Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La demanderesse a déposé un grief contestant le refus du défendeur de sa demande de mesures d’adaptation pour des motifs religieux et sa décision de la mettre en congé sans solde lorsqu’elle n’a pas attesté avoir été vaccinée contre la COVID-19 – l’agent négociateur de la demanderesse a renvoyé l’affaire à l’arbitrage après l’expiration du délai applicable et a demandé une prorogation du délai en raison de son omission opérationnelle – bien que normalement, une erreur administrative de cette nature ne suffise pas, à elle seule, à justifier l’octroi d’une prorogation, la Commission a considéré les critères de Schenkman dans leur ensemble et a conclu que l’octroi de la prorogation était dans l’intérêt de l’équité – le retard de 14 jours était court – la demanderesse a fait preuve de diligence raisonnable et s’est raisonnablement fiée à l’agent négociateur pour renvoyer son grief à l’arbitrage – l’injustice envers la demanderesse aurait été plus grande si la prorogation n’avait pas été accordée que le préjudice subi par le défendeur si elle avait été accordée – il était prématuré de déterminer les chances de succès du grief.

Demande accordée.

Contenu de la décision

Date: 20230919

Dossier: 568‑02‑45756

XR: 566‑02‑45755

 

Référence: 2023 CRTESPF 86

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

Entre

 

Afshan noor

demanderesse

 

et

 

Conseil du Trésor

(Services aux Autochtones Canada)

 

défendeur

Répertorié

Noor c. Conseil du Trésor (Services aux Autochtones Canada)

Affaire concernant une demande de prorogation du délai en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Patricia H. Harewood, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour la demanderesse : Christopher Olutola, Institut professionnel de la fonction publique du Canada

Pour le défendeur : Anne‑Renée Bergeron, Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés le 25 octobre 2022 et le 23 juin et les 11 et 24 juillet 2023.
(Traduction de la CRTESPF)


 

MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

 

I. Aperçu

[1] Afshan Noor (la « demanderesse ») travaille comme dentiste (DE‑02) à Services aux Autochtones Canada (le « défendeur »). Le 4 février 2022, elle a déposé un grief pour contester le refus du défendeur de prendre des mesures d’adaptation en raison de sa foi musulmane et parce qu’elle a été placée en congé non payé lorsqu’elle n’a pas attesté avoir été vaccinée contre la COVID‑19.

[2] Le fond du grief est mis en évidence dans la réponse au grief du défendeur au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, que la demanderesse a présentée à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») dans le cadre de sa demande de prorogation en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005‑79; le « Règlement ») :

[Traduction]

[…]

Je conteste la décision de l’employeur du 12 janvier 2022 de rejeter ma demande de mesure d’adaptation pour des motifs religieux concernant la Politique sur la vaccination contre la COVID‑19 applicable à l’administration publique centrale, y compris à la GRC (la « Politique »). Je conteste la décision de l’employeur de me placer, à cette date, en congé non payé. Je conteste le fait qu’en raison de ma religion l’employeur a fait preuve de discrimination à mon égard, en violation de l’article 43 de la convention collective du groupe SH, des politiques de l’employeur et de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Je conteste le fait que, tout au long de cette affaire, l’employeur a utilisé son pouvoir discrétionnaire de manière arbitraire et déraisonnable en violation de l’article 5 de la convention collective du groupe SH. Je conteste, par ailleurs, le fait que l’employeur a imposé une mesure disciplinaire déguisée.

[…]

 

[3] À titre de mesure corrective, la demanderesse demande ce qui suit :

[…]

Que ces décisions précitées soient annulées immédiatement. Je demande à être remboursée les salaires et les avantages sociaux perdus à la suite de cette décision, plus les intérêts. Je demande des dommages en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne pour préjudice moral ainsi que pour discrimination délibérée et inconsidérée et toute ordonnance nécessaire pour m’indemniser intégralement.

[…]

 

[4] Dans l’avis à la Commission canadienne des droits de la personne, la demanderesse a indiqué [traduction] « [qu’]on lui a refusé de manière déraisonnable une exemption religieuse en vertu de la Politique sur la vaccination contre la COVID‑19 applicable à l’administration publique centrale, y compris à la Gendarmerie royale du Canada ». En guise de réparation, elle a demandé ce qui suit :

[Traduction]

[…]

[…] que la décision soit annulée immédiatement / qu’elle soit remboursée pour tout salaire et avantage social perdus à la suite de cette décision / qu’elle reçoive des dommages en vertu de la LCDP pour préjudice moral et discrimination délibérée et inconsidérée / que toute ordonnance nécessaire pour l’indemniser intégralement soit émise.

[…]

 

[5] Le grief a été transmis directement au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. La présentation au dernier palier de la procédure de règlement des griefs a eu lieu le 14 juin 2022. La demanderesse était représentée par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC ou l’« agent négociateur ») et son représentant, Christopher Olutola. La réponse au dernier palier rejetant le grief a été fournie à la demanderesse le 28 juillet 2022.

[6] J’ai tiré l’extrait suivant de la réponse au dernier palier du sous‑ministre adjoint, Keith Conn :

[Traduction]

[…]

J’ai examiné les renseignements que vous et votre représentant syndical, Christopher Olutola, Institut professionnel de la fonction publique du Canada, avez présentés à l’audience de grief au dernier palier le 14 juin 2022, en tant qu’ensemble des documents justificatifs qui m’ont été fournis.

Lorsqu’une demande de mesure d’adaptation est reçue en vertu de la Politique sur la vaccination contre la COVID‑19 applicable à l’administration publique centrale, y compris la Gendarmerie royale du Canada, les employés doivent fournir des renseignements suffisants pour démontrer que leur demande est fondée sur un ou plusieurs motifs de distinction illicites en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le 21 octobre 2021, dans un affidavit établi sous serment, vous avez fourni des renseignements sur la façon dont vos croyances religieuses vous empêchent de recevoir le vaccin contre la COVID‑19. En définitive, elle a été refusée parce que votre demande et les renseignements que vous avez soumis n’ont pas permis d’établir un lien clair entre les vaccins contre la COVID‑19 et vos croyances et pratiques religieuses. Ce que vous avez affirmé est un ensemble de choix qui soutiennent vos croyances personnelles qui ne semblent pas être fondées sur la religion. Vous n’avez pas établi la nécessité d’une mesure d’adaptation fondée sur des croyances religieuses. De plus, lors de l’audience du grief, votre représentant syndical a soutenu que les vaccins contre la COVID‑19 ne sont pas halal et qu’en raison de votre religion, il ne serait pas permis de les recevoir. J’ai conclu qu’il existe des preuves scientifiques dont dispose la population canadienne qui affirment que cela est inexact. Les vaccins contre la COVID‑19 ne contiennent aucune gélatine, dérivés du porc ou particules humaines.

Je comprends que cette décision a été difficile à recevoir et je vous assure qu’elle a été prise avec soin et attention par le comité d’examen des mesures d’adaptation, qui est composé d’un groupe diversifié de cadres supérieurs du ministère et qu’elle était fondée sur des consultations avec le Conseil du Trésor du Canada, ainsi que sur les conseils fournis par les Relations de travail de Santé Canada et du ministère de la Justice du Canada à l’aide des critères établis par la Cour suprême du Canada qui sont appliqués à l’échelle de la fonction publique. Le processus en place a été conçu afin d’assurer la justesse et l’équité en ce qui concerne chaque demande individuelle et les cas ont été examinés de manière anonyme.

Par conséquent, je suis convaincu que votre demande fondée sur l’obligation de prendre des mesures d’adaptation a été examinée avec diligence à l’aide des renseignements fournis.

Par conséquent, pour les motifs susmentionnés, votre grief est respectueusement rejeté et les mesures correctives que vous demandez ne seront pas prises.

[…]

 

[7] Le grief a été renvoyé à l’arbitrage auprès de la Commission le 21 septembre 2022, soit 14 jours après le délai de 40 jours prévu par la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi ») pour renvoyer un grief à l’arbitrage. Un formulaire 20 et un formulaire 24 (« Avis à la Commission canadienne des droits de la personne ») ont été déposés auprès de la Commission au moment du renvoi. Le représentant de l’agent négociateur a signé les deux formulaires le 20 septembre 2022.

II. Demande de prorogation du délai

[8] Dans la lettre de renvoi, Nancy Lamarche, directrice des Services des relations du travail régionales à l’IPFPC à l’époque, a demandé une prorogation du délai en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement pour renvoyer le grief à l’arbitrage au nom de la demanderesse. L’agent négociateur a allégué que le retard était attribuable à une omission opérationnelle de sa part et qu’il n’était pas imputable à la demanderesse.

[9] Le 25 octobre 2022, le défendeur a soulevé une objection préliminaire à la demande de prorogation du délai présentée par la demanderesse. Il a affirmé que la Commission n’avait pas compétence pour entendre le grief parce qu’il avait été renvoyé à l’arbitrage après le délai prévu par la loi. En outre, il n’y avait aucune raison claire, logique ou convaincante justifiant le renvoi tardif.

III. Historique de la procédure

[10] La présente décision se limite à la demande de prorogation du délai de l’agent négociateur pour renvoyer le grief à l’arbitrage et à l’objection préliminaire du défendeur concernant la compétence de la Commission. Le greffe de la Commission a écrit aux parties le 20 avril 2023 et les a informées qu’une formation de la Commission avait déterminé que des arguments écrits supplémentaires, au besoin, devraient être présentés au plus tard le 4 mai pour le défendeur et le 18 mai pour l’agent négociateur. Aucune des parties n’a présenté d’arguments dans le délai prescrit.

[11] Le greffe a de nouveau écrit aux parties le 13 juin 2023 pour leur rappeler que la date limite pour le dépôt d’arguments supplémentaires était dépassée. Il les a informées que la formation de la Commission donnerait à l’agent négociateur jusqu’au 23 juin 2023 pour déposer ses arguments et au défendeur jusqu’au 11 juillet pour déposer une réponse. Les parties ont toutes deux présenté des arguments supplémentaires dans le délai révisé. L’agent négociateur a demandé une prorogation du délai pour présenter des arguments en réfutation, qui lui a été accordée, et il les a déposés le 24 juillet 2023.

[12] Pour les motifs qui suivent, après avoir examiné les critères énoncés dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1 (que je vais appeler les « critères de Schenkman »), et tous les arguments et la jurisprudence fournis par les parties, je conclus qu’il est dans l’intérêt de l’équité d’accorder la prorogation du délai pour renvoyer le grief à l’arbitrage. L’agent négociateur a commis une erreur dont la demanderesse ne devrait pas être tenue responsable. Ma conclusion selon laquelle la demanderesse a fourni une raison claire, logique et convaincante justifiant le retard, que le retard était court et que la demanderesse subirait un préjudice plus important si la prorogation n’était pas accordée correspond aux facteurs qui constituent le fondement de ma décision d’exercer mon pouvoir discrétionnaire en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement.

IV. Résumé de l’argumentation

[13] Les parties ont présenté des arguments écrits détaillés, que je vais résumer dans la présente section.

A. Pour la demanderesse

[14] Dans la demande initiale de prorogation du délai en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement, reçue par la Commission le 21 septembre 2022, la demanderesse a expliqué que le retard dans le renvoi du grief à l’arbitrage était attribuable à une omission opérationnelle de la part de l’agent négociateur et non de la part de la demanderesse.

[15] La demanderesse a fait confiance à son agent négociateur pour la représenter tout au long de la procédure de règlement des griefs, y compris lors du renvoi de son grief à la Commission pour arbitrage.

[16] La demanderesse a allégué qu’elle avait démontré son intention, dans le délai prescrit, de contester la décision du défendeur au dernier palier, qui a été communiquée à l’agent négociateur.

[17] La demanderesse a affirmé qu’elle avait agi avec [traduction] « diligence raisonnable complète » et a ajouté que [traduction] « [l]e retard incombe directement à l’agent négociateur de la demanderesse, et non à la demanderesse elle‑même ».

[18] La demanderesse a soutenu que la Commission et ses prédécesseurs ont toujours accordé des prorogations lorsque le [traduction] « […] retard de la demande était attribuable à des erreurs administratives qui ont échappé au contrôle du demandeur ou aux représentants du demandeur […] ». À titre d’exemples, l’agent négociateur a cité Riche c. Administrateur général (ministère de la Défense nationale), 2010 CRTFP 107; Hendessi c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2012 CRTFP 29; et Perry c. Instituts de recherche en santé du Canada, 2010 CRTFP 8.

[19] Dans les arguments supplémentaires de la demanderesse, l’agent négociateur fait remarquer qu’il fournit les arguments supplémentaires en réponse aux arguments du défendeur du 25 octobre 2022. La demanderesse décrit la situation comme un [traduction] « cas très spécial » qui dépend de sa situation particulière et de la gravité de l’objet que la Commission doit prendre en considération pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une prorogation du délai.

[20] La demanderesse affirme que la prorogation devrait être accordée en fonction de l’objet de l’affaire puisque qu’elle concerne une dentiste de zone et une [traduction] « fervente musulmane déclarée » qui a demandé une mesure d’adaptation parce qu’elle ne pouvait pas recevoir le vaccin, en raison de sa foi et de son incapacité. La demanderesse fait remarquer que plusieurs questions troublantes ont été soulevées au sujet de la [traduction] « conduite de la direction ».

[21] La demanderesse explique que le défendeur n’a aucun élément de preuve indiquant qu’elle n’a pas agi avec diligence. Elle a assisté aux audiences du grief et a été une partie concernée en fournissant à l’agent négociateur des renseignements [traduction] « suffisants et convaincants ».

[22] La demanderesse fait également remarquer que le retard était de 14 jours ou 9 jours ouvrables (y compris les jours fériés). Le fait de ne pas être entendue en raison d’un retard mineur de 9 jours ne serait pas propice à de saines relations de travail.

[23] La demanderesse fait valoir que le défendeur n’a pas établi qu’il subirait un préjudice si la prorogation était accordée. Il s’agit d’un cas concernant les droits de la personne dans lequel le défendeur a choisi de lui imposer une sanction pécuniaire en réponse à sa demande de mesure d’adaptation et parce qu’elle n’a pas reçu le vaccin pour des raisons religieuses. Il existe un déséquilibre de pouvoir, qui est extrême.

[24] Même si le défendeur soutient qu’il doit y avoir une certitude dans les relations de travail, la demanderesse fait valoir que la possibilité de renvoyer l’affaire à l’arbitrage a été soulevée lors de la présentation du grief au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Dans une section des arguments intitulée [traduction] « Autres considérations », l’agent négociateur affirme que les allégations du défendeur concernant les chances de succès du grief sont sans fondement. La demanderesse allègue que le grief porte sur une situation sans précédent, puis elle traite de son bien‑fondé, y compris la mauvaise application par le défendeur du critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47.

B. Pour le défendeur

[25] En réponse à la demande de prorogation du délai pour renvoyer le grief à l’arbitrage présentée par l’agent négociateur, le défendeur a déposé des arguments le 25 octobre 2022. Il a demandé à la Commission de rejeter la demande.

[26] Le défendeur fait remarquer que la demanderesse n’a pas respecté le délai de 40 jours prévu au paragraphe 90(1) du Règlement. La réponse au dernier palier de la procédure de règlement des griefs a été fournie le 28 juillet 2022 et le grief n’a été renvoyé à l’arbitrage que le 21 septembre 2022, soit bien après la date limite.

[27] Même si la Commission a le pouvoir d’accorder une prorogation en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement, par souci d’équité, l’exercice de ce pouvoir devrait constituer l’exception, comme cela a été confirmé dans Martin c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2015 CRTEFP 39, aux paragraphes 48, 58 et 61.

[28] La Commission et ses prédécesseurs ont conclu que les critères de Schenkman ne sont pas toujours également importants et que chaque cas doit être tranché en fonction de son contexte factuel (voir Gill c. Conseil du Trésor (ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2007 CRTFP 81).

1. Aucune raison claire, logique ou convaincante justifiant le retard

[29] Une erreur ou une négligence ne constitue pas une raison claire, logique ou convaincante justifiant le retard. Le défendeur cite Copp c. Conseil du Trésor (ministère des Affaires étrangères et du Commerce international), 2013 CRTFP 33, dans laquelle il n’y avait pas d’autres raisons justifiant le retard que celle d’une erreur, et dans laquelle l’arbitre de grief a affirmé qu’une erreur ou une négligence ne constitue pas une raison claire, logique ou convaincante justifiant le retard.

[30] Le défendeur cite également Callegaro c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 110; St‑Laurent c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2013 CRTFP 4; et Sonmor c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2013 CRTFP 20, à l’appui de sa position selon laquelle les erreurs ou les omissions ne satisfont pas au premier critère de l’analyse Schenkman. Le défendeur soutient que, dans Lagacé c. Conseil du Trésor (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), 2011 CRTFP 68, l’ancienne Commission a fait observer que l’octroi d’une prorogation sans justification solide équivaudrait à ne pas respecter le paragraphe 90(1) du Règlement.

[31] Le défendeur fait valoir que l’agent négociateur n’a guère expliqué ce qui s’est passé pendant le retard de 14 jours, à l’exception qu’il s’agissait d’une omission opérationnelle, ce qui ne constitue pas une raison claire, logique ou convaincante justifiant le retard. L’agent négociateur n’a pas été empêché de renvoyer le grief à l’arbitrage dans le délai imparti, mais il ne l’a pas renvoyé dans le délai prévu par la loi.

2. La durée du retard

[32] Le défendeur cite le paragraphe 46 de Grouchy c. Administrateur général (ministère des Pêches et des Océans), 2009 CRTFP 92, comme suit :

46 Avant d’appliquer ces critères aux faits de la présente affaire, je voudrais formuler les observations générales suivantes. En principe, les délais fixés par la Loi et par le Règlement sont exécutoires et doivent être respectés par toutes les parties. L’imposition de délais relativement courts s’accorde avec les principes voulant que les conflits de travail doivent être résolus rapidement et que les parties doivent être en droit de tenir pour acquis qu’un différend a pris fin dès que le délai prescrit est expiré. Les délais ne sont pas élastiques et leur prorogation doit demeurer une décision exceptionnelle qui survient seulement après que l’auteur de la décision a procédé à une évaluation prudente et rigoureuse des circonstances.

 

3. La diligence raisonnable de la demanderesse

[33] Le défendeur soutient qu’il n’existe aucun élément de preuve concernant la diligence raisonnable de la demanderesse dans l’exercice de ses droits. Il fait valoir que, même s’il incombait à l’agent négociateur de renvoyer le grief à l’arbitrage, la demanderesse ne peut pas être exonérée de sa responsabilité de faire un suivi auprès de l’agent négociateur pour s’assurer que les délais ont été respectés. Il n’y a aucune preuve d’un suivi effectué par la demanderesse.

[34] Le défendeur renvoie au paragraphe 52 de Popov c. Agence spatiale canadienne, 2018 CRTESPF 49, dans lequel le prédécesseur de la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il n’était pas en mesure de renvoyer le grief à l’arbitrage pendant la période en litige. La Commission a fait observer que le demandeur avait été en mesure de déposer son grief à temps et de faire pression pour obtenir sa réintégration.

4. L’équilibre entre l’injustice causée à la demanderesse et le préjudice que subit le défendeur

[35] Ce facteur ne devrait pas se voir accorder beaucoup de poids, car il n’y a aucune raison claire, logique ou convaincante justifiant le retard. Le défendeur a droit à la certitude en ce qui concerne les relations de travail (voir Grouchy).

5. Les chances de succès du grief

[36] Le défendeur soutient que les chances de succès du grief sont faibles puisque la demanderesse n’a pas établi qu’elle possédait une caractéristique protégée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. (1985), ch. H‑6).

V. Les arguments en réfutation de la demanderesse

[37] Dans ses arguments en réfutation, la demanderesse répète que le retard était attribuable à une omission opérationnelle de la part de l’agent négociateur. L’agent négociateur fait remarquer que la demanderesse était présente et a fourni des renseignements suffisants à l’agent négociateur pour l’aider à se préparer au grief. La demanderesse cite D’Alessandro c. Conseil du Trésor (ministère de la Justice), 2019 CRTESPF 79, à l’appui de sa position selon laquelle les erreurs peuvent constituer des raisons claires, logiques et convaincantes justifiant un retard.

[38] La demanderesse fait valoir qu’il s’agirait d’une grave injustice si cette affaire n’était pas entendue sur le fond, étant donné que d’importants droits de la personne sont en jeu (voir Squires c. Agence Parcs Canada, 2023 CRTESPF 42; et Trenholm c. Personnel des fonds non publics, Forces canadiennes, 2005 CRTFP 65).

[39] Le défendeur n’est toujours pas en mesure d’établir qu’il a subi un préjudice en raison du retard.

[40] Comme il a été mentionné précédemment, le défendeur n’a subi aucun préjudice en raison du retard de 9 jours et a été informé par écrit de la possibilité du retard lorsque les parties ont tenté de régler l’affaire à l’audience.

VI. Analyse

[41] Le pouvoir légal de la Commission d’accorder des prorogations du délai est prévu à l’alinéa 61b) du Règlement, qui se lit comme suit :

Prorogation de délai

Extension of time

61 Malgré les autres dispositions de la présente partie, tout délai, prévu par celle‑ci ou par une procédure de grief énoncée dans une convention collective, pour l’accomplissement d’un acte, la présentation d’un grief à un palier de la procédure applicable aux griefs, le renvoi d’un grief à l’arbitrage ou la remise ou le dépôt d’un avis, d’une réponse ou d’un document peut être prorogé avant ou après son expiration :

61 Despite anything in this Part, the time prescribed by this Part or provided for in a grievance procedure contained in a collective agreement for the doing of any act, the presentation of a grievance at any level of the grievance process, the referral of a grievance to adjudication or the providing or filing of any notice, reply or document may be extended, either before or after the expiry of that time,

a) soit par une entente entre les parties;

(a) by agreement between the parties; or

b) soit par la Commission ou l’arbitre de grief, selon le cas, à la demande d’une partie, par souci d’équité.

(b) in the interest of fairness, on the application of a party, by the Board or an adjudicator, as the case may be.

[Je mets en évidence]

 

[42] Le paragraphe 90(1) du Règlement fixe le délai de renvoi d’un grief à l’arbitrage et se lit comme suit :

Délai pour le renvoi d’un grief à l’arbitrage

Deadline for reference to adjudication

90 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le renvoi d’un grief à l’arbitrage peut se faire au plus tard quarante jours après le jour où la personne qui a présenté le grief a reçu la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable au grief.

90 (1) Subject to subsection (2), a grievance may be referred to adjudication no later than 40 days after the day on which the person who presented the grievance received a decision at the final level of the applicable grievance process.

 

[43] La Commission a élaboré un cadre, soit les critères de Schenkman, qui doit être appliqué pour déterminer si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder une prorogation des délais prescrits par la loi. Ce cadre exige d’examiner les facteurs suivants :

1) s’il existe une raison claire, logique et convaincante justifiant le retard;

2) la durée du retard;

3) la diligence raisonnable de la demanderesse;

4) l’équilibre entre l’injustice causée à la demanderesse et le préjudice que subit le défendeur;

5) les chances de succès du grief.

 

[44] La Commission et ses prédécesseurs ont appliqué ce cadre de façon uniforme et avec des modifications mineures, comme la légère reformulation appliquée récemment au paragraphe 75 de Van de Ven c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2023 CRTESPF 60. En définitive, dans les demandes présentées en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement, la Commission doit déterminer s’il est dans l’intérêt de l’équité d’accorder la prorogation demandée.

[45] Les éléments des critères de Schenkman n’ont pas le même poids, et la Commission doit évaluer chaque demande de prorogation du délai en fonction de ses faits particuliers. Je souscris aux commentaires récents de la Commission, comme suit, sur l’élaboration d’une approche plus équilibrée pour l’application des critères et sur la question de savoir si les fonctionnaires s’estimant lésés devraient être tenus responsables des erreurs commises par leur agent négociateur (voir Van de Ven, aux par. 73 et 74) :

[73] J’estime qu’il y a deux tendances dans la jurisprudence, bien décrites dans Barbe au paragraphe 48. D’une part, une partie de la jurisprudence de la Commission laisse entendre que le premier critère énoncé dans Schenkman, soit une raison claire et logique du retard, a préséance sur les autres critères et que les erreurs commises par l’agent négociateur ne constituent pas des raisons logiques et convaincantes d’un retard (voir Martin et Copp). D’autre part, la jurisprudence la plus récente suggère une approche plus équilibrée de l’application des critères énoncés dans Schenkman et une approche plus souple pour déterminer si un fonctionnaire s’estimant lésé doit être tenu responsable des erreurs commises par son syndicat; voir Lessard‑Gauvin, au paragraphe 32; Barbe; et Slusarchuk.

[74] Je souscris à la décision de la Commission dans FIOE selon laquelle, compte tenu du libellé de l’article 61, la considération générale est celle de l’équité. Je souscris également à l’affirmation de la Commission dans N.L., au paragraphe 28, qui énonce ce qui suit : « Les circonstances de chaque cas influencent l’importance et le poids qui seront accordés à chacun des critères. » Je souscris également à l’argument du syndicat selon lequel le cinquième critère énoncé dans Schenkman (« les chances de succès du grief ») est difficile à évaluer à ce stade. Il est plus approprié d’appliquer ce critère comme moyen de ne pas accorder une demande de prorogation du délai lorsqu’un fonctionnaire s’estimant lésé ne présente pas une cause défendable de violation ou si la Commission juge un grief frivole ou vexatoire; voir N.L., au paragraphe 45; Barbe, au paragraphe 38; et Lessard‑Gauvin, au paragraphe 50.

 

[46] Compte tenu des faits du présent cas, j’estime qu’il est dans l’intérêt de l’équité d’accorder la prorogation du délai. Les circonstances du présent cas sont telles que j’accorde le plus de poids et d’importance à trois des cinq critères de Schenkman, à savoir, une raison claire, logique et convaincante justifiant le retard, la durée du retard et l’équilibre entre l’injustice causée à la demanderesse si la prorogation n’était pas accordée et le préjudice que subirait le défendeur si la prorogation était accordée.

[47] Le grief a été déposé à temps et a été transmis immédiatement au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Une audience a été tenue le 14 juin 2022, au cours de laquelle M. Olutola a présenté des arguments détaillés. À la suite de l’audience, le défendeur a rendu une réponse au dernier palier le 28 juillet 2022.

[48] L’agent négociateur a commis une erreur qu’il a décrite de manière constante dans ses arguments comme une [traduction] « omission opérationnelle ». Il a raté de 14 jours le délai pour renvoyer le grief à l’arbitrage. Le défendeur ne conteste pas ce fait, et je conclus qu’il s’agit d’une raison claire, logique et convaincante justifiant le court retard. Même si normalement une erreur administrative de cette nature ne suffit pas, en soi, à justifier l’octroi d’une prorogation en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement, j’accorde la prorogation, par souci d’équité, en tenant compte des critères de Schenkman dans leur ensemble, notamment la courte durée du retard, la diligence raisonnable de la demanderesse et le fait qu’elle s’est fiée à l’agent négociateur pour renvoyer le grief dans les délais, et le fait que la demanderesse subirait le plus grand préjudice si la prorogation n’était pas accordée.

[49] Le défendeur cite Copp, Martin, Callegaro, St‑Laurent et Sonmor, dans lesquelles les agents négociateurs ont commis des erreurs administratives et où les demandes présentées en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement ont été rejetées. Toutefois, dans chaque cas, les prédécesseurs de la Commission ont évalué le premier critère dans un contexte où les retards étaient considérablement plus longs et où l’on avait conclu à un manque de diligence raisonnable de la part des demandeurs à l’égard de leur grief pendant les périodes pertinentes. Ces cas peuvent donc se distinguer du présent cas où je conclus qu’il était raisonnable pour la demanderesse de s’en remettre à son syndicat pour renvoyer son grief à l’arbitrage.

A. La durée du retard

[50] La durée du retard est courte, soit 14 jours. Elle est semblable à celle de Riche, dans laquelle la Commission a estimé qu’un retard de 14 jours n’était pas plus important qu’un retard de 9 jours (voir le par. 14). La Commission et ses prédécesseurs ont, à maintes reprises, accordé des prorogations concernant des retards plus longs. Dans Hendessi, le prédécesseur de la Commission a accordé la prorogation demandée malgré l’erreur administrative commise par le syndicat, qui avait entraîné un retard de 30 jours dans le renvoi du grief relatif aux droits de la personne à l’arbitrage. Dans Perry, il a accordé une prorogation après un retard de deux mois pour renvoyer un grief de licenciement à l’arbitrage et, dans Trenholm, il a accordé une prorogation pour un grief de licenciement que l’agent négociateur avait renvoyé à l’arbitrage avec cinq mois et demi de retard. Tous les cas cités par le défendeur, sauf deux, concernent des situations dans lesquelles le prédécesseur de la Commission a refusé d’accorder une prorogation, mais où les retards concernés étaient beaucoup plus longs que 14 jours; dans Copp, il s’agissait d’un retard de 80 jours, dans Callegaro, il s’agissait d’un retard de 14 mois et dans Lagacé, il s’agissait d’un retard de six mois.

B. La diligence raisonnable de la demanderesse

[51] La demanderesse a affirmé qu’elle avait participé à la procédure de règlement des griefs et la réponse au dernier palier du défendeur confirme que la demanderesse a assisté à la présentation du grief au dernier palier et qu’elle a fourni des renseignements avec son représentant syndical. Même si la demanderesse affirme avoir communiqué son intention de contester la décision au dernier palier dans le délai prescrit, je conclus qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que cela s’est produit. J’accepte l’argument de la demanderesse selon lequel elle a renvoyé le grief à l’arbitrage lorsqu’elle a pris connaissance de l’omission.

[52] De plus, je conclus qu’il n’était pas déraisonnable ni que c’était la preuve d’un manque de diligence de la part de la demanderesse de s’en remettre à son agent négociateur pour renvoyer son grief à l’arbitrage dans le délai prévu par la loi, tout comme elle s’y serait fiée pour déposer le grief à temps le 4 février 2022, et pour présenter le grief au dernier palier le 14 juin 2022. Étant donné que la demanderesse s’en est remise à son agent négociateur pour renvoyer son grief à l’arbitrage, l’absence de preuve de son suivi dans un court délai (9 jours ouvrables) ne constitue guère la preuve d’un manque d’intention ou de diligence à l’égard de l’exercice de ses droits, d’autant plus que la demanderesse était représentée par l’agent négociateur à chaque étape de la procédure de règlement des griefs.

[53] Cette conclusion est semblable à celle tirée dans Riche, dans laquelle la Commission a accordé la prorogation demandée et a conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour le demandeur de s’en remettre à son syndicat pour renvoyer deux griefs disciplinaires au deuxième palier dans le délai prescrit et sans l’intervention du demandeur, puisque l’agent négociateur avait représenté le demandeur tout au long de la procédure de règlement des griefs.

C. L’équilibre entre l’injustice causée à la demanderesse et le préjudice que subit le défendeur

[54] Je conclus également que l’injustice causée à la demanderesse serait plus importante si la prorogation n’était pas accordée que le préjudice causé au défendeur si elle était accordée. Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que, puisque le grief porte sur des allégations de manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation fondées sur la religion et une perte de salaire, le fait que le cas de la demanderesse ne soit pas entendu aurait une incidence importante sur elle, ce qui est semblable à la situation dans Squires, au paragraphe 58.

[55] Je conclus que le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve indiquant qu’il subirait un préjudice si la prorogation était accordée. Mis à part le fait de citer Grouchy et l’importance de respecter les délais dans les relations de travail pour garantir la certitude et la finalité, je ne suis pas convaincue que le préjudice serait plus important pour le défendeur si la prorogation était accordée.

[56] Le principe du respect des délais pour assurer la finalité dans le domaine des relations de travail exige que chacun fasse sa part. Même si je n’en tiens pas compte dans mon analyse et qu’il ne soit pas en litige, je fais remarquer que les commentaires du défendeur concernant le respect des délais semblent incompatibles avec sa pratique dans le présent cas. Dans le cas d’un différend portant sur des allégations d’obligation de prendre des mesures d’adaptation et une perte de salaire continue, il a fallu six semaines au défendeur pour donner une réponse au dernier palier. Cela représente un peu plus de deux fois le temps de réponse normal de 20 jours prévu une fois le grief présenté au dernier palier (voir la clause 34.14 de la convention collective).

D. Les chances de succès du grief

[57] Je conclus qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve au dossier pour déterminer les chances de succès du grief. Par conséquent, je n’accorde aucun poids aux arguments de la demanderesse ou du défendeur portant sur ce critère, puisqu’il serait prématuré de faire une telle évaluation en l’absence d’éléments de preuve. De plus, comme la Commission l’a souvent déterminé, elle ne peut généralement pas se prononcer à un stade aussi précoce.

[58] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


VII. Ordonnance

[59] La prorogation du délai pour renvoyer le grief à l’arbitrage est accordée.

[60] Le dossier sera envoyé au greffe de la Commission afin qu’il soit mis au rôle en temps opportun.

Le 19 septembre 2023.

Traduction de la CRTESPF

Patricia H. Harewood,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.