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Date: 20231102

Dossier: 566-34-47114

 

Référence: 2023 CRTESPF 99

 

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Coat of Arms

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi dans le

secteur public fédéral

Entre

 

Elias Nehme

fonctionnaire s’estimant lésé

 

et

 

Agence du revenu du Canada

 

employeur

Répertorié

Nehme c. Agence du revenu du Canada

Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage

Devant : Christopher Rootham, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le fonctionnaire s’estimant lésé : Karyn Ladurantaye, agente des relations de travail

Pour l’employeur : Christine Langill, avocate

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés les 8, 23 et 31 mai, le 27 juillet et le 17 août 2023
.

(Traduction de la CRTESPF)


Motifs de décision

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Aperçu

[1] L’Agence du revenu du Canada (l’« employeur ») s’oppose au présent grief au motif qu’il a été déposé tardivement. Elias Nehme, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), a démissionné de son emploi à la fin de 2021 et a déposé le présent grief le 20 juillet 2022. L’employeur affirme que les circonstances ayant donné lieu au grief sont survenues alors que le fonctionnaire était encore à l’emploi et que, par conséquent, le grief a été déposé après le délai de 25 jours ouvrables prévu pour ce faire.

[2] Je suis d’accord.

[3] Le grief soulève une série d’actes répréhensibles survenus alors que le fonctionnaire était un employé. Le fonctionnaire affirme qu’il a attendu sept mois après la fin de son emploi pour déposer le présent grief parce que l’employeur avait fait deux choses : le 20 juin 2022, il a mis fin à son mandat de vaccination contre la COVID-19 pour ses employés et, à un moment non précisé, il a nommé d’autres employés aux postes qu’il convoitait. Le fonctionnaire affirme que ces deux actions démontrent que l’employeur a agi de mauvaise foi pendant qu’il était encore à son emploi.

[4] Contrairement aux arguments du fonctionnaire, les faits importants qui sous‑tendent son grief sont tous survenus avant son dernier jour d’emploi. La fin du mandat de vaccination contre la COVID-19 et la nomination d’autres employés aux postes que le fonctionnaire souhaitait obtenir pour lui-même pendant qu’il était un employé n’ont pas fait recommencer le délai de 25 jours pour déposer un grief.

[5] J’accueille l’objection de l’employeur à l’encontre de ce grief et je le rejette parce qu’il est hors délai.

II. Faits essentiels du grief

[6] Il y a deux faits sur lesquels les parties s’entendent : le fonctionnaire a démissionné par courriel le 22 novembre 2021 et il a déposé le présent grief le 20 juillet 2022. Le fonctionnaire a d’abord déclaré qu’il démissionnerait le lundi 13 décembre 2021, puis a demandé que la date d’entrée en vigueur soit le 23 novembre 2021, puis a écrit pour se plaindre du fait que son gestionnaire avait accepté sa démission le 23 novembre 2021 au lieu du 13 décembre 2021 (et que son gestionnaire aurait dû lui permettre de prendre un congé de maladie non payé jusqu’à ce moment-là). Le document de dotation présenté par l’employeur indique que le fonctionnaire a été rayé de l’effectif le vendredi 10 décembre 2021. Il n’est pas contesté que le fonctionnaire a démissionné et que la date de prise d’effet de la démission était le 13 décembre 2021 ou avant cette date. Pour les fins du présent cas, la date précise de démission est sans importance.

[7] Les parties conviennent également que le délai pour déposer un grief expire 25 jours après « […] la date à laquelle [l’employé] est notifié, oralement ou par écrit, ou prend connaissance, pour la première fois, de l’action ou des circonstances donnant lieu au grief » (selon la clause 34.11 de la convention collective entre l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada et l’Agence du revenu du Canada qui venait à échéance le 21 décembre 2022; la « convention collective »). Le terme « jour » est défini dans la convention collective de façon à exclure les fins de semaine et les jours fériés, de sorte que le délai pour déposer un grief est de 25 jours ouvrables.

[8] Les parties ne s’entendent pas sur pratiquement tout le reste du présent cas; heureusement, la démission du fonctionnaire à la fin de 2021 et la date du grief suffisent pour trancher le présent cas.

[9] Enfin, l’article 95 du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79) exige qu’un employeur ou un défendeur s’oppose à la recevabilité d’un grief au palier où le délai n’a pas été respecté, à tous les paliers subséquents de la procédure applicable au grief, et qu’il s’oppose de nouveau au plus tard 30 jours après avoir reçu une copie du renvoi du grief à l’arbitrage. L’employeur a satisfait à ces exigences; par conséquent, la seule question à trancher dans le présent cas est celle de savoir si le grief est effectivement hors délai.

III. La démarche pour déterminer le délai pour déposer un grief

[10] Comme je l’ai mentionné, la convention collective indique que le délai de 25 jours pour déposer un grief commence à courir lorsque l’employé est notifié ou prend connaissance « de l’action ou des circonstances donnant lieu au grief ».

[11] Pour déterminer « […] l’action ou [l]es circonstances donnant lieu au [présent] grief », j’ai suivi l’approche adoptée dans Bowden c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2021 CRTESPF 93, au par. 37, et j’ai déterminé cette action ou cette circonstance en examinant le formulaire de grief. J’ai également tenu compte des arguments présentés par le fonctionnaire qui décrivaient la nature du présent cas.

[12] Le grief se lit comme suit :

[Traduction]

Je conteste la décision de l’employeur de m’avoir enlevé des fonctions que j’ai bien exercées, d’avoir fait des promesses fausses et trompeuses concernant l’obtention d’un poste permanent et d’avoir modifié de façon importante mes conditions de travail. La modification de mes fonctions et conditions de travail équivaut à un congédiement déguisé. Cela a causé des dommages à ma réputation, des difficultés financières, et un stress et une anxiété énormes. Je dépose un grief contre le fait que l’employeur m’a harcelé au point où j’ai dû démissionner de mon poste pour préserver mon bien‑être. Je conteste également le fait que les mesures prises par l’employeur visaient à exercer des représailles pour avoir soulevé des problèmes et des préoccupations en milieu de travail, contrairement aux articles 5 (Droits de la direction) et 24 (Hygiène et sécurité) de ma convention collective du groupe VFS, ainsi qu’à d’autres articles connexes. J’ai également dû prendre un congé de maladie pour m’occuper de ma santé et j’ai appris une fois mon congé expiré que ma seule option était de demander une retraite pour raisons médicales. Je n’ai pas été informé de mes droits de demander des prestations de maladie ou d’invalidité de l’assurance-emploi et aucune mesure d’adaptation ne m’a été proposée. J’ai été encore plus harcelé pendant mon congé de maladie pour attester de mon statut vaccinal, contrairement à la politique sur la Covid elle-même. Ce faisant, j’ai été victime de discrimination en violation de la clause Élimination de la discrimination (42) de ma convention collective. Les actions de l’employeur sont également contraires à la partie 2 du Code canadien du travail (Santé et sécurité), y compris la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, la Loi canadienne sur les droits de la personne et toutes les autres lois, les politiques et les directives de l’ARC applicables.

 

[13] Les événements contestés, selon le formulaire de grief, sont donc les suivants :

· la modification des fonctions du fonctionnaire;

· les promesses concernant un poste permanent (le fonctionnaire agissait à titre intérimaire ES-04 et voulait être nommé de façon permanente à cette classification);

· le harcèlement qui a amené le fonctionnaire à démissionner;

· le fait d’informer le fonctionnaire qu’une fois son congé de maladie expiré, sa seule option était de présenter une demande de retraite pour raisons médicales, alors qu’il aurait dû être informé de son droit de présenter une demande d’assurance-emploi;

· le fait de demander au fonctionnaire d’attester de son état de vaccination (ce qui, selon le fonctionnaire, constituait du harcèlement).

 

[14] Bien que je n’aie pas les dates précises de ces événements, ils se sont tous produits à un moment donné avant le 13 décembre 2021 (date de démission proposée du fonctionnaire). Le délai pour contester ces événements expirait au plus tard 25 jours plus tard (soit le 20 janvier 2022).

[15] Le fonctionnaire a également déposé le formulaire 24 dans lequel il a donné un avis à la Commission canadienne des droits de la personne, indiquant que le grief invoque une discrimination fondée sur l’âge. Puisque le grief ne mentionne pas la discrimination fondée sur l’âge, j’ai demandé à la représentante du fonctionnaire d’expliquer la nature de cette allégation. La représentante a expliqué que le fonctionnaire soutenait avoir été ridiculisé et mal traité parce qu’il était plus jeune que les autres membres de son équipe, notamment avoir été ridiculisé pour avoir détenu une maîtrise en administration des affaires, parce qu’il ne connaissait pas bien le cinéma ou la musique d’époques précédentes, et parce qu’il était exclu des réunions sociales. Le fonctionnaire soutient également que l’employeur l’a privé de certaines responsabilités professionnelles en raison de son âge.

[16] Tous ces incidents se sont également produits avant le dernier jour de travail du fonctionnaire, le 13 décembre 2021, et, dans la mesure où le grief soulève ces questions, ils sont également en dehors du délai de 25 jours.

IV. Les trois arguments du fonctionnaire concernant les raisons pour lesquelles le grief est déposé dans le délai

[17] Le fonctionnaire présente trois arguments pour expliquer pourquoi le grief a été déposé dans les délais prescrits, malgré le fait que l’action ou les circonstances à l’origine du grief sont survenues plus de 25 jours avant son dépôt. J’ai rejeté les trois arguments.

A. Les faits essentiels sont survenus avant le dernier jour d’emploi du fonctionnaire

[18] Premièrement, le fonctionnaire soutient que le grief n’aurait pas entièrement inclus ou décrit avec exactitude tous les événements importants s’il avait été déposé avant le 20 juin 2022. Autrement dit, les faits essentiels sont survenus avant le 20 juin 2022. Le grief a été déposé le 20 juillet 2022, ce qui signifie qu’il respectait le délai si les faits importants étaient survenus dans les 25 jours précédents (c.-à-d. après le 14 juin 2022).

[19] En guise de contexte, l’Agence du revenu du Canada a instauré une politique exigeant que tous les employés attestent s’ils ont été pleinement vaccinés contre la COVID-19 au plus tard le 26 novembre 2021, puis qu’ils le soient au plus tard le 13 décembre 2021, sous réserve d’un certain nombre d’exceptions. Le 20 juin 2022, l’Agence du revenu du Canada a mis fin à cette politique. L’Agence du revenu du Canada s’est inspirée du reste de l’administration publique fédérale pour adopter la politique et la retirer.

[20] Le fonctionnaire soutient que le retrait de cette politique le 20 juin 2022 était un fait important à l’origine du présent grief, soutenant que [traduction] « […] les événements qui se sont produits et les mesures injustes de l’employeur et de ses mandataires à son égard ont culminé avec la levée du mandat de vaccination le 20 juin 2022 ».

[21] Je rejette cet argument.

[22] La capacité d’un ancien employé de déposer un grief est énoncée au paragraphe 206(2) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (LC 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi »), qui se lit comme suit :

Application aux anciens fonctionnaires

Former employees

(2) Les dispositions de la présente partie relatives aux griefs s’appliquent par ailleurs aux anciens fonctionnaires en ce qui concerne :

(2) Every reference in this Part to an employee includes a former employee for the purposes of any provisions of this Part respecting grievances with respect to

a) les mesures disciplinaires portant suspension, ou les licenciements visés aux alinéas 12(1)c), d) ou e) de la Loi sur la gestion des finances publiques;

(a) any disciplinary action resulting in suspension, or any termination of employment, under paragraph 12(1)(c), (d) or (e) of the Financial Administration Act; or

b) dans le cas d’un organisme distinct, les mesures disciplinaires portant suspension, ou les licenciements, visés aux alinéas 12(2)c) ou d) de cette loi ou à toute loi fédérale ou à tout texte d’application de celle-ci, concernant les attributions de l’organisme.

(b) in the case of a separate agency, any disciplinary action resulting in suspension, or any termination of employment, under paragraph 12(2)(c) or (d) of the Financial Administration Act or under any provision of any Act of Parliament, or any regulation, order or other instrument made under the authority of an Act of Parliament, respecting the powers or functions of the separate agency.

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

 

[23] Le fonctionnaire était employé par un organisme distinct et, par conséquent, était régi par l’alinéa 206(2)b) de la Loi.

[24] En plus de cette règle législative pour les employés qui ont été licenciés, un ancien employé peut déposer un grief après avoir démissionné volontairement de son emploi lorsque les faits importants qui sous-tendent le grief se sont produits pendant que la personne lésée était employée; voir Canada (Procureur général) c. Santawirya, 2019 CAF 248, au par. 20. Encore faut-il cependant qu’il existe un lien entre l’événement faisant l’objet du grief et le lien d’emploi. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans Santawirya, « […] dans certaines circonstances, il se peut qu’une personne ne soit plus fonctionnaire au moment où certains faits se font jour, mais que le lien nécessaire avec la relation d’emploi soit néanmoins établi » (au par. 21). L’employeur cite aussi Price c. Canada (Procureur général), 2016 CF 649, au par. 31, pour ce principe, où la Cour fédérale a conclu qu’un ancien employé avait qualité pour contester une cote de rendement pour une période de son emploi mais fournie seulement après sa retraite parce qu’il était lésé « à titre d’employé » par sa cote de rendement. Je conviens que le raisonnement suivi dans Price a été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans Santawirya.

[25] C’est donc dire que la démission d’un employé « […] établit les paramètres à l’intérieur desquels la plupart des faits doivent être établis » (voir Santawirya, au par. 22). En d’autres termes, la question qui donne lieu au grief doit survenir au cours de l’emploi du fonctionnaire s’estimant lésé, et le fonctionnaire s’estimant lésé doit s’estimer lésé « à titre d’employé » (voir Salie c. Canada (Procureur général), 2013 CF 122, au par. 61).

[26] La décision de lever la politique de vaccination contre la COVID-19 le 20 juin 2022 a été prise après la démission du fonctionnaire. Le grief n’allègue même pas que la décision de lever le mandat de vaccination a touché le fonctionnaire ou n’en fait pas mention et encore moins n’affirme qu’elle l’a touché « à titre d’employé ». J’ai conclu que la levée du mandat de vaccination n’a pas eu d’incidence sur le fonctionnaire à titre d’employé, ce qui signifie qu’il n’a pas la qualité pour contester cette décision. Cette décision n’était donc pas un fait essentiel à l’origine du présent grief et n’a pas fait recommencer le délai de 25 jours pour déposer un grief.

B. L’intention de l’employeur n’est pas un fait essentiel et le fait d’apprendre cette intention n’a pas fait recommencer la période de dépôt d’un grief

[27] Deuxièmement, le fonctionnaire soutient que le [traduction] « caractère malveillant de l’intention de [l’employeur] n’était pas pleinement évident avant la date à laquelle le mandat de vaccination a été levé » et que la [traduction] « gravité de la situation n’était pas pleinement évidente » avant cette date. Dans cet argument subsidiaire, le fonctionnaire ne soutient pas que la levée du mandat de vaccination l’a lésé; il soutient plutôt que la levée du mandat de vaccination a fourni une preuve de l’intention de l’employeur de lui nuire pendant son emploi.

[28] Le fonctionnaire soutient également que la nomination par l’employeur d’employés aux postes permanents ES-04 prouve également son intention de lui nuire. Le fonctionnaire ne précise pas à quel moment l’employeur a nommé ces personnes aux postes permanents ES-04, mis à part qu’il l’a fait après avoir donné son avis de démission le 22 novembre 2021. J’ai présumé, sans en décider, que les nominations faisant l’objet de la plainte ont eu lieu dans les 25 jours suivant la date du grief — par ailleurs, cet argument n’est d’aucun secours au fonctionnaire, car son grief serait encore hors délai.

[29] L’argument du fonctionnaire invoque le principe du moment où le préjudice aurait pu être découvert. Ce principe [traduction] « […] dicte qu’une cause d’action prend naissance, aux fins de la prescription, lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d’action ont été découverts par le [fonctionnaire] ou auraient dû l’être s’il avait fait preuve de diligence raisonnable » [je mets en évidence] (voir Toromont Cat v. International Union of Operating Engineers, Local 904 (2021), 325 L.A.C. (4e) 262 (Peddigrew), citant Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147 au par. 77). Ce principe se retrouve à la clause 34.11 de la convention collective qui stipule qu’un fonctionnaire peut présenter un grief « […] au plus tard le vingt-cinquième (25e) jour qui suit la date à laquelle [l’employé] est notifié, oralement ou par écrit ou prend connaissance pour la première fois de l’action ou des circonstances donnant lieu au grief » [je mets en évidence].

[30] Le principe du moment où le préjudice aurait pu être découvert ne permet pas à un fonctionnaire d’attendre de découvrir tous les éléments de preuve qui pourraient soutenir son allégation. Comme l’a souligné la Cour d’appel de l’Alberta, [traduction] « [t]rès peu de personnes qui poursuivent en justice ont une certitude absolue » (voir Hill v. Alberta (Registrar of Land Agents), 1993 ABCA 75, au par. 8). La question est plutôt de savoir si une personne connaît suffisamment de faits sur lesquels fonder une allégation contre une autre partie; voir Lawless v. Anderson, 2011 ONCA 102, aux paragraphes 22 et 23. Comme l’a dit un tribunal, [traduction] « […] le délai de prescription court à partir du moment où le demandeur éventuel a ou aurait dû avoir connaissance d’une demande potentielle, et la découverte ultérieure de faits qui font d’une demande limite une demande viable ne donne pas ouverture au principe du moment où le préjudice aurait pu être découvert »; voir Johnson v. Studley, 2014 ONSC 1732, au par. 60.

[31] Le principe du moment où le préjudice aurait pu être découvert signifie donc que le délai commence à courir dès qu’une partie a connaissance des faits importants qui donnent lieu à une demande. Les faits importants sont les faits qui comprennent les [traduction] « éléments essentiels à la formulation d’une demande »; voir Mercantile Office Systems Private Limited v. Worldwide Warranty Life Services Inc., 2021 BCCA 362, au par. 45. Une fois que le fonctionnaire s’estimant lésé découvre les faits essentiels, le délai de 25 jours pour déposer un grief commence à courir.

[32] Il y a une différence entre les faits essentiels et la preuve nécessaire pour les prouver. La différence est [traduction] « une différence de degré et non de nature » en ce que la preuve est l’information qui [traduction] « tend à prouver la véracité des faits importants » : voir Jacobson v. Skurka, 2015 ONSC 1699, au par. 44.

[33] La Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission », qui fait également référence à ses prédécesseurs) a abordé ce point à plusieurs reprises lorsqu’elle a affaire à des fonctionnaires s’estimant lésés qui expliquent avoir déposé leurs griefs en retard parce qu’ils attendaient des documents qui seraient fournis dans le cadre de demandes d’accès à l’information (communément appelées demandes d’AIPRP). Parfois, la Commission a accordé une prorogation du délai pour déposer un grief en raison d’une demande d’AIPRP en instance, comme dans Palmer c. Service canadien du renseignement de sécurité, 2006 CRTFP 9, et parfois, la Commission a conclu que l’attente d’une demande d’AIPRP n’était pas une raison suffisante pour justifier une prorogation du délai, comme dans Chow c. Conseil du Trésor (Agence de la santé publique du Canada), 2015 CRTEFP 81. Cependant, dans tous les cas, la demande d’AIPRP en cours n’a pas déclenché le principe du moment où le préjudice aurait pu être découvert. Même dans des cas comme Palmer, où la Commission a accordé une prorogation du délai, le grief était encore en dehors des délais malgré la demande d’AIPRP en instance parce que les renseignements contenus dans la demande d’AIPRP auraient pu constituer une preuve utile, mais ces renseignements ne constituaient pas un fait essentiel.

[34] Le fonctionnaire n’explique jamais comment un employeur qui lève un mandat de vaccination pour tous les employés démontre qu’il avait l’intention de lui nuire à titre d’employé avant sa démission sept mois plus tôt. Le fonctionnaire n’explique pas non plus pourquoi la nomination d’autres employés à des postes ES-04 démontre que l’employeur avait l’intention de lui nuire. Le fonctionnaire semble soutenir qu’on lui a promis une promotion au printemps 2020, que l’employeur a manqué à cette promesse en 2020 et que la décision de l’employeur de nommer d’autres employés des années plus tard, après son départ, démontre quelque chose. Au mieux, le grief allègue que l’employeur a harcelé le fonctionnaire, et qu’il a levé le mandat de vaccination et nommé d’autres ES-04, selon les observations écrites du fonctionnaire, [traduction] « […] a changé les circonstances et a révélé davantage les intentions derrière les actions de ses anciens gestionnaires et son ancien employeur ».

[35] J’admets que je suis sceptique concernant les arguments du fonctionnaire selon lesquels le fait de lever un mandat de vaccination ou de nommer d’autres employés peut démontrer que l’employeur avait l’intention de lui nuire étant donné qu’il avait démissionné quelque sept mois plus tôt. Je soupçonne fortement que l’employeur a raison de soutenir que [traduction] « […] l’allégation selon laquelle la suspension de la politique était l’aboutissement de la mesure prise par l’employeur contre le fonctionnaire s’estimant lésé n’est pas soutenue par des faits ni par des éléments de preuve ». Je me demande également si la Commission a compétence pour entendre ce grief, car les questions de harcèlement personnel et de dotation ne relèvent habituellement pas de la compétence de la Commission. Toutefois, comme je ne m’intéresse qu’au respect des délais à cette étape, je suis prêt à présumer que le fonctionnaire pourrait prouver que l’employeur a levé un mandat de vaccination pour l’ensemble de son effectif et qu’il a nommé d’autres employés à des postes que le fonctionnaire souhaitait obtenir en 2020 simplement pour lui nuire, même s’il a démissionné des mois plus tôt.

[36] L’argument du fonctionnaire au sujet du respect des délais confond les faits importants qui sont à la base de son grief avec la preuve à l’appui de celui-ci. L’intention n’est pas un fait important qui constitue le fondement d’un grief de harcèlement, car l’intention n’est pas une composante nécessaire du harcèlement; voir Green c. Canada (Procureur général), 2017 CF 1121, au par. 36; Thomas c. Canada (Procureur général), 2013 CF 292, au par. 67; Ivanoff c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2023 CRTESPF 20, au par. 152. La victime de harcèlement n’a pas besoin de prouver que le harceleur avait l’intention de la harceler. Les intentions d’un harceleur peuvent constituer une preuve utile ou être pertinentes lorsqu’il s’agit d’évaluer la réparation appropriée, mais c’est la conduite d’un harceleur – et non ses intentions – qui est à la base d’une prétention de harcèlement.

[37] Les faits importants à l’origine du grief étaient tous connus du fonctionnaire avant qu’il ne démissionne; ce qui s’est passé par la suite est, au mieux, une preuve d’intention qui l’aiderait à prouver sa prétention ou aurait un effet sur la réparation. Le délai pour déposer un grief est déclenché lorsque le fonctionnaire connaît les faits essentiels nécessaires pour déposer un grief, et non lorsqu’il a accumulé les éléments de preuve dont il croit avoir besoin pour obtenir gain de cause. Le principe du moment où le préjudice aurait pu être découvert n’est d’aucun secours au fonctionnaire dans le présent cas.

C. Il ne s’agit pas d’un grief continu

[38] Troisièmement, le fonctionnaire soutient qu’il y a eu une conduite continue qui s’est conclue par la levée du mandat de vaccination par l’employeur le 20 juin 2022. Le fonctionnaire soutient également que cela signifie qu’il y avait un grief continu, ce qui a eu pour effet de recommencer le délai pour déposer un grief le 20 juin 2022.

[39] Il y a grief continu lorsqu’un employeur manque à une obligation récurrente. Ainsi, lorsque l’obligation d’un employeur prend naissance à des intervalles répétés, le manquement à cette obligation se produit à chaque intervalle, et la période pour déposer un grief à l’égard de ce manquement se répète chaque fois; voir Bowden, aux paragraphes 33 à 36, et Gorsky et autres, Evidence and Procedure in Canadian Labour Arbitration (feuilles mobiles) à 3:4. Le fait d’alléguer qu’il y a eu un grief continu n’élimine pas les délais : un fonctionnaire s’estimant lésé doit tout de même déposer un grief dans les 25 jours suivant le dernier maillon de la chaîne d’événements qui, selon lui, constituent un manquement à l’obligation récurrente de l’employeur; voir Fontaine c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2012 CRTFP 39, aux paragraphes 26 et 27.

[40] Le fonctionnaire n’a pas soutenu que l’employeur avait l’obligation de poursuivre le mandat de vaccination au-delà du 20 juin 2022. Le fonctionnaire n’a pas non plus indiqué que l’employeur avait manqué à une autre obligation environ sept mois après sa démission. S’il s’agissait d’un grief continu, le dernier maillon de la chaîne des événements s’est produit lorsque le fonctionnaire a démissionné de son emploi.

V. Le délai pour alléguer un congédiement déguisé court à compter du dernier jour d’emploi

[41] En plus de tout ce qui a été discuté jusqu’à maintenant, le fonctionnaire soutient également avoir été congédié de façon déguisée par l’employeur. Cette allégation nécessite une analyse différente.

[42] Il y a congédiement déguisé lorsque le comportement d’un employeur démontre une intention de ne plus être lié par le contrat de travail de l’une de deux façons : un seul acte unilatéral qui viole une condition essentielle de son contrat de travail ou une série d’actes qui, considérés ensemble, montrent l’intention de l’employeur de ne plus être lié par le contrat. De cette façon, « [l]’emploi du qualificatif [TRADUCTION] “déguisé” indique que le congédiement s’entend d’une fiction juridique : les actes de l’employeur sont assimilés à un congédiement en raison de la manière dont ils sont qualifiés en droit […] » (voir Potter c. Commission des services d’aide juridique du Nouveau‐Brunswick, 2015 CSC 10, au par. 30).

[43] Comme je l’ai indiqué, le paragraphe 206(2) de la Loi permet à un ancien employé de déposer un grief concernant le « licenciement » même s’il n’est plus un employé. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le terme « licenciement » figurant au paragraphe 236(3) de la Loi inclut un congédiement déguisé (voir Pearce v. Canada (Staff of the Non-Public Funds, Canadian Forces), 2021 ONCA 65, au par. 54). Le même terme à l’alinéa 206(2)b) devrait avoir le même sens, de sorte qu’un congédiement déguisé soit couvert par le paragraphe 206(2).

[44] La Commission a refusé de « […] trancher définitivement la question de savoir si le principe du congédiement déguisé s’applique aux contrats d’emploi dans le secteur public […] »; voir Elliot c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2019 CRTESPF 4, au par. 94, et voir Lemieux c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2021 CRTESPF 20, au par. 178, décision citée par l’employeur. L’objection de l’employeur dans le présent cas porte sur le respect des délais et, par conséquent, je ne me prononcerai pas davantage sur le rôle du congédiement déguisé dans l’emploi dans le secteur public. En d’autres termes, aux fins de trancher l’objection de l’employeur à l’encontre de ce grief, je présumerai – sans toutefois en décider – que la doctrine du congédiement déguisé peut s’appliquer au fonctionnaire.

[45] Toutefois, en supposant qu’un fonctionnaire s’estimant lésé puisse déposer un grief dit de « congédiement déguisé », un tel grief porte sur un « licenciement » au sens du paragraphe 206(2) de la Loi.

[46] La difficulté à laquelle le fonctionnaire fait face, c’est qu’une prétention de congédiement déguisé se cristallise au plus tard le dernier jour d’emploi d’un employé, ce qui signifie qu’il devait déposer son grief au plus tard 25 jours ouvrables après son dernier jour d’emploi.

[47] Un employé n’a pas nécessairement à démissionner après avoir été victime d’un congédiement déguisé. Un employé peut continuer de travailler « sous toutes réserves » pour limiter son préjudice pendant qu’il poursuit sa demande fondée sur un congédiement déguisé (voir Potter, au par. 109) ou peut essayer les nouvelles conditions d’emploi avant d’entreprendre une demande fondée sur un congédiement déguisé (voir Belton v. Liberty Insurance Co. of Canada, 2004 CanLII 6668 (ON CA) au par. 26). Pour ces raisons, un congédiement déguisé peut survenir avant une démission. Or, un congédiement déguisé survient certainement au plus tard le dernier jour d’emploi : un employé ne peut être victime d’un congédiement déguisé après avoir démissionné. C’est ce qui ressort de la nature d’un congédiement déguisé. Il y a congédiement déguisé, pour reprendre ce que j’ai dit précédemment, lorsque le comportement de l’employeur montre l’intention de ne plus être lié par le contrat de travail. Le contrat de travail prend fin lorsqu’un employé démissionne. Puisqu’il n’y a plus de contrat de travail (en l’occurrence parce que l’employé a démissionné), le comportement de l’employeur ne peut plus montrer une intention de ne plus être lié par un contrat de travail puisque le contrat de travail n’existe plus.

[48] C’est donc dire que le délai pour entreprendre une demande fondée sur un congédiement déguisé commence à courir à la date où un employé démissionne de son emploi; voir Oseen v. Chinook’s Edge School Division No. 73, 2006 ABCA 286; Saltsov v. Rolnick, 2010 ONSC 914; Bambury v. Royal Bank of Canada, 2011 ONSC 2840; HFX Broadcasting Inc. v. Cochrane, 2022 NSCA 67.

[49] Le fonctionnaire fait valoir que ces cas ne concernent que des emplois hors du secteur public fédéral. Mais le principe révélé dans ces décisions s’applique à tous les congédiements déguisés, peu importe la compétence.

[50] Cette règle est également conforme à la décision de la Commission dans Stevenson c. Conseil du Trésor (ministère de l’Emploi et du Développement social), 2016 CRTEFP 17, où la fonctionnaire s’estimant lésée avait démissionné le 27 juin 2014, mais n’avait déposé son grief que le 8 septembre 2014. La Commission a rejeté la demande de prorogation du délai présentée par la fonctionnaire s’estimant lésée pour déposer un « grief relatif à un licenciement implicite » au motif qu’elle n’avait pas présenté de motifs clairs, logiques et convaincants à cette fin. En refusant d’accorder cette prorogation de délai, la Commission a reconnu que la fonctionnaire aurait pu déposer un tel grief « […] en tout temps après l’acceptation de sa démission », ce qui signifiait dans le délai prescrit pour le faire (dans ce cas, 35 jours civils). En d’autres termes, la Commission est arrivée au même résultat que ces décisions judiciaires, à savoir que le délai pour déposer une demande de congédiement déguisé (par grief ou par action civile) court à compter de la dernière date d’emploi.

[51] Le dernier jour d’emploi du fonctionnaire était au plus tard le 13 décembre 2021. S’il a fait l’objet d’un congédiement déguisé, le délai pour déposer le présent grief a commencé à courir ce jour-là et a expiré 25 jours plus tard (soit le 20 janvier 2022). Il a déposé son grief plus de 25 jours après son congédiement (déguisé).

VI. L’enquête en cours de l’employeur n’est pas pertinente

[52] Enfin, le fonctionnaire souligne qu’il a déposé une plainte auprès de son employeur, qui fait actuellement enquête sur cette plainte. Le fonctionnaire soutient que :

[Traduction]

[…]

[…] Il est absurde et injuste pour le fonctionnaire que l’Agence accepte ces allégations aux fins d’une enquête administrative, en dehors de la procédure applicable aux griefs prévue par la loi, tout en soulevant une objection au respect des délais des mêmes questions dans le cadre de la procédure applicable aux griefs jusqu’à l’arbitrage de cette affaire.

[…]

 

[53] Je ne suis pas d’accord.

[54] Je n’ai aucune information sur la portée ou l’objet de cette enquête. Cependant, il y a de nombreuses raisons pour lesquelles un employeur peut décider d’enquêter sur une allégation d’actes répréhensibles, particulièrement en ce qui concerne la dotation. Un employeur peut vouloir s’assurer qu’il a embauché les bonnes personnes. Un employeur peut vouloir relever les faiblesses de ses politiques existantes et y remédier. Un employeur peut vouloir créer une culture qui encourage la divulgation d’actes répréhensibles en enquêtant sur toutes les allégations, peu importe si elles sont fondées. Rien de tout cela ne signifie qu’un employeur a renoncé à ses droits simplement parce qu’il a choisi d’enquêter sur une allégation, y compris le droit de s’opposer au caractère opportun d’une procédure lorsqu’un ancien employé présente une demande contre lui. Un employeur peut enquêter sur une plainte pendant qu’il se défend contre elle, et l’enquête ne gèle pas le délai pour déposer un grief. Il n’y a rien d’absurde ou d’injuste là-dedans.

VII. Je n’aborderai pas le programme de dotation à l’Agence du revenu du Canada et les autres questions relatives au bien-fondé du grief

[55] L’employeur a fait valoir que les plaintes du fonctionnaire concernant le défaut de le nommer de façon permanente à un poste ES-04 ne sont pas visées par la procédure applicable aux griefs parce que les questions de dotation relèvent de la compétence exclusive du programme de dotation de l’Agence du revenu du Canada en raison des paragraphes 208(2) et (5) de la Loi. Compte tenu de ma décision que le grief est hors délai, je n’ai pas examiné ces arguments.

[56] L’employeur a également soutenu que les allégations contenues dans le grief sont vagues et qu’elles n’ont jamais été présentées au cours de la procédure applicable aux griefs. Puisque j’ai conclu que le grief est hors délai, je n’ai pas évalué le bien‑fondé de la demande du fonctionnaire ni la question de savoir s’il l’a présentée pendant la procédure applicable aux griefs.

VIII. Aucune demande de prorogation du délai

[57] Le fonctionnaire n’a pas demandé de prorogation du délai pour déposer ce grief. Néanmoins, l’employeur a présenté des arguments expliquant pourquoi une telle demande ne devrait pas être accordée. Étant donné que le fonctionnaire n’a jamais demandé de prorogation du délai, je n’ai pas abordé les arguments de l’employeur concernant les critères de prorogation du délai dans la présente décision.

[58] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


 

IX. Ordonnance

[59] Le grief est rejeté.

Le 2 novembre 2023.

Traduction de la CRTESPF

Christopher Rootham,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi dans le

secteur public fédéral

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