Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a demandé une ordonnance exigeant que l’employeur produise certaines communications par courriel échangées entre des sénateurs – l’employeur n’a pas contesté la pertinence défendable des courriels, mais a fait valoir qu’il s’agissait de délibérations parlementaires faisant partie des travaux du Sénat du Canada et qu’ils étaient donc assujettis au privilège parlementaire – en vertu du critère à deux volets utilisé pour déterminer si le privilège parlementaire s’applique, l’employeur a affirmé qu’à la première étape, l’existence et la portée du privilège revendiqué pour les courriels avaient été établies péremptoirement par la loi et par les précédents britanniques et canadiens et que, par conséquent, aucune autre enquête sur la nécessité du privilège n’était nécessaire à la deuxième étape – l’arbitre de grief a déterminé que l’employeur n’avait pas démontré que l’existence et l’étendue de la catégorie de privilège parlementaire revendiquée avaient été établies péremptoirement – bien que les délibérations parlementaires constituent une catégorie établie de privilège parlementaire, l’arbitre de grief n’a pas accepté le fait que les courriels en cause constituaient des délibérations parlementaires ou que la portée du privilège sur les délibérations parlementaires s’étendait aux courriels en cause – l’employeur n’a pas soutenu que le privilège était nécessaire – par conséquent, l’arbitre de grief a conclu que l’employeur n’avait pas établi que le privilège parlementaire s’appliquait aux courriels en cause.

Requête en production de documents du fonctionnaire s’estimant lésé accueillie.

Contenu de la décision

Date: 20230928

Dossier: 466-SC-00411

 

Référence: 2023 CRTESPF 89

 

Loi sur la Commission

des relations de travail et de

l’emploi dans le secteur public

fédéral et Loi sur les relations de

travail au Parlement

Coat of Arms

Devant un arbitre de grief

 

Entre

 

DARSHAN SINGH

 

fonctionnaire s’estimant lésé

 

et

 

SÉNAT DU CANADA

 

employeur

Répertorié

Singh c. Sénat du Canada

Affaire concernant un grief renvoyé à l’arbitrage en vertu de l’article 63 de la Loi sur les relations de travail au Parlement et une requête en production de documents

Devant : Edith Bramwell, arbitre de grief

Pour le fonctionnaire s’estimant lésé : Paul Champ et Bijon Roy, avocats

Pour l’employeur : George G. Vuicic et Nigel McKechnie, avocats

Requête tranchée sur la base d’arguments écrits
déposés le 17 mars, les 6 et 20 avril, et les 9 et 21 juin 2023.

(Traduction de la CRTESPF)


Motifs de l’ordonnance de production

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Requête en production de documents

[1] Darshan Singh, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), a contesté son licenciement du Sénat du Canada (le « Sénat »). Le 17 mars 2023, il a déposé un avis de requête afin d’obtenir une ordonnance exigeant du Sénat qu’il produise certaines communications par courriel entre sénateurs, conformément à l’article 66.1 de la Loi sur les relations de travail au Parlement (L.R.C. (1985), ch. 33 (2e suppl.); LRTP). Dans ses arguments, le fonctionnaire a fait remarquer que le Sénat avait refusé de produire les documents demandés au motif qu’ils étaient assujettis au privilège parlementaire.

[2] Dans ses arguments présentés le 6 avril 2023, le Sénat estime que ces communications par courriel étaient des délibérations parlementaires et faisaient partie des travaux du Sénat et qu’elles étaient donc assujetties au privilège parlementaire. En vertu du critère à deux volets utilisé pour déterminer si le privilège parlementaire est applicable, le Sénat prétend qu’à la première étape, l’existence et la portée du privilège revendiqué pour les courriels ont été établies péremptoirement par la loi et par les précédents britanniques et canadiens. Par conséquent, selon le Sénat, aucune autre enquête sur la nécessité du privilège n’est nécessaire à la deuxième étape.

[3] Le 5 juillet 2023, j’ai conclu que le Sénat n’avait pas établi sa revendication de privilège parlementaire. Il n’a pas démontré que le privilège à l’égard des courriels avait été établi péremptoirement et n’a pas présenté d’argument quant à la nécessité du privilège revendiqué. Par conséquent, on a ordonné au Sénat de produire les courriels demandés au plus tard le 14 juillet 2023.

[4] J’ai en outre indiqué aux parties que des motifs plus détaillés de l’ordonnance suivraient. Voici les motifs écrits détaillés de l’ordonnance de production du 5 juillet 2023.

II. Contexte

[5] Le 24 novembre 2015, le fonctionnaire a soulevé plusieurs préoccupations au sujet de son emploi, y compris des allégations de discrimination raciale. Le 25 novembre 2015 ou vers cette date, les allégations du fonctionnaire ont été portées à l’attention du sénateur Leo Housakos, qui a enquêté sur celles-ci. À l’époque, le sénateur Housakos était président du Sénat et président du Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration (CIBA). Le sénateur Housakos était également président du Sous-comité du CIBA du programme et de la procédure (le « Sous-comité »). Le mandat du CIBA comprend le pouvoir d’agir sur toutes les questions financières et administratives relatives au Sénat et à son personnel.

[6] Le sénateur Housakos a conclu que les allégations du fonctionnaire étaient non fondées. Il a consulté les autres membres du Sous-comité à l’époque, soit les sénateurs George J. Furey et David Wells. Ensemble, le 30 novembre 2015, ils ont décidé de licencier le fonctionnaire. Le fonctionnaire a ensuite été licencié le 3 décembre 2015.

[7] Dans le cadre de l’arbitrage de son grief, le fonctionnaire demande la production de tous les courriels des sénateurs Housakos, Furey et Wells concernant le fonctionnaire ou renvoyant à celui-ci pour la période allant du 25 novembre 2015 au 3 décembre 2015. Le fonctionnaire soutient que ces dossiers sont directement pertinents à la décision de le licencier et qu’ils sont donc pertinents à l’arbitrage de son grief.

[8] Le Sénat a reconnu l’existence de courriels répondant à la demande du fonctionnaire, qui sont les suivants :

· un courriel envoyé par le sénateur Wells au sénateur Housakos le 30 novembre 2015, à 11 h 17;

 

· un courriel envoyé par le sénateur Furey au sénateur Housakos le 30 novembre 2015, à 13 h 55.

 

[9] Le Sénat ne conteste pas la pertinence défendable de ces courriels. Le Sénat n’a pas produit les courriels parce qu’il affirme qu’ils constituent un échange confidentiel dans un cadre non public entre les membres du Sous-comité directement lié à une question sur laquelle le CIBA avait le pouvoir et qui avait été renvoyée au Sous‑comité par son président. Par conséquent, selon le Sénat, les courriels sont un prolongement des procédures du CIBA et sont soumis au privilège parlementaire.

III. Résumé de l’argumentation

A. La requête du fonctionnaire

[10] Dans son mémoire du 17 mars 2023 à l’appui de sa requête, le fonctionnaire reconnaît que les comptes-rendus des délibérations du Sénat ou les documents distribués dans le cadre de ces délibérations peuvent être soumis au privilège parlementaire. Toutefois, même si le privilège parlementaire peut s’appliquer aux documents relatifs à l’emploi de certains titulaires de charge parlementaire, la correspondance comme les courriels relatifs au licenciement des employés (y compris les cadres) n’est pas protégée par le privilège.

[11] Les courriels portent sur le licenciement du fonctionnaire à titre d’employé de l’administration du Sénat, plutôt qu’à titre de titulaire de charge publique, et, par conséquent, ne relèvent pas adéquatement des privilèges parlementaires établis ou nécessaires. Même si les tribunaux ont constamment insisté sur le fait que les questions administratives touchant les parlementaires sont internes à l’assemblée législative et doivent bénéficier de la protection du privilège, l’emploi du fonctionnaire ne peut être défini de la même façon.

[12] Le fonctionnaire indique que l’argument du Sénat est tel que n’importe quel courriel échangé entre les membres du Sous-comité serait automatiquement soumis au privilège parlementaire, quel que soit son objet. Le fonctionnaire fait remarquer que, dans de multiples cas, on a distingué les procédures et les documents relatifs aux parlementaires de ceux concernant les employés et que la grande catégorie de privilège relative aux procédures parlementaires et à l’administration des affaires internes ne s’étend vraisemblablement pas à toutes les questions de relations de travail concernant les employés parlementaires.

[13] Dans l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, la Cour suprême du Canada a rejeté une revendication de privilège général sur les « affaires internes » et a conclu que la « gestion du personnel » n’était pas définitivement établie comme une catégorie de privilège. Ainsi, les courriels en question n’appartiennent pas à une catégorie de privilège établie, et tout privilège revendiqué sur ces courriels ne satisfait pas au critère de nécessité. À titre de directeur de la Direction des ressources humaines de l’administration du Sénat, le fonctionnaire n’était pas directement lié aux fonctions législatives et délibératives du Sénat.

[14] Le fonctionnaire fait remarquer que les pouvoirs conférés par l’article 66.1 de la LRTP comprennent expressément le pouvoir, qui se trouve à l’alinéa 20f) de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (L.C. 2013, ch. 40, art. 365), d’obliger, en tout état de cause, toute personne à produire les documents ou pièces qui peuvent être liés à toute question dont elle est saisie. Les postes de direction relèvent du champ d’application de la LRTP, ce qui sous‑entend que le Parlement n’a pas considéré le privilège comme nécessaire en matière d’emploi pour ces postes.

B. La réponse du Sénat

[15] Selon le Sénat, les privilèges parlementaires sont dans l’ensemble des privilèges législatifs plutôt que des privilèges inhérents. Le CIBA exerce des fonctions au cœur des pouvoirs législatifs du Sénat. Le Sénat soutient dans ses arguments du 6 avril 2023 que la source du privilège parlementaire du Sénat sur les courriels en cause est énoncée à l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 (30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.)), et à l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada (L.R.C. (1985), ch. P-1; LPC), qui se lit comme suit :

4 Les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont les suivants :

4 The Senate and the House of Commons, respectively, and the members thereof hold, enjoy and exercise

a) d’une part, ceux que possédaient, à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni ainsi que ses membres, dans la mesure de leur compatibilité avec cette loi;

(a) such and the like privileges, immunities and powers as, at the time of the passing of the Constitution Act, 1867, were held, enjoyed and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom and by the members thereof, in so far as is consistent with that Act; and

b) d’autre part, ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas ceux que possédaient, à l’adoption de ces lois, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni et ses membres.

(b) such privileges, immunities and powers as are defined by Act of the Parliament of Canada, not exceeding those, at the time of the passing of the Act, held, enjoyed and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom and by the members thereof.

 

[16] Le CIBA a un mandat légal en vertu des articles 19.1 à 19.9 de la LPC. L’article 19.3 de la LPC confirme la portée des fonctions du CIBA comme suit :

19.3 Sous réserve du paragraphe 19.1(4), le comité peut s’occuper des questions financières et administratives intéressant :

19.3 Subject to subsection 19.1(4), the Committee may act on all financial and administrative matters respecting

a) le Sénat, ses locaux, ses services et son personnel;

(a) the Senate, its premises, its services and its staff; and

b) les sénateurs.

(b) the members of the Senate.

 

[17] Le CIBA est un comité sénatorial qui exerce des fonctions au cœur des pouvoirs législatifs du Sénat, y compris des questions administratives concernant le personnel. Les courriels en cause dans le présent cas ont été échangés entre les membres du Sous‑comité pour officialiser leurs discussions sur le licenciement du fonctionnaire. Il s’agissait de délibérations entre sénateurs au sujet des travaux du Sénat et d’un prolongement des délibérations du CIBA et ils étaient donc protégés par le privilège parlementaire. Le privilège parlementaire sur les délibérations parlementaires a été établi péremptoirement dans des décisions telles que Duffy v. Canada (Senate), 2020 ONCA 536. En outre, les procédures parlementaires englobent les événements et les mesures étroitement liés aux mesures officielles prises par un organe législatif ou par l’un de ses comités, comme la décision de licencier le fonctionnaire. Par conséquent, il n’y a pas lieu de pousser l’examen plus avant pour déterminer la nécessité de la revendication à la deuxième étape de l’analyse. Les courriels ne peuvent être communiqués qu’avec le consentement du Sénat.

C. La réplique du fonctionnaire

[18] Dans ses arguments en réplique du 20 avril 2023, le fonctionnaire insiste sur le fait que la LPC ne considère pas toutes les affaires du CIBA comme des délibérations au Parlement, contrairement aux dispositions législatives relatives au comité équivalent à la Chambre des communes : le Bureau de régie interne. Les questions liées à l’emploi ne relèvent pas de la catégorie de privilège relative aux délibérations du Parlement. C’est la nature de l’affaire en cause et non l’identité de la personne ou de l’organisme qui s’occupe de l’affaire qui détermine l’existence de cette catégorie de privilège. Le fonctionnaire fait remarquer que la position du Sénat n’est pas, à son avis, conforme aux opinions publiées par ce dernier.

D. Arguments supplémentaires

[19] À la suite de la réception des arguments mentionnés précédemment, j’ai offert aux parties la possibilité de présenter d’autres arguments et des renseignements supplémentaires sur les affirmations suivantes que le Sénat a formulées dans ses arguments du 6 avril 2023 :

· Le CIBA représente le Sénat en tant qu’employeur, y compris aux fins de l’arbitrage des griefs, en vertu de la LRTP.

 

· Le Sous-comité a le pouvoir de prendre [traduction] « certaines décisions » au nom du CIBA.

 

· Les courriels sont liés à une question sur laquelle le CIBA avait le [traduction] « pouvoir » et qui a été [traduction] « renvoyée » au Sous-comité par le président du CIBA.

 

· Le Sous-comité a pris la décision de licencier le fonctionnaire.

 

· Le fonctionnaire a ensuite été informé par lettre qu’il avait été congédié sans motif valable.

 

[20] Le Sénat a également été invité à fournir des précisions sur ce qui suit :

· La façon dont la décision de licencier le fonctionnaire et les courriels en cause sont un prolongement des délibérations du Sénat, y compris le lien entre les fonctions du CIBA en vertu de l’article 19.3 de la LPC et le pouvoir du CIBA de licencier le fonctionnaire.

 

· La nature du renvoi des questions en litige dans le présent grief au Sous‑comité.

 

· Le pouvoir du Sous-comité de licencier le fonctionnaire et la façon dont la décision de licenciement a finalement été communiquée et consignée dans la lettre de licenciement, y compris l’identité de la personne qui a remis la lettre de licenciement au fonctionnaire.

 

[21] En réponse, le Sénat a fourni de plus amples détails sur l’application du Règlement du Sénat du Canada, du Règlement administratif du Sénat et du pouvoir du CIBA. Il a confirmé que le CIBA représente le Sénat en tant qu’employeur.

[22] Le Sénat a précisé en outre que le pouvoir du Sous-comité de prendre [traduction] « certaines décisions » peut être classé en deux catégories : 1) lorsqu’il s’agit d’une situation d’urgence; 2) lorsque le CIBA n’est pas en mesure de se réunir pour gérer et résoudre des problèmes administratifs immédiats.

[23] Les paragraphes 19.1(5) et (6) de la LPC prévoient ce qui suit :

19.1 (5) Le Sous-comité du programme et de la procédure peut, si le président du comité estime qu’il y a urgence, exercer les pouvoirs dont le comité est investi en vertu de la présente loi.

19.1 (5) Where the Chairman of the Committee deems that there is an emergency, the Committee’s Sub-committee on Agenda and Procedure may exercise any power of the Committee under this Act.

(6) Le président du comité fait rapport, à la réunion suivante du comité, de toute décision prise en vertu du paragraphe (5).

(6) The Chairman of the Committee shall report to the Committee any decision made under subsection (5) at the meeting of the Committee immediately following the decision.

 

[24] En outre, à la suite d’une motion adoptée au Sénat en novembre 2013, le Sous‑comité a été investi du pouvoir de prendre des décisions au nom du CIBA en ce qui concerne son programme et l’organisation des réunions. De plus, si tous les membres du CIBA ne peuvent se réunir, le Sous-comité est autorisé à gérer et à résoudre des problèmes administratifs immédiats, mais il doit rendre compte de ses décisions à la première réunion du CIBA après cette réunion.

[25] C’est en vertu de ces pouvoirs que le Sous-comité a agi en ce qui concerne l’emploi du fonctionnaire. Lorsque le fonctionnaire a soulevé des préoccupations au sujet de son emploi, y compris des allégations de discrimination raciale, ces préoccupations ont été portées à l’attention du sénateur Housakos, alors président du CIBA, qui s’est alors saisi de la question avec d’autres membres du Sous-comité. Le Sénat a en outre confirmé que les courriels en question portent uniquement sur la question de l’emploi du fonctionnaire. Ils ont été envoyés dans le cadre du processus décisionnel du Sous-comité.

[26] S’appuyant sur l’ouvrage Erskine May’s Treatise on the Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, le Sénat soutient que certaines communications sont si étroitement liées à certaines questions en suspens que, même si elles ne sont pas gérées dans la salle du comité, elles font partie des travaux de la Chambre et sont donc considérées comme des délibérations. Le Sénat a donné les exemples suivants des types de communications qui sont donc assujetties au privilège sur les délibérations parlementaires :

· les notes d’information préparées à l’intention des membres d’un comité concernant une question en instance devant ce comité;

 

· les ébauches d’allocutions à présenter au Sénat ou à un comité;

 

· un projet de loi.

 

[27] Le Sénat fait remarquer que le CIBA est un comité spécial établi par le Sénat lui‑même et que cela signifie nécessairement que ses délibérations sont des délibérations au Parlement. Il n’est pas nécessaire d’obtenir une autre confirmation légale, comme cela a été nécessaire dans le cas du comité de la Chambre des communes cité par le fonctionnaire. À cet égard, le Sénat fait remarquer que le paragraphe 52.2(2) de la LPC a été adopté après le licenciement du fonctionnaire; par conséquent, il serait inapproprié de permettre au fonctionnaire d’invoquer cet article dans ses arguments.

[28] Dans ses arguments supplémentaires, le fonctionnaire était d’accord avec le fait que le CIBA représente le Sénat en tant qu’employeur. Il a mentionné que le Sous‑comité n’est autorisé à agir en son nom que dans des circonstances limitées et dans des conditions strictes impliquant une urgence ou des questions de grave urgence, comme le détermine le président. Rien dans le dossier n’établit que la situation du fonctionnaire à l’époque précédant immédiatement son licenciement était une situation d’urgence ou un problème administratif urgent. Par conséquent, le Sénat n’a pas établi que l’objet des courriels a été dûment renvoyé et délégué au Sous-comité. En l’absence de détails établissant le renvoi de la situation du fonctionnaire au Sous‑comité ou à son pouvoir, le fonctionnaire estime que la décision de licenciement et les courriels connexes ne sont pas des procédures du Sénat.

IV. Analyse

[29] Il ne fait aucun doute que les courriels en cause sont sans doute pertinents à la décision de licencier le fonctionnaire; il n’est pas non plus contesté que le CIBA représente le Sénat à titre d’employeur aux fins de la LRTP. La définition du terme « employeur » à l’article 3 de la LRTP comprend « […] le Sénat, représenté par la personne ou le comité qu’il désigne pour l’application de la présente partie […]. L’article 19.3 de la LPC prévoit que le CIBA est responsable des questions financières et administratives concernant le Sénat, ses locaux, ses services et son personnel.

[30] Il ne fait aucun doute non plus que les délibérations parlementaires constituent une catégorie reconnue de privilège parlementaire. Le Sénat prétend que toute action du Sous-comité est un prolongement des procédures du CIBA et relève donc de la catégorie établie des procédures parlementaires. Le fonctionnaire reconnaît que certaines affaires du CIBA sont des procédures parlementaires privilégiées, mais ne reconnaît pas que la portée de ce privilège comprend les courriels en question. Par conséquent, le différend dans la présente affaire porte sur la question de savoir si la portée du privilège établi pour les procédures parlementaires s’étend aux courriels dans lesquels les membres du Sous-comité ont discuté des préoccupations du fonctionnaire au sujet de son emploi et de son licenciement.

[31] Dans leurs arguments, les deux parties ont attiré mon attention sur les décisions Vaid; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39; Canada (Bureau de régie interne) c. Boulerice, 2019 CAF 33; et Duffy, qui ont établi le critère en deux étapes pour déterminer si le privilège parlementaire s’applique.

[32] À titre de première étape de ce critère, il incombe à la partie qui invoque le privilège parlementaire de démontrer que l’existence et l’étendue de la catégorie de privilège revendiquée ont été établies péremptoirement, en se fondant sur le précédent canadien ou britannique (voir Vaid, au par. 39; et l’article 4 de la LPC). Dans Chagnon, la Cour suprême du Canada a insisté sur l’importance d’adopter une démarche téléologique lors de l’appréciation des revendications de privilège parlementaire (voir le paragraphe 2). Elle a fait remarquer que « [l]a nature inhérente du privilège parlementaire signifie que son existence et sa portée doivent être fermement ancrées dans sa raison d’être » (voir Chagnon, au par. 25). Cette justification est fondée sur l’autonomie dont l’organe législatif du gouvernement a besoin pour exercer ses fonctions constitutionnelles (voir Chagnon, au par. 1). De même, dans Vaid, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’une catégorie établie est celle dont l’existence et la portée sont acceptées comme étant nécessaires pour protéger la dignité et l’efficacité de la Chambre (voir le paragraphe 29(7)). Il est possible de démontrer l’existence et l’étendue d’une catégorie de privilège revendiquée de plusieurs façons (voir Boulerice, au par. 61).

[33] Si l’existence et la portée du privilège revendiqué ont été établies péremptoirement, le privilège doit être accepté, sans qu’il soit nécessaire d’enquêter davantage sur la nécessité du privilège ou sur le bien-fondé de son exercice dans le cas particulier (voir Vaid, au par. 37; et Duffy, au par. 33).

[34] Lorsque l’établissement et la portée du privilège ne sont pas établis de façon officielle, comme deuxième étape, la revendication est mise à l’épreuve par rapport à la doctrine de nécessité. La partie qui cherche à invoquer le privilège parlementaire doit alors démontrer ce qui suit (de Vaid, au par. 46) :

46 […] que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante […] qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement.

[Je mets en évidence]

 

[35] Comme l’a concédé le fonctionnaire, une catégorie établie de privilège parlementaire s’appliquera à un grand nombre de questions, et peut-être à la plupart d’entre elles, dans le cadre du mandat défini par la loi du CIBA. Il faut donc déterminer si la portée de ce privilège comprend les courriels relatifs à l’emploi du fonctionnaire à titre d’employé régi par la LRTP.

[36] Le Sénat affirme que les communications en question étaient des délibérations parlementaires, ce qui est une catégorie établie de privilège parlementaire. Par conséquent, le Sénat affirme que la portée du privilège établi s’étend aux courriels en question. Je vais d’abord me pencher sur l’argument du Sénat selon lequel le privilège parlementaire à l’égard des courriels est expressément énoncé par la loi, de sorte qu’il s’agit de délibérations parlementaires. Ensuite, j’examinerai la question à savoir si le Sénat a établi par ailleurs que la portée du privilège sur les délibérations parlementaires peut s’étendre aux courriels en question. Pour les raisons qui suivent, je conclus qu’aucune des revendications n’est étayée dans le présent cas.

A. Le privilège parlementaire à l’égard des courriels n’est pas expressément prévu par la loi

[37] Le Sénat soutient que l’ensemble principal des privilèges parlementaires fédéraux est légiféré et que la source du privilège parlementaire du Sénat sur les courriels en cause est expressément énoncée dans la LPC.

[38] Le Sénat affirme que le sénateur Housakos, alors président du CIBA, s’est saisi, et a saisi les autres membres du Sous-comité, de la question des préoccupations du fonctionnaire en matière d’emploi. Même si j’accepte cette affirmation, il n’y a rien dans la LPC ni dans les faits établis par le Sénat qui lie expressément les courriels au mandat du Sous-comité au Sénat. Le Sénat n’a pas fourni de détails sur la façon dont la question des préoccupations du fonctionnaire en matière d’emploi, portée à l’attention du sénateur Housakos le 25 novembre 2015 ou vers cette date, constituait une urgence, conformément au paragraphe 19.1(5) de la LPC ou sur la façon dont il y avait par ailleurs un problème administratif à résoudre immédiatement, ce qui empêchait le CIBA plénier de se réunir. En même temps, le Sénat n’a pas non plus expliqué comment la décision subséquente du Sous-comité de licencier le fonctionnaire, prise le 30 novembre 2015 et communiquée au fonctionnaire le 3 décembre 2015, constituait une urgence ou un problème administratif immédiat, de sorte qu’elle relevait de son pouvoir.

[39] La lettre de licenciement du fonctionnaire, reproduite dans Singh c. Sénat du Canada, 2021 CRTESPF 2, au par. 1, ne mentionne ni le CIBA ni le Sous‑comité. Elle ne laisse pas non plus entendre qu’il y a urgence ou problème administratif immédiat. La lettre décrit entre autres des événements qui remontent à janvier 2015, comme suit :

[Traduction]

[…]

La raison de cette décision est la rupture du lien de confiance qui est essentiel à la viabilité de votre relation de travail. La perte de confiance du Sénat à votre égard est principalement le résultat de votre attitude et de votre comportement à l’égard de la dirigeante principale des services corporatifs, dont vous releviez depuis janvier 2015.

[…]

[…] Bien que le problème ait été mis en évidence récemment par votre initiative pour faire retirer à la DPSC la Direction des RH, l’examen du Sénat a révélé que vos problèmes d’attitude et de comportement sont de longue date. En fait, il semble que les problèmes aient commencé à l’époque où la DPSC enquêtait sur l’établissement de vos conditions d’emploi au Sénat, ce qui, au bout du compte, a entraîné l’imposition d’une mesure disciplinaire contre vous.

[…]

Si vous croyez que le congédiement est fondé sur de la discrimination ou que vous aviez l’intention de faire valoir cet argument, comme vous l’avez fait récemment en ce qui concerne la DPSC, je vous assure que ce n’est pas le cas. La décision du Sénat est le résultat d’une évaluation de votre comportement et de votre attitude depuis le printemps 2015 et de l’effet cumulatif de vos agissements.

[…]

[40] Le fonctionnaire a été licencié le 3 décembre 2015. La prochaine réunion du CIBA avait lieu le 10 décembre 2015. Encore une fois, aucun compte rendu sur un quelconque problème administratif urgent ou immédiat entre ces deux dates n’a été fourni afin d’expliquer pourquoi le Sous-comité a pris les mesures qu’il a prises concernant le licenciement du fonctionnaire ou pour comprendre pourquoi le CIBA plénier ne pouvait pas se réunir. De plus, comme l’a fait remarquer le fonctionnaire, rien dans le dossier publié de la réunion du CIBA du 10 décembre 2015 n’indique que les obligations en matière de rapports énoncées au paragraphe 19.1(6) de la LPC ou conformément à la motion de novembre 2013 adoptée par le Sénat ont été satisfaites en ce qui concerne les mesures prises par le Sous‑comité.

[41] Par ailleurs, la seule autre référence à une sorte d’immunité dans le mandat prévu par la loi du CIBA en vertu des articles 19.1 à 19.9 de la LPC se trouve au paragraphe 19.2(2), qui énonce qu’un membre du CIBA ne peut être tenu personnellement responsable des actions du CIBA. Cela ne s’applique pas dans les circonstances du présent cas.

[42] Dans Duffy, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que le travail du CIBA en tant que comité sénatorial relève des délibérations du Parlement. La question dans ce cas était de savoir si le privilège parlementaire privait les tribunaux de leur compétence pour statuer sur une demande civile de dommages-intérêts présentée par le sénateur Michael Duffy contre le Sénat. Le sénateur Duffy a été suspendu du Sénat pour avoir prétendument demandé des dépenses inappropriées à titre de sénateur, puis accepté des fonds du chef de cabinet du premier ministre pour rembourser ces dépenses au Sénat. Il a notamment affirmé que des sénateurs avaient interféré avec l’enquête du Sénat sur ses dépenses à des fins inappropriées et purement politiques, ce qui avait mené à la décision du Sénat de le suspendre.

[43] En ce qui concerne le privilège parlementaire du Sénat sur les délibérations parlementaires, la Cour d’appel de l’Ontario a déterminé que le privilège du Sénat sur de telles délibérations englobe le travail du CIBA dans l’exécution de son mandat légal au Sénat de s’occuper « des questions financières et administratives » (voir le paragraphe 19.3 de la LPC). Dans ce cas, les délibérations parlementaires incluaient [traduction] « […] les enquêtes internes du CIBA sur l’utilisation des fonds parlementaires par les sénateurs pour agir en qualité de sénateurs, tout rapport du CIBA fondé sur ces enquêtes et les décisions du Sénat quant à la réponse ou à la façon de réagir » (voir Duffy, au par. 59). Contrairement à Duffy, la question dans le présent cas ne porte pas sur le mandat du CIBA au Sénat à l’égard d’un parlementaire, mais sur le mandat des membres du Sous‑comité à l’égard d’un employé du Sénat dont l’emploi relève du régime législatif de la LRTP. Le Sénat n’a pas été en mesure d’établir un lien entre les courriels en cause et l’exécution du mandat du Sous-comité au Sénat.

[44] Dans Boulerice, la Cour d’appel fédérale a examiné certaines décisions du Bureau de régie interne de la Chambre des communes concernant les dépenses nécessaires pour permettre aux parlementaires de s’acquitter de leurs fonctions parlementaires. Elle a conclu que ces décisions relevaient de la catégorie établie des débats et travaux du Parlement (voir Boulerice, aux paragraphes 104 à 111). Les fonctions du Bureau de régie interne sont énoncées à l’article 52.3 de la LPC et sont semblables à celles du CIBA. Le paragraphe 52.2(2) précise en outre que, dans l’exercice de ces fonctions, les délibérations du Bureau de régie interne sont des délibérations du Parlement. Même si la Cour d’appel fédérale a conclu que le paragraphe 52.2(2) soutient la conclusion selon laquelle les délibérations du Parlement constituent une catégorie établie de privilège parlementaire dont la portée englobe les faits de cette affaire, elle a également conclu que le paragraphe 52.2(2) ne s’appliquait pas à tout ce que fait le Bureau de régie interne, comme suit (voir Boulerice, au paragraphe 115) :

[115] Je conviens que le paragraphe 52.2(2) ne saurait s’appliquer à tout acte du Bureau, quel qu’il soit, tout particulièrement dans des matières qui ne concernent pas les parlementaires. Par exemple, il est permis de douter que des matières comme le salaire ou la pension à verser à un employé de la Chambre, la conduite de ce dernier [références aux citations omises] ou les contrats intervenus avec des tiers fournisseurs de biens ou de services soient couverts par la catégorie de privilège portant sur les débats et travaux parlementaires. En revanche, il est difficile d’imaginer pourquoi la disposition ne s’appliquerait pas aux matières qui relèvent entièrement des affaires internes de la Chambre, comme l’utilisation des fonds fournis aux députés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions parlementaires.

 

[45] Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans Boulerice, le Sénat ne croit pas que tous les courriels échangés entre les membres du Sous-comité soient soumis au privilège parlementaire, quel que soit leur contexte ou leur sujet. En revanche, elle estime que le privilège parlementaire s’applique à ces courriels dans la mesure où ils sont étroitement liés aux travaux du Sénat. Toutefois, conformément à l’approche de délimitation de la portée du privilège parlementaire, qui doit être liée aux travaux du Sénat, le Sénat devait faire plus que simplement associer les courriels du membre du Sous-comité au mandat du CIBA. Il devait établir péremptoirement que les courriels des membres du Sous-comité découlaient d’un mandat législatif au Sénat, de sorte que soit 1) la portée du privilège s’étendait aux courriels en fonction de l’autonomie nécessaire au CIBA ou à son Sous-comité pour s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles, soit 2) il a été établi de façon officielle que la portée du privilège sur les délibérations parlementaires inclut nécessairement les courriels, afin de protéger la dignité et l’efficacité du Sénat.

[46] Pour ces raisons, le Sénat n’a pas établi que les courriels du Sous-comité étaient des délibérations parlementaires, qu’ils pouvaient être qualifiés à juste titre de prolongement des délibérations du CIBA, ou que le privilège parlementaire sur les courriels était expressément énoncé dans la LPC.

B. Le Sénat n’a pas établi la portée du privilège revendiqué

[47] Encore une fois, l’existence et la portée du privilège parlementaire doivent être fermement ancrées dans sa raison d’être. Mon rôle dans le contexte de la revendication du Sénat n’est pas seulement de déterminer s’il existe une catégorie de privilège parlementaire. Si je conclus qu’il existe une catégorie de privilège établie, je dois également délimiter sa portée (voir Vaid, aux paragraphes 37 et 39; et Chagnon, aux paragraphes 25, 27 et 32).

[48] Il incombe à la partie qui revendique le privilège de démontrer à la fois son existence et sa portée. Outre ses arguments fondés sur la LPC, le Sénat n’a présenté aucun précédent judiciaire du Canada, du Royaume-Uni ou aucune autre jurisprudence qui reconnaît que la portée du privilège sur les délibérations du Parlement s’étend aux courriels en cause.

[49] À mon avis, en adoptant la position selon laquelle le privilège parlementaire s’applique aux courriels dans la mesure où ils sont étroitement liés aux travaux du Sénat, la prétention du Sénat est semblable à celle faite dans Vaid, à savoir que l’embauche et le licenciement d’employés sont des affaires internes qui ne peuvent être contestées ou examinées par aucun tribunal. Contrairement à Vaid, aucun argument n’a été exposé dans le présent cas sur la nature du travail du fonctionnaire; en outre, aucun privilège parlementaire à l’égard de la gestion des employés (qui a été expressément rejetée dans Vaid, aux paragraphes 62, 75, 76 et 101, et dans Chagnon, aux paragraphes 35 et 36) n’a été revendiqué. Le Sénat n’affirme pas que le poste du fonctionnaire à titre de directeur de la Direction des ressources humaines de l’administration du Sénat était lié aux fonctions législatives ou délibératives du Sénat ou à son rôle de demander des comptes au gouvernement.

[50] La position du Sénat est plutôt axée sur le mandat du Sous-comité et sur le fait que les sénateurs qui ont envoyé les courriels en question étaient membres du Sous‑comité. C’est le fondement de l’affirmation du Sénat selon laquelle les courriels sont visés par la portée du privilège des délibérations du Parlement. Toutefois, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada au paragraphe 43 de Vaid, le privilège à l’égard des délibérations du Parlement a ses limites :

43 Bien que chacune des Chambres du Parlement dispose d’une grande latitude, la définition du privilège parlementaire selon cette approche téléologique comporte d’importantes limites. Il est généralement reconnu, par exemple, que le privilège couvre les « travaux du Parlement ». Néanmoins, comme on le dit dans Erskine May (19e éd. 1976), p. 89, ne fait pas [TRADUCTION] « partie des travaux du Parlement tout ce qui est dit ou fait au sein de la Chambre pendant qu’elle siège. Certains mots ou actes peuvent n’avoir aucun lien avec l’objet du débat ou, dans un sens plus général, avec les affaires dont la Chambre est validement saisie » (je souligne). (Ce passage a été cité avec approbation dans la décision Re Clark.) Ainsi, à titre d’exemple, dans R. c. Bunting (1885), 7 O.R. 524, la Division du Banc de la Reine a conclu qu’une conspiration visant à renverser le gouvernement en soudoyant les membres de l’assemblée législative provinciale n’était d’aucune façon liée aux travaux du Parlement et que, par conséquent, la cour avait compétence pour juger l’infraction. Erskine May (23e éd.) renvoie à un avis donné [TRADUCTION] « en 1815 par le comité des privilèges selon lequel on n’avait pas porté atteinte au privilège parlementaire en procédant à nouveau à l’arrestation de lord Cochrane (un membre de la Chambre) pendant qu’il était présent à la Chambre des communes (qui ne siégeait pas au moment de l’arrestation). Certains mots ou actes peuvent être sans lien aucun avec l’objet du débat ou avec les affaires dont la Chambre est validement saisie » (p. 116).

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

 

[51] Conformément à la dernière partie de cette citation, le Sénat n’a pas établi que les courriels en cause ou les mesures prises pour licencier le fonctionnaire étaient liés à toute affaire en cours d’exécution ou à présenter au CIBA dans le cadre de son rôle législatif, qui lui a été confié par la constitution. Les courriels ne ressemblent certainement pas à aucun des exemples que le Sénat a donné des types de communications qui font l’objet de privilèges en tant que délibérations du Parlement, comme les notes d’information, les ébauches d’allocution ou un projet de loi. En plus d’être dit ou fait au Sénat ou par des sénateurs, rien ne lie les courriels à l’exercice de fonctions législatives ou délibératives du Sénat, ou à sa tâche de demander des comptes au gouvernement.

[52] Dans ses arguments du 6 avril 2023, le Sénat définit les délibérations comme suit : [traduction] « En tant que terme parlementaire technique, les “délibérations” sont les événements et les étapes menant à une mesure formelle, y compris une décision, prise par la Chambre à titre collectif » [je mets en évidence].

[53] Le Sénat ajoute que la [traduction] « mesure formelle » dans le présent cas était la décision de mettre fin à l’emploi du fonctionnaire. Toutefois, rien dans ce qui m’a été présenté n’indique que la décision de licencier le fonctionnaire a été prise par le Sénat ou le CIBA à titre collectif. Comme il a été indiqué plus tôt dans la présente décision, la question n’a jamais été renvoyée ou renvoyée de nouveau au CIBA, et ce, même si le sénateur Housakos était à la fois président du CIBA et de son Sous‑comité.

[54] Le Sénat a tenté, dans ses arguments, de distinguer la [traduction] « décision de licenciement », qui, selon lui, n’est pas protégée par le privilège, des courriels des membres du Sous‑comité qui ont mené à cette décision. Le Sénat soutient, sur la foi de cette observation, qu’il ne cherche pas à obtenir l’immunité générale que la Chambre des communes a plaidée sans succès dans Vaid. Cet argument n’est pas convaincant et ne peut être concilié avec les conclusions tirées dans Vaid et Chagnon. Étendre la portée du privilège des délibérations parlementaires à toute discussion entre les membres d’un comité dont le mandat comprend « […] le Sénat, ses locaux, ses services et son personnel […] » [je mets en évidence] reconnaîtrait effectivement le pouvoir « d’embaucher, de gérer et congédier » comme un privilège parlementaire garanti par la Constitution. Cet argument a été expressément rejeté dans Vaid (voir les paragraphes 52 et 56) et aurait une incidence sur le fonctionnement de la LRTP.

[55] Comme il a été indiqué comme suit dans les motifs concordants du juge Rowe dans Chagnon, au par. 59 :

[59] […] Lorsqu’un corps législatif assujettit un aspect du privilège à l’application d’une loi, ce sont les dispositions de la loi qui s’appliquent. Pendant que les dispositions législatives pertinentes sont en vigueur, le corps législatif ne peut pas se prévaloir du privilège pour contourner une loi dont l’objet même est de régir le fonctionnement de la législature. […]

 

[56] Le privilège parlementaire ne peut pas chercher à annuler les lois que le Parlement lui-même a adoptées (voir Vaid, aux paragraphes 63 à 69). Là encore, aucune immunité générale ou aucun privilège parlementaire n’ont été reconnus en ce qui concerne la gestion de tous les employés. La portée du privilège parlementaire dans Boulerice et Duffy englobait les circonstances de ceux dont le travail est lié aux fonctions législatives ou délibératives du Parlement ou à son rôle de demander des comptes au gouvernement mais ne s’étendait pas plus loin.

[57] Il faut faire preuve de diligence raisonnable lorsqu’on examine une revendication de privilège parlementaire qui porte atteinte aux droits des non‑parlementaires (voir Vaid, au par. 39; et Boulerice, au par. 115). Cela est particulièrement vrai, étant donné qu’une revendication de privilège ne devrait pas permettre « […] au Parlement, à ses représentants ou à ses employés de se soustraire au régime de droit commun en ce qui a trait aux conséquences de leurs actes […] » (voir Vaid, au par. 29(11)).

[58] Les droits concernés dans la présente affaire, comme dans Vaid et Chagnon, sont les droits d’emploi d’une personne qui n’est ni un parlementaire ni le titulaire d’une charge publique. L’ancien rôle du fonctionnaire était administratif; il n’était pas lié aux fonctions constitutionnelles du Sénat. De plus, les allégations examinées par le Sénat et soulevées par le fonctionnaire dans son grief comprennent des allégations de discrimination. Comme cela est indiqué dans Vaid, au par. 81, « […] la Loi canadienne sur les droits de la personne est un texte quasi constitutionnel, qui commande que toute exception à son application soit énoncée clairement ». Le Parlement lui-même a établi un processus prescrit par la loi pour le règlement de ces griefs par l’intermédiaire de la LRTP. Comme cela est indiqué dans Chagnon, citant Charles Robert dans « Falling Short: How a Decision of the Northwest Territories Court of Appeal Allowed a Claims to Privilege to Trump Statut Law », « […] [i]l semble donc déraisonnable d’invoquer un tel privilège pour rendre inopérante, et dénuer de tout son sens, une loi portant sur son fonctionnement que l’Assemblée a ellemême adoptée » (voir le paragraphe 66).

[59] Enfin, les arguments du Sénat comprennent l’allégation selon laquelle les courriels constituaient un échange confidentiel dans un cadre privé et que leur divulgation constituerait une atteinte au privilège parlementaire puisqu’elles n’avaient pas lieu en public. Là encore, aucune jurisprudence n’a été présentée pour étayer cette revendication générale de privilège parlementaire. En fait, une telle revendication irait apparemment à l’encontre de certains des exemples fournis par la Cour suprême du Canada dans Vaid, aux paragraphes 29(1), 51 et 61, comme :

29 […]

1. […] Le privilège [TRADUCTION] « n’englobe pas ni ne protège les activités des individus, qu’ils soient ou non membres de la Chambre, du seul fait qu’elles sont exercées dans l’enceinte parlementaire » (R.U., Joint Committee on Parliamentary Privilege, Report and Proceedings of the Committee (1999) (« rapport du comité mixte britannique »), par. 242 (en italique dans l’original)).

[…]

51 Par contre, si l’expression « affaires internes » devait être interprétée libéralement, comme le proposent certains des intervenants, elle chevaucherait la plupart des objets de privilèges indépendants reconnus, notamment le pouvoir du Parlement d’exclure les étrangers de ses débats (New Brunswick Broadcasting), son pouvoir disciplinaire à l’endroit de ses membres (Harvey) et la procédure quotidienne de la Chambre ellemême (Ontario (Speaker of the Legislative Assembly) c. Ontario (Human Rights Commission) (laffaire du « Notre Père »). Le rapport du comité mixte britannique souligne également le danger qu’il y a à aborder une revendication de privilège d’un point de vue trop général :

[TRADUCTION] L’expression « affaires internes » et les autres expressions analogues sont vagues et peuvent avoir une portée fort étendue. […] [On] irait trop loin si on l’interprétait, par exemple, comme signifiant qu’un litige portant sur […] le congédiement d’un préposé à l’entretien ne peut être tranché suivant la procédure ordinaire par une cour de justice ou par un tribunal industriel. [par.
241]
[…].

[…]

61 Aucune décision britannique portant directement sur cette question n’a été portée à notre attention et le rapport du comité mixte britannique ne permet pas de conclure à l’existence d’un vaste privilège relatif à la « gestion du personnel ». Au contraire, le rapport du comité mixte britannique dit ce qui suit :

[TRADUCTION] Le Palais de Westminster est un vaste immeuble qui nécessite beaucoup d’entretien; il fournit un large éventail de services aux membres; il emploie et accueille de nombreux employés et visiteurs. Pour offrir ces services, il compte sur des employés et des fournisseurs, et il doit avoir accès à diverses fournitures. Dans l’ensemble, ces services ne sont pas considérés comme protégés par un privilège, et ce, à juste titre. [Je souligne; par. 246.]

[…]

Il s’ensuit que les fonctions de gestion, pour ce qui est de la fourniture de services dans l’une ou l’autre Chambre, ne sont qu’exceptionnellement assujetties au privilège. [Je souligne; par. 248.] […]

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

 

[60] En résumé, je conclus que le Sénat n’a pas présenté de jurisprudence qui aurait accepté le fait que la portée du privilège parlementaire sur les délibérations du Parlement s’étend aux courriels échangés entre sénateurs concernant le licenciement d’un employé du Sénat, même lorsque les sénateurs sont membres du CIBA ou de son Sous-comité. Le Sénat n’a pas satisfait à la première étape du critère pour déterminer si le privilège parlementaire s’applique.

C. Le Sénat n’a pas soutenu que le privilège était nécessaire

[61] Comme il a été indiqué précédemment dans la présente décision, lorsque l’établissement et la portée du privilège ne sont pas établis de façon officielle, comme deuxième étape, la revendication est mise à l’épreuve par rapport à la doctrine de nécessité. En dépit de son fardeau, le Sénat n’a soulevé aucun argument au sujet de la nécessité du privilège revendiqué.

[62] Dans Chagnon, au par. 30, la Cour suprême du Canada a indiqué que « [l]e critère de la nécessité exige donc que la sphère d’activité à l’égard de laquelle est revendiqué le privilège parlementaire soit plus que simplement liée aux fonctions de l’assemblée législative ». Cependant, selon la majorité, « [l’]immunité qui est sollicitée à l’égard de l’application du droit commun doit aussi être nécessaire au rôle constitutionnel de l’assemblée ». Hormis sa revendication selon laquelle les courriels étaient liés au Sous-comité et donc à un prolongement du CIBA, le Sénat n’a même pas tenté d’expliquer comment le privilège lié aux courriels était nécessaire au rôle constitutionnel du Sénat. Autrement dit, comme cela est indiqué ci-après dans Chagnon, au par. 30, citant Vaid, au par. 29(5) :

[30] […] « [s]i une sphère d’activité de l’organe législatif pouvait relever du régime de droit commun du pays sans que cela nuise à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles, l’immunité ne serait pas nécessaire et le privilège revendiqué inexistant » […]

 

[63] En ce qui concerne la nécessité, je trouve utiles les observations suivantes du juge Binnie, qui écrit pour la Cour dans Vaid, dans le contexte du présent cas :

[…]

75 Je ne doute aucunement que le privilège protège les relations entre la Chambre et certains de ses employés, mais les appelants ont tenu à invoquer le privilège le plus large possible, et ce, sans présenter de preuve justifiant une immunité aussi générale, ou de moindre portée, ni même, en fait, quelque preuve que ce soit de l’élément de nécessité. Nous devons faire une évaluation pragmatique, mais nous ne disposons d’aucun élément de preuve nous permettant de circonscrire un privilège d’une étendue plus modeste. […]

[…]

 

[64] Dans le présent cas, le Sénat n’a pas démontré que l’existence et la portée de la catégorie de privilège parlementaire revendiquée ont été établies péremptoirement et n’a pas soutenu que le privilège est nécessaire. Par conséquent, je conclus que le Sénat n’a pas établi que le privilège parlementaire s’applique aux courriels en cause.

[65] Pour ces motifs, je rends l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


V. Ordonnance

[66] La requête en production de documents du fonctionnaire est accueillie.

[67] Conformément aux modalités de mon ordonnance du 5 juillet 2023, le Sénat doit produire les documents suivants au fonctionnaire :

· le courriel envoyé par le sénateur David Wells au sénateur Leo Housakos le 30 novembre 2015, à 11 h 17;

 

· le courriel envoyé par le sénateur George J. Furey au sénateur Leo Housakos le 30 novembre 2015, à 13 h 55.

 

Le 28 septembre 2023.

Traduction de la CRTESPF

Edith Bramwell

arbitre de grief

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