Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Le demandeur a présenté une demande de déclaration de conduite illégale en vertu du paragraphe 198(1) de la Loi, alléguant que le défendeur avait conseillé aux membres de l’unité de négociation qu’il représente de prendre des mesures de grève, en contravention du paragraphe 194(1) de la Loi – le défendeur est un regroupement d’organisations syndicales accrédité comme agent négociateur de l’unité de négociation qui comprend les employés de la Réparation des navires travaillant aux installations de réparations de la marine du ministère de la Défense nationale en Colombie-Britannique (SR(W)) – l’Alliance de la Fonction publique du Canada, dans le contexte d’une grève légale, a établi des lignes de piquetage à deux installations où travaillent les SR(W) – les SR(W) n’étaient pas en situation de grève légale et n’ont pas franchi les lignes de piquetage – la Commission a conclu qu’il n’y avait pas eu de conduite illégale – le défendeur a conseillé aux SR(W) de suivre les directives de la direction, qui étaient soit franchir les lignes de piquetage, soit prendre un congé payé ou non payé – il n’y a pas eu de grève au sens de la Loi, puisque la direction a convenu que les SR(W)s pouvaient prendre un congé au lieu de se présenter au travail – aucune activité concertée n’a résulté de décisions individuelles de ne pas franchir les lignes de piquetage par crainte de conséquences négatives et de confrontation – le défendeur n’a pas ordonné ou conseillé une grève en exprimant sa position sur le franchissement des lignes de piquetage.

Demande rejetée.

Contenu de la décision

Date: 20240624

Dossier: 592-02-47320

 

Référence: 2024 CRTESPF 84

 

Loi sur la Commission des relations

de travail et de l’emploi dans le

secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Coat of Arms

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi dans le

secteur public fédéral

ENTRE

 

Conseil du Trésor

demandeur

 

et

 

Conseil des métiers et du travail des chantiers maritimes du gouvernement fédéral (ESQUIMALT (C.-B.))

 

défendeur

Répertorié

Conseil du Trésor c. Conseil des métiers et du travail des chantiers maritimes du gouvernement fédéral (Esquimalt (C.-B.))

Affaire concernant une demande en vue d’obtenir une déclaration d’activité illégale en vertu du paragraphe 198(1) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour le demandeur : Jena Montgomery, Larissa Volinets Schieven et Alexandre Toso, avocats

Pour le défendeur : Ronald A. Pink, c.r.

Affaire entendue à Victoria (Colombie-Britannique)

du 9 au 11 janvier et les 2 et 3 avril 2024

et par vidéoconférence le 10 mai 2024.

(Traduction de la CRTESPF)


MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Demande devant la Commission

[1] Du 19 au 30 avril 2023, l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), l’un des principaux agents négociateurs accrédités par la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») pour représenter les employés du secteur public fédéral, a établi des lignes de piquetage dans l’ensemble du Canada dans le contexte d’une grève légale. La grève a pris fin au moyen d’une entente provisoire conclue entre l’AFPC et le Conseil du Trésor (l’employeur légal et, dans le présent cas, le « demandeur »). Lorsque je mentionne l’employeur dans la présente décision, je fais particulièrement référence à l’employeur représenté par la direction au lieu de travail en litige.

[2] Les employés affectés à la réparation des navires aux ateliers de réparations de la marine (SR(W)) du ministère de la Défense nationale (MDN) en Colombie-Britannique (C.-B.) sont représentés par un autre agent négociateur, soit le Conseil des métiers et du travail des chantiers maritimes du gouvernement fédéral (Esquimalt (C.-B.); le « Conseil » ou le « défendeur ». Dans ses documents, il se désigne comme le Conseil des métiers et du travail des chantiers maritimes du gouvernement fédéral (Ouest)). Ils n’étaient pas en situation de grève légale. Ils n’ont pas franchi la ligne de piquetage de l’AFPC.

[3] Le 8 mai 2023, la Commission a reçu une demande de déclaration selon laquelle le défendeur avait illégalement conseillé aux membres de l’unité de négociation qu’il représente de prendre des mesures de grève, en contravention du paragraphe 194(1) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi »).

[4] La présente demande a été présentée en vertu de l’article 198 de la Loi, qui énonce que la Commission peut déclarer que cette activité est illégale.

[5] Il n’y a eu aucune activité illégale et, par conséquent, il n’y aura aucune déclaration.

II. Résumé de la preuve

A. Aperçu

[6] En général, les faits pertinents n’ont pas été contestés. Je décrirai brièvement les lieux de travail et l’unité de négociation pour situer les événements qui sont survenus pendant la grève de l’AFPC. Je présenterai ensuite les témoins que j’ai entendus et je résumerai les éléments de preuve chronologiquement.

[7] Le MDN a deux lieux de travail navals dont il est question dans la présente décision. L’un est l’importante installation de maintenance de la flotte du Cap-Breton (IMF CB), située sur la base des Forces canadiennes d’Esquimalt (BFC Esquimalt), en Colombie-Britannique. Environ 1 000 employés civils travaillent à l’IMF CB. Le groupe le plus important, et de loin, est composé de SR(W) et compte entre 650 et 700 personnes. Les autres employés comprennent les gestionnaires exclus et les membres d’autres unités de négociation, représentés par l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, l’Association canadienne des agents financiers et l’AFPC, par l’entremise de son élément, l’Union des employés de la Défense nationale (UEDN).

[8] Le deuxième lieu de travail est le Dépôt de munitions des Forces canadiennes Rocky Point, à Metchosin, en Colombie-Britannique, à quelque 20 km de l’IMF CB. Environ 10 SR(W) y travaillent. Leur rôle consiste principalement à réparer les missiles et les torpilles. Ils travaillent en étroite collaboration avec les techniciens en munitions, qui sont membres de l’unité de négociation de l’UEDN.

[9] Les SR(W) sont des gens de métier et appartiennent à plusieurs syndicats. Les métiers et les numéros des sections locales ont été fournis à l’audience dans les témoignages; les noms complets des syndicats figurent dans la convention collective conclue entre le demandeur et le défendeur pour le groupe SR(W) (dont la date d’expiration est le 30 janvier 2023). Voici les métiers de la réparation des navires au MDN et leurs syndicats respectifs :

· machinistes : Syndicat des machinistes, moniteurs et aides, section locale no 3;

· charpentiers de marine : Union industrielle des charpentiers, menuisiers et calfeutreurs de marine, section locale no 9;

· chaudronniers : Fraternité internationale des chaudronniers, constructeurs de navires d’acier, forgerons, ouvriers de forge et aides, section locale no 191;

· mécaniciens de machines fixes : Union internationale des mécaniciens de machines fixes, section locale no 115;

· ouvriers en tôlerie : Association internationale des tôliers, section locale no 276;

· tuyauteurs : Association unie des ouvriers qualifiés et apprentis des métiers de plombier et de tuyauteur des États-Unis et du Canada, section locale no 324;

· électriciens : Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale no 230;

· gréeurs : Association internationale des travailleurs de l’acier de construction, gréeurs de chantiers maritimes, ouvriers sur établi et aides, section locale no 643;

· peintres : Conseil de district no 38, International Brotherhood of Painters, Glaziers, Drywall Tapers and Allied Trades, section locale no 138;

· charpentiers : Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale n1598;

· machinistes : Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aéroastronautique, section locale no 456 (le fait que les machinistes appartiennent à deux syndicats différents n’a pas été abordé à l’audience).

 

[10] Aux fins de la négociation collective avec le gouvernement fédéral, les syndicats ont mis sur pied le Conseil pour représenter les gens de métier employés en tant que fonctionnaires fédéraux dans les chantiers maritimes de la côte ouest. Il s’agit d’un regroupement d’organisations syndicales accrédité comme agent négociateur pour le groupe SR(W). Comme je l’ai déjà indiqué, il s’agit du défendeur dans le présent cas.

[11] Le défendeur ne représente que les membres des sections locales syndicales qui occupent un emploi dans la fonction publique fédérale. Chaque section locale syndicale énumérée ci-dessus (à l’exception des charpentiers de marine) comprend d’autres membres employés ailleurs, y compris dans le secteur privé. En général, les fonctionnaires de la fonction publique fédérale ne représentent qu’une petite minorité des membres des sections locales.

[12] À l’audience, beaucoup de temps a été consacré à examiner des cartes pour comprendre la façon dont on accède aux installations. Pour l’IMF CB, il y a quatre points d’accès : le chemin Canteen, la rue Lyall, la porte Naden et la porte Y. En ce qui concerne l’installation Rocky Point, l’accès se fait par une entrée unique.

[13] Beaucoup de temps a également été consacré à discuter de la solidité ou de la porosité des lignes de piquetage. Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, je conclus que les lignes de piquetage se trouvaient à tous les points d’accès. Elles étaient plus ou moins énergiques, mais elles étaient présentes. Le personnel militaire et les gestionnaires exclus étaient autorisés à passer, même si pour les gestionnaires, il était important que leur nom figure sur une liste. Je n’ai entendu aucun témoignage direct concernant des membres d’autres unités de négociation qui auraient franchi la ligne de piquetage, même si certains témoins y ont fait allusion. La seule certitude est qu’aucun SR(W) n’a franchi une ligne de piquetage.

[14] Dans ses éléments de preuve, le demandeur a cherché à établir que les SR(W) auraient pu franchir la ligne de piquetage s’ils l’avaient souhaité. Certains points d’accès, comme la porte Naden, étaient apparemment plus faciles à franchir, même si les éléments de preuve sur ce point étaient quelque peu contradictoires.

[15] Selon le défendeur, les SR(W) ne souhaitaient pas franchir la ligne de piquetage. Il y avait des préoccupations quant au fait de franchir la ligne en toute sécurité; comme je l’ai mentionné, certaines lignes semblaient quelque peu énergiques (comme le montre la preuve vidéo). Des éléments de preuve ont été présentés selon lesquels les piqueteurs n’ont autorisé que les militaires à franchir la ligne et en ont empêché les gestionnaires. Une autre préoccupation importante au moment de franchir la ligne était le fait que le nom de « briseur de grève » était donné aux SR(W) lorsqu’ils franchissaient la ligne et qu’ils ne pouvaient tout simplement pas l’accepter. Les témoins du défendeur ont tous affirmé que le fait de franchir la ligne de piquetage avait laissé une marque indélébile sur la personne, qui serait ostracisée à jamais par ses collègues. Selon le défendeur, la seule façon de franchir la ligne de piquetage était d’obtenir la permission officielle du syndicat en grève. Comme on le verra dans la chronologie, le défendeur a demandé et obtenu cette permission lorsqu’il est devenu évident que le demandeur considérait que l’absence du travail constituait une question disciplinaire.

[16] À la route d’accès de Rocky Point, le commandant, soit le capitaine de corvette (capc) Craig Newman, a cherché activement à accompagner les SR(W) pour qu’ils franchissent la ligne, mais ils ont refusé poliment. À l’IMF CB, les gestionnaires ne sont pas intervenus afin que les SR(W) franchissent la ligne de piquetage.

B. Les témoins

[17] Le demandeur a cité à témoigner les témoins suivants.

[18] Anthony Bone, qui est un agent principal des relations de travail. M. Bone a témoigné au sujet de son rôle pendant la grève, qui consistait à fournir un soutien à la chaîne de commandement à la BFC Esquimalt et à l’IMF CB par l’entremise des employés des relations de travail sur place et à l’aide de réunions virtuelles. M. Bone vit à Shawnigan Lake, en Colombie-Britannique, et travaille à distance. Il n’était pas physiquement présent à l’IMF CB ou à Rocky Point.

[19] Tout au long de la grève, il a dit aux représentants syndicaux et à la direction que les employés qui n’étaient pas en grève devraient franchir la ligne de piquetage. S’il y avait des problèmes de sécurité, la direction veillerait à ce qu’ils puissent franchir la ligne de piquetage en toute sécurité.

[20] Geoffrey Letwin, qui est un SR(W). En avril 2023, il était un ouvrier à l’électroplacage de métaux pour les eaux usées. Il a attiré l’attention du demandeur parce qu’il a rédigé une lettre au cabinet du premier ministre une fois la grève de l’AFPC terminée. Il a témoigné de son point de vue quant aux événements qui sont survenus pendant la grève. Je reviendrai à son témoignage dans la chronologie.

[21] Jason Evans, qui est un gestionnaire de groupe pour le groupe 1 (métallurgie). Il a expliqué l’organisation du travail à l’IMF CB.

[22] Il y a six groupes (il y en avait sept au moment de la grève) de SR(W) pour les différentes tâches. Chaque groupe est dirigé par un gestionnaire de groupe, qui relève du gestionnaire de la production, qui relève à son tour du commandant de l’IMF CB.

[23] Sous la responsabilité des gestionnaires de groupe se trouvent les gestionnaires de centre de travail, desquels relèvent les superviseurs. Les gestionnaires sont exclus, c’est-à-dire qu’ils ne font pas partie de l’unité de négociation. Les superviseurs font partie de l’unité de négociation.

[24] Le capitaine (Marine) Sébastien Richard, qui était le commandant de l’IMF CB pendant la grève de l’AFPC. Il a témoigné au sujet de ses actions durant cette période.

[25] Kelly Walsh, qui était à l’époque la directrice des opérations des relations de travail au MDN. Mme Walsh était responsable de la gestion des opérations de grève pour le MDN et était basée à Ottawa, en Ontario. Elle a fourni des conseils fondés sur les rapports reçus des employés des relations de travail se trouvant sur place. Elle n’a jamais été physiquement présente à l’IMF CB ou à Rocky Point.

[26] Tout au long de son témoignage, elle a réitéré la position de l’employeur selon laquelle il s’attendait à ce que les employés qui n’étaient pas en grève franchissent la ligne de piquetage et travaillent.

[27] Le capc Newman qui, à l’époque, était le commandant à Rocky Point. Il a témoigné au sujet de ses actions pendant la grève.

[28] Le défendeur a appelé à témoigner les témoins suivants.

[29] Desmond Rogers, qui est le président national du défendeur. Il est également le président local des charpentiers de marine. Il a décrit la structure du défendeur comme étant un conseil composé de représentants des 11 syndicats affiliés. Il a déclaré que les SR(W) deviennent membres d’un syndicat, et non du défendeur. Ils sont membres de l’unité de négociation représentée par le défendeur, mais leur loyauté est envers leurs propres syndicats, qui seuls peuvent leur imposer des mesures disciplinaires s’ils ne s’acquittent pas de leurs engagements syndicaux. Il a témoigné au sujet des événements survenus avant et pendant la grève.

[30] Kevin Walsh, qui est le premier vice-président du défendeur; il est également le président de la section locale des ouvriers en tôlerie. Il a témoigné au sujet des événements survenus pendant la grève.

[31] Travis Lachmund, qui est un SR(W) et un électricien de métier. À l’audience, il a présenté une série de messages textes datant de la période de la grève. Je reviendrai à leur contenu dans la chronologie.

[32] Pour situer le contexte, j’ajouterai que les commandants, comme le capitaine Richard et le capc Newman, changent tous les deux ou trois ans. Ils sont des militaires. M. Rogers travaille aux chantiers maritimes de l’IMF CB depuis plus de 40 ans, et M. Walsh y travaille depuis environ 39 ans.

C. Chronologie des événements

[33] Bien avant le début de la grève de l’AFPC le 19 avril 2023, la direction et les représentants syndicaux savaient très bien qu’il s’agissait d’une possibilité réelle. Le défendeur se préoccupait de la façon dont la situation serait gérée pour les membres de l’unité de négociation, et il a communiqué avec la direction pour discuter de la question.

[34] M. Rogers et M. Walsh ont rencontré le capitaine Richard dans son bureau au début d’avril 2023 et ils ont également discuté par téléphone une semaine avant la grève. M. Rogers a témoigné que les réunions avaient principalement eu pour but d’informer le capitaine Richard des pratiques antérieures et de connaître sa position. M. Rogers était préoccupé par le fait que de nombreux SR(W) n’avaient jamais été en grève et risquaient d’être confus quant à ce qu’ils devaient ou ne devaient pas faire. Le capitaine Richard a dit qu’il travaillait à la rédaction d’un communiqué visant à informer les employés de la façon de composer avec une ligne de piquetage, si jamais il y en avait une.

[35] La pratique antérieure a été résumée dans un courriel que M. Rogers a envoyé à Jennifer Bordeleau, la directrice générale de la Gestion du milieu de travail (de qui Mme Walsh relevait), le 31 mars 2023, pour s’enquérir de l’incidence des lignes de piquetage sur les membres de l’unité de négociation. Il se lit en partie comme suit :

[Traduction]

[…]

Sur notre côte, lors de la tenue de lignes de piquetage dans le passé, les employés qui n’étaient pas en grève se réunissaient dans les stationnements à l’extérieur de la base, où la direction faisait le compte de ses employés. Peu de temps après, moi-même (ou l’ancien président) ainsi que le commandant approchions le capitaine de la ligne de piquetage pour lui demander s’ils allaient lever la ligne de piquetage et permettre aux membres qui n’étaient pas en grève d’avoir accès au lieu de travail. La réponse était évidemment non, et le commandant demandait alors à tout le monde de rester dans la zone pendant quelques heures, jusqu’à ce qu’il soit évident que la ligne de piquetage ne serait pas levée pour la journée. La direction renvoyait ensuite tout le monde à la maison, et les membres recevaient une rémunération pour cette journée, car ils ne pouvaient pas assurer leur sécurité et leur sûreté au moment de franchir la ligne ou à l’avenir (représailles sur place).

Selon mes souvenirs, il s’agissait de la pratique antérieure depuis le début des années 1990. Nous avons maintenant été informés par le commandant qu’il n’en sera pas ainsi cette fois-ci si des lignes sont établies. Les membres qui ne franchissent pas les lignes seront renvoyés chez eux sans rémunération.

[…]

 

[36] Mme Bordeleau a répondu le même jour, comme suit :

[Traduction]

[…]

Merci d’avoir communiqué avec moi. J’ai quelques préoccupations concernant la phrase « Les membres qui ne franchissent pas la ligne seront renvoyés chez eux sans rémunération ». Notre position est et a toujours été (depuis que je suis ici) qu’un employé doit faire tout ce qu’il peut pour franchir la ligne. Si cela signifie attendre pendant que les négociations se déroulent avec 10 employés par 15 minutes, par exemple, alors ils devraient attendre. La semaine prochaine, nos communications indiqueront que les employés qui ne sont pas en situation de grève et qui sont confrontés à une longue attente devront communiquer avec leur gestionnaire pour obtenir d’autres directives.

Ce que je peux vous dire, c’est qu’une ligne établie pour la journée sans que personne ne soit autorisé à la franchir sera contestée par le ministère. De même, un employé qui se présente et qui quitte immédiatement sans permission ne sera probablement pas rémunéré.

En résumé – tant que l’employé convainc la direction qu’il a tenté de franchir la ligne et que la direction n’est pas en mesure de négocier son accès, l’employé sera rémunéré.

[…]

 

[37] Le 11 avril 2023, le défendeur a publié un bulletin adressé à tous les membres de l’unité de négociation. Il portait sur la grève imminente de l’AFPC et indiquait aux membres qu’ils n’étaient pas en situation de grève légale. L’essentiel du message se lit comme suit :

[Traduction]

[…]

Si vous faites face à une ligne de piquetage bloquant l’accès à votre lieu de travail, le Conseil et nos 11 syndicats affiliés n’appuient pas le franchissement d’une ligne de piquetage légale. Si une ligne de piquetage bloque l’accès au chantier maritime, veuillez suivre les directives de votre gestionnaire concernant un point de rassemblement, l’enregistrement des présences, entre autres. Nous avons communiqué avec la direction locale pour lui demander de nous communiquer tout renseignement donné aux membres de l’IMF CB concernant les directives relatives aux lignes de piquetage, mais nous n’avons pas eu de réponse pour l’instant.

En cas de ligne de piquetage empêchant l’accès au chantier maritime, le Conseil sera présent pour assurer la coordination avec la direction locale.

[…]

 

[38] Le 14 avril 2023, le capitaine Richard a envoyé un courriel à tous les employés de l’IMF CB au sujet de l’activité de grève imminente de l’AFPC. L’essentiel du message se lit comme suit :

[Traduction]

[…]

[…] Si les membres de l’AFPC décident d’agir, ils ont le droit de refuser leurs services et de former des lignes de piquetage, mais ils ne peuvent empêcher l’accès au lieu de travail aux employés ayant le droit de travailler. Les employés non membres de l’AFPC qui ne sont pas en situation de grève sont tenus de se présenter au travail comme d’habitude, mais ils ne peuvent pas nuire aux activités légitimes de piquetage. Malgré les interactions et les délais prévus, les droits et les responsabilités de chaque partie sont clairs et doivent être respectés. Il est à noter qu’il n’y a pas de zone grise qui permet aux employés qui ne sont pas en situation de grève légale de refuser leurs services, de ne pas se présenter au travail ou de se joindre à la ligne de piquetage en signe de solidarité. Cela serait considéré comme une activité de grève illégale et, à moins d’être en congé conformément à leur convention collective, comme un congé non payé non autorisé.

La direction se tient responsable et fera tout en son pouvoir pour soutenir les activités requises par toutes les parties si la grève se concrétise, y compris faciliter l’arrivée des employés au travail pour qu’ils puissent continuer à exercer leurs fonctions avec le moins de perturbations possible pendant que le piquetage légitime est effectué. Des plans précis de l’IMF visant à coordonner ces activités seront communiqués sous peu à l’équipe de direction. Ces plans ne seront pas axés sur le fait d’entraver ou de contourner les actions ou la position d’une partie, mais plutôt à faciliter, à coordonner et à appuyer le processus afin qu’il puisse se dérouler sans heurts pour toutes les parties.

N’oubliez pas que, aussi regrettable ou perturbante qu’il soit, il s’agit d’un élément légitime et bénéfique du processus de négociation collective qui mène ultimement à une équipe intégrée meilleure et plus solide au travail. Nous devons tous collaborer, et je ne tolérerai aucune animosité ni aucun manque de respect entre les personnes.

[…]

 

[39] La veille de la grève, le défendeur a publié un autre bulletin à l’intention des membres de l’unité de négociation. Il annonçait que la grève nationale commencerait le lendemain, à moins qu’une convention collective provisoire ne soit conclue. Il précisait ensuite ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Le CMTCMGF (O) demande à tous les membres de respecter et d’appuyer nos confrères et consœurs de l’AFPC dans leur lutte pour obtenir une convention collective juste et raisonnable pour leurs membres.

Pour tous les membres du groupe Réparation des navires représenté par le CMTCMGF (Ouest), nous ne sommes pas en situation de grève et aucun de nos membres n’est déclaré être un service essentiel.

La note de service temporaire nouvellement publiée de l’IMF, intitulée « Plan d’atténuation en cas de grève », est jointe au présent bulletin. Elle décrit les processus que la direction suivra.

Si une ligne de piquetage bloque l’accès au chantier maritime, veuillez suivre les directives de votre gestionnaire concernant un point de rassemblement, l’enregistrement des présences, entre autres. Le Conseil sera présent pour assurer la coordination avec nos syndicats affiliés, ainsi qu’avec la direction locale.

[…]

 

[40] Dans une police plus grosse, en caractères gras et soulignés, le bulletin concluait comme suit : [traduction] « Afin d’être très clair, le CMTCMGF (Ouest) et nos 11 syndicats affiliés n’approuvent ni ne soutiennent le franchissement d’aucune ligne de piquetage légale. »

[41] Le [traduction] « Plan d’atténuation en cas de grève » dont il était question dans le bulletin décrivait les différentes mesures que la direction de l’IMF CB devait mettre en œuvre pour contrer les activités de grève. Il fournissait des directives aux employés et aux gestionnaires.

[42] Les gestionnaires étaient tenus de franchir la ligne de piquetage et de se présenter au travail. Certains gestionnaires ont été affectés à des points de rassemblement. Deux lieux de rassemblement ont été mentionnés : le stationnement d’une église voisine et le centre commercial Tillicum Centre, situé à environ 5 km des entrées principales du chantier maritime. Selon le plan d’atténuation, les employés devaient se présenter aux points de rassemblement et suivre les directives de la direction et, si on leur enjoignait de le faire, tenter de franchir la ligne de piquetage. Le plan abordait également la situation des employés qui refusaient de franchir la ligne de piquetage, comme suit :

[Traduction]

[…]

[…] Certains membres du personnel qui ne sont pas en position de grève légale peuvent se sentir obligés d’agir par solidarité, ce qui peut donner lieu à des situations qui devront être gérées de manière cohérente. Les employés ont le droit de choisir de franchir ou non la ligne de piquetage; toutefois, le fait de choisir de ne pas le faire entraînera pour l’employé une situation de congé non payé non autorisé. L’ELP [équipe de la ligne de piquetage], composée de gestionnaires, surveillera les conditions de la ligne et veillera à que les employés soient en mesure de la franchir. Les employés qui craignent de franchir une ligne de piquetage doivent en discuter avec les représentants de l’ELP à la ligne de piquetage.

[…]

 

[43] Les événements survenus pendant la grève de l’AFPC se sont déroulés quelque peu différemment à l’IMF CB et à Rocky Point. Je relaterai les deux chronologies séparément.

1. À l’IMF CB

[44] Le premier jour de la grève, soit le 19 avril 2023, la plupart des SR(W) se sont rassemblés dans le stationnement de l’église situé près de l’une des entrées principales du chantier maritime, sur le chemin Canteen. En milieu de matinée, les employés civils n’étaient pas autorisés à franchir la porte du chemin Canteen.

[45] M. Rogers a témoigné qu’il avait parlé à la foule, tout comme John Dyson, qui était l’un des gestionnaires de groupe. M. Dyson avait simplement dit qu’il fallait être patient et que le capitaine Richard donnerait d’autres directives. Lorsqu’on lui a demandé s’il était sécuritaire de franchir la ligne de piquetage, M. Dyson a répondu que ce n’était pas le cas. Cette réponse est tirée du témoignage de M. Rogers; M. Dyson n’a pas été appelé à témoigner.

[46] M. Rogers a également pris la parole à ce moment-là. Il a témoigné qu’il avait dit aux SR(W) de suivre les directives de la direction. Il leur a dit que le défendeur n’était pas en situation de grève. À l’audience, il a également insisté sur le fait qu’il avait dit aux SR(W) qu’il ne pouvait pas leur dire de ne pas franchir la ligne. Chaque personne devait décider par elle-même.

[47] M. Rogers a également dit aux SR(W) que les syndicats ne voient pas d’un bon œil le fait que des membres d’un syndicat franchissent les lignes de piquetage, peu importe où elles se trouvent. Il pourrait s’agir d’une situation de travail, comme dans le présent cas, ou d’une situation de magasinage; quoi qu’il en soit, un syndiqué ne franchirait pas la ligne de piquetage légale d’un autre syndicat. Il a aussi mentionné les conséquences du fait de franchir une ligne de piquetage, c’est-à-dire d’être considéré comme un briseur de grève et donc non digne de confiance aux yeux des autres membres du syndicat. Il a ensuite répété que chaque personne devait décider par elle-même et que le défendeur ne pouvait pas leur conseiller de ne pas franchir la ligne de piquetage.

[48] À 14 h 30, le capitaine Richard a ordonné à tous les SR(W) de rentrer chez eux. Les gestionnaires de groupe et les gestionnaires de centre de travail devaient retourner sur le lieu de travail pour discuter de la journée.

[49] Le 20 avril 2023, un rassemblement a été organisé au centre commercial Tillicum pour tous les employés qui venaient en voiture. Les employés arrivant à pied ou à vélo devaient se présenter au point de rassemblement situé près de la caserne de pompiers, à proximité de la ligne de piquetage. L’église avait fait savoir qu’elle ne voulait pas de rassemblement dans son stationnement. Les employés avaient reçu une carte du centre commercial Tillicum indiquant où leur groupe devait se réunir. Selon les rapports de la direction, quelques 456 SR(W) se sont présentés et se sont enregistrés au centre commercial Tillicum.

[50] Dans les deux lieux de rassemblement, des gestionnaires étaient présents et ont enregistré les personnes présentes.

[51] Ce jour-là, le capitaine Richard était présent au centre commercial Tillicum et s’est adressé à chaque groupe à tour de rôle. Un enregistrement vidéo a été présenté à l’audience. Il ne montre rien d’autre que le pantalon de la personne qui l’a enregistré. Cependant, les voix peuvent clairement être entendues et le capitaine Richard a confirmé à l’audience qu’il s’agissait bien de sa voix.

[52] En résumé, le capitaine Richard dit aux travailleurs qu’il comprend leur point de vue et qu’il peut comprendre qu’ils ont été placés dans une situation difficile, et c’est pourquoi, il le répète à maintes reprises, il veut leur accorder une [traduction] « souplesse maximale ». Il leur fait savoir qu’ils peuvent prendre des congés dont la nature sera déterminée plus tard avec leurs gestionnaires. Il est clair qu’il veut dire qu’ils devraient utiliser tous les crédits de congé possibles. Il répond à une question au sujet du congé 699 (congé payé pour d’autres motifs) par un [traduction] « non » clair, indiquant que les SR(W) ne se verront pas accorder un congé 699, mais qu’ils peuvent utiliser leurs crédits de congé.

[53] À un moment donné, quelqu’un lui demande s’il franchirait la ligne de piquetage s’il était dans leur situation. Le capitaine Richard répond [traduction] « Je ne le ferais probablement pas ».

[54] Le 20 avril, le capitaine Richard a donné la directive suivante, selon un courriel du directeur intérimaire de la production, Ryan Klassen, envoyé vers 11 h aux gestionnaires de groupe (GG dans cette citation) et aux gestionnaires de centre de travail (GCT dans la citation suivante) :

[Traduction]

MISE À JOUR 2 – Le commandant a ordonné aux employés de l’IMF de se présenter sur place pour l’instant. Une fois sur place, les employés doivent se présenter à leur gestionnaire. Tout employé qui ne se présente pas sur place sera considéré comme étant en congé à compter du moment où vous donnez une séance d’information au lieu de rassemblement. Le type de congé sera déterminé à une date ultérieure en fonction de la préférence de l’employé (payé ou non payé).

Une fois que ce message aura été transmis aux employés, tous les GG et les GCT d’attache doivent se présenter sur place et quitter les lieux de rassemblement. Une liste de tous les MGT-02 ou 03 non représentés et exclus a été fournie aux capitaines des lignes de piquetage des FMAR(P) pour permettre l’accès […] Pour les membres du personnel qui se présentent, la porte Naden est la meilleure option. La porte Y leur permettra d’avoir accès au chantier maritime s’ils s’identifient comme des employés de l’IMF et ils pourront se stationner n’importe où.

[…]

 

[55] Précisons que le fait de se [traduction] « présenter sur place » signifiait pour le demandeur se trouver sur le lieu de travail, de l’autre côté de la ligne de piquetage.

[56] Le 21 avril, soit le troisième jour de grève, le même scénario s’est produit. Les SR(W) se sont rassemblés et se sont enregistrés auprès de leurs gestionnaires respectifs et ils ont été informés qu’ils pouvaient prendre un congé s’ils ne se présentaient pas au travail. Selon M. Rogers, M. Walsh, M. Letwin et M. Lachmund, aucun membre de la direction n’a expressément ordonné aux SR(W) de franchir la ligne de piquetage. Ils ont plutôt été informés qu’ils avaient le choix et qu’ils pouvaient prendre un congé. M. Evans a confirmé ce fait de manière indirecte. À l’audience, à la question de savoir pourquoi il n’avait pas orienté ses employés vers l’entrée de la rue Lyall (qui était plus tranquille que celle du chemin Canteen), il a répondu que cela aurait semblé être une mesure déloyale.

[57] Les 22 et 23 avril ne font pas partie de l’histoire, car il s’agissait d’un samedi et d’un dimanche respectivement, qui étaient les jours de repos des SR(W).

[58] Du 24 au 28 avril, le scénario a changé. On ne s’attendait plus à ce que les employés se rassemblent. Quelques SR(W) se sont présentés à l’une des entrées principales, mais n’ont pas franchi la ligne de piquetage. M. Lachmund et M. Letwin ont tous deux témoigné qu’ils étaient arrivés tous les jours pendant la grève et qu’ils s’étaient assuré d’informer leur gestionnaire qu’ils étaient présents, mais qu’ils ne pouvaient pas se présenter au travail en raison de préoccupations liées à la sécurité. M. Lachmund a présenté les échanges par messages textes qu’il a eus avec son gestionnaire et dans lesquels il déclarait être présent. Il s’agissait d’un message texte de groupe; ses coéquipiers ont également enregistré leur présence par message texte ainsi que leur volonté de travailler, mais également leur refus de franchir la ligne de piquetage en raison de préoccupations liées à la sécurité. Le gestionnaire les a simplement remerciés.

[59] Le 21 avril, le message suivant a été transmis aux gestionnaires pour qu’ils le transmettent à leurs employés :

[Traduction]

[…]

À compter du lundi 24 avril et jusqu’à nouvel ordre, le personnel de l’IMF ne se présentera plus aux lieux de rassemblement en cas de ligne de piquetage.

Les employés de l’IMF doivent se présenter sur place quotidiennement. Une fois sur place, les employés doivent indiquer leur présence à leur gestionnaire. Tout employé qui ne se présente pas sur place sera considéré comme étant en congé. Le type de congé sera déterminé à une date ultérieure, en fonction de la préférence de l’employé (payé ou non payé) et d’autres directives du commandement […]

[…]

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

 

[60] Du 24 au 28 avril, le même message a été transmis; il était adressé aux gestionnaires et se lisait comme suit :

[Traduction]

[…]

Une ligne de piquetage est maintenant en place. Le commandant a ordonné aux employés de l’IMF de se présenter sur place. Une fois sur place, les employés doivent indiquer leur présence à leur gestionnaire. Tout employé qui ne se présente pas sur place sera considéré comme étant en congé. Le type de congé sera déterminé à une date ultérieure, en fonction de la préférence de l’employé (payé ou non payé) et d’autres directives du commandement […]

[…]

 

[61] Le 28 avril, le ton a changé radicalement. Dans la chaîne de messages textes de M. Lachmund, le message suivant est apparu de la part de son gestionnaire :

[Traduction]

Il s’agit d’un message du commandant de l’IMF. Je vous prie de vous assurer que TOUT LE MONDE en accuse réception en me répondant. En consultation avec les Relations de travail du gouvernement du Canada, il est confirmé que les employés SR(W) ne sont pas en situation de grève légale. Selon la directive de la direction, vous devez vous présenter au lieu de travail le lundi 1ᵉʳ mai, à moins d’être en congé approuvé au préalable. Vous devez vous présenter au capitaine de la ligne de piquetage du MDN pour avoir accès à la BFC Esquimalt comme prévu. Toute personne qui ne se présente pas au lieu de travail recevra une lettre officielle. Toute question à ce sujet peut être adressée à vos représentants syndicaux.

 

[62] Il semble qu’au cours de la semaine, la haute direction du MDN à Ottawa ait clairement indiqué au capitaine Richard que sa solution de compromis (permettre aux SR(W) de prendre un congé au lieu de franchir la ligne de piquetage) ne s’appliquerait plus. Le travail devait reprendre au chantier maritime, sinon les SR(W) seraient confrontés à des sanctions disciplinaires pour avoir refusé de travailler.

[63] Mme Walsh avait communiqué avec M. Rogers au cours de la semaine pour lui demander la raison pour laquelle les employés ne franchissaient pas la ligne de piquetage. M. Rogers a expliqué que les SR(W) ne la franchissaient pas pour des raisons de sécurité. D’une part, ils craignaient que le franchissement de la ligne de piquetage n’entraîne une confrontation avec les piqueteurs et, d’autre part, ils craignaient que le franchissement de la ligne de piquetage ne les fasse passer pour des briseurs de grève pour le reste de leur carrière.

[64] Mme Walsh ne pouvait pas comprendre ce raisonnement. Si les employés n’étaient pas en situation de grève légale, ils devaient se présenter au travail. Cette situation ne donnait pas lieu à une qualification de briseur de grève; cette étiquette ne s’appliquerait qu’aux employés en situation de grève légale qui franchissent leur propre ligne de piquetage. Si les employés étaient préoccupés par un éventuel harcèlement, la politique de lutte contre le harcèlement du MDN les protégerait.

[65] M. Rogers a reconnu que le message du 28 avril ordonnant le retour au travail des SR(W) constituait un changement important en matière de directive. Comme il l’a dit à l’audience, [traduction] « les règles d’engagement ont changé ».

[66] M. Rogers était extrêmement inquiet pour les membres de l’unité de négociation. Il ne souhaitait pas les exposer à des mesures disciplinaires, pas plus qu’il ne voulait qu’ils risquent que leurs collègues les considèrent comme des briseurs de grève.

[67] Il a témoigné avoir négocié tout au long de la fin de semaine avec l’AFPC pour trouver une solution. L’AFPC a affirmé catégoriquement qu’elle ne retirerait pas ses lignes de piquetage. Finalement, les deux agents négociateurs sont parvenus à une entente : la ligne de piquetage serait retirée à l’entrée de la rue Lyall pour permettre aux SR(W) d’entrer sur le lieu de travail. Plus important encore, ils entreraient avec l’autorisation de l’AFPC, ce qui signifiait qu’ils ne subiraient pas de répercussions négatives à l’avenir. Le 30 avril, M. Rogers a envoyé le message suivant aux membres de l’unité de négociation :

[Traduction]

[…]

J’ai communiqué avec le vice-président de l’AFPC pour la Colombie-Britannique, Jamey Mills, afin de discuter du dilemme de nos membres. L’AFPC est très consciente des problèmes auxquels sont confrontés nos membres en raison de leurs moyens de pression au travail, et elle a donné sa permission et son consentement pour que les membres du Conseil des métiers et du travail des chantiers maritimes (Ouest) entrent et sortent sans problème du lieu de travail à travers de leurs lignes de piquetage. Elle suspendra également l’activité de piquetage au Dépôt de munitions des Forces canadiennes (DMFC) Rocky Point à compter de demain.

Le Conseil a discuté de cette question avec les syndicats affiliés, et ils ont clairement indiqué que si un syndicat légalement en grève donne son consentement à d’autres membres de franchir les lignes de piquetage afin de se rendre au travail, il n’y a AUCUNE violation de cette ligne de piquetage. L’AFPC a donné ce consentement à nos membres.

[…]

 

[68] Entre-temps, à l’échelle nationale, la médiation et les négociations actives ont mis fin à la grève. L’AFPC et le demandeur ont conclu une entente provisoire au cours de la soirée du 30 avril. Toutes les lignes de piquetage de l’AFPC avaient disparu le matin du 1ᵉʳ mai.

[69] Le 9 mai 2023, le commandant adjoint, le capitaine de frégate (capf) Iain Meredith, a envoyé aux gestionnaires le courriel suivant : [traduction] « À la suite de nombreuses consultations avec plusieurs conseillers et autorités, le commandant a autorisé les employés qui ne sont pas en grève à utiliser leurs congés à leur discrétion, conformément à leurs conventions collectives respectives » [le passage en évidence l’est dans l’original].

[70] Les employés devaient soumettre leurs demandes de congé à leur gestionnaire au plus tard le 19 mai 2023, à défaut de quoi les gestionnaires inscriraient ce temps pour eux en tant que congé non payé non autorisé.

[71] Le 2 juin 2023, le capitaine Richard a envoyé un courriel à l’équipe des SR(W) de l’IMF, annulant la décision. Le courriel se lisait en partie comme suit :

[Traduction]

[…]

Même si la situation a attiré l’attention nationale au Ministère, l’amiral et moi avons soutenu vigoureusement que nous connaissons notre effectif et notre milieu de travail et que nous sommes les mieux placés pour négocier cette voie délicate – probablement pas à la satisfaction et avec l’accord de tous, mais tout de même de la meilleure façon possible. J’ai expliqué la situation et l’approche de compromis que j’envisageais lorsque je vous ai parlé dans le stationnement du centre commercial Tillicum, et nous avons procédé jusqu’à maintenant à l’administration des congés comme je l’ai décrit. Toutefois, je vous ai également nécessairement dit qu’il en serait ainsi, sauf directives contraires, ce que j’ai jugé peu probable.

Malheureusement, même si la plupart d’entre vous se sont déjà conformés à ma décision, que vous ayez exercé ou non votre droit de la contester (à l’égard duquel je ne suis pas offensé et que je respecte), l’amiral et moi avons maintenant reçu l’ordre d’annuler toutes les demandes de congé volontaire approuvées présentées ultérieurement pour la période de grève et que toutes les absences du milieu de travail qui n’ont pas été approuvées au préalable doivent être considérées comme des « défauts de se présenter au travail » et traitées comme telles en tant que CNP [congé non payé] 985 (non autorisé). Ces demandes seront donc traitées au cours des prochains jours, mais il faudra un certain temps pour qu’elles soient traitées dans le système.

[…]

 

[72] Il ressort clairement du courriel et du témoignage du capitaine Richard à l’audience que la décision de ne pas autoriser des congés allait à l’encontre de sa conviction selon laquelle les relations de travail harmonieuses étaient mieux servies par la solution de compromis qu’il proposait.

[73] Le 20 octobre 2023, M. Letwin a écrit au cabinet du premier ministre. Il décrit dans son message la situation des SR(W) comme un dilemme impossible : ils ne peuvent pas franchir la ligne de piquetage en raison de sa nature agressive, la direction exerce des pressions sur eux pour qu’ils la franchissent ou qu’ils soient placés en « congé non payé non autorisé », et ils sont menacés par leurs syndicats de ne pas la franchir, car cela leur ferait porter l’étiquette de [traduction] « membre à mauvaise réputation », ce qui aurait une incidence sur le reste de leur carrière de gens de métier. De plus, pour ne rien arranger, le Conseil du Trésor imposait une amende de 50 heures de rémunération au personnel de production de l’IMF CB.

[74] M. Letwin a témoigné qu’il se rendait au point d’accès principal tous les jours, mais qu’il ne franchissait pas la ligne de piquetage pour deux raisons. Il aurait été désagréable de la franchir, car les piqueteurs étaient plutôt fougueux, et cela aurait été contraire à son serment syndical, de ne pas franchir les lignes de piquetage légales. Cela aurait entraîné des conséquences dévastatrices pour le reste de sa carrière.

2. À Rocky Point

[75] La pression exercée par la haute direction du MDN pour que les activités professionnelles reprennent a été ressentie plus tôt à Rocky Point. Son commandant, le capc Newman, a témoigné que dès le début, il ne pouvait pas accepter que les SR(W) refusent de franchir la ligne de piquetage.

[76] Le défendeur et l’AFPC (par l’intermédiaire de son élément, l’UEDN) sont les seuls agents négociateurs à Rocky Point. Il y a 10 postes de SR(W) (dont neuf étaient dotés au moment de la grève) et quelques 43 employés faisant partie de l’unité de négociation de l’UEDN, dont huit ont été déclarés essentiels pendant la grève.

[77] Aucune directive de se rassembler n’a été donnée. Au contraire, les employés non en grève devaient se rendre sur place. Aucun des SR(W) n’a tenté de franchir la ligne de piquetage (comme il a été mentionné, il n’y a qu’un seul point d’accès au Dépôt Rocky Point). Le 25 avril 2023, le capc Newman et un gestionnaire ont offert d’escorter les SR(W) à travers la ligne de piquetage; l’offre a été refusée.

[78] Le 24 avril 2023, les SR(W) travaillant à Rocky Point ont reçu une lettre demandant leur présence sur place pour une entrevue visant à établir les faits. Il leur était reproché d’avoir été absents les 20, 21 et 24 avril et d’avoir participé à des activités de grève illégales. Ils devaient se présenter au travail le 27 avril. L’un d’eux a dit craindre qu’il soit dangereux de franchir la ligne de piquetage. Cette objection a simplement été écartée – on lui a dit que si des difficultés survenaient à la ligne de piquetage, il serait escorté.

[79] Des préoccupations ont également été exprimées au défendeur. M. Rogers a témoigné qu’il avait parlé à des représentants de l’UEDN. La ligne de piquetage a été levée le 26 avril vers le milieu de la journée, de sorte que les SR(W) ont pu se présenter au travail sans avoir à franchir une ligne de piquetage. Après cette date, le travail a repris à Rocky Point.

[80] Le capc Newman a mené les entrevues prévues, malgré le retour au travail.

[81] En fin de compte, aucune mesure disciplinaire n’a été imposée, car le capc Newman a conclu que le défendeur, plutôt que les employés, était responsable des absences au travail de ces derniers. Selon lui, les « messages » du défendeur avaient amené les employés à ne pas franchir la ligne de piquetage. La seule conséquence était administrative – pour les jours non travaillés, les employés étaient en congé non payé non autorisé.

[82] Lors des entrevues, les employés ont déclaré que le défendeur avait recommandé de ne pas franchir la ligne de piquetage. Ils se sont présentés au travail lorsque la ligne de piquetage a été levée à 11 h le 26 avril. Ils ont également déclaré que la principale raison pour laquelle ils n’avaient pas franchi la ligne de piquetage était la crainte de répercussions futures. Cela comprenait le fait d’être étiqueté comme un briseur de grève, qui ne serait jamais effacé, et la possibilité de représailles, probablement à l’extérieur du lieu de travail.

III. Résumé de l’argumentation

A. Pour le demandeur

[83] Malgré le fait que la demande ait été présentée après la fin de la grève de l’AFPC, le cas n’est pas théorique. Les employés doivent recevoir des directives claires selon lesquelles s’ils ne sont pas en situation de grève légale, ils doivent être au travail. Il s’agit de leur devoir, même si cela signifie franchir une ligne de piquetage légale.

[84] Que la Commission conclue ou non qu’une grève a eu lieu, cela n’est pas nécessaire pour conclure que le défendeur a conseillé une grève, ce qui constitue la violation de l’article 194 de la Loi.

[85] Tant dans le bulletin du 18 avril 2023 qui a été remis aux membres du défendeur avant la grève de l’AFPC que dans les déclarations de M. Rogers et de M. Walsh qui leur ont été faites aux lieux de rassemblement, le défendeur a conseillé aux membres de l’unité de négociation de ne pas franchir la ligne de piquetage. Il est bien établi dans la jurisprudence que le fait de ne pas franchir une ligne de piquetage équivaut à un refus de travailler ou à une grève.

[86] M. Rogers savait que la direction avait donné comme directive que les SR(W) devaient tenter de franchir la ligne de piquetage, mais il n’a jamais pris de mesures pour s’assurer qu’ils la franchiraient. Au contraire, il a déclaré que le fait de franchir une ligne de piquetage allait à l’encontre des principes syndicaux et qu’il ne le ferait jamais, où qu’elle se trouve, peu importe ses obligations professionnelles.

[87] M. Walsh a livré le même message lorsqu’il s’est adressé aux employés aux lieux de rassemblement et a renforcé le message selon lequel le franchissement d’une ligne de piquetage signifiait être ostracisé pour le reste de sa vie professionnelle.

[88] Lorsqu’il a été interrogé sur l’apparente tolérance de la direction, comme le démontrent les courriels indiquant que les employés pouvaient choisir de prendre un congé, le demandeur a répondu qu’en fait, son message a toujours été que les employés devaient tenter de se présenter au travail, comme le démontrent les courriels de la direction et le plan d’atténuation en cas de grève. Le préjudice causé par le conseil de grève du défendeur est qu’aucun SR(W) n’a même tenté de franchir la ligne de piquetage en raison du message du défendeur selon lequel il y aurait représailles. Sans l’acte du défendeur, les employés n’avaient aucune raison d’avoir peur.

B. Pour le défendeur

[89] Le caractère théorique de l’affaire n’est pas en cause; en fait, il s’agit d’un cas absurde. L’employeur, représenté par le commandant, a autorisé les SR(W) à ne pas franchir la ligne de piquetage pendant que la grève de l’AFPC était en cours. Le défendeur a travaillé avec la direction locale pour assurer des relations de travail harmonieuses. Les parties n’étaient pas en désaccord.

[90] Les employés et la direction ont tous les deux agi comme prévu. Les SR(W) se sont présentés au travail, n’ont pas pu franchir la ligne de piquetage parce que cela n’était pas sécuritaire, se sont enregistrés auprès de leurs gestionnaires et sont rentrés chez eux conformément aux directives.

[91] Le défendeur ne leur a pas ordonné de ne pas franchir la ligne. M. Rogers a simplement rappelé aux SR(W) que les différents syndicats auxquels ils appartenaient pourraient avoir des règles sur le franchissement des lignes de piquetage. Le défendeur n’a aucun pouvoir sur les SR(W) et ne peut pas leur imposer de mesures disciplinaires.

[92] La direction de l’IMF CB n’a, à aucun moment, ordonné aux SR(W) de franchir la ligne de piquetage ou ne les a escortés à travers la ligne. Les SR(W) ne sentaient pas qu’il était sécuritaire de franchir la ligne et de faire face aux piqueteurs en colère. Ils ne se sentaient pas en sécurité face à d’éventuelles représailles. Le demandeur n’a jamais appelé la police et n’a jamais demandé d’injonction. Aucun membre de la direction locale n’a affirmé que la ligne de piquetage pouvait être franchie en toute sécurité.

[93] Les SR(W) ont simplement suivi les directives de la direction – s’enregistrer et, s’il était impossible de franchir la ligne, choisir de prendre un congé.

[94] La gestion de la situation par le capitaine Richard n’avait qu’un seul objectif : gérer la grève légale et assurer des relations harmonieuses entre les différents groupes de travailleurs, qu’ils soient en grève ou non. Sa préoccupation était la sécurité, et à juste titre. Il a discuté directement avec les SR(W), a assuré un contact avec le défendeur et n’a jamais évoqué le spectre d’une loi.

[95] Cette situation s’est poursuivie jusqu’à ce qu’il reçoive une directive différente de la haute direction et qu’il dise à M. Rogers que les SR(W) devaient retourner au travail immédiatement. La réaction du défendeur a été d’investir beaucoup d’efforts pour négocier une entente avec l’agent négociateur en grève.

[96] Une fois la grève de l’AFPC achevée, le message de la direction locale a été le même que celui pendant la grève – les congés avaient été autorisés, et il incombait maintenant aux gestionnaires et aux employés de décider quels congés seraient pris.

[97] Puis, un autre changement soudain d’orientation s’est produit, cette fois au sujet des congés, et, par la suite, la présente demande de déclaration d’activité illégale de la part du défendeur a été présentée.

[98] Tout au long de la grève de l’AFPC, la direction de l’IMF CB n’a jamais laissé entendre que la conduite du défendeur était illégale. Les deux parties ont plutôt géré la situation dans le but ultime d’assurer la sécurité de tous et de préserver la relation à long terme entre les différents groupes d’employés, qu’ils soient en grève ou non.

[99] Le défendeur n’a jamais dit aux SR(W) de ne pas franchir la ligne de piquetage. Les SR(W) ont plutôt déterminé qu’il serait dangereux de le faire, tant à court qu’à long terme.

[100] Le demandeur a beaucoup insisté sur le bulletin du 18 avril 2023, mais les témoins et les employés de Rocky Point interrogés par le capc Newman n’ont jamais mentionné qu’il s’agissait d’une raison pour ne pas franchir la ligne de piquetage.

[101] Il est difficile de voir comment les actions du défendeur auraient pu équivaloir au fait de conseiller une grève. Il a dit aux membres de l’unité de négociation de suivre les directives de la direction, soit de tenter de se présenter au travail ou de choisir de prendre un congé. Une grève n’a pas lieu lorsque la direction donne son consentement. Le fait de demander à ses membres de suivre les directives de la direction n’équivaut pas à conseiller une grève.

[102] Le défendeur a soutenu que la présente demande a été présentée simplement pour le punir. Le processus est injuste à son égard, car la preuve établit clairement que les mesures prises pendant la grève de l’AFPC ont été prises en accord avec la direction locale. Dès que la direction locale a changé d’attitude, le défendeur s’est conformé à la nouvelle directive.

[103] Des dommages devraient être accordés au défendeur parce que la demande était à la fois frivole et vexatoire.

IV. Analyse

[104] Il s’agit d’une demande présentée en vertu de l’article 198 de la Loi, dont la partie pertinente se lit comme suit :

198 (1) S’il estime qu’une organisation syndicale ou un dirigeant ou représentant de celle-ci a contrevenu aux paragraphes 194(1) ou (2) ou 197(3), qu’une personne a contrevenu à l’article 195 ou qu’un fonctionnaire a contrevenu à l’article 196 ou au paragraphe 197(4), l’employeur peut demander à la Commission de déclarer que l’activité ayant donné lieu à la contravention est illégale.

198 (1) If the employer considers that an employee organization or any officer or representative of one has contravened subsection 194(1) or (2) or 197(3), or that a person has contravened section 195, or that an employee has contravened section 196 or subsection 197(4), the employer may apply to the Board for a declaration that the conduct giving rise to the contravention is unlawful.

(2) Saisie de la demande visée au paragraphe (1), la Commission peut, après avoir donné à l’organisation syndicale, au dirigeant, au représentant, à la personne ou au fonctionnaire en cause la possibilité de présenter des observations, déclarer l’activité illégale […]

(2) After affording the employee organization, officer, representative, person or employee referred to in subsection (1) an opportunity to make representations on the application, the Board may declare that the conduct is unlawful ….

[…]

 

[105] Une déclaration d’activité illégale est discrétionnaire. La Commission décide s’il y a lieu d’en émettre une après avoir examiné les arguments de l’organisation syndicale ou de tout dirigeant ou représentant qui, selon l’employeur, a contrevenu au paragraphe 194(1). En d’autres termes, compte tenu de la preuve et des arguments, la Commission peut décider qu’une telle déclaration n’est pas justifiée.

[106] J’examinerai maintenant les deux arguments secondaires des parties.

[107] Le demandeur a soutenu que malgré le fait que la supposée grève illégale a pris fin avant la présentation de la demande, le cas n’est pas théorique. Selon lui, plusieurs questions demeurent non réglées en raison de l’incertitude quant à la légalité ou à l’illégalité des actions du défendeur pendant la grève.

[108] Je suis d’accord pour dire que la question n’est pas théorique. La situation pourrait se reproduire et, espérons-le, la présente décision pourra servir de guide sur la façon dont les parties devraient se comporter.

[109] Le deuxième argument que j’aborderai est celui soulevé par le défendeur, à savoir que le cas est absurde et qu’il n’aurait jamais dû être appelé à se défendre. Il a qualifié l’instance de frivole et vexatoire et a demandé des dommages à cet égard.

[110] Le défendeur a cité Steiner v. Canada, 1996 CanLII 3869 (Cour fédérale – Section de première instance, dossier no T-1990-96) pour ces définitions des termes « frivole » et « vexatoire » :

[Traduction]

[…]

[…] Une demande est frivole lorsqu’elle a peu de poids ou d’importance ou qu’il n’existe aucun argument rationnel fondé sur les éléments de preuve ou le droit à l’appui de la demande. Une instance vexatoire est une instance introduite de façon malveillante ou sans motif probable, ou une instance qui n’aboutira à aucun résultat pratique.

[…]

 

[111] Il est malheureux que des frais juridiques aient été engagés, mais à moins qu’il n’y ait eu abus ou entrave à la procédure, la Commission n’accordera pas de dommages pour couvrir les frais juridiques (voir Tipple c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 158, aux par. 26 à 29). Je ne considère pas qu’il s’agisse d’un cas de « conduite abusive ou de l’obstruction ». Le demandeur avait le droit de contester la légalité du fait que les SR(W) n’avaient pas franchi la ligne de piquetage.

[112] Je ne crois pas que le cas est frivole, puisque la question de la légalité de ne pas franchir la ligne de piquetage survient de temps à autre (tel qu’énoncé dans la jurisprudence); les faits du présent cas diffèrent des faits de la jurisprudence qui m’a été présentée et, dans cette mesure, une certaine déclaration est nécessaire.

[113] Je ne crois pas non plus que le cas soit vexatoire ou que le demandeur ait agi de façon malicieuse ou sans motif probable. Encore une fois, il était légitime pour le demandeur de remettre en question les actions du défendeur lorsqu’il a géré la situation de grève de l’AFPC.

[114] Les deux parties ont présenté une jurisprudence à l’appui de leurs arguments. J’en ai tenu compte, mais j’estime que les faits du présent cas ne cadrent pas facilement avec les tendances établies. Deux caractéristiques sont importantes et elles seront reprises dans l’analyse suivante : le défendeur n’est pas un agent négociateur typique, car il est composé de plusieurs syndicats (organisations syndicales selon la terminologie de la Loi) et la direction de l’IMF CB a tacitement appuyé le fait que les SR(W) ne franchissaient pas la ligne de piquetage.

[115] Les deux parties ont convenu que l’alinéa 194(1)e) de la Loi s’appliquait au litige; il se lit comme suit :

194 (1) Il est interdit à toute organisation syndicale de déclarer ou d’autoriser une grève à l’égard d’une unité de négociation donnée, et à tout dirigeant ou représentant de l’organisation de conseiller ou susciter la déclaration ou l’autorisation d’une telle grève, ou encore la participation de fonctionnaires à une telle grève : […]

194 (1) No employee organization shall declare or authorize a strike in respect of a bargaining unit, and no officer or representative of an employee organization shall counsel or procure the declaration or authorization of a strike in respect of a bargaining unit or the participation of employees in such a strike, if …

e) si le mode de règlement des différends applicable à l’égard de l’unité de négociation est l’arbitrage; […]

(e) the process for resolution of a dispute applicable to the bargaining unit is arbitration; ….

 

[116] Je souligne que le paragraphe 2(6) de la Loi prévoit que « […] la mention de organisation syndicale vaut mention de regroupement d’organisations syndicales […] », comme c’est le cas en l’espèce.

[117] Le défendeur n’a pas contesté le fait que l’unité de négociation qu’il représente n’était pas en situation de grève légale. Il a contesté avoir conseillé aux membres de l’unité de négociation de faire la grève.

[118] À maintes reprises au cours de l’audience, le demandeur s’est opposé à tout élément de preuve concernant la situation des congés et l’annulation ultime de ces congés par la haute direction du MDN. Selon le demandeur, cela n’avait rien à voir avec la question à trancher, à savoir si le défendeur avait conseillé une grève.

[119] Je crois au contraire que cette partie des éléments de preuve est importante. Elle démontre un milieu de travail marqué par le respect mutuel et une compréhension approfondie du dilemme auquel était confronté chaque SR(W).

[120] M. Rogers a nié vigoureusement que le défendeur avait conseillé aux membres de l’unité de négociation de faire la grève. Il a insisté sur le fait que la première directive qui leur avait été donnée était de suivre les directives de la direction.

[121] Cela faisait partie du message transmis aux SR(W). De plus, les directives de la direction ont été respectées. Les employés se rassemblaient, s’enregistraient et attendaient les directives de la direction, soit de se présenter sur place ou de prendre un congé, payé ou non payé.

[122] C’est dans ce contexte que les SR(W) ont choisi de ne pas franchir la ligne de piquetage. Lorsque la direction a durci sa position, la ligne de piquetage a été levée. Cela s’est produit à Rocky Point le 26 avril 2023 parce que les SR(W) étaient menacés de faire l’objet de mesures disciplinaires. Cela s’est produit de nouveau le 30 avril à l’IMF CB, toujours en raison de la menace de la prise de mesures disciplinaires; le défendeur a négocié une entente avec l’agent négociateur en grève, qui a finalement été supplantée par l’entente de principe qui a mis fin à la grève de l’AFPC.

[123] Il convient de noter que le défendeur a pris des mesures actives pour négocier avec l’AFPC afin de permettre aux SR(W) de franchir la ligne de piquetage lorsqu’il est devenu évident que l’employeur ne tolérerait plus que les SR(W) ne franchissent pas la ligne de piquetage. Jusqu’à ce moment-là, il était entendu, certainement à l’IMF CB où la grande majorité des SR(W) travaillaient, que prendre un congé plutôt que de se présenter au travail constituait une option acceptable.

[124] Pendant l’argumentation, le demandeur a vivement contesté cette dernière déclaration. Selon lui, les SR(W) devaient faire tout leur possible pour se présenter au travail. Ils ne l’ont pas fait parce que le défendeur leur avait conseillé ou ordonné de ne pas le faire.

[125] D’après les éléments de preuve, et plus particulièrement les courriels envoyés quotidiennement par la direction pendant la grève de l’AFPC, je conclus que l’employeur, représenté par le pouvoir délégué détenu par le commandant, soit le capitaine Richard, avait autorisé les SR(W) à choisir entre se présenter au travail ou prendre un congé. En d’autres termes, jusqu’au 28 avril 2023, on ne leur avait jamais ordonné de se présenter au travail.

[126] La Loi prévoit la définition suivante à l’article 2 du terme « grève » :

grève Tout arrêt du travail ou refus de travailler, par des personnes employées dans la fonction publique agissant conjointement, de concert ou de connivence; y sont assimilés le ralentissement du travail ou toute autre activité concertée, de la part de telles personnes, ayant pour objet la diminution ou la limitation du rendement. []

strike includes a cessation of work or a refusal to work or to continue to work by persons employed in the public service, in combination, in concert or in accordance with a common understanding, and a slow-down of work or any other concerted activity on the part of such persons that is designed to restrict or limit output.…

 

[127] Dans British Columbia Terminal Elevator Operators’ Association c. Grain Workers Union, section locale 333, C.T.C., 2007 CCRI 384 (« BC TEOA »), qui est une décision du Conseil canadien des relations industrielles, la question consistait à savoir si le refus de franchir une ligne de piquetage constituait une grève illégale. En fait, le droit de ne pas franchir une ligne de piquetage était prévu dans la convention collective, mais il a été jugé contraire à l’interdiction légale des arrêts de travail pendant que la convention collective est en vigueur.

[128] On pourrait soutenir que, dans ce cas, le refus de franchir la ligne de piquetage n’avait pas pour but de restreindre ou de limiter la production; cet argument a été rejeté dans BC TEOA. Dans le cas de continuation, la liberté d’expression a été invoquée.

[129] Il y a deux différences principales entre ce cas et le présent cas : en premier lieu, dans BC TEOA, les employeurs (le cas concerne plusieurs employeurs et plusieurs syndicats) ont pris des mesures contre les membres syndiqués non en grève pendant la grève. Par conséquent, ils n’étaient pas autorisés à choisir entre se présenter au travail ou prendre un congé. En deuxième lieu, les arguments de ce cas portaient sur la liberté d’expression des membres du syndicat, y compris le droit d’agir en solidarité avec les travailleurs en grève, ce qui était quelque peu secondaire dans le présent cas; l’accent a plutôt été mis sur la sécurité des SR(W), surtout en ce qui a trait aux conséquences à long terme.

[130] Comme le mentionne George W. Adams dans Canadian Labour Law, 2ᵉ édition, chapitre 11:3, il existe un courant jurisprudentiel selon lequel le refus individuel de franchir une ligne de piquetage par crainte de représailles ne constitue pas un effort concerté et ne peut donc pas être qualifié de grève (voir MacMillan Bloedel (Alberni) Ltd. v. Swanson, 1972 CanLII 1070 (BC SC), au par. 20 et Rothesay Paper Limited v. Canadian Paperworkers Union, Local 907, 1990 CanLII 5456 (NB KB)).

[131] Comme dans la décision BC TEOA, le refus de franchir une ligne de piquetage peut constituer une grève (voir également Domtar Inc. v. Local 2995 I.W.A. Canada, 2000 CanLII 2585 (ON LRB), et Progistix-Solutions Inc. v. Communication, Energy and Paperworkers Union of Canada, 1999 CanLII 19999 (ON LRB)). Toutefois, pour conclure à l’existence d’une grève, il faut d’abord conclure à un effort concerté, une action combinée, une compréhension commune. Les circonstances du présent cas ne permettent pas de conclure qu’il y a eu un effort concerté, mais plutôt que les actions des employés étaient fondées sur des choix individuels. Plus important encore, l’option offerte de prendre un congé plutôt que de se présenter au travail mine l’idée d’une grève. Une fois que l’employeur accepte que ses employés puissent prendre un congé au lieu de se présenter au travail, je ne vois pas en quoi une grève a lieu.

[132] Le défendeur était très au conscient de l’article 194 de la Loi et a fait bien attention de ne pas conseiller ou ordonner une grève. Il a dit de suivre les directives de la direction, ce qui est exactement ce qui s’est produit.

[133] Dans son argumentation, le demandeur a insisté sur le fait que le défendeur avait conseillé une grève lorsqu’il a recommandé ou encouragé une telle action en déclarant ce qui suit dans son bulletin du 18 avril 2023 : [traduction] « […] le CMTCMGF (Ouest) et nos 11 syndicats affiliés n’approuvent ni ne soutiennent le franchissement d’aucune ligne de piquetage légale. »

[134] Le défendeur était parfaitement au courant de son obligation de ne pas conseiller une grève. M. Rogers a dit, à maintes reprises, qu’aucun représentant du défendeur n’avait dit aux SR(W) de ne pas franchir la ligne de piquetage.

[135] Le fait d’énoncer la position du Conseil et des organisations syndicales constituantes au sujet des lignes de piquetage n’équivaut pas à ordonner aux membres de ne pas franchir les lignes de piquetage. Encore une fois, le choix a été laissé aux personnes. Dans les témoignages de M. Lachmund et de M. Letwin, et dans toutes les entrevues que le capc Newman a effectuées, je n’ai reçu aucun élément de preuve selon lequel le refus de franchir la ligne de piquetage découlait des conseils ou des directives du défendeur. Les employés ont plutôt déclaré qu’ils ne souhaitaient pas la franchir parce qu’ils craignaient les conséquences à long terme.

[136] Dans Hickeson-Langs Supply Company v. Teamsters Local No. 419, 1991 CanLII 6064 (ON LRB), la Commission des relations de travail de l’Ontario (CRTO) a rejeté l’argument du syndicat selon lequel le fait de ne pas franchir une ligne de piquetage était un choix individuel. La CRTO a plutôt conclu que les membres du syndicat avaient refusé de franchir la ligne de piquetage légale d’un autre syndicat pour des raisons de principe ou de solidarité syndicale. Elle a expressément rejeté l’argument selon lequel ils n’avaient pas franchi la ligne de piquetage pour des raisons de sécurité, car elle a conclu que cet argument n’était pas crédible.

[137] Dans ce cas, la grève était en cours. La CRTO a jugé nécessaire d’intervenir dans une situation de travail où l’employeur était sporadiquement privé de son effectif.

[138] Je crois que le refus des SR(W) de franchir la ligne de piquetage découle d’une crainte réelle de conséquences négatives.

[139] M. Rogers et M. Walsh ont parlé des principes syndicaux selon lesquels il ne faut pas franchir la ligne, mais M. Letwin et M. Lachmund ont parlé des conséquences, tout comme l’ont fait les SR(W) de Rocky Point. Il s’agissait d’une action qui découlait de la crainte de franchir la ligne de piquetage et du risque d’une confrontation à la ligne de piquetage et d’être qualifiés de briseurs de grève pour le reste de leur carrière.

[140] Je crois qu’il est important de situer cette question de relations de travail dans son contexte particulier.

[141] Les SR(W) font partie d’une unité de négociation représentée par le défendeur. Le défendeur est le Conseil, et non les organisations syndicales individuelles qui le composent. Les SR(W) n’ont pas adhéré au défendeur en tant que membres d’un syndicat. Ils appartiennent au syndicat lié à leur métier. Chacun de ces syndicats a ses propres règles concernant les lignes de piquetage.

[142] Les conséquences du fait de franchir une ligne de piquetage pour un membre d’un syndicat sont considérables et ne peuvent pas être surmontées. Il ne s’agit pas d’une affaire où l’employeur interdit le harcèlement en milieu de travail. L’ostracisation au travail et dans la section locale du syndicat ne peut pas être contrecarrée par les mesures de l’employeur. Si leur emploi à titre de fonctionnaires fédéraux prend fin, ils font toujours partie de leur syndicat. Le fait de ne jamais pouvoir obtenir un autre poste de gens de métier n’a rien à voir avec leur emploi dans la fonction publique ou auprès de l’employeur.

[143] Dans son argumentation finale, l’employeur met en doute la réalité des conséquences négatives pour les membres du syndicat qui franchissent une ligne de piquetage, en laissant entendre que le défendeur avait plus ou moins inventé cette réalité en vue de conseiller ou d’ordonner une grève.

[144] Franchement, je préfère le témoignage des témoins du défendeur à cet égard, et je prends également note des réponses des SR(W) de Rocky Point qui ont été fournies au capc Newman. J’accepte le fait que, pour un membre d’un syndicat dans ce contexte particulier, le fait de franchir une ligne de piquetage légale peut entraîner des conséquences sur sa vie professionnelle à long terme. J’utilise délibérément le terme « syndicat » – je ne parle pas des agents négociateurs du secteur public fédéral.

[145] Dans la présente décision, je ne me prononce pas sur la question de savoir si les membres d’une unité de négociation qui n’est pas en grève devraient franchir la ligne de piquetage légale d’un autre agent négociateur. J’examine une situation très particulière, où l’agent négociateur qui n’est pas en grève est composé d’un ensemble hétéroclite de sections locales de syndicats qui comprennent de nombreux membres ne travaillant pas pour la fonction publique fédérale. Le fait d’être considéré comme un briseur de grève peut entraîner des conséquences considérables.

[146] Dans toute la jurisprudence qui m’a été présentée, qui a généralement confirmé l’obligation pour les travailleurs liés par une convention collective en vigueur de franchir une ligne de piquetage, je n’ai trouvé aucun exemple où la direction a tacitement approuvé le fait de ne pas franchir la ligne de piquetage, en tenant compte des préoccupations des employés en matière de sécurité. En général, les solutions pacifiques ne donnent pas lieu à des litiges et ne génèrent donc pas de jurisprudence.

[147] En fin de compte, je conclus que le demandeur n’a pas établi qu’il y a eu une activité illégale. Les employés n’ont pas franchi la ligne de piquetage par souci de leur propre sécurité. Je conclus que le défendeur n’a ni ordonné ni conseillé une grève. Il a conseillé aux SR(W) de suivre les directives de la direction. Pour la grande majorité des SR(W), qui travaillent à l’IMF CB, cela signifiait la possibilité d’utiliser des congés autorisés. Ce n’était pas le cas à Rocky Point, mais dès qu’il est devenu évident que le fait de ne pas franchir la ligne de piquetage ne serait pas toléré, les SR(W) ont repris le travail. Là encore, je conclus que le défendeur n’a pas ordonné de ne pas franchir la ligne de piquetage, mais qu’il s’agissait d’un choix individuel.

[148] Pendant la grève de l’AFPC, le capitaine Richard a agi de manière à assurer la paix entre les différents groupes d’employés de l’IMF CB. Le rôle de la Commission est de favoriser des relations de travail harmonieuses entre les employés et les employeurs. Son rôle ne consiste pas à forcer les gens à agir contre leurs intérêts supérieurs ou à imposer une réparation qui va à l’encontre des meilleurs instincts de la direction locale.

[149] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


V. Ordonnance

[150] La demande est rejetée.

Le 24 juin 2024.

Traduction de la CRTESPF

Marie-Claire Perrault,

une formation de la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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