Décisions de la CRTESPF
Informations sur la décision
La demanderesse a déposé un grief contestant la politique de vaccination obligatoire contre la COVID-19 de la défenderesse – le grief a été rejeté au dernier palier de la procédure de règlement des griefs – l’avocat de la demanderesse a décidé de contester la réponse au dernier palier du grief par un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale au lieu de la renvoyer à l’arbitrage devant la Commission – l’avocat s’est retiré du dossier et la demanderesse a trouvé un nouveau représentant, qui a décidé de renvoyer le grief à l’arbitrage neuf mois après l’expiration du délai – la défenderesse s’est opposée à la compétence de la Commission au motif que le renvoi à l’arbitrage était hors délai – la demanderesse a soutenu qu’elle n’avait pas été convenablement conseillée et que les actions de son ancien avocat ne devaient pas être retenues contre elle – la Commission a statué qu’un avocat agit à titre de mandataire de son client et que, par conséquent, la demanderesse ne pouvait pas se désavouer des actions de son ancien avocat – la Commission a appliqué les critères établis dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1, et a refusé d’accorder à la demanderesse une prorogation de délai pour déposer son grief – la Commission a accueilli l’objection de la défenderesse.
Objection accueillie.
Contenu de la décision
Dossier: 568-02-46851
XR: 566-02-46850
Référence: 2024 CRTESPF 121
relations de travail et de l’emploi
dans le secteur public fédéral et
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ENTRE
Magalie Charlebois-Chauret
demanderesse
et
CONSEIL DU TRÉSOR
(Agence de la santé publique du Canada)
défenderesse
Répertorié
Charlebois-Chauret c. Conseil du Trésor (Agence de la santé publique du Canada)
Devant : Marie-Claire Perrault, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour la demanderesse : Bernard Desgagné, représentant
Pour la défenderesse : Erin Saso, analyste
Décision rendue sur la base des documents au dossier et d’arguments écrits
déposés le 3 avril 2023 et les 1er, 15 et 22 mars, 2 mai, 28 juin et 2 juillet 2024.
MOTIFS DE DÉCISION
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I. Demande devant la Commission
[1] Le 28 février 2023, Magalie Charlebois-Chauret (la « demanderesse ») a renvoyé un grief à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »; dossier de la Commission 566-02-46850). Le grief était accompagné d’une demande de prorogation de délai.
[2] L’Agence de la santé publique du Canada, l’employeur de la demanderesse (la « défenderesse »), s’oppose au renvoi du grief à l’arbitrage parce qu’il a été renvoyé à l’arbitrage bien au-delà de la date prévue au Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79; le « Règlement »). La défenderesse fait partie de l’administration publique centrale dont l’employeur légal est le Conseil du Trésor.
[3] La Commission peut, en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement, accorder une prorogation de délai pour toute étape de la procédure de règlement des griefs, y compris le renvoi à l’arbitrage.
[4] La présente décision porte uniquement sur la demande de prorogation. Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.
II. Contexte
[5] Le 5 novembre 2021, la demanderesse a déposé un grief contre la politique de vaccination obligatoire que le Conseil du Trésor a mise en place en 2021 pour lutter contre la COVID-19 (la « politique de vaccination »). Le grief a été rejeté au dernier palier de la procédure de règlement des griefs le 1er avril 2022.
[6] La défenderesse soutient que le grief a été renvoyé à l’arbitrage longtemps après l’expiration du délai pour le faire, puisque le délai prévu au Règlement est de 40 jours. Or, le grief n’a été renvoyé à l’arbitrage que le 28 février 2023.
[7] La demanderesse explique qu’elle a été mal conseillée par un avocat censé la représenter, qui lui a recommandé de ne pas renvoyer le grief à l’arbitrage devant la Commission, mais de plutôt tenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’employeur devant la Cour fédérale. L’affaire est toujours en cours devant la Cour fédérale.
[8] En février 2023, l’avocat qui avait conseillé la demanderesse et qui la représentait devant la Cour fédérale a cessé sa représentation. La demanderesse a suivi les conseils de Bernard Desgagné, qui représente nombre de fonctionnaires qui contestent la politique de vaccination, et elle a renvoyé son grief à l’arbitrage accompagné d’une demande de prorogation de délai.
[9] Selon la défenderesse, en choisissant de porter l’affaire devant la Cour fédérale, la demanderesse a renoncé à son droit à l’arbitrage. La demande de prorogation est un abus de procédure.
III. Résumé de l’argumentation
[10] Afin d’éviter un excès de répétition, je traiterai des arguments des parties directement dans l’analyse.
IV. Analyse
[11] La demande est faite en vertu de l’alinéa 61b) du Règlement; l’article 61 se lit comme suit :
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[12] Je retiens du texte qui autorise la Commission à proroger les délais que le principe fondamental est l’équité.
A. Analyse selon la décision Schenkman
[13] Cette notion d’équité a été précisée dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1, et elle est fondée sur l’équilibre entre les droits respectifs des deux parties. La décision Schenkman examine cinq critères pour déterminer s’il y a lieu d’accorder la prorogation de délai.
1. Le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes
[14] Selon la défenderesse, la demanderesse est liée par les actions de son avocat. Celui-ci a choisi en son nom de ne pas renvoyer le grief à l’arbitrage, mais plutôt de déposer une demande de contrôle judiciaire. Une partie ne peut pas se soustraire aux positions prises par l’avocat qui était son mandataire.
[15] La demanderesse soutient qu’elle a été mal conseillée.
[16] Il est essentiel de pouvoir expliquer le retard. La seule explication qui a été donnée, c’est que la demanderesse a choisi un recours plutôt qu’un autre – la demande de contrôle judiciaire plutôt que le renvoi à l’arbitrage. Ce n’est que lorsque son avocat a cessé de la représenter devant la Cour fédérale qu’elle a demandé conseil à un autre représentant, qui lui a recommandé de renvoyer le grief à l’arbitrage.
[17] Le fait d’avoir écouté les conseils d’un avocat, puis ceux d’un autre représentant, explique le retard, mais ne le justifie pas. La demanderesse était libre de renvoyer son grief à l’arbitrage; elle ne l’a pas fait, préférant l’option de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale. Elle doit assumer les conséquences de son choix. Je note que le recours devant la Cour fédérale est toujours actif.
[18] Il est bien établi dans la jurisprudence que l’avocat agit comme mandataire de son client (Moutisheva c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 988 (CAF) (QL)). Dans Moutisheva, la partie requérante devant la Cour d’appel fédérale a invoqué les actions de son avocat pour faire annuler un jugement de la même Cour rejetant son appel. La Cour d’appel fédérale, au par. 12, a déclaré ce qui suit :
12 […] le procureur d’une partie à un litige est son mandataire. Il agit en son nom et à ce titre il assume un certain nombre d’obligations dont celles de la conduite des procédures ainsi que de la réception et de la délivrance des actes requis par les procédures […]
[Notes de bas de page omises]
[19] La Cour d’appel fédérale a ajouté, au par. 16 de Moutisheva, que son rôle n’est pas d’évaluer le comportement ou la compétence d’un avocat, ni la qualité des services rendus.
[20] De plus, dans une décision récente, la Cour d’appel fédérale a réitéré qu’une partie représentée « […] doit vivre avec les conséquences des gestes posés par son avocat […] » (Verreault c. Canada (Procureur général), 2023 CF 1019, au par. 43, citant Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96, au par. 66).
[21] En matière de prorogation de délai à la Cour fédérale, celle-ci a jugé ce qui suit (Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 380, au par. 37) :
[37] Finalement, bien que les avocats plaident souvent que leur client ne devrait pas être préjudicié par l’erreur ou la négligence de l’avocat, en matière de requête en prorogation de délai, l’avocat et son client ne font qu’un. L’avocat agit – ou fait défaut d’agir – au nom de son client, de sorte que le client ne peut compter être exempté des conséquences du manque de diligence de son procureur (Chin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1033, 22 Imm. LR (2) 136, 69 FTR 77.)
[22] Dans ses observations écrites, la demanderesse cite Julien c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 351, au par. 36, au soutien de son argument que l’erreur de l’avocat milite en faveur d’une prorogation de délai. Dans Julien, il s’agissait d’une demande en annulation d’une décision où M. Julien alléguait que l’erreur de son avocat avait entraîné un manquement à la justice naturelle. La Cour a conclu qu’il faudrait que l’avocat ait fait preuve d’une « incompétence extraordinaire » pour annuler une décision en raison d’un manquement à la justice naturelle.
[23] Dans le cas présent, nous ne sommes pas en présence d’une décision prétendument entachée d’un manquement de justice naturelle. De plus, comme dans Julien, la demanderesse n’a pas établi que son ancien avocat ait commis une erreur quelconque en conseillant un recours plutôt qu’un autre.
[24] Quoi qu’il en soit, les faits de chaque cas sont pris en compte pour déterminer ce qui constitue une raison claire, logique et convaincante et pour déterminer si une prolongation est équitable dans les circonstances. Pour les fins de la présente analyse, il n’y a pas de doute que l’avocat agissait au nom de la demanderesse. Ainsi, la demanderesse ne peut se dissocier des actes de son ancien avocat.
2. La durée du retard
[25] Selon la défenderesse, la durée du retard est considérable, soit quelque neuf mois après l’expiration du délai prévu pour le renvoi. La demanderesse n’a pas démontré ce qui l’aurait empêché de renvoyer son grief à l’arbitrage dans les délais prescrits.
[26] La demanderesse soutient que ce sont les conseils de son avocat de l’époque qui l’ont empêché d’agir, et qu’elle n’est donc pas responsable de la durée du retard.
[27] La durée du retard est souvent analysée dans la perspective du tort causé à la partie défenderesse. Celle-ci était-elle en droit de s’attendre à ce que l’affaire soit réglée et qu’il n’y ait pas de suite?
[28] En l’occurrence, je pense que la défenderesse était en droit de s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de renvoi à l’arbitrage, d’autant plus qu’un autre recours avait été entamé, contre lequel la défenderesse doit également se défendre.
[29] La durée du retard joue plutôt contre la demande de prorogation.
3. La diligence raisonnable de la demanderesse
[30] Selon la demanderesse, dès qu’on lui a conseillé de renvoyer son grief à l’arbitrage, elle l’a fait, agissant ainsi avec diligence.
[31] En fait, je conclurais plutôt à l’absence de diligence : la demanderesse n’a pas renvoyé son grief à l’arbitrage en temps voulu parce qu’elle n’a pas envisagé cette voie et s’est fiée au choix de son avocat d’aller à la Cour fédérale. Elle ne peut pas revenir maintenant sur sa décision et dire qu’elle aurait préféré faire autre chose. La diligence signifie d’étudier les choix possibles. La situation résulte du choix de la demanderesse : elle a choisi un recours plutôt qu’un autre.
4. L’équilibre entre l’injustice causée à la demanderesse si la demande est refusée et le préjudice subi par la défenderesse si elle est accordée
[32] Selon la demanderesse, elle subirait un tort considérable si le recours devant la Commission lui était fermé. Advenant que la Commission reconnaisse le caractère disciplinaire de la mesure imposée pour obliger la vaccination, elle aurait droit directement à une compensation de ses pertes.
[33] La demanderesse soutient que pour la défenderesse, le retard ne cause aucun préjudice. Il y a devant la Commission un très grand nombre de griefs semblables qui attendent d’être traités. L’ajout d’un grief ne change pas grand-chose pour la défenderesse.
[34] Je reconnais que de refuser la prorogation de délai prive la demanderesse de son recours devant la Commission. Toutefois, elle n’est pas sans recours – sa cause est toujours pendante devant la Cour fédérale.
[35] Par ailleurs, après le temps écoulé, la défenderesse est en droit de s’attendre à la finalité des procédures, d’autant qu’une autre procédure fondée sur le même grief a été entamée contre elle à la Cour fédérale. Il est vrai qu’un grand nombre de griefs semblables sont déjà devant la Commission. Il n’en reste pas moins que c’est un préjudice de devoir se défendre alors qu’on pouvait croire, à bon droit, que le grief de la demanderesse ne procèderait pas devant la Commission.
[36] Il me semble donc que cette question d’équilibre des droits ne penche pas en faveur de la prorogation.
5. Les chances de succès du grief
[37] Alors que généralement la Commission est d’avis qu’il est impossible, en l’absence de preuve, de déterminer les chances de succès d’un grief à l’arbitrage, on pouvait s’interroger quant aux chances de succès du présent grief.
[38] Le renvoi à l’arbitrage dans le présent cas se fait sous l’alinéa 209(1)b) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2), qui régit la contestation d’une mesure disciplinaire.
[39] Dans la décision Rehibi c. Administrateur général (ministère de l’Emploi et du Développement social), 2024 CRTESPF 47, la Commission a déterminé que la mesure imposée par le Conseil du Trésor, soit la vaccination comme condition d’emploi, est une mesure administrative et non disciplinaire. La Commission a donc rejeté les griefs contre une mesure qu’on alléguait disciplinaire. Selon la défenderesse, cela signifie que le grief n’a aucune chance de succès.
[40] Toutefois, les fonctionnaires s’estimant lésés dans l’affaire Rehibi ont déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour d’appel fédérale. Le sort de la décision n’est donc pas assuré. Pour cette raison, ce critère ne joue pas dans la présente décision.
B. Argument additionnel
[41] Un argument qui, selon la demanderesse, milite en faveur de la prorogation par souci d’équité est le fait que si la Cour fédérale accueille la demande de contrôle judiciaire, la décision est retournée à l’instance décisionnelle, en l’occurrence, l’employeur.
[42] Or, ce fait est la conséquence de son choix. Le retour à l’employeur ne signifie pas nécessairement un échec pour la demanderesse; la Cour fédérale peut y joindre des directives si elle estime que l’employeur a commis une erreur de droit.
[43] De toute façon, le rôle de la Commission n’est pas d’évaluer les différents recours, mais bien de décider si la demande de prorogation devrait être accordée. Or, puisque la demanderesse a fait le libre choix d’utiliser un recours plutôt qu’un autre et de ne pas renvoyer son grief à l’arbitrage en temps voulu, il n’y a pas lieu d’intervenir et de prolonger les délais.
[44] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :
(L’ordonnance apparaît à la page suivante)
V. Ordonnance
[45] L’objection de la défenderesse est accueillie.
[46] La demande de prorogation de délai pour le renvoi à l’arbitrage est rejetée.
[47] Le dossier de grief 566-02-46850 de la Commission est clos.
Le 29 août 2024.
Marie-Claire Perrault,
une formation de la Commission
des relations de travail et de l’emploi
dans le secteur public fédéral