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Date: 20230705

Dossier: 561-02-42993

 

Référence: 2023 CRTESPF 69

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Emmanuelle Tremblay

plaignante

 

et

 

Association Canadienne des Employés Professionnels

 

défenderesse

Répertorié

Tremblay c. Association canadienne des employés professionnels

Affaire concernant une plainte visée à l’article 190 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Guy Giguère, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour la plaignante : Elle-même

Pour la défenderesse : Jean-Michel Corbeil, avocat

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés
les 14 septembre, 6 octobre et 2 novembre 2021.


MOTIFS DE DÉCISION

Introduction

[1] Le 10 mai 2021, Emmanuelle Tremblay (la « plaignante ») dépose une plainte de pratique déloyale contre l’Association canadienne des employés professionnels (la « défenderesse » ou ACEP) auprès de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »). Elle soutient que la défenderesse a adopté le Règlement n° 15 – Suspension par suite d’un conflit d’intérêts découlant d’un litige (le « Règlement n° 15 ») pour des raisons disciplinaires la visant, allant ainsi à l’encontre des alinéas 190(1)g) et 188c) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi »).

[2] La plaignante allègue que la défenderesse a adopté le Règlement n° 15 à la suite de son élection au Conseil exécutif national (CEN) afin de l’empêcher d’y siéger. Selon elle, ceci constitue une sanction quelconque appliquée de façon discriminatoire (voir Veillette c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2009 CRTFP 64).

[3] Le 14 septembre 2021, une conférence préparatoire à l’audience est présidée par Linda Gobeil, alors commissaire. Il y est décidé d’un échéancier où les parties présenteront leurs arguments écrits. Le jour même, la plaignante précise la mesure corrective qu’elle recherche. Elle demande une déclaration de la défenderesse à l’intention des membres de l’ACEP faisant un compte rendu de l’adoption du Règlement n° 15 et de son invocation au CEN.

[4] Le 6 octobre 2021, la défenderesse présente ses objections préliminaires portant sur la compétence de la Commission pour instruire la présente plainte. Elle demande le rejet sommaire de la plainte. Elle indique que le Règlement n° 15 n’est pas une mesure disciplinaire, mais un règlement administratif sur la suspension des membres du CEN en situation de conflit d’intérêts découlant d’un litige. De plus, la défenderesse soutient que la plainte a été déposée hors du délai prévu au paragraphe 190(3) de la Loi.

[5] Le 2 novembre 2021, la plaignante soumet en réplique que c’est l’adoption du Règlement n° 15 qu’elle conteste. Cette sanction lui a causé un préjudice en portant atteinte à sa réputation. Elle explique que la plainte a été déposée dans le délai puisqu’elle devait épuiser tous les recours internes avant de présenter sa plainte à la Commission.

[6] Je suis d’avis que la plainte a été déposée hors délai et qu’elle doit être rejetée pour les raisons que l’on retrouve à la section Analyse.

[7] Par ailleurs, si la plainte avait été déposée dans les 90 jours, la requête en rejet aurait été accueillie. La Commission n’a pas à s’immiscer dans les affaires internes des organisations syndicales. Ce n’est qu’exceptionnellement que la Commission intervient, notamment lorsque des mesures disciplinaires ou une sanction quelconque ont été appliquées d’une manière discriminatoire tel que prévu à l’alinéa 188c) de la Loi (voir Leon c. Association canadienne des employés professionnels, 2021 CRTESPF 145).

[8] En droit du travail, une décision, un règlement ou une politique peuvent être qualifiés de discriminatoires lorsqu’on y fait des distinctions entre des personnes ou des groupes, pour des motifs arbitraires, déraisonnables ou illégaux (voir Bremsak c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2009 CRTFP 103; Daniel Joseph McCarthy, [1978] 2 Can LRBR 105; Gilkinson c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2018 CRTESPF 62).

[9] La plaignante a été la première personne suspendue, mais cela ne démontre pas en soi que la décision de la suspendre est arbitraire ou déraisonnable. Quant au Règlement, il s’applique à tous les membres sans distinction. Il n’est pas contraire à la législation sur les droits de la personne. Un membre qui poursuit son organisation syndicale peut être en conflit d’intérêts lorsque le conseil d’administration discute de sa poursuite. On peut considérer comme raisonnable et logique d’adopter un tel règlement administratif de portée générale.

[10] Je suis d’avis qu’en soi, le Règlement n° 15 n’est pas discriminatoire et que son application à la plaignante n’a pas été discriminatoire. Même si la plainte avait été déposée dans les délais, la plainte ne présente pas de cause défendable et aurait été rejetée.

Contexte

[11] En 2014, la plaignante est élue présidente de l’ACEP pour un mandat allant du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2018. Le mandat de la plaignante comme présidente est marqué par certains incidents tumultueux. En juillet 2018, elle intente une poursuite civile devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « poursuite civile ») contre l’ACEP et Nick Giannakoulis, alors vice-président de l’ACEP pour le groupe Économique et services de sciences sociales (EC). La plaignante ne se représente pas comme présidente à la fin de son mandat et sa poursuite contre l’ACEP est toujours en cours.

[12] En octobre 2020, la plaignante est élue par acclamation comme administratrice du CEN représentant le groupe EC pour un mandat débutant le 1er janvier 2021. Le 27 novembre 2020, le CEN adopte le Règlement n° 15 portant sur la suspension des officiers qui se trouvent en conflit d’intérêts en raison d’un litige avec l’ACEP.

[13] Le Règlement n° 15 établit une présomption qu’un membre du CEN qui intente une poursuite légale et est activement impliqué dans des procédures judiciaires contre l’ACEP est en conflit d’intérêts. Dans ces cas, le membre peut être suspendu de siéger au CEN, mais peut en appeler devant un arbitre indépendant choisi par les deux parties.

[14] Le 6 janvier 2021, la plaignante apprend l’existence du Règlement n° 15 dans une lettre du président par intérim de l’ACEP. Il l’y invite à présenter ses arguments pour éviter une suspension lors de la réunion du CEN du 29 janvier 2021.

[15] Le 29 janvier 2021, lors de la réunion du CEN, une majorité de ses membres adopte une résolution qui suspend la plaignante tant que son litige demeure en cours. La plaignante porte appel de sa suspension devant l’arbitre choisi par les deux parties, soit Me Roger Beaudry (l’« arbitre »).

[16] Le 16 mars 2021, l’arbitre rend une décision intérimaire selon laquelle il n’a pas l’autorité pour statuer sur la validité du Règlement n° 15 comme demandé par la plaignante. Il rejette aussi sa demande de production des documents sur l’adoption du Règlement n° 15.

[17] Le 3 avril 2021, la plaignante reçoit un courriel de M. Giannakoulis concernant une plainte pour pratique déloyale qu’il aurait déposé à l’endroit de l’ACEP. Dans ce courriel, on retrouve des allégations dont certaines concernant la plaignante. Il y est fait état notamment que le Règlement n° 15 a été adopté comme mesure disciplinaire à la suite de sa poursuite civile, ainsi que pour contrecarrer son élection au CEN.

[18] L’audience sur l’appel a lieu le 6 avril 2021. Puis, le 10 mai 2021, la plaignante dépose la plainte de pratique déloyale contre la défenderesse.

[19] Le 18 juin 2021, l’arbitre rend sa décision dans laquelle il accueille la plainte. Il y conclut qu’il existe un conflit d’intérêts en raison du litige avec l’ACEP, mais qu’il ne justifie pas la suspension complète de la plaignante de son poste. Selon l’arbitre, le conflit peut être géré par son exclusion ponctuelle des discussions du CEN liées à son litige.

[20] La plaignante réintègre alors son poste d’administratrice du CEN et assiste à la réunion du 25 juin 2021.

Analyse

[21] Est-ce que la plainte a été déposée dans le délai de 90 jours?

[22] La plaignante soutient que sa plainte déposée le 10 mai 2021 est dans les délais. Elle est d’avis qu’il n’aurait pas été approprié de déposer sa plainte lorsqu’elle a pris connaissance du Règlement n° 15 au début de janvier 2021. Ce Règlement était nouveau et n’avait jamais été invoqué. Un recours interne existait et elle a signifié son intention d’en appeler au moment de sa suspension du CEN, le 29 janvier 2021.

[23] Selon la plaignante, c’est à partir du 16 mars 2021 que le délai doit être compté puisque c’est à ce moment qu’elle a épuisé tous les recours internes. À cette date, l’arbitre a rendu une décision intérimaire dans laquelle il a déclaré qu’il n’avait pas l’autorité pour statuer sur la légitimité du Règlement n° 15.

[24] La défenderesse souligne que la plainte vise l’adoption du Règlement n° 15 et non la suspension de la plaignante. Cette dernière a déposé son appel en vertu du Règlement n° 15, mais il y était apparent que l’arbitre ne pouvait pas rendre une décision pour invalider ledit Règlement.

[25] Selon la défenderesse, c’est à compter du 29 janvier 2021 que le délai pour déposer la plainte doit être compté. La plaignante a été informée de sa suspension du CEN le 29 janvier 2021 et la plainte présentée à la Commission le 10 mai 2021 serait donc hors délai d’après le paragraphe 190(2) de la Loi. La plainte est donc hors délai puisqu’aucune lecture du Règlement n° 15 ne permettait à la plaignante, en portant appel, de contester son adoption.

[26] Pour être recevable, la plainte pour pratique déloyale doit avoir été présentée dans le délai prescrit par la Loi. La plaignante allègue une pratique déloyale de la part de la défenderesse en vertu soit de l’alinéa 188c), qui est spécifique aux organisations syndicales, soit de l’alinéa 190(1)g) de la Loi, qui est plus général.

[27] Le paragraphe 190(2) de la Loi prévoit un délai de 90 jours suivant la date à laquelle la plaignante a eu connaissance de la pratique déloyale, ou selon la Commission, aurait dû en avoir connaissance. Il est bien établi que ce délai est de rigueur et que la Commission n’a aucun pouvoir discrétionnaire pour le proroger. C’est seulement s’il y a ambiguïté sur la date de la prise de connaissance du plaignant que la Commission détermine la date à laquelle le plaignant aurait dû avoir connaissance des mesures ou des circonstances ayant donné lieu à la plainte pour pratique déloyale (voir England c. Taylor, 2011 CRTFP 129 et Marcil c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2022 CRTESPF 65).

[28] Or, le paragraphe 15.7.3 du Règlement n° 15 spécifie que le mandat de l’arbitre se limite à déterminer si le conflit d’intérêts en raison d’un litige est important au point de justifier une suspension tant que le litige est en cours. Donc aucun recours interne ne pouvait permettre la contestation de l’adoption du Règlement n° 15. Le paragraphe 15.7.3 se lit comme suit : « Le mandat du tiers se limite à rendre une décision fondée sur les dispositions du présent Règlement, à savoir si le conflit d’intérêts en raison d’un litige est important au point de justifier une suspension tant que le litige est en cours. »

[29] La plaignante a suivi la procédure d’appel de la défenderesse. Toutefois, à la lecture du Règlement n° 15, il était clair dès le 29 janvier 2021 qu’elle ne pouvait y contester son adoption ou sa validité. C’est à cette date du 29 janvier 2021 que le délai de 90 jours pour déposer sa plainte débutait.

[30] L’arbitre a confirmé ceci dans une décision du 16 mars 2021 en statuant qu’il ne pouvait pas se prononcer sur la validité du Règlement n° 15 et son invocation. Il a rejeté l’argument de la plaignante en expliquant que sa compétence était limitée en vertu du paragraphe 15.7.3 du Règlement n° 15.

[31] Je considère que le 29 janvier 2021, la plaignante a pris ou aurait dû prendre connaissance du Règlement n° 15 et de l’absence de recours interne pour en contester la validité. Par ailleurs, aucun principe de droit ou d’équité ne permet de mettre de côté l’intention du législateur qu’une plainte de pratique déloyale doit être déposée dans les 90 jours qui suivent la date à laquelle la plaignante a eu connaissance des faits à l’origine de la plainte (voir Castonguay c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2007 CRTFP 78, au par. 55 et Delice-Charlemagne c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2021 CRTESPF 143).

[32] J’estime pour ces raisons que la plaignante a déposé sa plainte hors délai.

[33] J’estime que la plainte ne présente pas d’argument défendable que le Règlement n° 15 et son application à la plaignante sont discriminatoires.

Conclusion

[34] La plaignante ayant déposée sa plainte hors délai, cette dernière n’est pas recevable.

[35] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


Ordonnance

[36] La plainte est rejetée.

Le 5 juillet 2023.

Guy Giguère,

une formation de la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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