Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a déposé un grief contestant une suspension de 10 jours sans solde – plusieurs demandes de prorogation de délai ont été présentées au cours du processus de règlement des griefs – l’employeur n’a jamais rendu de décision au dernier palier – le grief a été renvoyé à l’arbitrage deux mois après l’expiration du délai de renvoi – l’employeur s’est opposé au renvoi au motif du respect des délais – l’agent négociateur a demandé une prorogation de délai, citant sa négligence comme raison du retard – il a soutenu que la jurisprudence de la Commission soutient que la négligence d’un agent négociateur pouvait constituer un motif clair, logique et convaincant d’accorder une prorogation de délai, particulièrement si le fonctionnaire s’estimant lésé a fait preuve de diligence tout au long du processus de règlement des griefs – l’employeur a soutenu que la négligence de l’agent négociateur ne constituait pas une raison claire, logique et convaincante du retard et que, de plus, le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas donné suite au grief en temps opportun lorsque la date limite pour une décision au dernier palier a été dépassée – la Commission a noté que certaines décisions de la jurisprudence ont accepté la négligence d’un agent négociateur comme une raison claire, logique et convaincante d’accorder une demande de prolongation de délai, tandis que d’autres ne l’ont pas acceptée – la Commission a conclu que, même si le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas donné suite lorsqu’une décision au dernier palier n’a pas été rendue, il n’était pas déraisonnable pour lui de supposer que le grief suivait son cours puisque plusieurs prorogations de délai ont été demandées au cours du processus de règlement des griefs – de plus, la Commission a noté que l'employeur n'avait pas respecté les délais en ne rendant pas de décision au dernier palier – la Commission a conclu que le délai de deux mois n'était pas préjudiciable à l'employeur – la Commission a conclu que, en fin de compte, la décision d'accorder ou non une prorogation de délai doit être éclairée par le principe de l'équité – la Commission a conclu que l'évaluation des critères dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1, à la lumière du principe de l’équité, favorisait l'octroi d'une prorogation de délai.

Objection rejetée.
Demande de prorogation de délai accordée.

Contenu de la décision

Date: 20231201

Dossier: 568-02-48083

XR: 566-02-47274

 

Référence: 2023 CRTESPF 113

Loi sur la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Jean-Louis Mercier

demandeur

 

et

 

Service correctionnel du Canada

 

défendeur

Répertorié

Mercier c. Service correctionnel du Canada

Affaire concernant une demande visant la prorogation d’un délai visée à l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le demandeur : Christophe Haaby, Union of Canadian Correctional Officers – Syndicat des agents correctionnels du Canada – CSN

Pour le défendeur : Amélie Phaneuf, conseillère en relations de travail

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés
les 9 mai, 22 juin et 13 juillet 2023.


MOTIFS DE DÉCISION

I. Demande devant la Commission

[1] Le 1er mai 2023, Jean-Louis Mercier (le « demandeur ») a renvoyé un grief à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »). Le grief, daté du 24 juin 2022, porte sur une suspension sans solde de 10 jours pour un recours à la force excessif.

[2] Le 9 mai 2023, le Service correctionnel du Canada (le « défendeur ») s’est opposé au renvoi car il soutient qu’il est hors délai. Le 22 juin 2023, le demandeur a présenté une demande de prorogation pour renvoyer le grief à l’arbitrage, en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79; le « Règlement »).

[3] La présente décision porte uniquement sur la demande de prorogation de délai. Si la demande est accordée, le dossier sera mis au calendrier des audiences de la Commission.

II. Contexte

[4] Le demandeur est un agent correctionnel de groupe et niveau CX-02 à l’Établissement de Port-Cartier, au Québec. Il est représenté par son agent négociateur, l’Union of Canadian Correctional Officers – Syndicat des agents correctionnels du Canada – CSN (l’« agent négociateur »).

[5] Le demandeur était accompagné par un représentant de l’agent négociateur tout au long de la procédure de règlement des griefs. À plusieurs reprises au cours de cette procédure, à la demande du défendeur, l’agent négociateur et le défendeur ont convenu de prolonger les délais. Le demandeur a transmis son grief au troisième palier le 8 décembre 2022. Le même jour, le délégué de grief responsable de son dossier est tombé en arrêt de travail, et cet arrêt continuait encore au moment du renvoi à l’arbitrage.

[6] Le défendeur n’a jamais fourni de réponse au troisième palier. La date limite pour une réponse au troisième et dernier palier était le 20 janvier 2023. Aux termes du Règlement, en l’absence d’une réponse, la date limite pour le renvoi à l’arbitrage était le 1er mars 2023.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour le demandeur

[7] L’agent négociateur, au nom du demandeur, prend l’entière responsabilité pour le retard dans le renvoi du grief à l’arbitrage. Le demandeur invoque le principe d’équité pour demander à la Commission d’accorder la prorogation de délai pour le renvoi à l’arbitrage.

[8] Une demande de prorogation de délai est généralement analysée selon les cinq critères établis dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1. Le principe fondamental, selon le texte de l’alinéa 61b) du Règlement, demeure l’équité.

[9] Le demandeur reprend les cinq critères de Schenkman dans son argumentation comme suit :

1. Des raisons claires, logiques et convaincantes pour expliquer le retard

[10] L’agent négociateur admet d’emblée que le défaut de renvoyer le grief à temps est entièrement dû à un oubli de sa part, causé en partie par l’arrêt de travail du délégué de grief local. Il indique que la Commission a accepté dans sa jurisprudence que la négligence de l’agent négociateur peut constituer une raison claire, logique et convaincante.

2. La durée du retard

[11] Le renvoi accuse un retard de deux mois. Il n’était pas déraisonnable pour le demandeur de penser que le grief suivait son cours. De plus, la raison d’imposer des limites de temps est d’assurer la stabilité dans les relations de travail; le défendeur ne devrait pas être surpris par un grief qui conteste une action qu’il pensait réglée. Ici, le défendeur était au courant du grief, et en avait lui-même prolongé le traitement.

3. La diligence raisonnable du demandeur

[12] Le demandeur a participé à toutes les étapes de la procédure. Il a signé le formulaire de transmission au troisième palier. Il n’avait aucune raison de douter que l’agent négociateur se chargerait de renvoyer le grief à temps. Il ne devrait pas être pénalisé pour les erreurs de l’agent négociateur.

4. Injustice causée au demandeur par rapport au préjudice subi par le défendeur

[13] Le demandeur serait indûment pénalisé si la prorogation n’est pas accordée; il perdrait ainsi tout recours contre la décision disciplinaire du défendeur.

[14] Un retard d’une durée de deux mois ne cause aucun préjudice au défendeur.

5. Les chances de succès du grief

[15] Comme la Commission l’a maintes fois affirmé, il n’est pas possible d’évaluer les chances de succès d’un grief en l’absence des éléments de preuve à venir. Ce critère servirait plutôt à ne pas accorder la prorogation si le grief est manifestement sans fondement; tel n’est pas le cas ici. Le demandeur conteste une mesure disciplinaire qu’il juge trop sévère, comme il est en droit de faire.

B. Pour le défendeur

[16] Le défendeur conteste que la demande satisfait aux critères de Schenkman.

[17] Selon le défendeur, le demandeur n’a pas donné de raisons claires, logiques et convaincantes pour le retard. Le délégué de grief a rapidement été remplacé, et la section locale de l’agent négociateur était active en matière de griefs. Donc, rien n’explique que le grief du demandeur ait été oublié.

[18] Le retard d’une durée de deux mois n’est pas en soi un obstacle, mais parce qu’il résulte d’une omission inexpliquée, ce facteur n’est pas favorable à la demande de prorogation.

[19] Le demandeur n’a pas fait preuve de diligence lors du renvoi à l’arbitrage. Il aurait pu s’enquérir auprès de l’agent négociateur pour savoir où en était son grief; il ne l’a pas fait.

[20] Le défendeur est d’avis que le préjudice qui lui serait causé par une prorogation de délai est plus grave que le tort qui serait subi par le demandeur si la prorogation n’est pas accordée. En effet, le demandeur aurait toujours la possibilité de porter plainte contre son agent négociateur. Par contre, le défendeur devra engager des ressources si le dossier est renvoyé à l’arbitrage malgré le retard.

[21] Enfin, selon le défendeur, le grief n’a aucune chance de succès. La faute était grave, et le défendeur aurait pu imposer une sanction plus sévère. Le défendeur soutient que l’état actuel du droit lui donne raison.

IV. Motifs

[22] Comme les parties l’ont souligné, l’analyse d’une demande de prorogation de délai se fait généralement en tenant compte des facteurs énumérés dans la décision Schenkman. Il convient de faire remarquer que toute décision relative à une prorogation, y compris la décision Schenkman, a comme point de départ l’alinéa 61b) du Règlement, qui prévoit que la Commission peut accorder la prorogation par souci d’équité :

61 Malgré les autres dispositions de la présente partie, tout délai, prévu par celle-ci ou par une procédure de grief énoncée dans une convention collective, pour l’accomplissement d’un acte, la présentation d’un grief à un palier de la procédure applicable aux griefs, le renvoi d’un grief à l’arbitrage ou la remise ou le dépôt d’un avis, d’une réponse ou d’un document peut être prorogé avant ou après son expiration :

61 Despite anything in this Part, the time prescribed by this Part or provided for in a grievance procedure contained in a collective agreement for the doing of any act, the presentation of a grievance at any level of the grievance process, the referral of a grievance to adjudication or the providing or filing of any notice, reply or document may be extended, either before or after the expiry of that time,

[]

b) soit par la Commission ou l’arbitre de grief, selon le cas, à la demande d’une partie, par souci d’équité.

(b) in the interest of fairness, on the application of a party, by the Board or an adjudicator, as the case may be.

 

[23] C’est donc à mon sens ce souci d’équité qui doit primer.

[24] Je suis d’accord avec le défendeur que le retard n’a pas été expliqué de façon très détaillée, sauf par le fait d’un oubli de la part de l’agent négociateur.

[25] Comme l’a conclu la Commission dans certaines décisions, l’erreur d’un agent négociateur ne devrait pas pénaliser le fonctionnaire s’estimant lésé (voir D’Alessandro c. Conseil du Trésor (ministère de la Justice), 2019 CRTESPF 79 et Barbe c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2022 CRTESPF 42), surtout si rien ne semble indiquer que le fonctionnaire ait manqué de diligence.

[26] En l’occurrence, le demandeur a participé à toutes les étapes de la procédure de règlement des griefs. Il aurait pu s’enquérir de l’état de son grief, mais il ne l’a pas fait. En revanche, le défendeur avait demandé plusieurs prorogations, et n’a finalement jamais répondu au dernier palier. Puisqu’il y avait déjà eu des délais ajoutés dans la procédure de règlement des griefs, il n’était pas déraisonnable pour le demandeur de penser que le grief continuait de suivre son cours.

[27] La durée du retard est de deux mois, ce qui en soi n’est pas très significatif, encore une fois, à la lumière du traitement assez lent du grief lui-même. Je ne vois pas en quoi le fait de procéder cause un préjudice au défendeur; il était déjà saisi du grief, et le délai écoulé n’y change rien.

[28] Finalement, en l’absence de toute preuve, il est impossible pour la Commission de déterminer les chances de succès du grief. Par contre, la contestation d’une mesure disciplinaire qui impose une suspension de 10 jours n’est pas une démarche frivole.

[29] Il existe deux courants de pensée dans la jurisprudence de la Commission, identifiés dans la décision Barbe, quant à savoir si l’erreur de l’agent négociateur peut constituer une raison claire, logique et convaincante pour expliquer un retard dans la procédure de grief ou le renvoi à l’arbitrage.

[30] Selon un courant, on peut tenir rigueur à un fonctionnaire des erreurs de son agent négociateur (voir Copp c. Conseil du Trésor (ministère des Affaires étrangères et du Commerce international), 2013 CRTFP 33), et selon l’autre, on ne doit pas en tenir rigueur au fonctionnaire, qui se trouverait lésé non seulement par l’action de son employeur, mais aussi par l’action de son agent négociateur (D’Alessandro).

[31] Je note que, dans la décision Zeleke c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2023 CRTESPF 76, la demande a été accordée parce que l’employeur n’avait lui-même pas respecté le délai qu’il s’était donné pour répondre au dernier palier de la procédure de règlement des griefs.

[32] Pour ma part, je crois que par souci d’équité, il convient d’accueillir la présente demande de prorogation. Le demandeur n’a pas failli dans sa diligence; il a participé activement à toutes les étapes de la procédure de grief. Il perd son unique recours si la demande n’est pas accueillie (un recours contre l’agent négociateur n’est pas un recours contre l’employeur), et comme plusieurs décisions le soulignent, le défendeur lui-même n’a pas respecté ses échéances pour ce qui était d’émettre une décision au dernier palier.

[33] Dans la décision Zeleke, la Commission dit bien que le seul retard de l’employeur de répondre au grief ne justifie pas pour autant le retard du fonctionnaire s’estimant lésé de renvoyer son grief à l’arbitrage, puisque la possibilité est prévue par le Règlement. Cela dit, dans le présent cas, je continue d’être surprise par le reproche du défendeur du retard à renvoyer un grief, alors qu’il n’a pas répondu au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Le facteur n’est pas déterminant, mais il entre en jeu quand on considère l’ensemble des critères dans une perspective d’équité.

[34] Comme dans la décision Barbe, cette dimension me paraît primordiale. Ici, le demandeur n’est pas en faute. Pourtant, il serait privé de son recours pour une omission administrative. Entre deux courants de jurisprudence, je préfère pencher pour celui qui permet au demandeur d’avoir son recours, en l’absence d’une quelconque indication qu’il a été lui-même négligent.

[35] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


V. Ordonnance

[36] L’objection du défendeur est rejetée.

[37] La demande de prorogation pour renvoyer le grief portant le numéro 566‑02‑47274 à l’arbitrage est accueillie.

[38] Le grief sera mis au calendrier des audiences de la Commission.

Le 1er décembre 2023.

Marie-Claire Perrault,

une formation de la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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