Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le fonctionnaire s’estimant lésé a demandé que son nom soit anonymisé dans la décision initiale de la Commission sur le fond de cette affaire (la « décision initiale ») – le fonctionnaire s’estimant lésé a soutenu que la décision initiale signalait des renseignements sur la santé qui poseraient un risque grave à sa dignité s’ils étaient rendus publics – il a également soutenu que la décision révélerait des renseignements sur les programmes de l’employeur qui pourraient l’exposer à des questions publiques – la Commission avait ordonné une ordonnance de mise sous scellés dans la décision initiale – la Commission a évalué la demande d’anonymisation du fonctionnaire s’estimant lésé à la lumière du principe de transparence judiciaire et de la décision de la Cour suprême du Canada dans Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 – l’agent négociateur a soutenu que les renseignements rapportés dans la décision initiale constituaient une menace sérieuse pour deux intérêts importants : protéger le fonctionnaire s’estimant lésé contre un traitement discriminatoire ou préjudiciable et sa dignité – la Commission a conclu que les renseignements rapportés dans la décision initiale au sujet du fonctionnaire s’estimant lésé n’atteignaient pas le niveau de l’information biographique de base – le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas démontré un risque grave pour un intérêt public important – la Commission a conclu que même si le fonctionnaire s’estimant lésé avait réussi à démontrer un risque grave pour un intérêt public important, des solutions de rechange raisonnables auraient été disponibles.

Demande refusée.

Contenu de la décision

Date: 20240112

Dossiers: 566-02-12323, 12324 et 42117

 

Référence: 2024 CRTESPF 7

 

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail dans

le secteur public fédéral

Coat of Arms

Devant une formation de la

Commission des relations de

travail et de l’emploi dans le

secteur public fédéral

ENTRE

 

ANDY MATOS

fonctionnaire s’estimant lésé

 

et

 

CONSEIL DU TRÉSOr

(Agence des services frontaliers du Canada)

 

employeur

Répertorié

Matos c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada)

Affaire concernant des griefs individuels renvoyés à l’arbitrage

Devant : Bryan R. Gray, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le fonctionnaire s’estimant lésé : Jessica Greenwood et Geoff Dunlop, avocats

Pour l’employeur : Karl Chemsi, avocat

Décision rendue sur la base des documents au dossier et d’arguments écrits

déposés les 3, 18 et 21 août et les 22 et 25 septembre 2023.

(Traduction de la CRTESPF)


MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Introduction

[1] Après que la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») a rendu sa décision sur le bien-fondé des griefs dans la présente affaire dans 2023 CRTESPF 77 le 3 août 2023, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire ») a demandé le même jour que son nom soit effacé de la décision afin qu’elle soit anonymisée. Il a fourni des motifs détaillés à l’appui de cette demande le 21 août 2023.

[2] À l’invitation de la Commission, l’agent négociateur, l’Alliance de la Fonction publique du Canada, a également présenté un mémoire détaillé à l’appui de la demande du fonctionnaire le 22 septembre 2023, et l’avocat du ministère de la Justice, au nom de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC ou l’« employeur »), a écrit le 25 septembre 2023 pour s’opposer à la demande et a répondu en détail aux arguments du fonctionnaire et à ceux de l’agent négociateur.

[3] Au terme d’un examen rigoureux de l’ensemble des arguments écrits, je conclus que le fonctionnaire n’a pas réussi à établir l’existence d’un risque sérieux menaçant un intérêt public important. Je décide également de rejeter la demande parce qu’il existe des solutions de rechange raisonnables pour protéger d’autres renseignements au dossier qui font déjà l’objet d’une ordonnance de mise sous scellés.

[4] Pour les motifs exposés ci-après, la demande d’anonymisation de la décision de la Commission dans 2023 CRTESPF 77 est rejetée.

II. Contexte

[5] Dans la décision de la Commission sur le fond des griefs, il est précisé que la preuve a établi que le fonctionnaire avait mené une carrière fructueuse en tant qu’agent des services frontaliers et qu’avant les questions en litige, il avait subi une blessure à l’épaule qui l’avait obligé à s’absenter du travail pendant un certain temps. Plus tard, et pendant la période visée par les griefs, en 2014, son médecin a refusé d’approuver l’examen médical requis pour que le fonctionnaire entreprenne un entraînement de défense intense, qui comprenait le combat à mains nues.

[6] Cet examen a révélé, entre autres, que le fonctionnaire souffrait d’apnée du sommeil et de la perte de sommeil qui en découle, qu’il avait très peu d’énergie, ce qui l’amenait parfois à prendre des congés plutôt qu’à travailler à plein temps, et qu’il était en surpoids, son indice de masse corporelle se situant dans la fourchette de l’obésité. Enfin, il souffrait d’une déficience auditive. La preuve a également montré que, plus tard, le fonctionnaire avait essayé de trouver des appareils pour atténuer son apnée du sommeil et avait cherché des moyens d’améliorer son audition.

[7] Selon son témoignage, il s’est senti mieux après avoir pris ces mesures et après que l’état de santé grave de sa femme s’est amélioré.

[8] Je fais remarquer que le fonctionnaire a pris sa retraite après 33 ans de service à l’ASFC avant qu’il ne présente ses griefs devant la Commission en 2021.

[9] Le dossier médical et les autres renseignements personnels contenus dans les pièces présentées à l’audience ont fait l’objet d’une ordonnance de mise sous scellés de la Commission à la demande de l’agent négociateur, à laquelle l’employeur ne s’est pas opposé.

III. Les arguments du fonctionnaire s’estimant lésé

[10] Le fonctionnaire était représenté, mais il a présenté ses propres arguments et a déclaré que la publication de son nom dans la décision l’exposerait probablement à la publication de rapports contenant de nombreux points délicats. Il ajoute que ses griefs révéleraient les coûts cachés de l’initiative d’armement des agents des services frontaliers. Il ajoute que les services en français aux postes-frontière ont été inutilement fermés.

[11] Ses raisons deviennent plus précises lorsqu’il suggère qu’il pourrait exposer ce qu’il dit être implicitement des [traduction] « centaines de pages de documentation » et des [traduction] « notes des employeurs sur l’ordinateur » peu flatteuses.

[12] Dans ses arguments, le fonctionnaire n’indique pas qu’il souffrirait d’un quelconque effet négatif du fait que son nom soit publié dans la décision de la Commission relative à ses griefs.

IV. Les arguments de l’agent négociateur

[13] À la suite des arguments du fonctionnaire, l’agent négociateur a déposé des arguments et a déclaré ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Comme l’a souligné l’avocat de l’employeur, le critère Dagenis/Mentuck [sic] détermine si une demande d’anonymisation devrait être autorisée, établi par la Cour suprême du Canada dans Dagenis [sic] c. CBC, [1994] 3 R.C.S. 835 et R c. Mentuck, 2001 CSC 75, et reformulé dans le contexte d’une instance civile dans Sierra Club du Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41. Les considérations nécessaires sont les suivantes :

1. Une telle ordonnance est-elle nécessaire pour prévenir un risque sérieux menaçant un intérêt important lorsque des solutions de rechange raisonnables ne sont pas disponibles?

2. Les effets bénéfiques de l’ordonnance l’emportent-ils sur ses effets préjudiciables, compte tenu du droit à la liberté d’expression, du droit à un procès équitable et public et de l’efficacité de l’administration de la justice?

La Cour suprême du Canada a confirmé dans Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, que le critère consiste à trouver un équilibre entre le principe de la « publicité des débats » et la protection de la dignité en ce qui concerne les renseignements essentiels à l’établissement de l’identité.

[…]

L’agent négociateur estime que l’anonymisation est nécessaire pour prévenir un risque sérieux pesant sur des aspects importants, y compris un risque sérieux de traitement discriminatoire ou préjudiciable.

Il est regrettable que la divulgation publique de l’identité du fonctionnaire s’estimant lésé et de ses renseignements médicaux privés entraîne une forte probabilité qu’il fasse l’objet d’un traitement discriminatoire ou préjudiciable qu’il serait possible d’éviter. L’affaire a exigé la divulgation de renseignements médicaux sensibles concernant l’incapacité et l’état de santé du fonctionnaire s’estimant lésé. La réduction du risque d’exposition à un traitement discriminatoire est un intérêt public important. Comme l’a déclaré la Commission dans A.B. c. Agence du revenu du Canada, 2019 CRTESPF 53 au par. 152 : « Le Canada dans son ensemble profite de l’empêchement d’un comportement qui affiche des préjugés auquel tous sont exposés, ce qui répond à l’exigence établie dans l’arrêt Sierra Club du Canada selon laquelle la justification de la demande d’anonymat ne procure pas seulement un avantage personnel à la partie qui la présente. » La publication du nom de M. Matos parallèlement à des renseignements médicaux sensibles et privés pose un risque sérieux pour sa dignité, et l’anonymisation réduirait ce risque. La réduction de ce risque est un intérêt public important.

[…]

L’agent négociateur soutient que les effets bénéfiques d’une ordonnance permettant la protection de l’anonymat du fonctionnaire s’estimant lésé l’emportent de loin sur les effets préjudiciables. Le principe de la publicité des débats peut être respecté par la publication des motifs détaillés de la décision, seul le nom du fonctionnaire s’estimant lésé étant rendu anonyme, une pratique courante de la Commission. En tant que telle, la demande n’a pas d’effets préjudiciables véritables.

 

En revanche, les effets bénéfiques de l’autorisation de la demande comprennent la protection de valeurs fondamentales qui ont une incidence directe sur le bien public, notamment le droit de ne pas faire l’objet de discrimination et le droit à la protection de la vie privée. Comme l’a confirmé Sherman (Succession), la vie privée et l’identité fondamentale figurent parmi les intérêts les plus importants à prendre en considération pour déterminer quels sont les renseignements qui devraient ou doivent être divulgués.

[…]

 

[14] L’agent négociateur invoque la décision de la Commission dans A.B. c. Agence du revenu du Canada, 2019 CRTESPF 53, au par. 152, une décision que j’ai moi-même rendue, et dont le paragraphe se lit comme suit :

152 Le Canada dans son ensemble profite de l’empêchement d’un comportement qui affiche des préjugés auquel tous sont exposés, ce qui répond à l’exigence établie dans l’arrêt Sierra Club du Canada selon laquelle la justification de la demande d’anonymat ne procure pas seulement un avantage personnel à la partie qui la présente.

 

V. Les arguments de l’employeur

[15] La réponse de l’avocat de l’employeur est la suivante :

[Traduction]

[…]

Le fonctionnaire s’estimant lésé n’a jamais fait allusion à la protection de renseignements médicaux de nature délicate. En réalité, nous savons que la Commission a déjà rendu une ordonnance de mise sous scellés à la section VI de la décision. Par conséquent, il existe déjà des solutions permettant de protéger les renseignements personnels du fonctionnaire s’estimant lésé tout en enfreignant le moins possible le principe de la publicité des débats. Si le fonctionnaire s’estimant lésé estime que d’autres renseignements personnels doivent être protégés, il peut demander que d’autres documents soient caviardés ou que la Commission mette sous scellés d’autres documents.

[…]

 

[16] En réponse aux arguments du fonctionnaire, il indique ceci :

[Traduction]

[…]

À cette étape de sa demande, le fonctionnaire s’estimant lésé n’a fourni aucune raison ou preuve justifiant une exception au principe de la publicité des débats, principe souligné par la Commission dans sa Politique sur la transparence et la protection de la vie privée. Comme l’a déterminé la Cour suprême du Canada, pour que le fonctionnaire s’estimant lésé obtienne gain de cause, il doit établir que :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque;

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

Nous constatons que le fonctionnaire s’estimant lésé n’a jamais soulevé la question du caviardage de son nom devant la formation de la Commission au cours de l’audience relative au cas. Comme l’indique la politique de la Commission, les parties qui ont recours aux services de la Commission doivent savoir qu’elles s’engagent dans un processus où il est entendu que le différend qui les oppose sera débattu en public et que leurs dossiers de cas et les décisions rendues par la Commission seront eux aussi publics.

Pour ces motifs, l’employeur considère que le fonctionnaire s’estimant lésé n’a pas démontré, à cette étape, qu’il existe un risque sérieux pour un intérêt public important qui est réel, substantiel et fondé pour justifier le caviardage de son nom dans la décision de la Commission. Si le fonctionnaire s’estimant lésé fournit d’autres motifs ou explications, l’employeur demande à avoir la possibilité d’y répondre et d’exposer son point de vue.

[…]

 

VI. Motifs

[17] La demande du fonctionnaire d’anonymiser la décision de la Commission met en jeu l’équilibre entre le principe de la publicité des débats du Canada, qui consiste à administrer la justice, et la protection de la dignité liée à la divulgation de renseignements essentiels sur l’identité, comme le fait remarquer l’agent négociateur (voir Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25).

[18] Il est bien établi que le principe de la publicité des débats, fondé sur notre Constitution, la primauté du droit et un gouvernement démocratique responsable, s’applique aux tribunaux tels que la Commission. Comme le fait remarquer l’avocat de l’employeur, les fonctionnaires s’estimant lésés qui demandent que leur affaire soit renvoyée à la Commission pour arbitrage le font en sachant que le processus de la Commission est ouvert et public.

[19] J’ai relevé ce fait important dans Abi-Mansour c. Sous-ministre des Pêches et des Océans, 2018 CRTESPF 53, au par. 24, qui se lit comme suit :

[24] Comme l’a souligné l’intimé dans sa réplique à cette requête, tous les employés qui envisagent de déposer une plainte en vertu de la Loi sont informés par la Politique sur la transparence et la protection de la vie privée de la Commission qu’ils « s’engagent dans un processus où il est entendu que le différend qui les oppose sera débattu en public et que les décisions rendues par la Commission seront elles aussi publiques ». Il ajoute également que « [l]es décisions de la Commission indiquent le nom des parties et des témoins […] ».

 

[20] J’ai formulé la conclusion que voici sur ce point dans A.B. :

[…]

146 En ce qui concerne la question importante de la Politique sur la transparence et la protection de la vie privée de la Commission, je cite l’extrait suivant, disponible dans son site Web :

Transparence judiciaire

La Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») est un tribunal quasi judiciaire indépendant qui gère les instances intentées devant elle en vertu de diverses lois liées au travail, dont la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, la Loi sur les relations de travail au Parlement, la Loi sur l’emploi dans la fonction publique et la Partie II du Code canadien du travail. Le présent document décrit la politique de la Commission à l’égard de la transparence de ses procédures et explique comment la Commission traite les questions de protection de la vie privée.

 

Le principe de transparence judiciaire occupe une place importante dans notre système de justice. Suivant ce principe, garanti par la Constitution, la Commission tient ses audiences en public, sauf dans des circonstances exceptionnelles. De par son mandat et la nature des affaires qu’elle entend, la Commission pratique une politique d’ouverture qui favorise la transparence de ses procédures, la responsabilisation et l’équité dans la conduite de ses audiences.

 

Sur son site Web, de même que dans ses avis, bulletins d’information et autres publications, la Commission fait savoir aux parties ainsi qu’à la communauté des relations de travail que ses audiences sont ouvertes au public. Les parties qui ont recours aux services de la Commission doivent savoir qu’elles s’engagent dans un processus où il est entendu que le différend qui les oppose sera débattu en public et que les décisions rendues par la Commission seront elles aussi publiques. Les parties et leurs témoins sont assujettis à l’examen du public lorsqu’ils témoignent devant la Commission; ils sont donc plus enclins à dire la vérité si leur identité est connue. Les décisions de la Commission indiquent le nom des parties et des témoins et fournissent toute information à leur sujet qui est pertinente et nécessaire pour décider du différend.

147 Après un examen minutieux de la preuve, des arguments et de la jurisprudence présentée par les deux parties, je suis convaincu que le fonctionnaire a subi un traitement raciste (qui n’est pas lié aux questions soulevées en l’espèce) dans sa vie de tous les jours au Canada, comme il l’a indiqué dans son témoignage. J’accepte les arguments de sa représentante selon lesquels la décision pourrait accroître considérablement le risque d’aggravation du traitement raciste qu’il subit si elle divulguait son nom complet. Vu la preuve que sa femme et lui ont déjà été victimes de racisme, je conclus que ce risque n’est pas entièrement hypothétique.

 

148 Pour arriver à la décision de maintenir l’anonymat du fonctionnaire dans la décision, j’ai examiné le risque présenté par sa représentante, selon lequel il craint de devenir non employable si cette décision l’identifie (comme il suggère que cela pourrait se produire) en tant que sympathisant terroriste. Je ne puis toutefois pas accepter cet argument étant donné le fait très clairement établi qu’il était littéralement l’auteur de son propre malheur en rédigeant des gazouillis troublants affichés dans Internet et que quiconque ayant un ordinateur ou un téléphone intelligent pouvait lire. Par conséquent, je rejette ses affirmations selon lesquelles le risque de préjudice économique justifie de maintenir son anonymat en l’espèce.

 

149 La Commission se préoccupe grandement de rendre des décisions transparentes et responsables en tout temps, d’accroître la confiance à l’égard de l’administration de la justice au Canada, selon la prépondérance des intérêts énoncés dans le critère Dagenais/Mentuck; je conclus toutefois en l’espèce qu’il est nécessaire de maintenir l’anonymat du fonctionnaire afin de prévenir un risque grave à l’administration adéquate de la justice. Je conclus également que les effets bénéfiques de l’ordonnance l’emportent sur les effets préjudiciables sur les droits et intérêts des parties et du public, y compris les effets sur le droit à la liberté d’expression et sur l’administration efficace de la justice.

 

150 Le fonctionnaire a participé à une audience publique ouverte et tous les détails pertinents de l’audience ainsi que la justification détaillée à l’appui de mes constatations et de ma conclusion seront publiés à des fins d’information du public, pour assurer la responsabilité de la Commission.

 

151 Étant donné qu’il s’agit de l’un des cas extrêmement rares, selon moi, d’un fonctionnaire qui publie un grand nombre de commentaires dans les médias sociaux qui font l’apologie de groupes que le gouvernement du Canada considère comme terroristes, je considère le maintien de l’anonymat du fonctionnaire en l’espèce comme un geste extraordinaire visant à protéger des valeurs sociales d’une importance capitale, comme l’a indiqué le juge Dickson dans A.G. (Nova Scotia) c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, soit d’empêcher la probabilité élevée que le fonctionnaire subisse autrement un traitement raciste.

[…]

 

[21] La Cour suprême du Canada a reformulé le critère permettant d’ordonner une limite discrétionnaire à la publicité des débats dans Sherman (Succession) (au par. 38). La partie qui demande une ordonnance de confidentialité doit démontrer ce qui suit : la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important; l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[22] L’agent négociateur avance les arguments suivants :

[Traduction]

[…]

[…] l’anonymisation est nécessaire pour prévenir un risque sérieux pesant sur des aspects importants, y compris un risque sérieux de traitement discriminatoire ou préjudiciable.

Il est regrettable que la divulgation publique de l’identité du fonctionnaire s’estimant lésé et de ses renseignements médicaux privés entraîne une forte probabilité qu’il fasse l’objet d’un traitement discriminatoire ou préjudiciable qu’il serait possible d’éviter […] La diffusion du nom de M. Matos et de renseignements médicaux sensibles et privés pose un risque sérieux pour sa dignité et l’anonymisation réduirait ce risque. […]

[…]

[23] La réponse de l’employeur est la suivante :

[Traduction]

[…]

L’employeur souhaite attirer l’attention de la Commission sur les raisons que le fonctionnaire s’estimant lésé lui-même a invoquées pour justifier et expliquer la nécessité de l’anonymisation. Dans son courriel (ci‑joint), les principales raisons sont les suivantes :

– « Mes griefs révéleraient que l’initiative d’armement des frontières comporte de nombreux coûts dont le public n’est pas conscient. »

– « Si j’étais acculé par des journalistes, je devrais révéler ces faits pour donner un sens à mes griefs. »

– « Je ne souhaite pas informer les journalistes que le directeur d’UPS a offert des heures supplémentaires aux douanes pour les services rendus. »

– « mon nom et mon adresse sont publics et il serait facile de me retrouver. Je ne pense pas qu’il soit dans l’intérêt du public de révéler ces faits. »

Le fonctionnaire s’estimant lésé n’a jamais fait allusion à la protection de renseignements médicaux de nature délicate. En réalité, nous savons que la Commission a déjà rendu une ordonnance de mise sous scellés à la section VI de la décision. Par conséquent, il existe déjà des solutions permettant de protéger les renseignements personnels du fonctionnaire s’estimant lésé tout en enfreignant le moins possible le principe de la publicité des débats. Si le fonctionnaire s’estimant lésé estime que d’autres renseignements personnels doivent être protégés, il peut demander que d’autres documents soient caviardés ou que la Commission mette sous scellés d’autres documents.

[…]

 

[24] L’agent négociateur soutient que la divulgation des renseignements rapportés dans la décision constituerait une menace sérieuse à deux intérêts publics importants, à savoir la protection du fonctionnaire contre un traitement discriminatoire ou préjudiciable, ainsi que sa dignité. Dans A.B., j’ai établi que la protection des personnes contre un traitement discriminatoire ou préjudiciable sur le plan racial pouvait constituer un intérêt public important aux fins de la limitation du principe de la publicité des débats.

[25] Je tiens compte de la récente décision de la Commission, Tarek-Kaminker c. Conseil du Trésor (Bureau du directeur des poursuites pénales), 2023 CRTESPF 61, qui porte sur la même question, l’anonymisation, et dans laquelle une partie a allégué que la divulgation des renseignements rapportés dans la décision constituait une menace à sa dignité. La Commission s’est particulièrement appuyée sur l’arrêt Sherman (Succession) de la Cour suprême du Canada, cité par l’agent négociateur dans cette affaire. Dans Tarek-Kaminker, la Commission a indiqué ce qui suit :

[…]

[43] Pour démontrer que la dignité d’un individu est en jeu dans le contexte du principe de transparence judiciaire, la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité doit satisfaire à l’exigence selon laquelle les renseignements consistent en « […] de[s] détails intimes ou personnels concernant une personne […] », ce que la Cour suprême du Canada a décrit dans sa jurisprudence sur l’article 8 de la Charte comme le cœur même des renseignements biographiques (voir Sherman (Succession), au par. 75). En tant que telle, l’exigence est axée sur le caractère sensible des renseignements, ce qui est énoncé comme suit au paragraphe 76 de Sherman (Succession) :

[76] […] Reconnaître que la vie privée, considérée au regard de la dignité, n’est sérieusement menacée que lorsque les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles permet d’établir un seuil compatible avec la présomption de publicité des débats. Ce seuil est tributaire des faits. Il répond à la préoccupation, mentionnée précédemment, portant que les dossiers judiciaires comportent fréquemment des renseignements personnels, mais conclure que cela suffit à franchir le seuil du risque sérieux dans tous les cas mettrait en péril la structure du test. Exiger du demandeur qu’il démontre le caractère sensible des renseignements comme condition nécessaire à la conclusion d’un risque sérieux pour cet intérêt a pour effet de limiter le champ d’application de l’intérêt aux seuls cas où la justification de la nondivulgation des aspects fondamentaux de la vie privée d’une personne, à savoir la protection de la dignité individuelle, est fortement en jeu.

[44] Le seuil fixé par la Cour est élevé. Au paragraphe 63 de Sherman (Succession), la Cour déclare que « […] un intérêt public important à l’égard de la protection de la dignité devrait être considéré sérieusement menacé seulement dans des cas limités ». Au paragraphe 74, elle précise que ce n’est le cas que « […] lorsque le caractère sensible des renseignements touche à l’aspect le plus intime de la personne ». En outre, aux paragraphes 63 et 75, la Cour affirme explicitement que l’embarras et la honte ne suffisent pas à satisfaire au premier volet du critère. Le seuil de la sensibilité permet d’établir une distinction entre les renseignements qui « méritent une protection publique » et ceux qui ne le méritent pas. Il s’agit d’une distinction que la Cour suprême du Canada a qualifiée d’essentielle à l’évaluation (voir Sherman (Succession), au par. 78).

[…]

[Je mets en évidence]

 

[26] La question en litige est donc de savoir si le fonctionnaire a démontré que le refus d’accorder une ordonnance d’anonymisation poserait un risque sérieux pour les intérêts publics importants susmentionnés.

[27] Comme le fait remarquer l’employeur, ni le fonctionnaire, dans ses arguments, ni l’agent négociateur ne citent de renseignements personnels précis qui, selon eux, constitueraient des renseignements touchant au « au cœur même des renseignements biographiques » et justifieraient une ordonnance de confidentialité, comme cela a récemment été souligné dans Tarek-Kaminker et comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada.

[28] J’en déduis que l’état de santé du fonctionnaire en 2014 est peut-être le sujet en cause, mais je refuse d’admettre que la divulgation de son poids à l’époque ou de son apnée du sommeil et de sa déficience auditive, qui, selon lui, avaient toutes deux été traitées, constitue autre chose qu’un embarras, ce qui, selon la Cour suprême du Canada, est insuffisant pour rendre une ordonnance discrétionnaire limitant la publicité des débats (voir Sherman (Succession), au par. 32).

[29] L’agent négociateur invoque également à juste titre A.B., décision ordonnant l’anonymisation d’une personne racialisée de confession musulmane qui a témoigné avoir souffert de discrimination raciale et dont les messages très détaillés et affichés sur les médias sociaux soutenant apparemment le groupe terroriste « EIIS » le rendraient « non employable » à un âge relativement jeune, alors qu’il lui reste de nombreuses années pour travailler, pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.

[30] Le témoignage du fonctionnaire, selon lequel il avait été victime de discrimination raciale, a été décisif. Ainsi, ses craintes de ne pas pouvoir trouver d’emploi après que la décision de la Commission dans son cas l’a identifié comme ayant publié sur les médias sociaux des messages soutenant le terrorisme de l’EIIS sont devenues réelles et non plus un risque hypothétique.

[31] En outre, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Sherman (Succession), a déclaré qu’il est nécessaire d’établir qu’un intérêt public important est sérieusement menacé et qu’on ne saurait tirer des « conjectures inadmissibles » à cet égard (voir Sherman (Succession), au par. 97).

[32] Comme le souligne l’avocat de l’employeur, le fait est que la Commission n’est saisie d’aucune preuve de préjudice réel ou appréhendé. En outre, comme le souligne l’avocat, le fonctionnaire, dans ses arguments ex tempore, ne fait état d’aucune préoccupation personnelle ni d’aucun risque perçu. Il fait plutôt état de plusieurs questions concernant des faits passés liés à son ancien employeur et à son ancien emploi, dont il dit qu’il pourrait parler publiquement et qui donneraient une mauvaise image de l’employeur.

[33] Par conséquent, je conclus que le fonctionnaire n’a pas réussi à démontrer l’existence d’un risque sérieux menaçant un intérêt public important. Même si ma conclusion avait été différente, j’aurais conclu que des solutions de rechange raisonnables étaient disponibles et avaient été ordonnées, à savoir l’ordonnance de mise sous scellés qui avait été ordonnée dans la décision sur le fond.

[34] Conformément à la décision Tarek-Kaminker de la Commission, et pour les mêmes motifs que ceux mentionnés dans A.B. concernant l’importance du principe de publicité des débats de la Commission, la demande du fonctionnaire d’anonymiser la décision 2023 CRTESPF 77 de la Commission est rejetée.

[35] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


VII. Ordonnance

[36] La demande d’anonymiser la décision 2023 CRTESPF 77 de la Commission est rejetée.

Le 12 janvier 2024.

Traduction de la CRTESPF

Bryan R. Gray,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi dans le

secteur public fédéral

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