audience, les deux parties ont remis à la Commission une copie écrite des principaux arguments qui avaient été présentés. Dans sa réponse écrite, la fonctionnaire a demandé que soit rendue une ordonnance d’anonymisation de son identité, ce qu’elle n’avait jamais réclamé auparavant. L’employeur s’est opposé à cette demande.

[9] Le 28 octobre 2021, la Commission a rendu la décision 2021 CRTESPF 120 (la « décision »), dans laquelle elle a rejeté le grief, ordonné que certaines pièces soient mises sous scellés, ordonné que certains documents soient caviardés et rejeté une demande d’anonymisation de la décision initiale.

[10] Le 12 novembre 2021, la fonctionnaire a informé la Commission qu’elle avait l’intention de déposer une demande de contrôle judiciaire pour contester la décision initiale devant la Cour d’appel fédérale. Elle a également demandé qu’en attendant la décision relative à la demande de contrôle judiciaire et toute nouvelle audience concernant ses griefs, la décision initiale ne soit pas rendue publique.

[11] Le 26 novembre 2021, la Commission a demandé aux parties de présenter des arguments écrits concernant la demande de la fonctionnaire de ne pas rendre publique la décision initiale.

[12] Le 26 novembre 2021, la fonctionnaire a déposé un « avis de demande de contrôle judiciaire » de la décision initiale auprès de la Cour d’appel fédérale. Les dossiers de la Commission indiquent qu’elle en a signifié une copie au Secrétariat de la Commission le 30 novembre 2021.

[13] Le 10 décembre 2021, la fonctionnaire a indiqué que sa lettre du 12 novembre 2021 contenait ses arguments concernant sa demande visant à ce que la décision initiale ne soit pas rendue publique, et elle a rappelé le contenu de cette lettre.

[14] L’employeur a refusé de déposer des arguments concernant la demande de la fonctionnaire de ne pas rendre publique la décision initiale. Toutefois, il a déclaré que cela ne devait pas être considéré comme un [traduction] « […] acquiescement ou une concession à l’égard des affirmations avancées par la fonctionnaire s’estimant lésée dans ses arguments ».

II. L’argumentation de la fonctionnaire

[15] La fonctionnaire allègue que le fait de rendre la décision publique avant que la Cour d’appel fédérale ne rende sa décision sur le contrôle judiciaire constituerait un risque grave pour la bonne administration de la justice et pour la protection de la vie privée et de la dignité de la fonctionnaire et de sa famille. Elle renvoie la Commission à Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, et à Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, à l’appui de sa position.

[16] La fonctionnaire est d’avis que le fait de rendre la décision publique posera un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, car elle contient plusieurs affirmations négatives au sujet de son honnêteté et, à ce titre, il est raisonnable de supposer que ces affirmations la suivront dans ses fonctions de procureure de la Couronne. Elle affirme que les conclusions relatives à sa crédibilité dans la décision rendront difficile l’accomplissement de son travail et que cela aura des répercussions importantes sur la capacité de la Couronne à traiter tout dossier qui lui est confié.

[17] La fonctionnaire ajoute que les conclusions de la décision à son sujet sont fondées sur des erreurs et ont été rendues en violation de son droit à l’équité procédurale. Elle conteste plus particulièrement le fait que la Commission ait tiré des conclusions défavorables de la production de preuves médicales documentaires et affirme que les parties avaient informé la Commission et étaient d’accord pour qu’aucune conclusion défavorable ne soit tirée de la décision mutuelle de ne pas produire ces preuves. Elle déclare que les parties ont informé la Commission qu’elles avaient convenu que les médecins auraient fourni des preuves identiques à celles regroupées dans leurs lettres. La formation de la Commission n’a pas tenu compte de cet accord ou ne l’a pas respecté, et si, à la suite de son témoignage, elle avait des doutes sur le fait qu’elle n’avait pas produit les médecins ou formulé des observations sur la manière dont les lettres avaient été produites, elle n’en a pas fait part à la fonctionnaire avant de tirer des conclusions quant à sa crédibilité. Elle allègue que cette erreur, si elle est rendue publique, nuira à sa carrière et aux activités de la Couronne. Elle soutient qu’aucune autre mesure raisonnable ne pourrait prévenir un tel risque.

[18] La fonctionnaire affirme que sa demande satisfait à l’exigence de proportionnalité du critère établi dans Sherman (Succession), car elle ne demande pas une ordonnance de confidentialité permanente, mais simplement que la décision ne soit pas rendue publique avant qu’elle ait la possibilité de la contester devant la Cour d’appel fédérale.

[19] La fonctionnaire avance également un argument relatif à la protection de sa dignité, en s’appuyant sur le paragraphe 33 de Sherman (Succession), qui se lit comme suit :

[33] […] Un tribunal peut faire une exception au principe de la publicité des débats judiciaires, malgré la forte présomption en faveur de son application, si l’intérêt à protéger les aspects fondamentaux de la vie personnelle des individus qui se rapportent à leur dignité est sérieusement menacé par la diffusion de renseignements suffisamment sensibles. La question est de savoir non pas si les renseignements sont « personnels » pour la personne concernée, mais si, en raison de leur caractère très sensible, leur diffusion entraînerait une atteinte à sa dignité que la société dans son ensemble a intérêt à protéger.

 

[20] Elle déclare que la décision contient de nombreux renseignements sur sa famille qui, s’ils étaient divulgués sans contestation, constitueraient un risque pour sa dignité et celle de sa famille. En plus de Sherman (Succession), elle s’appuie sur la décision de la Commission dans Fonctionnaire s’estimant lésé X c. Agence du revenu du Canada, 2020 CRTESPF 74.

III. Motifs

[21] Le critère applicable pour toute limite discrétionnaire au principe de transparence judiciaire a été reformulé dans Sherman (Succession). Au paragraphe 38, la Cour suprême du Canada a énoncé le critère comme suit :

[38] […] Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[…]

 

[22] Au premier volet du critère, la partie qui demande à ce qu’une limite soit imposée au principe de transparence judiciaire doit démontrer que celui-ci représente un risque sérieux pour un intérêt public important. Il s’agit d’exigences distinctes, et la partie qui présente la requête est tenue de démontrer à la fois le caractère public important de l’intérêt et la gravité du risque. Au paragraphe 42 de Sherman (Succession), on peut lire ce qui suit :

[42] […] En ce sens, le fait de constater, d’une part, un intérêt important et celui de constater, d’autre part, le caractère sérieux du risque auquel cet intérêt est exposé sont, en théorie du moins, des opérations séparées et qualitativement distinctes. Une ordonnance peut donc être refusée du simple fait qu’un intérêt public important valide n’est pas sérieusement menacé au vu des faits de l’affaire ou, à l’inverse, parce que les intérêts constatés, qu’ils soient ou non sérieusement menacés, ne présentent pas le caractère public important requis sur le plan des principes généraux.

 

[23] La Cour suprême du Canada a également indiqué qu’il n’existe pas de liste exhaustive de ce qui constitue un intérêt public important, mais que l’expression « “intérêt important” vise […] un large éventail d’objectifs d’intérêt public ». Elle a toutefois précisé que le caractère public important de l’intérêt nécessite que ce dernier transcende les intérêts des parties.

[24] La jurisprudence a déjà reconnu plusieurs intérêts qui peuvent être qualifiés d’intérêts publics importants au sens du critère établi dans Sherman (Succession). Il s’agit notamment de l’équité du procès et de la bonne administration de la justice. La partie qui invoque l’un de ces intérêts n’a pas besoin de démontrer à nouveau le caractère public important de l’intérêt allégué, mais doit plutôt démontrer en quoi les faits allégués constituent une menace pour cet intérêt public important.

[25] Par conséquent, le fardeau de la preuve sera différent selon que la jurisprudence a déjà reconnu un intérêt comme un intérêt public important ou que la partie allègue un intérêt qui n’a pas encore été reconnu comme tel.

[26] Si un intérêt n’a pas été reconnu comme un intérêt public important justifiant de limiter le principe de transparence judiciaire, la partie qui demande une ordonnance de confidentialité doit démontrer ce qui suit pour satisfaire au premier volet du critère établi dans Sherman (Succession) :

1) que le principe de transparence judiciaire menace un intérêt;

2) que l’intérêt transcende les intérêts des parties et touche à des questions de société ou à des principes généraux, c’est-à-dire que l’intérêt est un intérêt public (voir Sierra Club, au par. 55 et Sherman (Succession), aux par. 41 et 43);

3) que l’intérêt public est suffisamment important pour justifier de limiter la liberté d’expression garantie par le paragraphe 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (édictée à l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.));

4) le préjudice appréhendé est sérieux en ce sens qu’il est soit très probable, soit très grave (voir Sherman (Succession), au par. 82).

 

[27] Si un intérêt public important a déjà été reconnu par la jurisprudence, une partie doit uniquement démontrer ce qui suit :

1) les faits allégués démontrent que le principe de transparence judiciaire menace l’intérêt public important reconnu par la jurisprudence;

2) le préjudice appréhendé est soit très probable, soit très grave.

 

[28] Enfin, dans le cas précis où une partie allègue que la mise à disposition du public des renseignements rapportés dans une décision constitue une menace pour sa dignité, reconnue comme un intérêt public important dans Sherman (Succession), la partie qui formule cette allégation doit démontrer ce qui suit :

1) les renseignements constituent des renseignements très sensibles ou intimes sur une personne;

2) le préjudice appréhendé du fait de la mise à disposition du public de ces renseignements est soit très probable, soit très grave.

 

[29] Il ne suffit pas qu’une partie allègue qu’un intérêt public important est en jeu. Elle doit convaincre le décideur que c’est bel et bien le cas.

[30] Au paragraphe 82 de Sherman (Succession), la Cour suprême du Canada a renvoyé au paragraphe 86 de R. c. Mabior, 2012 CSC 47, expliquant que plus le préjudice appréhendé est probable, moins il doit être grave, et vice versa.

A. Risque présumé pour la bonne administration de la justice

[31] La fonctionnaire soutient que sa [traduction] « […] crédibilité est absolument essentielle à son travail de procureure de la Couronne […] » et que la décision [traduction] « […] qui remet en question sa sincérité rendra extrêmement difficile la poursuite de son travail ». Elle soutient que cela [traduction] « […] aura des répercussions importantes sur la capacité de la Couronne à traiter tous les dossiers qui lui sont confiés ». Le risque allégué pour la bonne administration de la justice, selon elle, réside dans sa crainte que la capacité de la Couronne à exercer ses activités dans l’un ou l’autre des dossiers de la fonctionnaire soit compromise.

[32] Au mieux, cette situation semble être limitée aux dossiers sur lesquels la fonctionnaire peut travailler elle-même. Elle n’offre aucune explication, ni même aucun exemple, de la façon dont la « bonne administration de la justice », dans la mesure où elle s’étend au-delà de sa personne, serait mise en péril par la mise à disposition du public de la décision, si ce n’est l’affirmation générale qu’elle fait.

[33] Bien qu’il puisse être plus difficile pour la fonctionnaire de s’acquitter personnellement de ses fonctions de procureure de la Couronne si la décision est rendue publique, il est difficile de comprendre comment le caractère public de la « bonne administration de la justice » serait réellement menacé dans un tel cas. Je tiens à faire remarquer que l’employeur n’a présenté aucun argument à l’appui de son affirmation selon laquelle le fait de rendre la décision publique créerait un risque grave pour la bonne administration de la justice.

[34] Toutefois, même si j’acceptais que la fonctionnaire ait établi un risque pour le caractère public de la bonne administration de la justice, j’estimerais néanmoins qu’elle n’a pas réussi à établir que ce risque constitue un risque grave justifiant de limiter le principe de transparence judiciaire. Le risque allégué par la fonctionnaire repose sur une série d’hypothèses. Elle n’a pas démontré en quoi le risque qu’elle allègue est probable ou très grave.

[35] La fonctionnaire prétend que la capacité de la Couronne de remplir sa mission dans tous les dossiers qui lui sont confiés sera compromise. Il y a une grande différence entre le fait que la Couronne éprouve des difficultés dans certains dossiers et le fait que les fonctions de procureure de la Couronne de la fonctionnaire deviennent impossibles à assumer. La fonctionnaire a le fardeau de démontrer un fondement factuel à l’appui de la probabilité de son affirmation, ce dont elle ne s’est pas acquittée.

[36] Par ailleurs, la fonctionnaire n’a pas réussi à démontrer le lien de causalité qu’elle avance. Elle prétend que le fait de rendre publique la décision, qui contient des conclusions quant à sa crédibilité, entraînera des répercussions importantes, mais elle n’offre aucun fondement factuel à l’appui de la probabilité de cette affirmation.

[37] Dans Sherman (Succession), la Cour précise que la gravité d’un risque est évaluée en fonction de la gravité du préjudice anticipé et de la probabilité qu’il se produise. La Cour précise également que l’évaluation ne peut pas être fondée sur la seule appréhension; le paragraphe 97 indique ce qui suit :

[97] D’entrée de jeu, je souligne qu’une preuve directe n’est pas nécessairement exigée pour démontrer qu’un intérêt important est sérieusement menacé. Notre Cour a statué qu’il est possible d’établir l’existence d’un préjudice objectivement discernable sur la base d’inférences logiques (Bragg, par. 1516). Or, ce raisonnement inférentiel ne permet pas de se livrer à des conjectures inadmissibles. Une inférence doit tout de même être fondée sur des faits circonstanciels objectifs qui permettent raisonnablement de tirer la conclusion par inférence. Lorsque celleci ne peut raisonnablement être tirée à partir des circonstances, elle équivaut à une conjecture (R. c. Chanmany, 2016 ONCA 576, 352 O.A.C. 121, par. 45).

[Je mets en évidence.]

 

[38] L’allégation de la fonctionnaire selon laquelle la bonne administration de la justice est sérieusement menacée repose sur une série d’affirmations qu’elle ne fonde pas sur des faits circonstanciels objectifs, à savoir ceux-ci :

  • 1)le fait de rendre la décision publique portera vraisemblablement atteinte à sa crédibilité aux yeux des avocats de la défense et des juges devant lesquels elle comparaîtra en tant que procureure de la Couronne;

  • 2)les conséquences sur sa crédibilité en tant que procureure de la Couronne rendront son travail impossible;

  • 3)les conséquences sur sa crédibilité en tant que procureure de la Couronne rendront impossible pour la Couronne de traiter les dossiers qui lui seront confiés.

 

[39] Bien que Sherman (Succession) reconnaisse que des inférences logiques peuvent être tirées de faits circonstanciels objectifs, les prétentions de la fonctionnaire ne sont pas fondées sur des faits circonstanciels objectifs et équivalent, essentiellement, à de simples appréhensions, contre lesquelles la Cour suprême du Canada a mis en garde. Par conséquent, la fonctionnaire n’a pas réussi à démontrer l’existence d’un risque grave pour la bonne administration de la justice au sens du critère établi dans Sherman (Succession).

[40] Quant à l’argument de la fonctionnaire selon lequel les conclusions sur la crédibilité rapportées dans la décision sont erronées et découlent d’une violation de l’équité procédurale, il s’agit là de préoccupations qui doivent être soulevées devant la Cour d’appel fédérale dans le cadre du contrôle judiciaire, et qui ne sont pas pertinentes aux fins de l’application du critère établi dans Sherman (Succession).

B. Le risque allégué pour la dignité de la fonctionnaire

[41] La fonctionnaire a soutenu que les renseignements rapportés dans la décision posent un risque pour sa dignité et celle de sa famille. La question à laquelle la Commission doit répondre est celle de savoir si la fonctionnaire a démontré que les renseignements qu’elle cherche à protéger sont, selon les termes de la Cour suprême du Canada, des renseignements touchant « au cœur même des renseignements biographiques », c’est-à-dire qu’ils contiennent des éléments très sensibles et intimes au sujet de la fonctionnaire ou de sa famille.

[42] Au paragraphe 73 de Sherman (Succession), la Cour suprême du Canada a déclaré que « […] protéger les gens contre la menace à leur dignité qu’entraîne la diffusion de renseignements révélant des aspects fondamentaux de leur vie privée dans le cadre de procédures judiciaires publiques constitue un intérêt public important pour l’application du test ». Dans le contexte de Sherman (Succession), la dignité est spécifiquement définie comme le droit de « […] présenter des aspects fondamentaux de soimême aux autres de manière réfléchie et contrôlée […] ». Par conséquent, il est porté atteinte à la dignité lorsqu’une personne perd le contrôle de renseignements très sensibles la concernant. Cette définition de la dignité est importante parce qu’il s’agit d’une notion dont l’étendue est beaucoup plus large et qui « […] trouve son expression dans presque tous les droits et libertés garantis par la Charte » (voir R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 166). Dans le domaine du principe de transparence judiciaire, la dignité doit être comprise en tenant compte de cette définition.

[43] Pour démontrer que la dignité d’un individu est en jeu dans le contexte du principe de transparence judiciaire, la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité doit satisfaire à l’exigence selon laquelle les renseignements consistent en « […] de[s] détails intimes ou personnels concernant une personne […] », ce que la Cour suprême du Canada a décrit dans sa jurisprudence sur l’article 8 de la Charte comme le cœur même des renseignements biographiques (voir Sherman (Succession), au par. 75). En tant que telle, l’exigence est axée sur le caractère sensible des renseignements, ce qui est énoncé comme suit au paragraphe 76 de Sherman (Succession) :

[76] […] Reconnaître que la vie privée, considérée au regard de la dignité, n’est sérieusement menacée que lorsque les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles permet d’établir un seuil compatible avec la présomption de publicité des débats. Ce seuil est tributaire des faits. Il répond à la préoccupation, mentionnée précédemment, portant que les dossiers judiciaires comportent fréquemment des renseignements personnels, mais conclure que cela suffit à franchir le seuil du risque sérieux dans tous les cas mettrait en péril la structure du test. Exiger du demandeur qu’il démontre le caractère sensible des renseignements comme condition nécessaire à la conclusion d’un risque sérieux pour cet intérêt a pour effet de limiter le champ d’application de l’intérêt aux seuls cas où la justification de la nondivulgation des aspects fondamentaux de la vie privée d’une personne, à savoir la protection de la dignité individuelle, est fortement en jeu.

 

[44] Le seuil fixé par la Cour est élevé. Au paragraphe 63 de Sherman (Succession), la Cour déclare que « […] un intérêt public important à l’égard de la protection de la dignité devrait être considéré sérieusement menacé seulement dans des cas limités ». Au paragraphe 74, elle précise que ce n’est le cas que « […] lorsque le caractère sensible des renseignements touche à l’aspect le plus intime de la personne ». En outre, aux paragraphes 63 et 75, la Cour affirme explicitement que l’embarras et la honte ne suffisent pas à satisfaire au premier volet du critère. Le seuil de la sensibilité permet d’établir une distinction entre les renseignements qui « méritent une protection publique » et ceux qui ne le méritent pas. Il s’agit d’une distinction que la Cour suprême du Canada a qualifiée d’essentielle à l’évaluation (voir Sherman (Succession), au par. 78).

[45] J’estime que la fonctionnaire n’a pas démontré que les renseignements contenus dans la décision initiale étaient à ce point sensibles qu’ils atteignaient le niveau de renseignements « touchant au cœur même des renseignements biographiques ». En réalité, la fonctionnaire ne prétend même pas que c’est le cas. Elle allègue plutôt ce qui suit :

• La décision contient de nombreux renseignements sur elle et sa famille.

• La décision contient davantage de renseignements qu’il n’était nécessaire d’en donner.

• La décision permettrait aux gens d’identifier le lieu de culte qu’elle fréquente et l’école que ses enfants fréquentent.

• Avec les conclusions relatives à la crédibilité rapportées dans la décision, les renseignements sur elle et sa famille constitueraient un risque pour sa famille.

 

[46] Les allégations de la fonctionnaire n’abordent pas la question de savoir si les renseignements rapportés dans la décision constituent des détails très sensibles ou intimes la concernant ou concernant sa famille, ce qu’elle doit démontrer pour satisfaire aux exigences du critère établi dans Sherman (Succession).

[47] Les décisions judiciaires et administratives, comme celle de la Commission, font souvent état de renseignements personnels, parfois même très détaillés, sur les parties. Au paragraphe 74 de Sherman (Succession), la Cour a affirmé ce qui suit : « La publicité des débats donne lieu à des atteintes à la vie privée personnelle dans presque tous les cas, mais la dignité en tant qu’intérêt public dans la protection de la sensibilité fondamentale d’une personne entre plus rarement en jeu. » Au paragraphe 76, la Cour a rappelé que les dossiers judiciaires contiennent souvent des renseignements personnels qui, en soi, ne suffisent pas à atteindre le seuil nécessaire pour limiter le principe de transparence judiciaire.

[48] Les renseignements que la fonctionnaire cherche à protéger sont les suivants :

• des détails sur ses désaccords avec un membre de la famille et une dispute avec un autre membre de la famille au sujet de sa pratique religieuse;

• des détails sur sa pratique religieuse;

• des renseignements sur le quartier dans lequel elle vit;

• des renseignements qui permettraient d’identifier l’école que ses enfants fréquentent et le lieu de culte que sa famille fréquente.

 

[49] La fonctionnaire n’a pas réussi à démontrer ni même à alléguer que ces renseignements touchent au cœur même de ses renseignements biographiques ou ceux de sa famille, c’est-à-dire qu’ils contiennent des détails intimes ou personnels sur elle et sa famille.

[50] Le fait que les renseignements rapportés dans une décision aillent au-delà de ce qui est nécessaire pour étayer les conclusions de fait n’est en fin de compte pas utile pour déterminer si ces renseignements touchent au cœur même des renseignements biographiques d’une personne. C’est le caractère sensible des renseignements qui doit être évalué.

[51] La fonctionnaire ne prétend pas que le choix de son lieu de culte ou de l’école où elle a inscrit ses enfants sont des détails intimes ou personnels qui constituent des renseignements de nature très sensible. Elle suggère plutôt que quelqu’un pourrait déduire de la décision le lieu de culte ou le lieu où est située l’école de ses enfants. Il est clair que de tels renseignements ne touchent pas au cœur même des renseignements biographiques d’une personne, mais plutôt à la conduite de sa vie publique.

[52] L’argument soulevé par la fonctionnaire semble essentiellement fondé sur la réputation plutôt que sur la dignité. Elle soutient que les conclusions relatives à sa crédibilité ainsi que les renseignements sur elle et sa famille rapportés dans la décision constitueraient un risque pour leur dignité. Toutefois, le critère relatif à la dignité consiste à déterminer si les renseignements sont des détails de nature intime ou très sensible qui touchent au cœur même des renseignements biographiques d’une personne. L’évaluation porte sur les renseignements eux-mêmes et sur ce qu’ils révèlent du cœur même des renseignements biographiques d’une personne. Le simple fait de rapporter des conclusions de crédibilité dans la décision n’est pas déterminant quant au caractère sensible des autres renseignements concernant la fonctionnaire et sa famille qui sont rapportés dans la décision. Les renseignements sont soit des détails personnels intimes très sensibles qui touchent au cœur même des renseignements biographiques d’une personne, soit ils ne le sont pas.

[53] Les conclusions relatives à la crédibilité de la fonctionnaire qui sont rapportées dans la décision ne peuvent pas être de nature très sensible simplement parce qu’elles sont défavorables à la fonctionnaire.

[54] La fonctionnaire avance que Fonctionnaire s’estimant lésé X fait autorité en matière de protection des renseignements, en soulignant qu’elle traite des lignes directrices du Conseil canadien de la magistrature intitulées « L’usage de renseignements personnels dans les jugements et protocole recommandé ». Au paragraphe 105, on peut lire ce qui suit :

[105] Le protocole définit différents niveaux de protection, en fonction du type de renseignements personnels. Au niveau de protection le plus élevé se trouvent les renseignements personnels qui ont une grande valeur du point de vue de la vie privée, comme les dates de naissance, les numéros d’assurance sociale et les renseignements liés aux comptes financiers. Ce genre de renseignements ne devrait jamais figurer dans une décision, à moins qu’ils ne soient absolument nécessaires. Le deuxième niveau comprend les identificateurs personnels moins directs tels que les noms des membres de la famille, des collègues, des groupes communautaires et récréatifs, les adresses et les lieux géographiques. Le protocole indique que les renseignements de ce genre ne devraient pas être publiés à moins d’être [traduction] « importants pour rendre une décision motivée ».

 

[55] Je fais remarquer que Fonctionnaire s’estimant lésé X et les lignes directrices du Conseil canadien de la magistrature en vigueur à l’époque sont antérieurs à Sherman (Succession). Dans Fonctionnaire s’estimant lésé X, il est fait état des problèmes de consommation d’alcool excessive du fonctionnaire X ainsi que de ceux d’un membre de sa famille. Il est reconnu que les problèmes médicaux qui font l’objet d’une stigmatisation touchent généralement au cœur même des renseignements biographiques d’une personne. Bien que la Commission dans Fonctionnaire s’estimant lésé X ait indiqué que la protection des tiers dans les procédures devant elle justifiait l’ordonnance d’anonymisation dans cette affaire, cette déclaration doit être comprise dans le contexte des renseignements biographiques spécifiques rapportés dans cette décision au paragraphe 109, qui se lit comme suit :

[109] Un autre membre de la famille du fonctionnaire serait également identifiable, quoique dans une moindre mesure. Les éléments de preuve concernant les abus d’alcool du fonctionnaire figurent nécessairement dans la décision, puisqu’il s’agissait d’un aspect fréquent de ses interactions avec la police qui ont été consignées. Pour déterminer l’issue juste et appropriée du grief, il était important d’examiner si le fonctionnaire avait pris des mesures ou indiqué l’intention de prendre des mesures pour gérer ses abus d’alcool. Le seul élément de preuve produit à cet égard était axé sur un autre membre de la famille et ses antécédents auprès des Alcooliques anonymes; l’unique lien du fonctionnaire avec les AA était à titre de personne de soutien pour ce membre de la famille.

 

[56] Dans le présent cas, la fonctionnaire cherche à protéger les renseignements de tiers. Toutefois, elle n’a pas réussi à démontrer que les renseignements en question touchent au cœur des renseignements biographiques de ces tiers. Dans Fonctionnaire s’estimant lésé X, les renseignements personnels concernant le tiers touchaient à des renseignements très sensibles qui consistaient en des éléments de nature intime ou personnelle concernant le tiers en question. Ce type de renseignements se distingue nettement de ceux pour lesquels la fonctionnaire réclame une protection.

[57] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle les renseignements que la fonctionnaire cherche à protéger ne constituent pas des renseignements très délicats, intimes ou personnels touchant au cœur même des renseignements biographiques d’une personne, je conclus qu’elle n’a pas démontré que l’intérêt public important de la protection de la dignité personnelle, tel que reconnu dans Sherman (Succession), a été atteint. Par conséquent, je n’ai pas à me prononcer sur la question de savoir si la fonctionnaire a démontré qu’elle faisait face à une menace sérieuse.

[58] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


IV. Ordonnance

[59] La demande de la fonctionnaire visant à ne pas rendre la décision initiale disponible au public est rejetée.

Le 13 juin 2023.

Traduction de la CRTESPF

John G. Jaworski,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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