Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

Les plaignants, la ConFédération Canadienne de Travail des Prisonniers (CCTP) et son président, ont présenté une plainte en vertu de l’alinéa 190(1)g) de la Loi – ils ont allégué que le défendeur avait commis une pratique déloyale de travail au sens du paragraphe 186(1) lorsqu’il a entravé les efforts de la CCTP pour s’organiser et obtenir l’accréditation d’agent négociateur au nom des détenus qui effectuent un travail rémunéré dans les établissements correctionnels fédéraux – les plaignants ont également allégué qu’une exclusion des détenus de la définition de « fonctionnaire » en vertu de la Loi violerait la Charte canadienne des droits et libertés (partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée en tant qu’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.); la « Charte ») – le défendeur a soulevé une objection préliminaire et a demandé que la plainte soit rejetée – il a soutenu que les détenus ne sont pas des fonctionnaires en vertu de la Loi et que, par conséquent, la Commission n’avait pas compétence pour entendre les arguments fondés sur la Charte – la Commission a conclu qu’elle était tenue de suivre la jurisprudence des tribunaux qui avait statué que les détenus n’étaient pas des « personne[s] employée[s] dans la fonction publique » parce qu’ils n’avaient pas été officiellement nommés en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13) – mais la Commission a déterminé qu’elle avait compétence pour entendre les contestations constitutionnelles de sa loi habilitante parce qu’elle a le pouvoir de trancher les questions de droit – la Commission a également conclu que le différend sous-jacent et un certain nombre des réparations demandées relèveraient de sa compétence si la contestation constitutionnelle était accueillie.

Objection rejetée.

Contenu de la décision

Date: 20241010

Dossier: 561-02-47586

 

Référence: 2024 CRTESPF 139

 

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Coat of Arms

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

ConFédération Canadienne de Travail des Prisonniers ET Jeff Ewert

plaignants

 

et

 

Conseil du Trésor

(Service correctionnel du Canada)

 

défendeur

Répertorié

ConFédération Canadienne de Travail des Prisonniers c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant une plainte visée à l’article 190 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Christopher Rootham, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour les plaignants : Ryan White, avocat

Pour le défendeur : Larissa Volinets Schieven, avocate

Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés le
6 novembre 2023 et les 26 janvier et 21 mars 2024.

(Traduction de la CRTESPF)


MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Aperçu

[1] La ConFédération Canadienne de Travail des Prisonniers (CCTP) a présenté une plainte alléguant que les fonctionnaires du Service correctionnel du Canada (SCC) refusent de lui permettre de syndiquer des détenus dans des établissements correctionnels aux fins de la négociation collective. Le Conseil du Trésor (le « défendeur ») demande à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») de rejeter la plainte parce qu’un détenu n’est pas un « fonctionnaire » au sens de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi »), parce qu’il n’est pas une « personne employée dans la fonction publique ». Le défendeur se fonde sur une interprétation de longue date de l’expression « personne employée dans la fonction publique » qui exige qu’un fonctionnaire soit nommé conformément aux règles prévues par la loi régissant la nomination des fonctionnaires pour leur employeur. En réponse, la CCTP affirme que la Commission ne devrait pas suivre cette interprétation, et que, subsidiairement, l’exclusion des détenus de la définition de « fonctionnaire » dans la Loi est inconstitutionnelle. À cela, le défendeur répond que la Commission n’a pas compétence pour trancher cette question constitutionnelle une fois qu’elle a conclu que les détenus ne sont pas des fonctionnaires.

[2] Bien que l’ensemble de la plainte porte sur la question de savoir si les détenus peuvent négocier collectivement, la tâche de la Commission est maintenant plus étroite : décider s’il faut s’écarter de l’interprétation de « fonctionnaire » énoncée il y a environ 35 ans par la Cour suprême du Canada et, dans la négative, décider si elle a compétence pour entendre l’argument constitutionnel de la CCTP.

[3] J’ai conclu que les détenus ne sont pas des personnes employées dans la fonction publique et ne sont donc pas visés par la Loi. La Commission demeure tenue de suivre l’interprétation de ce terme énoncée par la Cour suprême du Canada, et la CCTP ne s’est pas acquittée de son lourd fardeau de me convaincre de m’écarter de ce précédent exécutoire.

[4] J’ai également conclu que la Commission a compétence pour entendre l’argument constitutionnel. La Commission a compétence pour entendre les contestations constitutionnelles de sa loi habilitante parce qu’elle a le pouvoir de trancher les questions de droit. Étant donné que le litige et les réparations sous-jacents dont il est question relèveraient de la compétence de la Commission en cas de contestation constitutionnelle, la Commission a le pouvoir d’entendre cette contestation constitutionnelle.

[5] Mes motifs sont les suivants.

II. Historique de la procédure

[6] Le 9 juin 2023, Jeff Ewert et la CCTP ont présenté une plainte à la Commission alléguant une violation de l’art. 186 de la Loi. M. Ewert est un détenu et le président de la CCTP. Pour le reste de la présente décision, je ne parlerai que de la CCTP et non du plaignant individuel. Selon la plainte, la CCTP veut se syndiquer et obtenir l’accréditation d’agent négociateur au nom des détenus qui effectuent un travail rémunéré dans les établissements correctionnels fédéraux. La plainte allègue également que le SCC a refusé de lui accorder l’autorisation de le faire. Enfin, la plainte indique que l’exclusion des détenus de la Loi (s’ils sont exclus de son champ d’application) constitue une violation des alinéas 2d) et 6(2)b) de la Charte canadienne des droits et libertés (partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée comme l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.); la « Charte »).

[7] Le défendeur a demandé à la Commission de rejeter cette plainte comme étant hors de sa compétence parce que les détenus ne sont pas des personnes employées dans la fonction publique. Le défendeur affirme également que cette conclusion priverait la Commission de sa compétence d’entendre les arguments fondés sur la Charte de la CCTP.

[8] Le 9 août 2023, la présidente de la Commission a ordonné que les parties déposent des arguments écrits sur l’objection à la compétence de la Commission, y compris la question de savoir si cette objection peut être tranchée par écrit. Les parties ont déposé leurs arguments. Aucune des parties n’a soutenu que l’objection préliminaire ne pouvait être tranchée par écrit. J’ai ensuite été nommé à titre de formation de la Commission pour trancher l’objection préliminaire du défendeur.

[9] La Commission a le pouvoir de trancher toute affaire dont elle est saisie sans tenir d’audience; voir la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (L.C. 2013, ch. 40, art. 365) à l’art. 22, et Walcott v. Public Service Alliance of Canada, 2024 FCA 68. Après avoir lu les arguments des parties, je conviens que l’objection préliminaire peut être traitée par écrit. Il s’agit d’une question de droit et elle peut être tranchée sans témoignage ni contre‑interrogatoire.

[10] Enfin, les deux parties ont déposé d’excellents arguments complets sur cette objection préliminaire. Les parties ont cité plus de 100 autorités entre elles (plusieurs ont été citées en double par les deux parties). Je les ai toutes lues, mais je ne parlerai que des plus pertinentes à la présente décision. Comme je l’expliquerai, j’ai décidé de ne pas me prononcer sur certaines questions au sujet desquelles les parties ont longuement argumenté parce que ces questions se rapportent au bien-fondé de la contestation constitutionnelle de la CCTP, et je ne veux pas commenter ces questions dans la présente décision préliminaire.

III. Questions en litige

[11] L’objection préliminaire soulève deux questions :

1) Est-ce que la nomination, conformément aux règles prévues par la loi, demeure une condition préalable à la qualité de « fonctionnaire » pour l’application de la Loi?

 

2) Dans l’affirmative, la Commission a-t-elle compétence pour déterminer si l’exclusion des détenus de son champ d’application constitue une infraction aux alinéas 2d) ou 6(2)b) de la Charte?

 

IV. La nomination, conformément aux règles prévues par la loi, demeure une condition préalable à la qualité de « fonctionnaire » pour l’application de la Loi

[12] Selon la plainte, il y a eu contravention du paragraphe 186(1) de la Loi. Cette disposition interdit l’intervention dans la formation ou l’organisation d’une « organisation syndicale » ou les distinctions illicites à l’égard d’une telle organisation. L’expression « organisation syndicale » est définie comme une « organisation qui […] regroupe [des fonctionnaires] ». Comme le reconnaît la CCTP, cela signifie que pour être visée par l’article 186 de la Loi, l’organisation en question doit être composée de « fonctionnaires ».

A. L’application d’Econosult

[13] Le terme « fonctionnaire » est défini dans la Loi comme étant une « personne employée dans la fonction publique ». Cela signifie que la Commission doit entreprendre deux enquêtes pour déterminer si une personne est un « fonctionnaire ». Premièrement, la Commission doit déterminer si une personne est « employée », c’est‑à-dire qu’elle a une relation d’emploi plutôt qu’une autre relation. L’essence d’une relation d’emploi est le contrôle et la dépendance, ou comme l’a dit la Cour suprême du Canada, « […] le contrôle exercé par un employeur à l’égard des conditions de travail et de la rémunération, et la dépendance correspondante du travailleur » (voir McCormick c. Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L./s.r.l., 2014 CSC 39, au par. 23). La CCTP a présenté de nombreux arguments au sujet du contrôle et de la dépendance des détenus dans leur contexte de travail. Comme je l’expliquerai plus loin, à la lumière de ma conclusion concernant la deuxième enquête, j’ai décidé de ne pas aborder cet aspect du critère pour un fonctionnaire.

[14] Deuxièmement, la Commission doit déterminer si la personne est employée dans la « fonction publique ». Cette détermination concerne la décision de la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S. 614Econosult »).

[15] Dans Econosult, le solliciteur général avait embauché des enseignants pour offrir des programmes éducatifs aux détenus des pénitenciers fédéraux. Le solliciteur général a ensuite décidé de privatiser les programmes de formation en les confiant au secteur privé, et finalement à une société appelée Econosult. Un agent négociateur a présenté à la Commission une demande visant à obtenir une déclaration qu’un groupe d’enseignants qui travaillaient dans un pénitencier étaient employés dans la fonction publique et faisaient partie de l’unité de négociation représentée par cet agent négociateur. La Commission a accepté, mais la Cour suprême du Canada a infirmé cette décision.

[16] La Cour suprême du Canada a conclu que l’expression « personne employée dans la fonction publique » ne comprend que les personnes qui ont été nommées conformément aux règles légales régissant les nominations à la fonction publique dans ce cas, la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (dont la version actuelle contient la référence L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13; la « LEFP »). Comme l’a dit cette Cour, « […] il n’y a tout bonnement pas de place pour une espèce de fonctionnaire de fait […] ». Pour être une « personne employée dans la fonction publique », une personne doit avoir été nommée conformément aux règles légales régissant les nominations dans cette partie particulière de l’administration publique fédérale.

[17] Dans le présent cas, cette partie de l’administration publique fédérale est le SCC. La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (L.C. 1992, ch. 20) définit le terme « agent » comme un « [e]mployé du Service ». Plus important encore, le Règlement d’application au Service canadien des pénitenciers (C.R.C., ch. 1333) prévoit que la LEFP s’applique à la nomination des membres du SCC (sauf le commissaire des pénitenciers). Cela signifie que les règles légales régissant la nomination des fonctionnaires au SCC figurent dans la LEFP et que pour être employée dans la fonction publique au sein du SCC, une personne doit avoir été nommée conformément aux règles énoncées dans la LEFP, y compris l’art. 29 de cette loi qui confère à la Commission de la fonction publique (ou à un délégué) la compétence exclusive pour nommer à la fonction publique des personnes.

[18] La Commission et la Cour d’appel fédérale sont déjà parvenues à cette même conclusion dans Jolivet c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2013 CRTFP 1 (confirmée par 2014 CAF 1). Dans ce cas, M. Jolivet (un détenu de l’établissement Kent du SCC) a déposé une plainte alléguant une violation de l’article 186 de la Loi en son nom propre et en sa qualité de président intérimaire de la CCTP. La Commission a rejeté la plainte parce que les détenus ne sont pas des « personne[s] employée[s] dans la fonction publique » puisqu’ils n’ont pas été nommés au SCC conformément à la LEFP. La Commission a déclaré ce qui suit :

[…]

44 […] même si on considérait que [les détenus] étaient des personnes employées au sens courant de la common law, je ne pourrais conclure qu’il s’agit alors de fonctionnaires au sens du paragraphe 2(1) de la LRTFP. Depuis Econosult, il paraît évident que pour être employée dans la fonction publique, une personne doit avoir été nommée par la CFP à un poste créé par le Conseil du Trésor. Le plaignant n’a présenté aucun élément de preuve permettant de dire qu’il a été nommé à un poste créé par le Conseil du Trésor au sein de la fonction publique, ni aucune preuve au soutien de sa prétention voulant que les délinquants travaillant dans un pénitencier fédéral sont des fonctionnaires employés dans la fonction publique […]

[…]

 

[19] La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Commission, comme suit :

[…]

[9] […] Nous estimons notamment que les principes formulés dans l’arrêt Econosult, sur lequel la Commission s’est fondée, liaient la Commission comme ils lient la Cour.

[10] Bien que les règles régissant l’emploi dans la fonction publique aient évolué depuis l’arrêt Econosult, le principe fondamental établissant qu’il est assujetti à des formalités légales particulières demeure valide. Les détenus participant à des programmes de travail appliqués par le Service correctionnel du Canada n’ont pas été nommés à un poste de la fonction publique fédérale. En conséquence, ils ne sont pas des « fonctionnaires » au sens de la Loi.

[…]

 

[20] En plus de Jolivet, le défendeur a cité Guérin c. Canada (Procureur général), 2018 CF 94 (confirmé par 2019 CAF 272), où un groupe de détenus, dont M. Ewert, a contesté une réduction de leur rémunération pour le travail accompli. La Cour fédérale a conclu que les détenus ne sont pas des employés aux fins de la partie III du Code canadien du travail (L.R.C. (1985), ch. L-2; le « CCT »). La Cour d’appel fédérale a conclu que la Cour fédérale n’aurait pas dû trancher cette question (et qu’elle aurait plutôt dû la laisser à un inspecteur ou à un arbitre nommé en vertu du CCT de décider), mais elle a ajouté que « […] la participation à un programme offert aux détenus ne saurait constituer une nomination à un poste dans la fonction publique […] » (au paragraphe 68). La Cour d’appel fédérale a également conclu que les détenus ne sont pas des personnes employées au sens de la common law parce que l’objet véritable de leurs programmes de travail est la réhabilitation et non l’emploi (au paragraphe 69).

[21] Le défendeur a également cité huit autres décisions ayant appliqué Econosult. Compte tenu du fait que Jolivet et Guérin s’appliquent directement aux détenus des pénitenciers fédéraux, il n’est pas nécessaire pour moi de décrire ces autres décisions ou d’en discuter en détail. Elles appuient toutes la même proposition qu’Econosult.

B. Econosult lie toujours la Commission

[22] La CCTP fait valoir que [traduction] « [l]a logique d’Econosult telle qu’elle est appliquée dans Jolivet a pour effet d’interdire aux travailleurs pénitentiaires de se syndiquer ». Il reste à voir si l’exclusion de la Loi interdit la syndicalisation; cependant, j’en déduis qu’il s’agit d’une reconnaissance qu’Econosult et Jolivet signifient que les détenus ne sont pas visés par le sens de « fonctionnaire » en vertu de la Loi. La CCTP fait plutôt valoir que la Commission ne devrait pas suivre Econosult pour deux raisons : la décision est incompatible avec les valeurs de la Charte, et la Cour suprême du Canada s’est trop concentrée sur le texte de la loi et n’a pas accordé suffisamment d’attention à son objectif de protection des activités syndicales.

[23] Le fardeau de la preuve pesant sur la CCTP, laquelle doit convaincre la Commission de ne pas suivre Econosult, Jolivet et Guérin, est lourd. Dans la plupart des cas, il est déraisonnable que le décideur administratif ne suive pas un précédent exécutoire; voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 112. Ce fardeau est amplifié dans le présent cas par le fait que la Cour d’appel dans Jolivet a déclaré expressément que les principes formulés dans Econosult « liaient la Commission » [je mets en évidence]. J’ai conclu que les deux arguments de la CCTP sur les raisons pour lesquelles je devrais m’écarter d’Econosult n’ont pas satisfait à ce fardeau.

1. Les valeurs de la Charte ne sont pas pertinentes à la définition légale de « fonctionnaire »

[24] En ce qui concerne d’abord la question des valeurs de la Charte, je ne propose pas d’examiner le bien-fondé de l’argument de la CCTP fondé sur la Charte parce qu’il sera tranché lors d’une audience ultérieure. Je vais plutôt aborder ce point plus simplement : les valeurs de la Charte ne sont pas pertinentes pour l’interprétation de la Loi dans le présent cas.

[25] À ce stade, il s’agit d’une question d’interprétation législative, c’est-à-dire le sens de l’expression « personne employée dans la fonction publique ». Les valeurs de la Charte ne sont pertinentes que lorsqu’une loi est ambiguë. Comme la Cour suprême du Canada l’a formulé dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, au par. 62 :

62 […] dans la mesure où notre Cour a reconnu un principe d’interprétation fondé sur le respect des « valeurs de la Charte », ce principe ne s’applique uniquement qu’en cas d’ambiguïté véritable, c’est-à-dire lorsqu’une disposition législative se prête à des interprétations divergentes, mais par ailleurs tout aussi plausibles l’une que l’autre.

[Le passage en évidence l’est dans l’original]

 

[26] Je suis conscient du fait que dans Taylor-Baptiste v. Ontario Public Service Employees Union, 2015 ONCA 495, aux paragraphes 54 à 57, la Cour d’appel de l’Ontario a laissé entendre que les tribunaux administratifs (contrairement aux courts) doivent toujours appliquer les valeurs de la Charte lorsqu’ils interprètent une loi. Toutefois, ce résultat n’a pas été suivi à l’extérieur de l’Ontario. Les cours d’appel qui instruisent les contrôles judiciaires des tribunaux administratifs en Colombie-Britannique (A.T. v. British Columbia (Mental Health Review Board), 2023 BCCA 283, au par. 83), en Saskatchewan (Holtby-York v. Saskatchewan Government Insurance, 2016 SKCA 95, au par. 24), au Manitoba (Boles v. Director, River East/Transcona, 2019 MBCA 65, au par. 30) et en Nouvelle-Écosse (Dalhousie Legal Aid Service v. Nova Scotia Power Inc., 2006 NSCA 74, au par. 38) ont toutes refusé de tenir compte des valeurs de la Charte lorsqu’il s’agit d’interpréter une loi, à moins qu’elle ne soit ambiguë. Surtout, dans Wilson c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 47, au par. 25, et Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c. Territoires du Nord-Ouest (Éducation, Culture et Formation), 2023 CSC 31, au par. 76, la Cour suprême du Canada a déclaré que les valeurs de la Charte ne sont utilisées que pour interpréter une loi lorsque cette dernière est ambiguë. Ces deux cas étaient des contrôles judiciaires de décisions administratives.

[27] L’ambiguïté d’une loi ne se produit pas simplement parce que la loi est rédigée d’une façon technique ou parce que des personnes différentes – même des cours ou des tribunaux administratifs différents – ont interprété différemment une même disposition; voir Bell ExpressVu, au par. 30. L’ambiguïté d’une loi n’intervient qu’après que l’examen de son texte, de son contexte et de son objet entraîne deux interprétations différentes, mais tout aussi plausibles. Une loi qui peut au début sembler ambiguë peut devenir sans ambiguïté après l’examen de son contexte et de son objet. Pour emprunter un exemple à Pong Marketing and Promotions Inc. v. Ontario Media Development Corporation, 2018 ONCA 555, au par. 45, une loi anglaise peut exiger qu’un formulaire soit rempli au plus tard à « 5:00 ». Il s’agit d’une ambiguïté à première vue, parce qu’il se peut que cela signifie 5 h ou 17 h. Toutefois, avant de revenir aux valeurs de la Charte ou à d’autres présomptions d’interprétation de la loi pour résoudre cette question, les cours et tribunaux administratifs examineront d’abord le contexte et l’objet de la disposition. Pour continuer avec cette loi hypothétique, le titre de la partie de la loi contenant cette règle peut se lire [traduction] « Points dus dans l’après-midi ». Ce contexte législatif est utile pour interpréter l’article en question, et l’article devient sans ambiguïté à la lumière de ce contexte.

[28] Il n’y a aucune ambiguïté dans le présent cas. Même si l’expression « personne employée dans la fonction publique » n’est pas claire à première vue, comme l’explique Econosult, l’expression devient claire à la lumière de son contexte législatif plus large, y compris la LEFP; voir Econosult, aux pages 632 à 634. Par conséquent, les valeurs de la Charte ne sont pas pertinentes à l’interprétation de cette expression et ne sont pas une raison de s’écarter d’Econosult.

2. Econosult a appliqué une approche appropriée à l’interprétation législative

[29] Deuxièmement, la CCTP fait valoir que la Cour suprême du Canada dans Econosult s’est trop appuyée sur le texte de la loi et pas assez sur l’un de ses objectifs – pour faciliter la négociation collective. Toutefois, la Cour dans Econosult a accordé une attention particulière à l’objet de la loi et a conclu, à la page 632, que cet objectif était de créer un régime juridique distinct pour les fonctionnaires qui ont été officiellement nommés comme tels. La Cour n’a pas écarté l’objet de la loi; elle a simplement accordé plus d’importance à un objet qu’à un autre. La décision de la Cour est tout à fait conforme à l’approche moderne de l’interprétation législative puisqu’elle a porté sur le texte, le contexte et l’objet de la loi. L’approche de l’interprétation législative n’a pas changé depuis Econosult au point de justifier de s’écarter de ce précédent – et n’a certainement pas changé depuis que les décisions Jolivet et Guérin ont été rendues.

[30] J’ai conclu qu’Econosult, Jolivet et Guérin continuent de lier la Commission. Les détenus ne sont pas des « personne[s] employée[s] dans la fonction publique » parce qu’ils n’ont pas été officiellement nommés dans le cadre d’un processus de nomination prévu par la loi, en l’occurrence la LEFP.

V. La compétence de la Commission pour entendre la contestation fondée sur la Charte

[31] La CCTP soutient que la définition de « fonctionnaire » dans la Loi est inconstitutionnelle et trop limitative. Bien que je ne propose pas de présenter l’argument de la CCTP dans son intégralité, son argument est semblable à celui de Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, selon lequel l’exclusion totale des détenus de la Loi viole l’alinéa 2d) de la Charte, tout comme l’exclusion des travailleurs agricoles des lois du travail provinciales contrevenait à la Charte. La CCTP avance également un argument nouveau selon lequel l’exclusion des détenus de la Loi enfreint l’alinéa 6(2)b) de la Charte, qui (selon la CCTP) interdit la discrimination à l’égard des détenus travailleurs en raison de leur résidence dans une province en tant que prisonniers. De toute évidence, le défendeur n’est pas d’accord avec la CCTP quant au bien-fondé de ces arguments.

[32] Le défendeur a soulevé une objection préliminaire à la contestation constitutionnelle par la CCTP. Il soutient que la Commission n’a pas compétence pour entendre la contestation constitutionnelle de la CCTP parce que les détenus ne sont pas des fonctionnaires et que la CCTP n’est pas une organisation syndicale.

A. Cuddy Chicks « cadre parfaitement » avec le présent cas

[33] La Cour suprême du Canada a traité une objection très similaire dans Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 RCS 5 (« Cuddy Chicks »). La Loi sur les relations de travail de l’Ontario en vigueur à l’époque (L.R.O. 1980, ch. 228) indiquait qu’elle ne s’appliquait pas « à la personne qui est employée à l’agriculture ». L’Union internationale des travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 175 (UITUAC), a déposé une demande d’accréditation devant la Commission des relations de travail de l’Ontario (CRTO) relativement aux employés du couvoir de Cuddy Chicks Limited. La CRTO a conclu que ces employés travaillaient dans l’agriculture. Toutefois, l’UITUAC est allée plus loin et a demandé à la CRTO de conclure que l’exclusion des employés agricoles de cette loi violait l’alinéa 2d) de la Charte.

[34] La CRTO a conclu à la majorité qu’elle avait compétence pour statuer sur cette question fondée sur la Charte. En fin de compte, la Cour suprême du Canada a convenu et conclu, à la page 14, qu’un « […] tribunal administratif qui s’apprête à étudier une question ayant trait à la Charte doit déjà avoir compétence à l’égard de l’ensemble de la question qui lui est soumise, c’est-à-dire à l’égard des parties, de l’objet du litige et de la réparation recherchée ». La Cour suprême du Canada a ensuite conclu que ces trois conditions avaient été satisfaites dans ce cas. La Cour a déclaré qu’« [i]l est clair [que la CRTO] a compétence à l’égard de l’employeur et du syndicat » (à la page 15), que la CRTO avait compétence à l’égard de l’objet de la Charte en raison de son pouvoir de déterminer les questions de droit, et qu’elle avait compétence sur la réparation recherché parce qu’elle pouvait certifier l’UITUAC comme agent négociateur pour cette unité de négociation.

[35] Le défendeur soutient que la Commission n’a pas compétence à l’égard des parties parce que M. Ewert n’est pas un « fonctionnaire », que la CCTP n’est pas une « organisation syndicale » et que Cuddy Chicks signifie que la Commission n’a pas compétence. Je ne suis pas d’accord. Je ne vois aucune différence entre le présent cas et Cuddy Chicks. La CRTO avait compétence pour statuer sur la validité constitutionnelle d’une partie de sa loi constitutive qui exclut les travailleurs agricoles de son champ d’application. La CCTP est tout aussi bien une partie à part entière de cette demande que l’UITUAC l’était dans Cuddy Chicks : c’est une organisation qui représente un groupe de personnes expressément exclues d’une loi sur les relations de travail. Je suis d’accord avec la CCTP pour dire que [traduction] « Cuddy Chicks cadre parfaitement avec la présente affaire ».

B. Conway ne change pas ce résultat

[36] Le défendeur soutient que R. c. Conway, 2010 CSC 22, appuie sa position. La décision Conway portait sur la question de savoir si la Commission ontarienne d’examen avait compétence pour accorder une libération inconditionnelle en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. La Cour suprême du Canada a décidé que la Commission ontarienne d’examen avait compétence pour accorder des réparations en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte mais qu’elle n’avait pas compétence pour accorder une libération inconditionnelle parce que cette réparation était incompatible avec le régime législatif plus large et inapproprié dans ce cas.

[37] La décision Conway n’est pas utile au défendeur dans le présent cas pour deux raisons.

1. Le présent cas porte sur le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et non sur le paragraphe 24(1) de la Charte

[38] Premièrement, Conway portait sur la question de savoir si un tribunal administratif était un tribunal compétent, ce qui est une condition préalable à l’octroi de réparations en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte (voir le par. 18). Dans sa plainte initiale, la CCTP a demandé une déclaration selon laquelle les dispositions de la Loi qu’elle dit incompatibles avec la Charte n’ont aucune force ni aucun effet dans la mesure où elles sont incompatibles. Un tribunal administratif n’a pas compétence pour accorder une déclaration générale d’invalidité (voir Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, au par. 31), de sorte que la Commission ne pouvait pas accorder cette réparation.

[39] Toutefois, dans ses arguments en réponse, la CCTP a limité sa demande à la Commission de traiter la définition de « fonctionnaire » comme invalide aux fins de l’affaire dont elle est saisie, c’est-à-dire la plainte d’une pratique déloyale de travail. Il ne s’agit pas d’une réparation en vertu du paragraphe 24(1); cela concerne plutôt l’application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Le paragraphe 52(1) prévoit que la Constitution rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Dans Martin, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué qu’un tribunal administratif peut refuser d’appliquer une disposition de sa loi habilitante dans un cas donné pour le motif qu’elle viole la Charte, pourvu que le tribunal a le pouvoir de trancher des questions de droit (voir les paragraphes 33 et 48). Comme l’a expliqué la Cour au paragraphe 65 de Martin, « [v]u que la réparation sollicitée découle du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, il n’est pas nécessaire de décider si le tribunal d’appel est un “tribunal compétent” au sens du par. 24(1) de la Charte […] ».

[40] Il en va de même dans le présent cas. La CCTP cherche à obtenir réparation en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et non du paragraphe 24(1) de la Charte. La décision Martin indique clairement que la condition nécessaire à l’application par la Commission du paragraphe 52(1) de la Charte est son pouvoir de trancher les questions de droit. La Commission a le pouvoir de trancher les questions de droit en vertu de la compétence qui lui est accordée par l’article 12 de la Loi pour « […] exerce[r] les attributions que celle‑ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en rendant des ordonnances qui en exigent l’observation […] ». Par conséquent, la Commission a le pouvoir de déterminer la constitutionnalité de sa loi habilitante.

2. Le présent cas respecte les critères de Conway de toute façon

[41] Deuxièmement, en ce qui concerne la question de savoir si la Commission ontarienne d’examen et les tribunaux en général sont un « tribunal compétent » qui peut accorder des réparations en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, la Cour suprême, dans Conway, s’est appuyée sur des cas antérieurs (y compris Cuddy Chicks) qui traitaient de trois aspects différents de la compétence d’un tribunal pour trancher des questions fondées sur la Charte : un tribunal administratif est-il un tribunal compétent, peut-il appliquer la Charte à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire légal, et peut-il instruire et trancher des questions constitutionnelles liées à son mandat légal (ce qui était la question dans Cuddy Chicks)? La Cour a décidé de fusionner ces trois aspects dans ce seul critère :

[…]

[81] Au vu de la jurisprudence, lorsque réparation est demandée à un tribunal administratif en application du par. 24(1), il convient donc de déterminer initialement si le tribunal peut accorder des réparations sur le fondement de la Charte en général. À cette fin, il faut d’abord se demander si le tribunal administratif a le pouvoir exprès ou tacite de trancher une question de droit. Si tel est le cas et qu’il n’est pas clairement établi que le législateur a voulu soustraire l’application de la Charte à la compétence du tribunal en cause, ce dernier est un tribunal compétent et peut examiner et appliquer la Charte, y compris les réparations qu’elle prévoit, lorsqu’il statue dans une affaire dont il est régulièrement saisi.

[82] Une fois tranchée cette question préliminaire et reconnue la compétence fondée sur la Charte, il reste à déterminer si le tribunal administratif peut accorder la réparation précise demandée eu égard au régime législatif applicable. Il est alors nécessaire de cerner l’intention du législateur. Dès lors, la question qui se pose toujours est celle de savoir si la réparation demandée est de celles que le législateur a voulu que le tribunal administratif en cause puisse accorder eu égard au cadre législatif établi. Les éléments pertinents à considérer pour déterminer l’intention du législateur englobent ceux retenus par les tribunaux dans le passé, dont le mandat légal, la structure et la fonction du tribunal administratif (Dunedin).

[…]

 

[42] Même si la Commission devait appliquer ce critère, ce dernier est satisfait dans le présent cas. Comme je l’ai dit plus tôt, la Commission a le pouvoir de trancher les questions de droit. Rien dans la Loi n’indique qu’elle ne peut trancher les questions fondées sur la Charte. Enfin, la Commission a compétence pour accorder au moins une partie de la réparation demandée dans la présente plainte, c’est-à-dire une déclaration qui est courante lorsqu’il y a eu intervention dans la campagne d’une organisation syndicale.

[43] Le défendeur invoque le paragraphe 78 de Conway, qui se lit comme suit :

[78] L’évolution de la jurisprudence appelle les deux observations suivantes. D’abord, un tribunal administratif possédant le pouvoir de trancher des questions de droit et dont la compétence constitutionnelle n’est pas clairement écartée peut résoudre une question constitutionnelle se rapportant à une affaire dont il est régulièrement saisi. En second lieu, il doit agir conformément à la Charte et aux valeurs qui la sous‑tendent en s’acquittant de ses fonctions légales. Il m’apparaît donc quelque peu inutile de soumettre tout tribunal de ce type auquel réparation est demandée sur le fondement de la Charte à un examen visant à déterminer s’il est « compétent » au sens du par. 24(1) pour accorder la réparation sollicitée.

[Je mets en évidence]

 

[44] Le défendeur soutient que, par l’expression « affaire dont il est régulièrement saisi », la Cour veut dire que la Commission doit avoir compétence à l’égard des parties, et puisque M. Ewert n’est pas un fonctionnaire et que la CCTP n’est pas une organisation syndicale, la Commission n’est pas régulièrement saisie de cette question constitutionnelle. Je suis d’accord avec la CCTP pour dire que cette utilisation de Conway déforme son sens. La Cour a explicitement écarté les cas antérieurs indiquant que pour être un « tribunal compétent », un organe devait avoir compétence à l’égard des parties et de l’objet du litige. La Cour dans Conway a plutôt conclu que la compétence pour répondre à des questions de droit était suffisante.

[45] L’utilisation par la Cour de l’expression « affaire dont il est régulièrement saisi » doit être interprétée dans le contexte de l’ensemble de sa décision. L’un des cas qui selon la Cour faisait partie du premier volet de la fusion était Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, où elle a conclu qu’un arbitre avait le pouvoir d’ordonner une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. La question en litige dans Weber était celle de savoir si le litige au sujet d’une prétendue violation de la Charte relevait de la compétence exclusive d’un arbitre ou si les tribunaux avaient compétence concomitante ou exclusive à l’égard du litige. La Cour a adopté le critère de l’« essence » pour trancher cette question, c’est-à-dire décider si le caractère factuel essentiel du litige relevait de la compétence de l’arbitre. Avec l’expression « affaire dont il est régulièrement saisi », la Cour renvoyait à cette question, à savoir si l’essence du litige relevait de la compétence d’un tribunal administratif.

[46] Dans Conway, la Cour a rendu ce lien explicite dans le paragraphe suivant, lorsqu’elle a déclaré ce qui suit :

[79] Depuis plus de deux décennies, la jurisprudence confirme les avantages pratiques et le fondement constitutionnel de la solution qui consiste à permettre aux Canadiens de faire valoir les droits et les libertés que leur garantit la Charte devant le tribunal qui est le plus à leur portée sans qu’ils aient à fractionner leur recours et saisir à la fois une cour supérieure et un tribunal administratif (Douglas College, p. 603‑604; Weber, par. 60; Cooper, par. 70; Martin, par. 29). Comme le signale le juge Lamer dans l’arrêt Mills, empêcher le demandeur d’obtenir rapidement réparation équivaut à lui refuser une réparation convenable et juste (p. 891). Et le régime qui favorise le fractionnement des recours est incompatible avec le principe bien établi selon lequel un tribunal administratif se prononce sur toutes les questions, y compris celles de nature constitutionnelle, dont le caractère essentiellement factuel relève de la compétence spécialisée que lui confère la loi (Weber; Regina Police Assn.; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse); Québec (Tribunal des droits de la personne); Vaughan; Okwuobi. Voir également l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 49.).

[Je mets en évidence]

 

[47] La Cour suprême du Canada a récemment résumé le paragraphe 78 de Conway dans Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario, 2024 CSC 22, au par. 88, soit que les tribunaux administratifs possédant le pouvoir de trancher des questions de droit peuvent résoudre une question constitutionnelle se rapportant à une affaire dont ils sont régulièrement saisis et ils doivent agir conformément à la Charte et aux valeurs qui la sous‑tendent en s’acquittant de leurs fonctions légales. La Cour a poursuivi en confirmant l’utilisation du critère de l’« essence » au paragraphe 89 de ce cas, en déclarant que les tribunaux « […] devraient jouer un rôle de premier plan dans le règlement des questions liées à la Charte et relevant de leur compétence particulière (c.‑à‑d. lorsque le caractère essentiellement factuel relève de la compétence spécialisée que lui confère la loi) ».

[48] L’exigence selon laquelle un cas dont la Commission est régulièrement saisie est une fonction de contrôle qui permet de s’assurer que les cas dont l’essence ne relève pas de la compétence de la Commission ne peuvent pas être traités, même s’ils sont accompagnés d’une contestation constitutionnelle. Par exemple, la Commission ne serait pas régulièrement saisie d’un cas dont l’essence relève de la compétence exclusive d’un autre tribunal administratif. Ce n’est pas le cas ici.

[49] En conclusion, dans la mesure où Conway a modifié Cuddy Chicks, ce n’est pas d’une façon qui aide le défendeur.

C. Autres cas invoqués par le défendeur

[50] Le défendeur se fonde sur Latimer c. Canada (Conseil du Trésor) (C.A.), [1992] 2 C.F. 361. La Loi (tant à l’époque que maintenant) exclut les employés à titre occasionnel de la définition de « fonctionnaire ». L’Alliance de la Fonction publique du Canada a négocié des augmentations de salaire rétroactives pour certains fonctionnaires qu’elle représentait. Dans Latimer, un groupe d’employés à titre occasionnel a déposé un grief, alléguant qu’ils avaient également droit à l’augmentation rétroactive. Ils ont fait valoir que la disposition législative qui leur refusait le statut de fonctionnaire était inconstitutionnelle. Un arbitre de grief a conclu qu’il n’avait pas compétence pour entendre cet argument fondé sur la Charte parce que le résultat de cet argument aurait été de remettre en question la portée des unités de négociation de l’administration publique fédérale – une chose que « […] la Commission ne peut examiner que dans le cadre d’une demande en règle, plutôt que sous le couvert d’un grief […] ».

[51] La Cour d’appel fédérale a confirmé ce résultat dans le contrôle judiciaire. À l’instar de l’arbitre de grief, la Cour d’appel a établi une distinction entre les pouvoirs d’un arbitre de grief et ceux de la Commission (qui était alors la Commission des relations de travail dans la fonction publique). La Cour d’appel a fait remarquer que la Commission était autorisée par la loi à exercer des pouvoirs qu’implique la réalisation des objets de la Loi, alors qu’un arbitre de grief n’avait pas ces pouvoirs à l’époque. Par conséquent, Latimer se distingue parce que la décision portait sur la compétence d’un arbitre de grief au lieu de la Commission.

[52] Je note que les arbitres de grief ont maintenant le même pouvoir à la lumière des modifications entrées en vigueur en 2014, comme l’a indiqué Kennedy c. Administrateur général (ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2023 CRTESPF 118, aux paragraphes 41 à 51. Par conséquent, le résultat de Latimer peut être différent pour un commissaire qui statue sur un grief aujourd’hui en raison de cette modification au libellé de la Loi.

[53] De plus, si Latimer ne pouvait pas se distinguer, je ne la suivrais pas aujourd’hui, pour deux raisons. Premièrement, il a été décidé avant que la Cour suprême du Canada réoriente le cadre juridique de cette question dans Martin de ramener les questions à celle de savoir si le tribunal avait compétence pour trancher les questions de droit. Comme je l’ai dit plus tôt, ce critère a été satisfait dans le présent cas. Deuxièmement – et je le dis avec le plus grand respect pour l’arbitre de grief et les juges qui ont rendu Latimer – je ne suis pas d’accord avec le résultat. Je ne vois pas comment la CRTO avait compétence à l’égard des parties dans Cuddy Chicks alors que les employés que l’UITUAC cherchait à représenter étaient expressément exclus de la loi, mais un arbitre de grief n’avait pas compétence à l’égard des parties parce que les employés étaient expressément exclus de la loi. La Cour d’appel a supposé qu’aucune question dans Cuddy Chicks ne concernait la compétence de la CRTO à l’égard des parties, en se fondant sur le paragraphe 15 de Cuddy Chicks. Toutefois, lorsque la Cour suprême du Canada a déclaré dans Cuddy Chicks, à la page 15, qu’« [i]l est clair [que la CRTO] a compétence à l’égard de l’employeur et du syndicat », elle ne disait pas qu’il n’y avait pas de litige concernant cette compétence – elle affirmait simplement que la réponse à cette question était évidente. La compétence à l’égard des parties dans Latimer aurait dû être la même que dans Cuddy Chicks.

[54] Le défendeur a invoqué Kimaev c. Ontario (Transportation), 2023 CF 475, à l’appui de son argument. Ce cas portait sur la compétence de la Cour fédérale d’entendre une demande visant un ministre de la Couronne du chef de l’Ontario. Le cas portait sur l’interprétation des lois régissant la Cour fédérale et n’a aucune incidence sur la compétence d’un tribunal administratif pour entendre un argument fondé sur la Charte.

VI. La question de savoir si les détenus sont des fonctionnaires en dehors de la définition de la Loi n’est pas encore réglée

[55] Le défendeur a fait valoir, à titre subsidiaire, que la réparation demandée par la CCTP dépasse la compétence de la Commission parce que l’article 78 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (qui prévoit les paiements aux délinquants) et l’article 750 du Code criminel (L.R.C. (1985), ch. C-46) (qui prévoit que tout emploi public devient vacant dès que son titulaire a été déclaré coupable d’un acte criminel et condamné à un emprisonnement de deux ans ou plus) interdisent aux détenus de travailler pour le SCC. L’une des réparations que demande la CCTP est de déclarer que les personnes qui travaillent dans le cadre de tout programme de travail du SCC offert aux personnes incarcérées sont des fonctionnaires en vertu de la Loi. Le défendeur affirme que la Commission ne peut pas accorder cette déclaration à la lumière de ces deux lois.

[56] Le problème avec cet argument est que la CCTP demande cinq ordonnances, y compris une déclaration d’infraction à l’article 186 de la Loi. Même si je devais être d’accord avec le défendeur, il se peut que cette affaire ne soit pas tranchée parce que la CCTP demande d’autres réparations qui peuvent relever de la compétence de la Commission.

[57] J’ai décidé de ne pas aborder la question de la réparation à ce stade préliminaire parce que répondre à cette question de la façon proposée par le défendeur ne me conduirait pas à rejeter cette plainte à la lumière des autres réparations demandées.

[58] De même, les deux parties ont présenté de nombreux arguments sur la question de savoir si les détenus sont des « personne[s] employée[s] » au sens de la common law, y compris sur l’incidence de ces deux lois. J’ai décidé de ne pas répondre à cette question dans la présente décision parce que la réponse peut porter sur des faits que le défendeur n’a pas encore eu l’occasion de vérifier par contre-interrogatoire ou en présentant sa propre preuve. L’article 78 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et l’article 750 du Code criminel peuvent également s’appliquer à cette question. Enfin, la réponse à cette question peut ne pas régler la question constitutionnelle que la Commission doit trancher. Je m’attends à ce que les parties aient beaucoup plus à dire sur la question de savoir si les détenus sont des personnes employées au sens de la common law et si les protections prévues aux alinéas 2d) ou 6(2)b) de la Charte s’appliquent seulement aux fonctionnaires.

VII. Conclusion

[59] En résumé, les détenus ne sont pas des « fonctionnaires » au sens de la Loi. Toutefois, la Commission a le pouvoir de décider si cette définition est inconstitutionnelle et trop limitative aux fins de la plainte.

[60] Je tiens à remercier les représentants des deux parties pour la qualité de leurs arguments. Les arguments peuvent être exhaustifs et ils peuvent être clairs; les arguments des parties dans le présent cas étaient les deux.

[61] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


VIII. Ordonnance

[62] L’objection préliminaire du défendeur est rejetée.

[63] Cette plainte sera retournée au greffe de la Commission pour qu’il la mette au calendrier des audiences en temps utile.

Le 10 octobre 2024.

Traduction de la CRTESPF

Christopher Rootham,

une formation de la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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