Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a contesté que les gestes de son employeur qui ont amené ce dernier à instituer une enquête disciplinaire constituaient des actes discriminatoires fondés sur la race – la Commission a conclu que le fonctionnaire n’avait pas présenté une preuve prima facie de discrimination et que, de plus, la preuve au dossier démontrait l’absence de discrimination à l’égard du fonctionnaire – la Commission a conclu que la race du fonctionnaire n’était pas un facteur dans les gestes de l’employeur qui ont précédé l’enquête disciplinaire et que l’employeur avait des préoccupations légitimes qui justifiaient ces gestes – la Commission a cependant ajouté que les représentants de l’employeur avaient présumé que les personnes de race noire se trouvant dans les aires publiques du lieu de travail ou à proximité du lieu de travail étaient des bénéficiaires de programmes administrés par l’employeur.

Grief rejeté.


Le fonctionnaire s’estimant lésé a contesté que, bien que son comportement justifiait l’imposition d’une mesure disciplinaire, son licenciement était excessif – la Commission a conclu que le fait que le fonctionnaire ait favorisé certaines personnes, les ait aidées à préparer des pièces justificatives facilitant des décisions qui leur soient favorables et ait accepté de traiter un document qu’il savait faux, constituaient des manquements graves de sa part – la Commission a conclu que les facteurs atténuants ne rendaient pas le licenciement excessif.

Grief rejeté.

Contenu de la décision

Date: 20231018

Dossiers: 566-02-41568 et 41569

 

Référence: 2023 CRTESPF 93

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Thierry N’Kombe

fonctionnaire s’estimant lésé

 

et

 

Administrateur général

(ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration)

 

défendeur

et

 

CONSEIL DU TRÉSOR

(ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration)

 

employeur

Répertorié

N’Kombe c. Administrateur général (ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration)

Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

Devant : Amélie Lavictoire, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le fonctionnaire s’estimant lésé : Raphaëlle Laframboise-Carignan, avocate

Pour le défendeur et l’employeur : Patrick Turcot, avocat

Affaire entendue à Toronto (Ontario),

du 16 au 18 mai 2023.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

[1] Le fonctionnaire s’estimant lésé, Thierry N’Kombe (le « fonctionnaire »), occupait un poste d’agent principal d’immigration auprès d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC ou l’« employeur »). En 2017, il a fait l’objet d’une enquête et a été suspendu sans solde pour la durée de l’enquête. En décembre 2018, il a été licencié.

[2] Le fonctionnaire a présenté un grief contestant sa suspension et son licenciement, et alléguant une violation d’une clause de la convention collective portant sur l’élimination de la discrimination et de la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. (1985), ch. H-6; LCDP). Il a renvoyé son grief à l’arbitrage en vertu des alinéas 209(1)a) et 209(1)b) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; LRTSPF).

[3] Le fonctionnaire a donné à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) l’avis prévu à l’article 210 de la LRTSPF. Cependant, la CCDP n’a pas avisé la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») de son intention de présenter ou non des observations relativement aux questions liées à l’interprétation ou à l’application de la LCDP dans le cadre de l’arbitrage du grief du fonctionnaire.

[4] Le fonctionnaire reconnaît avoir commis les inconduites qui lui ont été reprochées par IRCC, notamment avoir accordé un traitement préférentiel à certains demandeurs, avoir accédé aux dossiers de demandeurs avec lesquels il avait un lien personnel et avoir utilisé de façon inappropriée de l’information et les systèmes de réseaux électroniques d’IRCC à des fins autres que des fins approuvées dans le cadre de ses fonctions. Il soutient qu’il aurait été motivé d’agir ainsi par ses valeurs chrétiennes et par un désir de soutenir les autres et leur venir en aide.

[5] Le fonctionnaire admet que ses inconduites étaient graves et que la prise d’une mesure disciplinaire à son égard était justifiée. Toutefois, il fait valoir que le licenciement constituait une mesure disciplinaire excessive dans les circonstances et qu’une suspension sans solde d’une durée de six mois constituerait une mesure disciplinaire appropriée.

[6] Le fonctionnaire fait également valoir que l’employeur a fait preuve de discrimination à son égard et qu’il devrait avoir droit aux indemnités prévues à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Le fonctionnaire est de race noire. Selon lui, des préjugés raciaux ont fait en sorte que ses interactions sociales avec d’autres personnes de race noire faisaient l’objet d’une attention accrue et étaient remises en question. Il affirme que l’attention que portait sa gestionnaire à ces interactions sociales a fait en sorte que l’employeur a effectué des vérifications préliminaires qui ont mené à la découverte d’indices suggérant qu’il avait commis des inconduites. Ce sont ces indices qui ont fait l’objet d’une enquête qui a mis au jour les inconduites pour lesquelles le fonctionnaire a été suspendu sans solde et licencié. Le fonctionnaire demande à la Commission de dénoncer cette situation de fait et d’octroyer des dommages en vertu de la LCDP, tout en laissant aux parties le soin de s’entendre sur le montant approprié. Je tiens toutefois à préciser que le fonctionnaire n’invoque pas la discrimination comme motif pour contester son licenciement. Il n’a pas fait valoir que son licenciement était teinté de discrimination. À l’audience, il a plutôt confirmé, à plusieurs reprises, que l’allégation de discrimination devrait être traitée par la Commission comme étant distincte de la question de la mesure disciplinaire qui lui a été imposée.

[7] Je conclus que l’allégation de discrimination présentée par le fonctionnaire n’est pas fondée. La preuve au dossier démontre que l’insistance du fonctionnaire à rencontrer des clients d’IRCC en personne malgré des avertissements de la part de l’employeur qu’il était inapproprié pour lui de le faire, et non sa race, a mené sa gestionnaire à examiner les interactions sociales et les agissements du fonctionnaire de plus près et son employeur à effectuer les vérifications préliminaires qui ont mené aux allégations contre lui.

[8] Le fonctionnaire demande de se voir accorder une nouvelle chance. Il dit avoir appris de ses erreurs et fait valoir que, s’il était réintégré dans son poste, il ne répèterait plus ces erreurs. J’accepte que les remords qu’il a exprimés à l’audience sont sincères et qu’il a appris de ses erreurs. Toutefois, les manquements qui lui sont reprochés, et qu’il admet avoir commis, sont d’une telle gravité – en nature et en nombre – que j’estime que le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire a été irrémédiablement rompu. Malgré la présence de nombreux facteurs atténuants, je conclus que le licenciement ne constituait pas une mesure excessive dans les circonstances.

[9] Je suis donc d’avis que le grief doit être rejeté.

II. Résumé de la preuve

[10] Le fonctionnaire était un employé d’IRCC depuis 2001. Il a gravi les échelons pour enfin occuper un poste d’agent principal d’immigration (PM-04) au sein du Réseau national d’IRCC. Il a occupé ce poste d’avril 2009 à son licenciement en décembre 2018. Il travaillait à Etobicoke, en Ontario.

[11] Dans le cadre de ses fonctions, le fonctionnaire traitait des demandes d’examen des risques avant renvoi (ERAR) et des demandes pour considérations d’ordre humanitaire. Une demande d’ERAR permet aux personnes qui doivent être renvoyées du Canada de demander d’être protégées, c’est-à-dire de demander le statut de réfugié. Les demandeurs doivent décrire, par écrit, les risques auxquels ils pourraient être exposés s’ils étaient renvoyés. À titre d’agent principal d’immigration, le fonctionnaire prenait la décision relativement à ces demandes au stade 1 du processus d’examen. S’il décidait d’approuver la demande et d’accorder le statut de réfugié, et que la décision était maintenue au stade 2 du processus d’examen, le demandeur serait ensuite en mesure de présenter une demande de résidence permanente. Toutefois, si le fonctionnaire rejetait la demande, le demandeur serait renvoyé du pays.

[12] Le fonctionnaire traitait également des demandes pour considérations d’ordre humanitaire. Un étranger qui veut vivre au Canada en permanence doit, en temps normal, présenter sa demande de résidence permanente alors qu’il est à l’extérieur du Canada. Dans le cadre de demandes pour considérations d’ordre humanitaire, le fonctionnaire devait décider si des considérations d’ordre humanitaire justifiaient l’octroi d’une dispense des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27), notamment une dispense permettant au demandeur de présenter, alors qu’il est au Canada, une demande de résidence permanente. Les demandeurs doivent décrire, par écrit, les facteurs justifiant une dispense, avec preuve à l’appui. Ces facteurs incluent, entre autres, les liens familiaux de la personne au Canada, ce qui pourrait se passer pour la personne si la demande n’était pas acceptée, la mesure dans laquelle la personne est établie au Canada et l’intérêt supérieur d’un enfant.

[13] À l’époque des faits donnant lieu au grief, les demandes d’ERAR et les demandes pour considérations d’ordre humanitaire étaient reçues par la poste et étaient appuyées par une preuve et des documents en format papier. À l’époque, comme aujourd’hui, il revient au demandeur de présenter une demande complète qui fait valoir tous les arguments et qui présente toutes les preuves pertinentes à l’appui de la demande. Le fardeau incombe au demandeur. Le rôle de l’agent principal d’immigration n’est pas de rechercher des renseignements ou des arguments pouvant appuyer davantage une demande.

[14] Toutes les deux semaines, le fonctionnaire recevait les dossiers qu’il devait traiter au courant des semaines à venir. Il devait, entre autres, analyser des dossiers complexes, revoir l’information et la preuve au dossier, analyser et examiner la fiabilité de l’information fournie par un demandeur, évaluer des demandes qui soulèvent des questions de crédibilité et d’intégrité et formuler des recommandations ou décisions.

[15] La pratique habituelle des agents principaux d’immigration était de traiter avec les demandeurs et leurs représentants par écrit, soit par lettre soit par courriel. Ana Miguel, la gestionnaire du fonctionnaire de 2011 à son licenciement (la « gestionnaire »), a témoigné que les agents principaux d’immigration traitaient avec les demandeurs par écrit pour s’assurer qu’IRCC ait une preuve au dossier de tous les échanges ayant eu lieu relativement à une demande. Les communications avec les demandeurs s’effectuaient également par écrit en raison du besoin d’un agent de garder ses distances – émotionnelles et personnelles – avec ses clients. Pour ces raisons, il était rare pour un agent principal d’immigration de communiquer avec un demandeur ou son représentant par téléphone. Selon la gestionnaire, il était encore plus rare pour un agent principal d’immigration de rencontrer un demandeur en personne sur les lieux d’IRCC. Elle a reconnu, toutefois, qu’il pouvait s’avérer nécessaire pour un agent de rencontrer un demandeur en personne dans certaines circonstances, notamment lorsqu’il existait des enjeux de crédibilité ou d’intégrité de documents présentés en appui à une demande. En aucune circonstance, selon elle, n’était-il acceptable pour un agent principal d’immigration de communiquer avec un demandeur dont le dossier ne lui était pas assigné.

[16] Le fonctionnaire a décrit sa pratique de traitement de dossiers différemment. Il triait les dossiers qui lui étaient assignés pour distinguer les dossiers pouvant être traités sur la base des renseignements présentés par le demandeur des dossiers pour lesquels il croyait avoir besoin de plus amples renseignements afin de prendre une décision. Il a témoigné qu’il ne pouvait pas se résigner à rendre une décision négative sans donner au demandeur une occasion de s’expliquer davantage ou de le convaincre du bien-fondé de sa demande. Le fonctionnaire communiquait avec cette deuxième catégorie de demandeurs par téléphone. Il en rencontrait certains en personne. Les rencontres avaient lieu dans des salles d’entrevue situées dans une autre tour que celle où travaillait le fonctionnaire.

[17] L’immeuble dans lequel le fonctionnaire travaillait comptait trois tours qui étaient liées au rez-de-chaussée par un hall commun. Le fonctionnaire travaillait dans une de ces tours. Les espaces d’entrevue utilisés par le fonctionnaire étaient ceux de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié d’IRCC, situés dans une autre tour. En plus d’IRCC, l’immeuble accueillait un bureau de Service Canada et de nombreuses entreprises privées.

A. Évènement du 24 juillet 2017

[18] Dans le cadre de son témoignage, la gestionnaire a décrit un évènement qui a eu lieu le 24 juillet 2017. Elle a expliqué qu’alors qu’elle se dirigeait vers un café situé dans le hall au rez-de-chaussée de l’immeuble, elle a vu le fonctionnaire dans le hall avec une femme dans la vingtaine avancée ou dans le début de la trentaine (la « femme »). La femme avait la peau brun pâle et une coiffure afro. La gestionnaire a décrit l’apparence de la femme de cette façon dans les jours après l’évènement du 24 juillet 2017, ainsi qu’à l’audience.

[19] Après avoir aperçu le fonctionnaire et la femme, la gestionnaire s’est dirigée vers le café où elle avait rendez-vous avec un collègue pour prendre un café. D’où elle était assise dans le café, la gestionnaire a vu le fonctionnaire assis sur un banc à l’extérieur de l’immeuble, à quelques mètres des fenêtres extérieures du café. La femme était assise aux côtés du fonctionnaire. Ils ont discuté pendant toute la durée de temps que la gestionnaire était assise dans le café. La femme tenait dans ses mains une grande enveloppe de papier jaune.

[20] La gestionnaire n’était pas seule lorsqu’elle a aperçu le fonctionnaire et la femme. Elle était accompagnée d’un autre gestionnaire d’IRCC (l’« autre gestionnaire ») qui, selon la gestionnaire, aurait également vu le fonctionnaire et la femme. Cet autre gestionnaire n’a pas témoigné.

[21] Après avoir bu son café, la gestionnaire est retournée à son bureau. Environ 10 minutes plus tard, le fonctionnaire est venu lui demander s’il pouvait prendre congé pour le restant de la journée. Elle a dit oui. Toutefois, environ 15 minutes plus tard, le fonctionnaire est revenu lui dire que ses plans avaient changé et qu’il n’avait plus besoin de prendre congé. La gestionnaire a témoigné qu’elle n’avait pas posé de questions au fonctionnaire au sujet de la femme. Elle ne lui a pas demandé si la femme était une cliente d’IRCC.

[22] À la fin de leur journée de travail, le fonctionnaire et la gestionnaire ont quitté le bureau en même temps. Ils ont pris l’ascenseur ensemble. Lorsqu’elle est sortie de l’ascenseur au rez-de-chaussée, la gestionnaire a aperçu la femme qu’elle avait vue avec le fonctionnaire plus tôt dans la journée. La gestionnaire n’a pas questionné le fonctionnaire au sujet de la femme. Elle a plutôt quitté l’immeuble et s’est dirigée vers un stationnement à proximité de l’immeuble. Alors qu’elle était assise dans sa voiture en train de vérifier son téléphone avant de prendre la route de la maison, la gestionnaire a vu le fonctionnaire et la femme de nouveau. Ils traversaient le stationnement et se dirigeaient vers la voiture du fonctionnaire. Ils sont tous deux montés à bord de la voiture du fonctionnaire. À ce moment-là, la gestionnaire a quitté le stationnement.

[23] À l’audience, la gestionnaire a été interrogée et contre-interrogée relativement à l’apparence de la femme qu’elle avait vue en juillet 2017, plus particulièrement à savoir si la femme aurait pu être la fille du fonctionnaire qui aurait été dans le début de la vingtaine à l’époque. Une photo de la famille du fonctionnaire prise à l’été 2018, soit un an après l’évènement, lui a été présentée à l’audience. La gestionnaire a indiqué être certaine à 95 % que la femme qu’elle avait vue en juillet 2017 n’était pas la fille du fonctionnaire dans la photo. Selon la gestionnaire, la femme qu’elle a vue en juillet 2017 avait une silhouette moins arrondie que la fille du fonctionnaire dans la photo qui lui a été présentée. La femme que la gestionnaire a vue en juillet 2017 était également presque aussi grande que le fonctionnaire, tandis que la fille du fonctionnaire dans la photo qui lui a été présentée à l’audience était plus petite que le fonctionnaire.

[24] La gestionnaire a témoigné qu’elle croyait que la femme était une cliente d’IRCC qui était sur les lieux pour une entrevue au bureau de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié d’IRCC ou chez Service Canada. Elle a indiqué croire cela parce que des clients d’IRCC attendaient souvent au rez-de-chaussée de l’immeuble avant ou après une entrevue avec des représentants du ministère ou de Service Canada. La gestionnaire a également témoigné que les clients d’IRCC utilisaient très souvent de grandes enveloppes jaunes pour transporter des documents en lien avec leurs demandes.

[25] La gestionnaire a également témoigné que la très grande majorité des clients d’IRCC sont membres des minorités visibles. Elle a estimé qu’en juillet 2017, environ 70 % des clients d’IRCC étaient des membres des minorités visibles.

[26] La gestionnaire a témoigné avoir présumé que le fonctionnaire connaissait déjà la femme, plus précisément, qu’il la connaissait comme cliente d’IRCC. Elle a dit avoir soupçonné que le fonctionnaire était lié d’une façon quelconque au dossier de cette femme. La gestionnaire était préoccupée par les apparences, notamment la perception qu’un agent principal d’immigration pouvait discuter en public avec une cliente d’IRCC.

[27] La gestionnaire a indiqué avoir à l’esprit des situations antérieures dans lesquelles des tiers l’avaient informée que le fonctionnaire avait été aperçu en conversation avec des clients dans la salle d’attente de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié. Ces situations antérieures seront décrites plus loin dans cette décision.

[28] Dans les jours suivant l’évènement du 24 juillet 2017, la gestionnaire a communiqué ses soupçons à sa directrice adjointe. Elle a consigné ses observations par écrit quelques jours plus tard dans un courriel envoyé à une conseillère en ressources humaines d’IRCC (la « conseillère en ressources humaines »). Il est à noter que les responsabilités de la gestionnaire n’incluaient aucune participation dans le processus disciplinaire à l’égard des employés sous sa supervision. Lorsqu’un enjeu disciplinaire surgissait, son rôle était limité à recueillir des renseignements et les faire parvenir à sa directrice. La directrice adjointe n’a pas témoigné.

[29] Le fonctionnaire ignorait qu’il avait été observé avec une femme qu’on croyait être une cliente d’IRCC. Il ignorait également que cet évènement avait été rapporté à la gestion. Il n’a appris la nouvelle qu’en août 2018, lorsqu’il a reçu le rapport final d’enquête sur lequel l’employeur s’est éventuellement appuyé pour imposer la mesure disciplinaire en cause dans la présente affaire. À l’audience, le fonctionnaire a indiqué ne pas se souvenir de la journée du 24 juillet 2017. Il a toutefois insisté pour dire qu’une cliente ne serait jamais montée dans sa voiture, et que la femme avec laquelle il avait été aperçu était vraisemblablement sa fille. Sa fille venait parfois le rejoindre au travail lorsqu’elle avait besoin qu’il la ramène à la maison. Il a décrit l’apparence de sa fille en 2017 comme suit : une jeune femme de 23 ans dont la peau est plus pâle que celle du fonctionnaire, qui est de taille moyenne et qui est assez élancée, et qui changeait fréquemment sa coiffure.

[30] À la suite du signalement rapporté par la gestionnaire, des vérifications préliminaires ont été effectuées à l’insu du fonctionnaire.

[31] En premier lieu, certaines vérifications ont été effectuées par l’autre gestionnaire, c’est-à-dire le collègue de la gestionnaire qui était avec elle dans le café le 24 juillet 2017. Cet autre gestionnaire aurait consulté les dossiers des femmes qui avaient eu des rendez-vous ou entrevues au bureau de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié dans les heures précédant l’évènement du 24 juillet 2017, et dont l’apparence pouvait correspondre à celle de la femme qui avait été observée avec le fonctionnaire. Chaque dossier d’IRCC contient une photo du demandeur. La gestionnaire a expliqué que l’autre gestionnaire avait revu les photos aux dossiers des clientes qui avaient eu un rendez-vous cette journée-là en vue de confirmer si la femme était une cliente d’IRCC. Il n’est pas clair si l’autre gestionnaire a effectué ces vérifications de sa propre initiative ou à la demande de la gestionnaire.

[32] Selon la gestionnaire, ces vérifications ont permis à l’autre gestionnaire d’identifier une cliente d’IRCC dont l’apparence – selon lui – correspondait à la femme qu’il avait vue avec le fonctionnaire en juillet 2017. La gestionnaire n’a pas vu la photo. Ainsi, elle n’a pas confirmé l’identité de la femme. Bien qu’elle n’eût pas vu la photo, la gestionnaire a tout de même fourni à la conseillère en ressources humaines le nom et le numéro d’identification de la cliente identifiée par l’autre gestionnaire, ainsi que le numéro d’accès du fonctionnaire au système mondial de gestion des cas (SMGC) d’IRCC. Il semblerait que la gestionnaire ait fourni ces renseignements aux Relations de travail d’IRCC à la suite d’une conversation entre la gestionnaire et la conseillère en ressources humaines. Les Relations de travail d’IRCC ont entrepris les démarches en vue d’obtenir un rapport des dossiers que le fonctionnaire aurait consultés dans le SMGC.

[33] La gestionnaire a également fait une demande auprès des services de sécurité d’IRCC en vue d’obtenir une copie de l’enregistrement vidéo de la réception et de la salle d’attente d’IRCC pour une période de deux heures avant l’heure à laquelle le fonctionnaire et la femme avaient été vus ensemble. Ce courriel indiquait que la demande provenait de la gestion. Selon la gestionnaire, la demande pour l’enregistrement vidéo ciblait les deux heures avant l’évènement du 24 juillet 2017 en raison de ses soupçons voulant que la femme serait une cliente d’IRCC qui était sur les lieux pour une entrevue qui aurait eu lieu avant qu’elle soit aperçue avec le fonctionnaire.

[34] Après avoir été informée qu’une demande de la nature décrite au paragraphe précédent devait provenir des Relations de travail, la gestionnaire a demandé à la conseillère en ressources humaines de présenter la demande pour l’enregistrement vidéo, ce que la conseillère en ressources humaines a fait.

[35] La conseillère en ressources humaines a également rédigé un courriel à l’appui de la demande pour le rapport d’accès au SMGC. Ce courriel indiquait, quant à lui, que le fonctionnaire avait été aperçu, à plusieurs reprises, avec une cliente du bureau des réfugiés d’IRCC, et qu’il existait un historique d’incidents semblables pouvant laisser croire que le fonctionnaire aidait des demandeurs d’asile avec leurs demandes, bien qu’il n’existait pas de preuve spécifique d’une inconduite. Le courriel indiquait également que le fonctionnaire avait récemment été observé par la gestionnaire alors qu’il parlait – à deux reprises – avec une demandeuse d’asile ainsi que lorsqu’il quittait le bureau avec la demandeuse d’asile. Le courriel indiquait que la demande pour un rapport d’accès au SMGC avait pour objectif de confirmer si le fonctionnaire avait consulté le dossier de cette demandeuse, un dossier que le fonctionnaire n’était pas autorisé à consulter dans le cadre de ses fonctions.

[36] Aucune preuve n’a été présentée à l’audience pouvant servir à confirmer ou démentir la thèse voulant que la femme était une cliente d’IRCC. Ni le rapport d’accès au SMGC ni l’enregistrement vidéo n’ont été présentés en preuve. Aucun témoin n’a témoigné quant aux conclusions tirées par l’employeur à la suite de l’obtention du rapport d’accès au SMGC et de l’enregistrement vidéo.

B. Incidents antérieurs

[37] Comme je l’ai mentionné précédemment, lorsqu’elle a vu le fonctionnaire s’entretenir avec la femme et quitter le travail avec elle, la gestionnaire avait à l’esprit des incidents semblables antérieurs. Elle a témoigné qu’à six ou sept reprises dans le passé, elle avait reçu des appels téléphoniques d’un gestionnaire de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié d’IRCC située dans une autre tour de l’immeuble. Ces appels avaient pour but d’informer la gestionnaire de la présence du fonctionnaire dans la salle d’attente de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié alors que, selon la gestionnaire, il n’avait pas de raison d’y être. La gestionnaire a témoigné qu’à au moins quatre de ces six ou sept occasions, elle avait parlé au fonctionnaire au sujet de sa présence dans la salle d’attente de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié. À chacune de ces occasions, le fonctionnaire lui aurait indiqué qu’il était dans la salle d’attente parce qu’il attendait des demandeurs qui devaient lui apporter des documents qu’il leur avait demandés pour appuyer leurs demandes. La gestionnaire a témoigné qu’à chacune de ces occasions, elle avait expliqué au fonctionnaire qu’il n’était pas approprié pour lui de rencontrer les demandeurs en personne et que tout document lié à une demande devait être reçu par la poste afin qu’il puisse être inscrit au SMGC avant d’être acheminé à un agent principal d’immigration pour traitement.

[38] Le fonctionnaire a reconnu qu’il rencontrait parfois des clients dans la salle d’attente de l’unité de traitement des demandes de statut de réfugié. Il s’agissait de la seule salle d’attente à laquelle les agents principaux d’immigration traitant les demandes d’ERAR et les demandes pour considérations d’ordre humanitaire avaient accès. Le fonctionnaire rencontrait des clients dans la salle d’attente ou dans des salles d’entrevue attenantes lorsqu’il voulait consulter les documents originaux d’un demandeur et en faire une copie, ou encore pour comparer des originaux aux copies fournies en appui d’une demande.

[39] Les évaluations du rendement du fonctionnaire pour les années 2015-2016 et 2016-2017 contiennent toutes les deux une mention inscrite par la gestionnaire en fin d’exercice voulant que le fonctionnaire devait, dans l’exécution de ses fonctions, mieux se conformer aux politiques et procédures opérationnelles. Selon la gestionnaire, cette portion de l’évaluation faisait référence au fait que le fonctionnaire persistait à rencontrer des demandeurs en personne, et ce, bien qu’on l’eût informé qu’il était inapproprié et contraire aux pratiques d’IRCC de faire ainsi.

C. Enquête et imposition de la mesure disciplinaire

[40] Comme il a été mentionné précédemment, aucune preuve n’a été présentée à l’audience quant aux résultats des vérifications préliminaires faites par l’autre gestionnaire et par l’employeur à la suite de l’évènement du 24 juillet 2017. Rien n’explique comment et pourquoi des allégations et des vérifications initiales axées sur l’interaction entre le fonctionnaire et la femme ont mené à une enquête formelle. Le fonctionnaire a été licencié à la suite de l’enquête.

[41] La preuve démontre qu’en septembre 2017, le directeur général du Réseau national d’IRCC a signé un mandat d’enquête relativement à trois allégations portées contre le fonctionnaire. Les allégations étaient les suivantes :

· Avoir accordé un traitement préférentiel à certains demandeurs.

· Avoir accédé à un ou à des dossiers avec lesquels vous avez un lien personnel.

· Utiliser de façon inappropriée tout bien ou matériel y compris les systèmes de réseaux électroniques ainsi que de l’information du gouvernement à des fins autres que celles qui sont officiellement approuvées.

 

[42] Selon Heidi Jurisic, la directrice du Réseau national, les allégations d’inconduite étaient graves. Elles allaient au cœur du devoir d’impartialité d’un agent principal d’immigration et portaient également sur un accès inapproprié aux renseignements et aux systèmes informatiques d’IRCC. Pour ces raisons, elle était d’avis que le fonctionnaire ne pouvait être maintenu dans ses fonctions pendant l’enquête. Elle a recommandé la suspension sans solde du fonctionnaire pendant l’enquête. Le directeur général du Réseau national a entériné la recommandation.

[43] Bien que le mandat d’enquête décrit au paragraphe 41 fût signé en septembre 2017, l’enquête n’a débuté qu’en décembre 2017. Ce n’est que le 14 décembre 2017 que le fonctionnaire a été informé des allégations d’inconduite à son égard et de sa suspension sans solde pendant l’enquête.

[44] À la mi-janvier 2018, le fonctionnaire a rencontré les enquêteurs. La transcription de l’entrevue a été déposée en preuve. Il n’est pas contesté que le fonctionnaire a collaboré à l’entrevue et a admis avoir commis les inconduites qui lui étaient reprochées.

[45] À la fin avril 2018, le fonctionnaire a reçu une copie du rapport préliminaire d’enquête. Il a eu l’occasion de fournir ses commentaires, ce qu’il a fait. Il a fourni une lettre manuscrite adressée aux enquêteurs ainsi qu’un courriel qu’il avait reçu de la part d’une demandeuse avec laquelle il avait développé une relation spirituelle.

[46] Le 13 août 2018, le rapport final d’enquête a été remis au fonctionnaire. Le rapport décrit le fondement factuel de la conclusion des enquêteurs voulant que les trois allégations soulevées à l’égard du fonctionnaire étaient fondées. Le rapport contient, entre autres, une transcription de l’entrevue du fonctionnaire, une copie des échanges de courriels entre le fonctionnaire et divers clients d’IRCC, ainsi que des tableaux qui énumèrent le nombre et le type d’accès non autorisés au SMGC reprochés au fonctionnaire.

[47] Dans le cadre d’une rencontre disciplinaire préparatoire à la fin août 2018, ainsi que dans un courriel qu’il a envoyé à Mme Jurisic à la suite de cette rencontre, le fonctionnaire a indiqué qu’il acceptait les conclusions du rapport final d’enquête. Il a demandé à la gestion de prendre en considération ses motivations pour les inconduites qui lui étaient reprochées, soit que les inconduites avaient été commises de bonne foi dans un désir de venir en aide aux demandeurs, et non pour en tirer un profit quelconque. Il a également demandé à l’employeur de prendre en considération ses années de service, son rendement, ainsi que l’impact qu’avait eu sa suspension sans solde sur lui et sa famille.

[48] À la suite de cette rencontre, Mme Jurisic a recommandé le licenciement du fonctionnaire au directeur général du Réseau national qui, à son tour, a recommandé au sous-ministre adjoint des opérations, le Dr Harpreet Kochhar, que le fonctionnaire soit licencié. C’est le Dr Kochhar qui avait l’autorité d’imposer une mesure disciplinaire au fonctionnaire. Selon le Dr Kochhar, le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire avait été irrémédiablement rompu.

[49] Le 11 décembre 2018 et près d’un an après avoir été informé de sa suspension sans solde, le fonctionnaire a été licencié.

[50] Les motifs de licenciement incluent, notamment, le fait que le fonctionnaire : aurait agi contrairement au Code de conduite d’IRCC; aurait démontré un manque de jugement lorsqu’il a offert un traitement de faveur à des demandeurs avec qui il avait des liens personnels; aurait accédé à leurs dossiers dans le SMGC sans avoir un besoin lié à ses fonctions; et aurait envoyé à des demandeurs des captures d’écran du SMGC ainsi que la justification appuyant les décisions prises dans leur dossier. Les motifs de licenciement incluent également le fait que le fonctionnaire a fourni des conseils à des demandeurs afin que leurs demandes soient revues favorablement par des décideurs d’IRCC et qu’il a rendu une décision favorable dans le dossier d’une demandeuse d’asile avec laquelle il avait une relation spirituelle et dont la demande était appuyée d’un document que le fonctionnaire savait frauduleux. Selon l’employeur, le fonctionnaire aurait omis de signaler le document frauduleux et aurait omis de demander que le dossier de cette demandeuse soit assigné à un autre décideur.

[51] La date du licenciement était rétroactive à la date de la suspension sans solde, soit le 14 décembre 2017.

[52] Le 17 décembre 2018, le fonctionnaire a présenté un grief contestant sa suspension sans solde et son licenciement.

D. Inconduites reconnues par le fonctionnaire

[53] Le fonctionnaire a reconnu avoir commis toutes les inconduites décrites dans le rapport final d’enquête. Il n’a pas contesté la preuve documentaire en annexe au rapport, une preuve qui inclut des copies d’échanges de courriels entre le fonctionnaire et des demandeurs et des listes qui énumèrent les accès non autorisés effectués par le fonctionnaire dans le SMGC.

[54] Le fonctionnaire a reconnu, entre autres, avoir :

· offert du coaching et des conseils à des demandeurs et des futurs demandeurs relativement au processus de demande de résidence permanente ou de résidence temporaire;

 

· révisé et corrigé des textes écrits utilisés par des demandeurs à l’appui de leurs demandes;

 

· formulé des recommandations quant aux renseignements et arguments que les demandeurs devraient inclure dans leurs demandes;

 

· développé une relation spirituelle avec une demandeuse d’asile dont la demande pour considération d’ordre humanitaire lui avait été assignée; il lui a prodigué des conseils relativement à sa demande, a révisé et traduit des textes pour appuyer la demande et a éventuellement accordé la demande pour considération d’ordre humanitaire malgré le fait qu’il savait qu’une lettre présentée par la demandeuse à l’appui de sa demande était frauduleuse;

 

· partagé avec des demandeurs dont les dossiers ne lui étaient pas assignés les notes d’autres agents principaux d’immigration, tirées du SMGC, dévoilant les motifs de refus de demandes; il a fait ainsi à plus d’une reprise;

 

· partagé avec un demandeur une lettre de refus d’une demande de visa de résident temporaire avant que la lettre officielle soit émise;

 

· consulté les dossiers de plusieurs demandeurs dont les dossiers ne lui étaient pas assignés ou ne lui étaient plus assignés;

 

· offert des conseils spirituels à une demandeuse pendant les heures de travail et en utilisant le réseau informatique d’IRCC.

 

[55] Les manquements du fonctionnaire impliquaient l’utilisation du réseau informatique d’IRCC, notamment le SMGC. Le fonctionnaire a accédé à des dossiers de demandes d’ERAR, pour considérations d’ordre humanitaire et de résidence permanente, le tout sans autorisation. En consultant les diverses listes qui énumèrent les accès non autorisés effectués par le fonctionnaire et qui sont en annexe au rapport d’enquête, je dénombre plus de 500 accès non autorisés qui auraient été effectués par le fonctionnaire.

[56] Le fonctionnaire offrait du coaching et des conseils à des demandeurs et de futurs demandeurs. Le rapport d’enquête renferme des copies de courriels envoyés par le fonctionnaire à au moins six demandeurs. La majorité des échanges de courriels entre le fonctionnaire et les demandeurs ont été effectués à partir de l’adresse électronique professionnelle du fonctionnaire à IRCC. Plusieurs courriels du fonctionnaire contenaient son bloc-signature à titre d’agent principal d’immigration. Le fonctionnaire a également utilisé son adresse électronique privée pour communiquer avec une demandeuse d’asile, plus précisément pour recevoir d’elle des ébauches d’un texte à l’appui de sa demande, qu’il révisait ou corrigeait avant de les lui renvoyer.

E. Preuve additionnelle relativement aux allégations de violations de la convention collective et de la LCDP

[57] En plus de contester le licenciement, le grief présenté par le fonctionnaire incluait des allégations de violations de la clause de la convention collective portant sur l’élimination de la discrimination et de la LCDP liées à de la discrimination sur la base de la race.

[58] Comme il a été précédemment indiqué, le fonctionnaire a été informé des soupçons de l’employeur en lien avec l’évènement du 24 juillet 2017 lorsqu’il a reçu la version finale du rapport d’enquête en août 2018.

[59] Une partie du rapport d’enquête intitulée « Détails administratifs » spécifie les allégations portées contre le fonctionnaire et décrit le mandat d’enquête émis par l’employeur. Dans cette même partie du rapport, il est indiqué que l’Unité des enquêtes en milieu de travail et de l’éthique avait reçu de l’information de la part de certains collègues du fonctionnaire qui l’auraient vu parler avec des clients dans les espaces publics de l’immeuble. Le rapport indique également que ces « soupçons » avaient été portés à l’attention de la direction.

[60] Avant de prendre connaissance de la version finale du rapport d’enquête, le fonctionnaire ignorait qu’il avait été observé avec une femme de race noire qu’on croyait être une cliente d’IRCC. Il ignorait également que cet évènement avait été rapporté à la gestion.

[61] Dans le cadre de son témoignage, le fonctionnaire a fait valoir qu’après avoir été informé des soupçons de l’employeur en lien avec l’évènement du 24 juillet 2017, il a cru que la race avait été un facteur qui aurait mené aux vérifications préliminaires et à l’enquête.

[62] Le fonctionnaire a témoigné au sujet de deux situations antérieures dans lesquelles la gestionnaire l’aurait questionné au sujet de conversations qu’il avait eues avec des personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC. Selon lui, la gestionnaire l’aurait interrogé après que des collègues du fonctionnaire aient rapporté à la gestionnaire qu’ils avaient vu le fonctionnaire parler en public avec des personnes de race noire qu’ils soupçonnaient d’être des clients d’IRCC. Dans le cadre de son témoignage, il a identifié un de ces collègues par nom. Cet individu n’a pas témoigné.

[63] Selon le fonctionnaire, le premier incident de ce genre se serait produit en novembre ou décembre 2016. La gestionnaire l’aurait questionné au sujet d’une conversation qu’il aurait eue dans le hall de l’immeuble avec deux personnes de race noire. Elle aurait alors informé le fonctionnaire qu’un collègue de travail, qu’elle aurait nommé par nom, l’aurait vu parler avec des personnes de race noire quelques jours auparavant et aurait signalé l’incident. Le fonctionnaire aurait par la suite informé la gestionnaire que les personnes de race noire avec lesquelles il avait parlé étaient une collègue qui travaillait également pour IRCC et une commissionnaire qui travaillait dans l’immeuble. Dans le cadre de cette conversation, il aurait demandé à la gestionnaire s’il lui était interdit de parler avec des personnes de race noire étant donné qu’il est également de race noire. Il aurait également demandé à la gestionnaire s’il était nécessaire pour ses collègues d’informer la gestionnaire lorsqu’il s’entretenait avec des personnes de race noire. Selon lui, la gestionnaire aurait répondu qu’il ne lui était pas interdit de parler avec des personnes de race noire, mais qu’à titre de gestionnaire, elle devait s’assurer que le fonctionnaire ne s’entretenait pas avec des clients d’IRCC en public.

[64] Le fonctionnaire a témoigné qu’au début de 2017, la gestionnaire l’aurait questionné de nouveau à la suite d’un signalement de la part d’un collègue du fonctionnaire. Selon le fonctionnaire, la gestionnaire aurait posé des questions au sujet d’une conversation que le fonctionnaire aurait eue avec des personnes de race noire dans le café situé au rez-de-chaussée de l’immeuble. Le fonctionnaire aurait alors expliqué à la gestionnaire qu’il avait, par hasard, rencontré des personnes qu’il connaissait alors qu’il s’achetait un café. Il a témoigné qu’il avait alors indiqué à la gestionnaire qu’il s’agissait de la deuxième fois qu’elle le questionnait au sujet de ses entretiens avec des personnes de race noire. Selon lui, la discussion avec la gestionnaire avait été « chaude ».

[65] Le fonctionnaire a témoigné qu’en raison de ces incidents, il s’était senti visé et traité différemment en raison de sa race. Il a également témoigné que ces incidents antérieurs l’avaient porté à croire que les soupçons et vérifications préliminaires qui portaient sur l’évènement du 24 juillet 2017 étaient teintés de discrimination et de préjugés raciaux.

[66] La gestionnaire ne se souvenait pas des incidents décrits par le fonctionnaire. Elle a témoigné qu’elle ne se souvenait pas d’avoir eu ces conversations avec le fonctionnaire au sujet d’entretiens de ce dernier avec des personnes de race noire. Elle a indiqué croire avoir été absente du travail pendant une période qui coïncidait avec le premier des deux incidents décrits par le fonctionnaire.

[67] Le collègue de travail du fonctionnaire qui aurait signalé à la gestionnaire avoir vu le fonctionnaire parler avec des personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble n’a pas témoigné.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour l’employeur

[68] Comme le fonctionnaire a reconnu ses manquements et qu’une mesure disciplinaire était justifiée, l’employeur soumet que seules les deux dernières étapes du critère énoncé dans Canadian Food and Allied Workers Union, Local P-162 v. Wm. Scott & Company Ltd. (1976), [1977] 1 Can. L.R.B.R. 1 (B.C.L.R.B.), au par. 13 (« Wm. Scott »), sont pertinentes dans le présent cas. Il fait valoir que sa décision de licencier le fonctionnaire n’était pas excessive à la lumière de la gravité des manquements reconnus par le fonctionnaire. Ses manquements étaient d’un nombre et d’une ampleur qui font en sorte que le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire a été irrémédiablement rompu.

[69] L’employeur fait valoir que le fonctionnaire a, à répétition, fait preuve d’un manque d’intégrité, d’impartialité et de jugement. Il a posé des gestes qui pourraient raisonnablement affecter la confiance du public dans l’intégrité et l’impartialité des services offerts par IRCC. Ces manquements entraînaient des risques à la réputation importants pour l’employeur, et constituaient des violations du droit à la vie privée. Après 17 années de service, le fonctionnaire aurait dû savoir que ces agissements constituaient des manquements graves. Les années de service du fonctionnaire peuvent constituer un facteur aggravant (voir McEwan c. Administrateur général (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), 2015 CRTEFP 53, au par. 129, et Pagé c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1299, aux paragraphes 33 à 35). L’employeur était en droit de s’attendre à mieux de la part d’un fonctionnaire d’expérience.

[70] À la lumière de la preuve au dossier, l’employeur était en droit de conclure que le fonctionnaire n’avait pas exprimé de véritables remords dans le cadre du processus disciplinaire. Le fonctionnaire a plutôt tenté de justifier ses actions en insistant sur ses motivations, notamment un désir de venir en aide aux personnes en besoin, ainsi que sur l’absence de profit ou de bénéfice personnel. L’employeur affirme que les motifs pour la conduite du fonctionnaire n’ont pas pour effet de diminuer l’ampleur et l’importance de ses manquements.

[71] L’employeur fait valoir que la Commission a reconnu, dans les décisions Woodcock c. Agence du revenu du Canada, 2020 CRTESPF 73 et Campbell c. Agence du revenu du Canada, 2016 CRTEFP 66, que le licenciement constitue une mesure disciplinaire appropriée dans des situations où des fonctionnaires de longue date et occupant des postes nécessitant un niveau d’intégrité élevé ont accédé, à répétition, aux dossiers d’autrui sans l’autorisation de le faire et dans le but de venir en aide et d’offrir des conseils non autorisés. La décision Woodcock sert également à illustrer qu’un employeur peut procéder directement au licenciement d’un fonctionnaire qui a commis des inconduites importantes telles que celles commises par le fonctionnaire dans la présente affaire. La discipline progressive n’est pas requise lorsque les manquements sont aussi importants et nombreux que ceux dans le présent cas.

[72] L’employeur reconnaît que le fonctionnaire possède une caractéristique protégée par la LCDP. Toutefois, il fait valoir que le fonctionnaire ne s’est pas déchargé du fardeau qui lui incombe pour établir la preuve prima facie de discrimination (voir Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au par. 33), c’est-à-dire d’établir la preuve prima facie que la race a été un facteur à l’occasion d’un traitement différent qu’il a subi (voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au par. 52 (« Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) »)).

[73] L’employeur fait valoir que les vérifications préliminaires et l’enquête n’ont pas été initiées en raison de préjugés ou stéréotypes raciaux. Elles ont été initiées en raison de l’historique de travail du fonctionnaire, notamment des incidents antérieurs où la gestionnaire avait eu à expliquer au fonctionnaire qu’il n’était pas approprié pour lui de rencontrer des demandeurs en personne, ainsi qu’en raison du fait que la personne avec laquelle le fonctionnaire avait été aperçu tenait dans ses mains une enveloppe semblable à celles utilisées par des clients d’IRCC. Dans les circonstances, il était raisonnable pour la gestionnaire de signaler ce qu’elle avait observé, d’autant plus que le Code de conduite d’IRCC lui imposait une obligation de signaler les manquements possibles de la part d’employés d’IRCC.

[74] La seule preuve relativement aux incidents antérieurs que le fonctionnaire invoque à l’appui de son allégation de discrimination est le témoignage du fonctionnaire lui-même. La gestionnaire n’avait aucun souvenir de tels incidents. L’employeur fait valoir que si les incidents se sont effectivement produits, il aurait été raisonnable pour la gestionnaire d’avoir des discussions avec le fonctionnaire étant donné qu’elle lui avait déjà fait les rappels décrits au paragraphe 37 de la présente décision, voulant qu’il n’était pas approprié pour lui de rencontrer des demandeurs en personne. Le fait que le fonctionnaire croyait avoir été assujetti à des vérifications préliminaires et à une enquête formelle en raison de sa race n’est pas suffisant pour constituer une preuve prima facie de discrimination (voir Filgueira c. Garfield Container Transport Inc., 2005 TCDP 32, au par. 41).

B. Pour le fonctionnaire

[75] Le fonctionnaire admet ses inconduites et reconnaît qu’elles méritaient une mesure disciplinaire. Il n’a jamais nié les allégations portées contre lui. Toutefois, il affirme que l’employeur n’a examiné que ses inconduites, ne tenant pas compte de nombreux facteurs atténuants qui démontraient qu’il avait un clair potentiel de réhabilitation et que le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire n’avait pas été irrémédiablement rompu. Le fonctionnaire fait valoir que l’employeur n’a ainsi pas respecté le principe de discipline progressive qui veut qu’un employé fautif doive bénéficier d’une chance de corriger son comportement. Son licenciement était excessif.

[76] Le fonctionnaire fait valoir qu’il avait 17 années de service auprès d’IRCC et qu’il avait un bon rendement. Il n’avait aucun antécédent disciplinaire à son dossier à l’époque. Il a immédiatement reconnu ses manquements et a accepté la responsabilité de ses gestes. Il a collaboré à l’enquête formelle et a exprimé des remords. L’employeur devait tenir compte de ces divers facteurs atténuants (voir Nadeau c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2018 CRTESPF 28; Touchette c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2019 CRTESPF 72; Viner c. Administrateur général (ministère de la Santé), 2022 CRTESPF 74; Hughes c. Agence Parcs Canada, 2015 CRTEFP 75; Roberts c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2007 CRTFP 28; Matthews c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2016 CRTEFP 38).

[77] Selon le fonctionnaire, l’employeur a eu tort de considérer ses années de service comme un facteur aggravant et de considérer l’absence d’antécédent disciplinaire comme constituant un facteur neutre. De plus, l’employeur a, à tort, traité les propos du fonctionnaire au sujet de sa motivation non pas comme une tentative d’expliquer ses remords, mais plutôt comme un facteur aggravant, c’est-à-dire comme un indice démontrant qu’il n’acceptait pas la responsabilité de ses gestes.

[78] Le fonctionnaire demande que son licenciement soit remplacé par une suspension sans solde d’une durée de six mois, comme un arbitre de grief l’a fait dans Nadeau. Une telle mesure disciplinaire aurait un effet dissuasif important et serait, selon le fonctionnaire, compatible avec l’objectif de la discipline, soit de corriger et non de punir un comportement répréhensible.

[79] En plus de son argumentaire relativement à son licenciement, le fonctionnaire est d’avis qu’il a été victime de discrimination basée sur la race. Il fait valoir que l’employeur a amorcé une enquête sur la base d’informations teintées de préjugés raciaux, soit des soupçons selon lesquels il y avait inconduite lorsque le fonctionnaire, un homme de race noire, rencontrait des personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC. Le fonctionnaire a été suspendu sans solde pour la durée de cette enquête.

[80] Le fonctionnaire affirme que la discrimination raciale s’illustre parfois par des préjugés subtils et inconscients. La jurisprudence enseigne qu’une preuve directe de discrimination n’est pas requise. De plus, il n’est pas nécessaire d’établir l’intention de discriminer (voir Grant c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2017 CRTEFP 59 et Davis c. Agence des services frontaliers du Canada, 2014 TCDP 34).

[81] Selon le fonctionnaire, l’employeur aurait présumé qu’il rencontrait une cliente d’IRCC et qu’il agissait de façon incompatible avec le Code de conduite d’IRCC du seul fait que lui, un homme de race noire, parlait avec une femme de race noire à proximité des locaux d’IRCC. Au lieu de demander au fonctionnaire de s’expliquer ou de lui poser des questions pour mieux comprendre la situation, l’employeur a amorcé des vérifications préliminaires et, par la suite, une enquête formelle. Il a fait cela en raison de stéréotypes et de préjugés. L’employeur n’a présenté aucune preuve pouvant démontrer qu’il y avait eu inconduite le 24 juillet 2017, et que la femme ayant été aperçue avec le fonctionnaire cette journée-là était une cliente. Selon lui, cette absence de toute preuve appuie la thèse voulant que les soupçons de l’employeur étaient basés sur des préjugés raciaux.

[82] Le fonctionnaire fait valoir que la situation qu’il a vécue constitue un profilage racial inconscient (voir Bageya v. Dyadem International, 2010 HRTO 1589). À deux reprises avant l’évènement du 24 juillet 2017, il avait été interrogé par la gestionnaire après avoir parlé avec des personnes de race noire. L’employeur présumait que les personnes de race noire étaient des clients et présumait une inconduite de la part du fonctionnaire lorsqu’il était aperçu avec des personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble. N’eût été des stéréotypes et préjugés raciaux, l’employeur n’aurait pas présumé que le fonctionnaire agissait de façon répréhensible le 24 juillet 2017 et n’aurait donc pas entrepris les vérifications préliminaires qui ont mené à une enquête et à son licenciement.

[83] Le fonctionnaire a précisé – à plus d’une reprise au cours de l’audience – qu’il accepte qu’une mesure disciplinaire était justifiée et que son allégation de discrimination en lien avec l’enquête menée par l’employeur ne vise pas à invalider le rapport d’enquête ou son licenciement. Il s’agit d’une demande distincte de sa demande cherchant à faire substituer une suspension sans solde d’une durée de six mois à son licenciement. Le fonctionnaire demande plutôt à la Commission de reconnaître qu’il y a eu discrimination en violation de sa convention collective et qu’il a droit aux indemnités prévues à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP.

IV. Analyse

[84] Le grief du fonctionnaire contient cinq énoncés distincts. Le fonctionnaire conteste son licenciement et sa suspension sans solde. Il allègue que l’employeur a violé une clause de la convention collective portant sur l’élimination de la discrimination, ainsi que les droits du fonctionnaire en vertu de la LCDP. Le grief invoque également l’application de toute autre clause de la convention collective pouvant trouver application aux faits de cette affaire.

[85] La formulation du grief est compatible avec la position du fonctionnaire, exprimée à l’audience, selon laquelle ses allégations de discrimination et de mesure disciplinaire excessive sont distinctes, c’est-à-dire que la Commission pourrait conclure que la décision de l’employeur d’entamer une enquête à l’égard du fonctionnaire a été teintée de discrimination, et que son licenciement n’est tout de même pas excessif.

[86] Comme indiqué précédemment, le fonctionnaire ne fait pas valoir que l’enquête formelle ou la décision de l’employeur de le licencier était teintée de discrimination. Il a reconnu ses inconduites. Il accepte que l’imposition d’une mesure disciplinaire était justifiée. Puisque le fonctionnaire m’a présenté son allégation de discrimination comme étant distincte de son allégation selon laquelle son licenciement constituait une mesure disciplinaire excessive, j’aborderai les deux allégations de façon distincte.

A. L’allégation de discrimination

[87] Le fonctionnaire fait valoir que l’employeur a posé un geste discriminatoire contre lui, en contravention aux obligations de l’employeur en vertu de la convention collective et de la LCDP. Il soutient qu’il a fait l’objet d’une enquête en raison de préjugés et stéréotypes raciaux. Selon lui, le déclenchement de l’enquête s’inscrivait dans une trame factuelle où, en raison de sa race, ses interactions sociales avec des personnes de cette même race étaient remises en question.

[88] Afin que la Commission puisse conclure à la présence de discrimination raciale, le fonctionnaire doit tout d’abord établir une preuve prima facie de ses allégations. Dans Moore, la Cour suprême du Canada a établi un critère à trois étapes. En premier lieu, le fonctionnaire doit démontrer qu’il possède une caractéristique protégée contre la discrimination, ce qu’il a fait : il possède la caractéristique protégée de la race. Le fonctionnaire doit, en deuxième lieu, démontrer qu’il a subi un effet préjudiciable : il a subi un effet préjudiciable lié à son emploi lorsqu’il a fait l’objet de vérifications préliminaires qui ont mené à une enquête formelle. Le dernier volet du critère énoncé dans Moore requiert une preuve voulant que la caractéristique protégée – ici, la race – constituait un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

[89] Pour rencontrer son fardeau de la preuve, le fonctionnaire n’est pas tenu de faire la preuve que la race était le seul facteur ayant mené l’employeur à entamer une enquête formelle à son égard. Il doit plutôt présenter une preuve prépondérante voulant que la discrimination était l’un des facteurs en jeu lorsque l’employeur a décidé d’effectuer l’enquête formelle (voir Morin c. Canada (Procureur général), 2005 TCDP 41, au par. 191). Une preuve directe n’est pas indispensable. Il est en effet possible de démontrer l’existence de discrimination par déduction, en ayant recours à des preuves circonstancielles (voir Brown c. le commissaire du Service correctionnel du Canada, 2012 TDFP 17, au par. 72). La Commission doit ainsi tenir compte de toutes les circonstances pour déterminer s’il existe de « subtiles odeurs de discrimination » (voir Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1988), 1988 CanLII 108 (TCDP)).

[90] En milieu de travail, de subtiles odeurs de discrimination peuvent, selon moi, se manifester par une attention accrue à l’égard des interactions sociales ou professionnelles d’un employé en raison de sa race. Elles peuvent également se manifester par une attention accrue à l’égard des interactions d’un employé de race noire lorsqu’il interagit avec des personnes qui sont également de race noire. J’accepte l’argument du fonctionnaire selon lequel la race des personnes avec lesquelles il interagissait dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC est pertinente à l’analyse que je dois effectuer.

[91] J’accepte la preuve du fonctionnaire selon laquelle la gestionnaire l’a interrogé au sujet d’interactions sociales qu’il avait eues avec des personnes de race noire dans des aires publiques de l’immeuble, et ce, à deux reprises avant l’évènement du 24 juillet 2017. La description que le fonctionnaire a faite des incidents lors de l’audience était compatible avec une description des incidents rédigée en septembre 2019 et présentée au troisième palier de la procédure applicable aux griefs individuels. À l’audience devant la Commission, son témoignage à ce sujet était bref, mais clair et précis. Il a identifié les périodes pendant lesquelles ces incidents se seraient produits, ainsi que le nom d’un collègue qui aurait signalé au moins une des interactions sociales à la gestionnaire. Il a décrit – en termes généraux – les paroles qui auraient été prononcées par lui et la gestionnaire dans le cadre de ces conversations.

[92] La gestionnaire, quant à elle, ne se souvenait pas des incidents décrits par le fonctionnaire. Elle a indiqué croire avoir été absente du travail pendant une période qui aurait pu coïncider avec le premier des deux incidents décrits par le fonctionnaire.

[93] Je donne préséance au témoignage du fonctionnaire. Se faire questionner par sa gestionnaire au sujet de conversations anodines avec des collègues de travail ou des connaissances constituerait, à mon avis, un évènement marquant dans la vie professionnelle d’un employé. Il est raisonnable de s’attendre à ce que le fonctionnaire se souvienne très clairement de tels incidents. Je conclus, sur une prépondérance des probabilités, que les incidents décrits par lui ont eu lieu. J’accepte également comme véridique le témoignage du fonctionnaire selon lequel il se sentait surveillé lorsqu’il interagissait avec des personnes de race noire en raison des deux incidents décrits précédemment. J’accepte également que l’évènement du 24 juillet 2017 ait accentué ce sentiment.

[94] Le fonctionnaire a fait valoir que la situation qu’il a vécue constitue un profilage racial inconscient. Dans Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), la Cour suprême du Canada a endossé le concept de profilage racial qui suit (au par. 33) :

[33] […]

Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, tels [sic] la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent.

Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d’autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait, notamment, de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée. […]

(Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Le profilage racial : mise en contexte et définition (2005) (en ligne), p. 15; voir aussi Commission ontarienne des droits de la personne, Politique et directives sur le racisme et la discrimination raciale (2005) (en ligne), p. 21.)

 

[95] Le fonctionnaire m’a également renvoyé à la décision du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario dans l’affaire Bageya. Dans cette décision, ce tribunal a conclu qu’un gestionnaire avait remis une lettre d’avertissement à M. Bageya en raison, en partie, de stéréotypes raciaux selon lesquels les hommes noirs seraient menaçants et violents. En faisant référence à la décision Sinclair v. London (City), 2008 HRTO 48, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a indiqué que le racisme anti-Noirs et ses manifestations subtiles sont bien reconnus en droit canadien. Ce tribunal a également indiqué que la racialisation touche les hommes noirs en particulier, souvent sans la participation consciente de ceux qui prennent les décisions, en raison de stéréotypes les concernant selon lesquels ils ont souvent recours aux interactions physiques, et sont violents et plus susceptibles d’être criminels (voir Bageya, au par. 131).

[96] Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que le fonctionnaire n’a pas satisfait la troisième étape du critère énoncé dans Moore, soit de présenter une preuve prépondérante voulant que la discrimination était l’un des facteurs en jeu lorsque l’employeur a décidé d’effectuer les vérifications préliminaires qui ont mené à l’enquête formelle. La preuve présentée par le fonctionnaire à l’appui de son allégation de discrimination n’appuie pas une conclusion voulant que la discrimination était un facteur en jeu « […] plus probable que les autres conclusions ou hypothèses possibles […] » (voir Morin, au par. 191).

[97] De plus, compte tenu de toute la preuve devant moi, je suis d’avis que, bien que le fonctionnaire avait raison de croire que ses interactions sociales faisaient l’objet d’une attention accrue de la part de sa gestionnaire, cette attention accrue était fondée sur des préoccupations légitimes découlant de la pratique antérieure du fonctionnaire de rencontrer des demandeurs en personne plutôt qu’en raison de la race du fonctionnaire.

[98] Il n’est pas contesté que le fonctionnaire avait comme pratique antérieure de rencontrer des demandeurs en personne, malgré le fait qu’il avait été averti qu’il était inacceptable de le faire. La gestionnaire lui avait dit à au moins quatre reprises qu’il devait cesser de le faire. Deux des évaluations du rendement du fonctionnaire en font mention. Lorsque la gestionnaire a vu le fonctionnaire avec la femme dans les aires publiques de l’immeuble ainsi qu’à l’extérieur de l’immeuble, la gestionnaire a soupçonné que le fonctionnaire maintenait sa pratique antérieure et rencontrait une cliente d’IRCC en personne. Étant donné l’historique de rappels ayant été faits au fonctionnaire, j’accepte qu’un employeur soit à l’affût d’indices voulant que le fonctionnaire persistait à rencontrer des clients en personne, contrairement aux attentes qui lui avaient clairement été exprimées.

[99] Le fonctionnaire avait un dossier disciplinaire vierge à l’époque des faits pertinents au présent grief. En raison d’une clause à la convention collective qui prévoit la suppression d’une mesure disciplinaire du dossier de l’employé après une période déterminée, une mesure disciplinaire antérieure n’était plus au dossier du fonctionnaire à l’époque à laquelle remontent les faits pertinents au présent grief. L’existence de cette mesure disciplinaire antérieure a toutefois été révélée dans le cadre du contre-interrogatoire du fonctionnaire pour contredire le témoignage de ce dernier lorsqu’il a indiqué ne pas avoir fait l’objet de discipline pour des inconduites semblables dans le passé. L’employeur lui avait ainsi imposé, quelques années auparavant, une mesure disciplinaire pour une inconduite qui a été décrite à l’audience comme étant du coaching d’un client d’IRCC dans le cadre de la préparation d’une demande déposée auprès du ministère. Le coaching avait eu lieu dans l’immeuble d’IRCC pendant les heures de travail.

[100] Bien que l’employeur ne pouvait pas tenir compte de la mesure disciplinaire antérieure dans son choix de la mesure disciplinaire faisant l’objet du présent grief, l’inconduite antérieure du fonctionnaire faisait tout de même partie du contexte factuel dans lequel s’inscrivaient les interactions entre le fonctionnaire et la gestionnaire lorsque le fonctionnaire a été vu en train de s’entretenir avec des gens pouvant être des clients d’IRCC dans les aires publiques de l’immeuble pendant les heures de travail.

[101] Lorsque la gestionnaire a vu le fonctionnaire avec la femme dans les aires publiques de l’immeuble le 24 juillet 2017, elle a présumé que le fonctionnaire connaissait déjà la femme, plus précisément, qu’il la connaissait comme cliente d’IRCC. La gestionnaire a témoigné avoir soupçonné une inconduite de la part du fonctionnaire parce que la femme tenait une enveloppe semblable à celles souvent utilisées par les clients d’IRCC et parce que le fonctionnaire avait continué de rencontrer des demandeurs en personne malgré le fait qu’il avait été averti à plusieurs reprises qu’il était inacceptable de le faire. Elle a également témoigné avoir soupçonné que la femme pouvait être une cliente parce que, selon elle, la majorité des clients d’IRCC étaient des membres des minorités visibles.

[102] Ces trois facteurs – pris ensemble – ont porté la gestionnaire à signaler à sa directrice adjointe l’évènement du 24 juillet 2017. Ce signalement a mené à des vérifications préliminaires relativement aux accès au SMGC par le fonctionnaire. La preuve révèle que l’enquête formelle a été mandatée par le directeur général du Réseau national d’IRCC en raison des indications d’inconduites probables qui ont été révélées dans le cadre des vérifications préliminaires. L’enquête formelle a en effet confirmé les inconduites du fonctionnaire.

[103] Je trouve préoccupante une présomption à l’égard des clients d’IRCC qui a été mis au jour dans le présent dossier. Il ressort de la preuve que des représentants de l’employeur ont présumé que les personnes de race noire se trouvant dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC, ou à proximité de l’immeuble, étaient des clients du ministère.

[104] Comme indiqué précédemment, avant l’évènement du 24 juillet 2017, le fonctionnaire avait été questionné à deux reprises à la suite d’entretiens avec des connaissances qui étaient de race noire. Je tiens à souligner que rien n’indique que le fonctionnaire a été interrogé de la sorte lorsqu’il a eu des entretiens dans les aires publiques de l’immeuble avec des personnes qui ne sont pas de race noire.

[105] Le 24 juillet 2017 et dans les jours qui suivirent, des représentants de l’employeur ont présumé que la femme était une cliente d’IRCC sur place pour un rendez-vous parce qu’elle était de race noire, qu’elle se trouvait dans l’immeuble d’IRCC – ou à proximité de l’immeuble – et qu’elle tenait une grande enveloppe jaune. Or, l’enveloppe était d’une taille et d’une couleur très communes. Le grand public reconnaîtrait qu’elles sont vendues dans de nombreux commerces et qu’elles sont utilisées dans d’innombrables environnements de travail. Rien n’indique que l’enveloppe que tenait la femme portait l’image de marque ou l’adresse d’IRCC. De plus, IRCC n’était pas l’unique occupant de l’immeuble. Service Canada et des entreprises privées y étaient également des occupants. La femme aurait pu être dans l’immeuble pour bon nombre de raisons qui n’auraient rien à voir avec IRCC.

[106] Le témoignage de la gestionnaire selon lequel la majorité des clients d’IRCC sont des membres des minorités visibles ne peut expliquer la présomption des représentants de l’employeur voulant que les personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble soient des clients d’IRCC. Dans les circonstances du présent dossier, je ne peux qu’en déduire que les représentants de l’employeur soupçonnaient également que ces personnes – lorsqu’elles étaient aperçues en conversation avec le fonctionnaire – étaient à la recherche de conseils ou de coaching visant à bonifier leur demande auprès d’IRCC.

[107] La discrimination raciale peut s’illustrer par des préjugés subtils et inconscients. Une preuve circonstancielle peut suffire pour fonder une conclusion selon laquelle il y a eu discrimination. Le fonctionnaire m’a demandé de conclure à la présence de discrimination à son égard en raison du fait que l’employeur a présumé qu’il y avait inconduite lorsque le fonctionnaire – un homme de race noire – interagissait avec des personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC. Je suis d’accord avec le fonctionnaire lorsqu’il fait valoir que la Commission ne doit pas examiner la preuve à son égard en faisant abstraction de la preuve du contexte plus large, c’est-à-dire la preuve relativement aux personnes avec lesquelles il interagissait dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC lorsqu’il était soupçonné de commettre des inconduites.

[108] Toutefois, un examen attentif de l’ensemble de la preuve qui m’a été présentée à l’audience ne me permet pas de conclure que le fonctionnaire a fait l’objet de vérifications préliminaires et d’une enquête formelle en raison de préjugés ou stéréotypes raciaux à son égard. En examinant les circonstances qui ont mené au signalement des interactions du fonctionnaire et aux vérifications préliminaires, je conclus que le fonctionnaire n’a pas établi que le profilage racial à son égard était un facteur ayant mené l’employeur à effectuer des vérifications préliminaires à la suite des observations de la gestionnaire et à déclencher une enquête formelle. L’ensemble de la preuve n’indique pas que ces mesures ont été prises « sans motif[s] réel[s] ou soupçon[s] raisonnable[s] » (voir Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), au par. 33). Comme il a été précédemment indiqué, les interactions du fonctionnaire ont été signalées en raison de l’historique du fonctionnaire et des vérifications effectuées. Dans le présent cas, les vérifications préliminaires effectuées par l’employeur ne constituaient pas une mesure disproportionnée prise, en tout ou en partie, en raison de la race du fonctionnaire (voir Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), au par. 33).

[109] Le présent cas se distingue également de Bageya. Bien que les représentants de l’employeur ont présumé que les personnes de race noire présentes dans l’immeuble d’IRCC étaient des clients, contrairement à Bageya, aucune preuve ne m’a été présentée pouvant suggérer que cette présomption reposait sur des stéréotypes à leur égard en raison de leur race. Si des représentants de l’employeur ont soupçonné – consciemment ou non – que les personnes de race noire qui interagissaient avec le fonctionnaire dans les aires publiques de l’immeuble étaient des clients à la recherche de conseils ou de coaching, la preuve démontre que cette présomption était en raison du fait qu’ils étaient aperçus en conversation avec un employé qui persistait à rencontrer des clients en personne, contrairement aux attentes qui lui avaient clairement été exprimées.

[110] Bien que le fonctionnaire se sentait surveillé en raison de sa race, la prépondérance de la preuve ne me permet pas de conclure que sa race était effectivement un des facteurs ayant mené l’employeur à effectuer des vérifications préliminaires à la suite des observations de la gestionnaire et à déclencher une enquête formelle. L’ensemble de la preuve devant moi n’appuie pas la conclusion que la race du fonctionnaire était, en réalité, une des raisons pour lesquelles l’employeur était préoccupé par le comportement du fonctionnaire. J’estime que le fonctionnaire a fait l’objet de vérifications préliminaires et d’une enquête formelle en raison du fait qu’il est un agent principal d’immigration qui persistait à rencontrer des clients en personne après avoir reçu plusieurs rappels à l’effet qu’il était inapproprié de le faire, et qui avait déjà fait l’objet d’une mesure disciplinaire pour avoir offert du coaching à des demandeurs.

[111] Malgré les préoccupations exprimées précédemment au sujet de présomptions de la part de certains représentants de l’employeur à l’égard des personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC, l’ensemble de la preuve démontre tout de même, selon la prépondérance des probabilités, que la race du fonctionnaire n’était pas un facteur ayant mené l’employeur à effectuer des vérifications préliminaires et une enquête formelle. Le fonctionnaire a fait l’objet de ces mesures en raison de préoccupations légitimes de la part de l’employeur voulant que le fonctionnaire persistait à rencontrer des clients en personne, contrairement aux attentes qui lui avaient clairement été exprimées.

[112] En fin de compte, la prépondérance des probabilités ne démontre pas que l’employeur a présumé, en raison de préjugés ou stéréotypes raciaux, qu’il y avait inconduite lorsque le fonctionnaire – un homme de race noire – interagissait avec des personnes de race noire dans les aires publiques de l’immeuble d’IRCC.

[113] Je conclus que l’allégation de discrimination formulée par le fonctionnaire n’est pas fondée. Je rejette donc cette partie du grief du fonctionnaire.

B. La mesure disciplinaire

[114] L’autre partie du grief du fonctionnaire conteste sa suspension et son licenciement.

[115] Dans le cadre de la présente affaire, il est primordial de rappeler que le fonctionnaire ne conteste pas la conduite que l’employeur lui reproche. Il a reconnu, dès la rencontre disciplinaire préparatoire à la fin août 2018 et à l’audience devant moi, avoir commis les inconduites décrites plus haut dans la section « Inconduites reconnues par le fonctionnaire ». Il a ainsi admis que les allégations qui ont mené l’employeur à imposer une mesure disciplinaire sont fondées. Il admet aussi que sa conduite était répréhensible.

[116] Il est aussi important de rappeler que le fonctionnaire ne conteste pas que ses agissements constituaient une violation du Code de conduite d’IRCC et du Code de valeurs et d’éthique du secteur public du Conseil du Trésor. Il a en effet témoigné qu’il était au courant des exigences de ces codes. Il avait également reçu de la formation en matière de valeurs et d’éthique, dont une formation en matière d’éthique s’adressant à des employés qui exercent des pouvoirs de décision, tel que le fonctionnaire.

[117] Il est manifeste, selon moi, que les agissements du fonctionnaire justifiaient l’imposition d’une mesure disciplinaire, ce que le fonctionnaire admet lui-même. Le premier élément du critère énoncé dans Wm. Scott est donc admis. De plus, comme mentionné précédemment, le fonctionnaire ne soulève aucune allégation de discrimination à l’égard de l’imposition d’une mesure disciplinaire et a demandé, à plusieurs reprises au cours de l’audience, que son allégation de discrimination soit traitée distinctement de la question portant sur la sévérité de la mesure disciplinaire qui lui a été imposée. J’ai déjà traité de l’allégation de discrimination soulevée par le fonctionnaire et j’ai conclu que la preuve au dossier ne l’appuyait pas. Tel que le fonctionnaire le demande, je ne tiendrai pas compte de cette allégation de discrimination dans mon évaluation de la mesure disciplinaire que l’employeur a imposée au fonctionnaire.

[118] Le deuxième élément du critère Wm. Scott requiert l’examen de la sévérité de la mesure disciplinaire imposée, c’est-à-dire si la mesure imposée – ici, le licenciement – était excessive dans les circonstances de l’affaire. Dans la négative, le grief doit être rejeté. Cependant, si la mesure imposée est excessive, la Commission doit poursuivre son analyse afin d’identifier une mesure disciplinaire plus appropriée dans les circonstances. C’est à l’employeur que revient le fardeau de justifier le choix de la mesure disciplinaire imposée. Ces questions sont donc les seules qu’il reste à trancher dans la présente affaire.

[119] Selon le fonctionnaire, l’employeur n’a pas tenu compte des facteurs atténuants dans le choix de la mesure disciplinaire, notamment ses années de service, son dossier disciplinaire vierge, sa collaboration dans le cadre de l’enquête formelle et les remords qu’il a exprimés. Le licenciement serait donc une mesure disciplinaire excessive lorsque la mesure est évaluée à la lumière de sa capacité de réhabilitation. Il fait valoir que l’employeur ne lui a pas accordé la chance de se corriger, contrairement à ce que requiert le principe de la discipline progressive. Le fonctionnaire demande une occasion de faire mieux et de corriger les erreurs du passé.

[120] Le fonctionnaire a reconnu l’incompatibilité de ses gestes avec les fonctions du poste qu’il occupait. Il a reconnu sa faute dès l’étape de l’enquête formelle. Selon lui, avec le temps, sa perception de ses actions a changé. Alors qu’à l’époque il s’était laissé guider par une compassion et un désir de venir en aide qui avaient leur source dans ses croyances religieuses, il reconnaît maintenant qu’un employé doit respecter le Code de conduite d’IRCC et que la compassion ne doit pas mener un employé à enfreindre le Code.

[121] J’accepte sans hésitation les remords que le fonctionnaire a exprimés à l’audience. J’accepte ainsi qu’il regrette maintenant sincèrement ses actions et qu’aujourd’hui, il comprend la gravité de son inconduite. Je suis également satisfaite qu’en raison des années qui se sont écoulées et des leçons apprises à la suite de cet incident, il ne répètera pas les erreurs du passé. Toutefois, l’évaluation de la sévérité d’une mesure disciplinaire ne doit pas être effectuée à la seule lumière des conclusions tirées par le fonctionnaire avec plusieurs années de recul. La sévérité de la mesure imposée doit être évaluée à la lumière de l’ensemble des circonstances au dossier.

[122] Les parties ne font pas la même évaluation de la gravité des manquements du fonctionnaire. Elles sont en désaccord sur la question de savoir si le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire a été irrémédiablement rompu.

[123] J’accepte que le fonctionnaire a agi comme il l’a fait parce qu’il était motivé par un désir d’aider son prochain, un désir qui découlait de croyances religieuses qui occupaient une place importante dans sa vie. Ses actions n’avaient pas pour objet de tirer un gain ou un avantage personnel. Le fonctionnaire me semble être une personne qui fait preuve d’une grande compassion. Malheureusement, cette compassion et ces bonnes intentions ont mené le fonctionnaire à prioriser son désir de venir en aide aux autres plutôt que son devoir d’intégrité et d’impartialité à titre d’agent principal d’immigration.

[124] Les inconduites du fonctionnaire touchaient le cœur du mandat d’IRCC, soit le traitement impartial de demandes en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Ses inconduites étaient nombreuses. Elles ont été décrites précédemment. Je ne les répéterai pas toutes ici. Toutefois, je tiens à en signaler quelques-unes qui illustrent bien, selon moi, la gravité de l’inconduite, le manque d’intégrité et le manque de jugement répété du fonctionnaire.

[125] Le fonctionnaire a accordé un traitement de faveur à des demandeurs avec lesquels il avait des liens personnels et dont les dossiers ne lui étaient pas assignés. Il leur a fourni des conseils et de la rétroaction pour bonifier leurs demandes auprès d’IRCC. Il a révisé, corrigé et traduit des textes à l’appui de demandes déposées auprès d’IRCC. Ses interventions avaient pour but d’augmenter les chances d’une décision favorable à l’égard de ces demandes.

[126] La preuve démontre aussi que le fonctionnaire a développé une relation spirituelle avec une cliente d’IRCC dont la demande pour considération d’ordre humanitaire lui était assignée. Il communiquait avec elle en utilisant son adresse courriel professionnelle à IRCC et son adresse courriel privée pour lui offrir un soutien moral et spirituel. Il lui a également accordé un traitement de faveur, s’impliquant activement dans la préparation de demandes présentées par cette cliente et qu’il devait lui-même évaluer. Ici, comme dans les situations décrites au paragraphe précédent, le fonctionnaire n’a pas respecté la ligne qui séparait son rôle d’agent principal d’immigration et sa vie personnelle et spirituelle. De plus, il a fait preuve d’un manque d’intégrité important lorsqu’il a accueilli la demande pour considération d’ordre humanitaire de cette demandeuse alors qu’il savait que la demande était appuyée, en partie, par un document frauduleux.

[127] Le fonctionnaire a également utilisé les réseaux informatiques d’IRCC pour consulter les dossiers de demandeurs dont il n’avait pas la responsabilité et en l’absence de tout besoin opérationnel. Il a fourni à certains demandeurs des captures d’écran ou des copier-coller de notes inscrites au SMGC, leur dévoilant ainsi les notes rédigées par d’autres agents principaux d’immigration ainsi que la justification écrite pour les décisions prises dans leurs dossiers.

[128] Le fonctionnaire a consulté des dossiers de demandes d’ERAR, pour considérations d’ordre humanitaire et de résidence permanente, le tout sans autorisation. Il est important de ne pas perdre de vue que des dossiers de cette nature comportent de nombreux renseignements personnels relatifs aux demandeurs et aux membres de leur famille, dont des renseignements relatifs à leur emploi, à leur situation financière, à leur santé, à leurs antécédents judiciaires et à leur éducation. L’accès non autorisé à de tels renseignements pourrait, dans certaines circonstances, mettre en péril le bien-être et la sécurité du demandeur – ou celle de sa famille à l’étranger.

[129] Le présent cas ne constitue pas la première occasion où la Commission est appelée à examiner une mesure disciplinaire imposée à un fonctionnaire qui a accédé aux dossiers d’autrui sans autorisation et dans le but de venir en aide et d’offrir des conseils non autorisés. Les décisions Woodcock et Campbell en sont deux dont les faits sont semblables au présent cas.

[130] Les décisions Woodcock et Campbell impliquaient toutes deux l’Agence du revenu du Canada (ARC) ainsi que des allégations d’accès non autorisés et répétés, par des fonctionnaires, aux dossiers de contribuables canadiens. Dans les deux cas, la Commission a conclu que les fonctionnaires en question avaient accordé un traitement préférentiel à des contribuables, bien qu’ils n’en avaient pas tiré un avantage financier.

[131] Dans Woodcock, M. Woodcock avait consulté les dossiers associés à des proches, à des amis et à des proches de ses amis pour ensuite préparer leurs déclarations de revenus ou les aider à régler leurs affaires fiscales avec l’ARC. Dans Campbell, M. Campbell avait consulté sans autorisation des dossiers de membres de sa famille et de connaissances à 93 reprises, et il avait accordé un traitement préférentiel à des contribuables à 14 reprises. Motivé par un désir d’aider autrui, M. Campbell avait, entre autres, effectué des changements mineurs à leurs dossiers, informé des membres de sa famille du statut de leur déclaration de revenus et enregistré le testament d’un membre de sa famille élargie au moment du décès de cette personne. La Commission a conclu que M. Campbell avait également divulgué, sans autorisation, des renseignements fiscaux à une tierce partie.

[132] M. Woodcock et M. Campbell étaient des fonctionnaires de longue date, soit 33 ans de service pour M. Campbell et 31 ans pour M. Woodcock. M. Woodcock et M. Campbell ont été licenciés. Dans les deux cas, la Commission a conclu qu’un licenciement ne constituait pas une mesure disciplinaire excessive et a rejeté un argument selon lequel des mesures disciplinaires progressives s’imposaient. Dans les deux cas, la Commission a conclu que le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire avait été rompu et ne pouvait pas être réparé.

[133] Le fonctionnaire a fait valoir à l’audience que Woodcock pouvait être distinguée en raison d’un écart dans le nombre d’accès non autorisés reprochés au fonctionnaire dans la présente affaire par rapport au nombre d’accès non autorisés dans Woodcock. M. Woodcock avait effectué 621 accès non autorisés aux dossiers de 15 contribuables différents. En consultant les diverses listes qui énumèrent les accès non autorisés effectués par le fonctionnaire qui sont en annexe au rapport d’enquête, je dénombre plus de 500 accès non autorisés qui auraient été effectués par le fonctionnaire. Ce nombre est élevé. Il est suffisamment semblable au nombre d’accès non autorisés dans Woodcock pour faire de Woodcock une décision pertinente en l’espèce. De plus, la preuve au dossier indique que le fonctionnaire a communiqué par courriel avec au moins six demandeurs au sujet de leurs demandes. Il a fourni des conseils à au moins trois d’entre eux.

[134] Comme le fait valoir le fonctionnaire, il est vrai qu’un employeur est généralement tenu d’imposer des mesures disciplinaires de façon progressive. Toutefois, il existe des circonstances dans lesquelles l’application du principe de discipline progressive n’est pas appropriée. Il peut être justifié de procéder au licenciement dès un premier incident répréhensible lorsque l’inconduite est suffisamment grave (voir Woodcock, au par. 63). Ici, le fonctionnaire fait valoir que le principe de discipline progressive aurait dû être appliqué étant donné les facteurs atténuants dans le présent cas.

[135] Le fonctionnaire était un employé de longue date qui a gravi les échelons d’IRCC pour occuper un poste d’agent principal d’immigration. Il a collaboré avec les enquêteurs et a reconnu ses inconduites. J’estime que la preuve démontre que le fonctionnaire a exprimé certains remords au moment de l’enquête et du processus disciplinaire. Toutefois, ces remords portaient principalement sur les conséquences des inconduites sur le fonctionnaire et sa famille et laissaient planer un doute à savoir si le fonctionnaire cherchait plutôt à justifier ses actions. Même si l’on met de côté la question à savoir si le fonctionnaire tentait de justifier ses inconduites au lieu d’exprimer de véritables remords, je trouve préoccupant l’absence d’introspection et de réflexion de la part du fonctionnaire – tant au moment du processus disciplinaire qu’à l’audience – quant aux conséquences possibles de ses actions pour IRCC et les demandeurs.

[136] Compte tenu de l’ensemble des circonstances au dossier, j’estime que les facteurs atténuants décrits précédemment ne font pas en sorte que la mesure disciplinaire imposée par l’employeur est excessive.

[137] Comme mentionné précédemment, le fonctionnaire admet avoir posé des gestes qui étaient interdits en vertu du Code de conduite d’IRCC et du Code de valeurs et d’éthique du secteur public. Je suis d’accord avec l’employeur pour dire que ces gestes constituaient un risque important à la réputation d’IRCC et qu’ils démontraient un manque important de jugement de la part du fonctionnaire. Les actions du fonctionnaire pouvaient en effet miner la confiance du public dans l’intégrité des programmes d’IRCC.

[138] Le fonctionnaire connaissait les règles d’éthique propres à son poste. Il connaissait les valeurs et comportements attendus décrits dans le Code de conduite d’IRCC et le Code de valeurs et d’éthique du secteur public. Il admet que ses gestes constituaient des violations du Code de valeurs et d’éthique du secteur public et du Code de conduite d’IRCC. Le fonctionnaire connaissait et comprenait son devoir de ne jamais utiliser son rôle officiel en vue de favoriser autrui de façon indue. Malgré cela, il a utilisé son rôle et son accès au SMGC pour favoriser des demandeurs avec lesquels il avait des liens personnels ou une relation spirituelle.

[139] Le fonctionnaire savait qu’il devait en tout temps maintenir son impartialité et son intégrité professionnelle et décisionnelle. Malgré cela, il a privilégié – inconsciemment ou non – ses valeurs de compassion au lieu du respect des normes d’intégrité et d’impartialité. Le manque de jugement dont a fait preuve le fonctionnaire était important et répété. Ses inconduites, qui se sont échelonnées sur approximativement trois ans, étaient incompatibles avec la nature du poste qu’il occupait.

[140] Aussi purs que puissent avoir été les motifs personnels du fonctionnaire, ils n’ont pas pour effet d’effacer ses manquements professionnels importants et répétés. Bien qu’il soit vrai que chaque employé apporte avec lui au travail ses propres valeurs et croyances, celles-ci ne peuvent pas justifier le non-respect d’un code de conduite et des obligations professionnelles qui incombent à l’employé. Tout employé doit respecter les normes de conduite professionnelles et exercer ses fonctions avec impartialité, honnêteté et intégrité, qu’importe ses valeurs personnelles ou croyances religieuses.

[141] Selon le fonctionnaire, l’employeur ne peut pas raisonnablement prétendre que le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire était rompu parce que l’employeur lui a permis de continuer à occuper ses fonctions – sans modification de tâches ou restriction d’accès aux systèmes informatiques d’IRCC – entre le 24 juillet 2017 et le 14 décembre 2017 (date de sa suspension sans solde). Le fonctionnaire y voit une preuve de la confiance réelle que l’employeur avait en lui.

[142] De juillet à septembre 2017, l’employeur effectuait certaines vérifications préliminaires à l’égard du fonctionnaire en vue de décider si une enquête formelle était requise. Un employeur ne devrait pas modifier les tâches d’un employé ou limiter ses accès aux réseaux informatiques basés sur de simples soupçons. Un employeur prudent pourrait en effet choisir d’effectuer certaines vérifications préliminaires avant de décider si une enquête en bonne et due forme est requise. Il pourrait également choisir d’attendre l’issue de ces vérifications préliminaires avant de modifier les tâches d’un employé, de limiter ses accès aux réseaux informatiques, ou de suspendre l’employé pendant une enquête formelle. J’accepte le témoignage du Dr Kochhar selon lequel il aurait été prématuré pour IRCC de suspendre ou modifier les tâches du fonctionnaire dès l’évènement du 24 juillet 2017. L’employeur était tenu de s’assurer d’avoir recueilli suffisamment de renseignements pouvant suggérer que des manquements avaient effectivement eu lieu avant de déclencher un processus d’enquête formelle et suspendre le fonctionnaire sans solde.

[143] Un mandat d’enquête a été signé le 29 septembre 2017. Toutefois, ce n’est que le 14 décembre 2017 que le fonctionnaire a été suspendu sans solde. Plus de deux mois se sont écoulés entre la signature du mandat d’enquête et la suspension du fonctionnaire. Bien que ce délai puisse sembler long, j’estime qu’il n’est pas inusité pour un employeur d’avoir besoin de plusieurs semaines pour mettre en œuvre un processus d’enquête formelle et compléter les démarches nécessaires pour suspendre le fonctionnaire pendant la durée de l’enquête.

[144] Bien que ses intentions aient été bonnes et qu’il a exprimé des remords à l’audience, les inconduites du fonctionnaire allaient au cœur même de la prestation de services d’IRCC. Ses inconduites pouvaient entraîner un risque important à la réputation d’IRCC et constituaient des manquements de jugement, d’intégrité et d’impartialité graves et répétés. Compte tenu de cela et de la jurisprudence citée, je conclus que la mesure disciplinaire imposée par l’employeur n’était pas excessive. J’estime en effet que le lien de confiance entre l’employeur et le fonctionnaire était rompu et ne pouvait pas être réparé. Je rejette donc également cette partie du grief du fonctionnaire.

[145] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


V. Ordonnance

[146] Le grief est rejeté.

Le 18 octobre 2023.

Amélie Lavictoire,

une formation de la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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